1937 |
Un Titan de la Révolution, LÉON DAVIDOVITCH TROTSKY (brochure non-datée, vers 1937, Editions de la Nouvelle Revue Critique, 11 rue François Mouthon à Paris 15ème) |
Un titan de la révolution,
Léon Davidovitch Trotsky
Chef de la Révolution d'Octobre, Créateur de l'Armée Rouge
Pendant quelques semaines, entre 1920 et 1921, Trotsky se trouve encore une fois en désaccord avec Lénine. Il s'agit du sort des syndicats. Trotsky, occupé de la refonte des moyens de transport, introduit ses rudes méthodes de discipline militaire dans les chemins de fer. C'est le seul moyen d'arriver à un bon résultat. Mais Trotsky franchit un pas de plus et préconise l'étatisation des syndicats. Cela voulait dire la fin de toute indépendance du syndicalisme russe et son intégration complète dans l'Etat. Lénine s'oppose de toute son énergie à cette conception et triomphe, non sans une polémique assez violente avec Trotsky. C'était Lénine qui avait raison et Trotsky qui avait tort. Cette dernière divergence entre Trotsky et Lénine devait servir comme argument massue contre Trotsky pour démontrer qu'il n'avait jamais été d'accord avec Lénine. Aujourd'hui Staline a supprimé non seulement l'indépendance du syndicalisme, mais aussi celle des soviets et du parti communiste lui-même. A cette discussion s'enchaîne celle à propos de la « Nouvelle politique économique » (la NEP). L'écart entre la production industrielle et la production agraire était tel que pratiquement le paysan ne pouvait rien recevoir d'autre en paiement contre ses produits que quelques billets de banque sans valeur. L'industrie russe était complètement ruinée par la guerre civile. Et maintenant la production agraire était aussi en train de s'arrêter, car le paysan n'avait aucun intérêt à produire puisqu'il ne pouvait rien recevoir en échange. Il était certain que si les bolchéviks continuaient le régime du communisme de guerre, des confiscations, la Russie allait au-devant d'une catastrophe économique. Trotsky avait compris dès février 1920 ce fait, pendant son travail au commissariat des Voies de communication ; son avertissement ne fut pas écouté par le parti.
Et brutalement, d'un seul coup, Lénine fut forcé de faire machine arrière, de faire quelques concessions au capitalisme pour sauver le tout. Le parti ne comprit pas tout d'abord cette nouvelle politique. Une opposition se forma qui accusa Lénine de trahison et de vouloir revenir au capitalisme. Mais les faits se chargèrent de démontrer la justesse de ce pas, la NEP ne fut qu'un pas en arrière pour mieux sauter. Toutefois ce fut un sérieux avertissement qui montrait mieux que tout que le « socialisme dans un seul pays » était impossible.
. C'est à cette époque que Staline conquiert un poste convoité depuis longtemps et qui deviendra dans ses mains le tremplin vers le pouvoir. Au 7ème congrès, Zinoviev pose la candidature de Staline au poste de secrétaire général du parti et cela contre la volonté de Lénine. Une équivoque le sert ; le congrès croit que la proposition de Zinoviev est celle de l'ensemble du Comité Central et élit Staline à ce poste. Cette fonction, alors, n'avait aucune valeur politique et n'avait qu'un caractère purement administratif, mais Staline saura s'en forger une arme terrible dans sa lutte contre Trotsky. L'historien G. Welter voit juste quand il écrit :
« Mieux que tous ses rivaux, visionnaires impénitents, Staline, avec son gros bon sens, avait flairé où était la source réelle du pouvoir et compris par quelles manœuvres on pouvait s'en emparer. Il s'en empara, puis, taupe infatigable, il se mit à creuser longuement des sapes où, successivement, vinrent s'effondrer ceux qu'il voulait dévorer ».
Staline ne commit pas l'imprudence d'attaquer Trotsky ouvertement par exemple comme Molotov l'avait fait incidemment après la discussion sur les syndicats et s'était attiré cette réplique foudroyante de Lénine : « La loyauté du camarade Trotsky dans les rapports à l'intérieur du parti est absolument irréprochable. »
Il a préféré prendre un chemin plus long, mais plus sûr. C'est vers le milieu de 1921 que Lénine tombe pour la première fois malade. Trotsky est à la campagne, au repos. Il n'apprend la nouvelle que le surlendemain. Vers la fin de 1921, l'état de Lénine empire. Il ne reprendra son travail qu'en octobre 1922. Pendant l'été de cette année a lieu le procès des terroristes socialistes-révolutionnaires. On se borne à les condamner à des peines de détention. C'étaient de véritables terroristes qui avaient même attenté à la vie de Lénine. Quatorze années plus tard, Staline fera fusiller les lieutenants de Lénine, tous vieux bolchéviks, sous l'accusation de terrorisme, accusation même pas étayée sur une ombre de preuve. C'est après cette première maladie que Lénine commence à se rendre particulièrement compte de l'influence néfaste de Staline et le renforcement considérable de la bureaucratie dans le parti et dans l'Etat. Il propose à Trotsky une sorte d'alliance pour une lutte commune contre cette bureaucratie et en particulier contre le bureau d'organisation du Comité central qui était devenu le centre même du nouvel appareil de Staline. Le problème de ce qui se passera dans le parti après sa mort commence à le préoccuper sérieusement. Il prévoit d'une façon très nette la lutte fractionnelle qui s'ouvrira entre Staline et Trotsky et il essaie d'empêcher cette funeste lutte. C'est pendant cette époque qu'il écrit son fameux testament qui fut après sa mort escamoté par Staline avec la complicité de Kamenev, exécuteur testamentaire de Lénine, et du Comité central du parti.
C'est au XIIème congrès que Lénine pense porter le coup décisif à Staline et à toute la clique bureaucratique. En novembre 1922, Lénine et Trotsky étant absents de Moscou, le Comité central prend une décision qui entame le monopole du commerce extérieur, base même du régime bolchévik. Lénine et Trotsky, chacun de son côté, s'opposent de toute force à cette décision et le Comité central est forcé de revenir sur son vote. Alors Lénine écrit, le 21 décembre, triomphalement à Trotsky :
« Camarade Trotsky, il semble que l'on ait réussi à prendre la position sans tirer un seul coup de fusil, par une simple manœuvre. Je propose de ne pas s'en tenir là et de continuer l'offensive. »
Si Trotsky avait alors déclenché l'attaque contre Staline et ses hommes, les événements auraient pu se dérouler d'une toute autre façon. Avec l'appui de Lénine, Trotsky aurait pu à coup sûr triompher de la résistance de Staline et ses associés. Trotsky ne le fit pas et laissa ainsi échapper la dernière occasion. Il croyait alors qu'une pareille lutte « pourrait causer dans nos rangs une démoralisation qu'il aurait fallu ensuite payer cher, même en cas de victoire ». Il se demandait si le parti comprendrait « qu'il y avait lutte de Lénine et de Trotsky pour l'avenir de la révolution, et non pas lutte de Trotsky pour prendre la place de Lénine malade ? » Sa non-intervention devait lui coûter cher, devait surtout coûter cher à la révolution russe et la révolution mondiale. Bientôt c'est trop tard pour lutter contre Staline qui se trouve déjà bien en selle. Et la maladie de Lénine va vite. En mars 1923 Lénine est de nouveau alité. Il fait prévenir Trotsky par ses secrétaires qu'il prépare une bombe :
Staline ne se gêne plus. Il pratique en Géorgie une politique opposée aux principes du bolchévisme et traque ses adversaires comme seul Staline le sait faire.
Le 5 mars, Trotsky reçoit le mot suivant de Lénine :
« Cher camarade Trotsky, je vous prie très instamment de vous charger de défendre la cause géorgienne au Comité central du parti. Cette affaire est actuellement l'objet des « poursuites » de Staline et de Dzerjinsky et je ne puis me fier à leur impartialité. Même, c'est bien le contraire. Si vous consentiez à prendre la défense de cette cause, je pourrais être tranquille. Si, pour une raison ou pour une autre, vous n'acceptez pas, renvoyez-moi tout le dossier. J'en conclurai que cela ne vous convient pas. Avec mes meilleures salutations de camarade.
Lénine »
En même temps, il envoie un billet à Mdivani, adversaire de la politique de Staline en Géorgie :
« De toute mon âme, je m'intéresse à votre cause. Je suis indigné de la brutalité d'Ordjonikidzé et des connivences de Staline et de Dzerjinsky. Je prépare pour vous des notes et un discours. »
Lénine dicte aussi une lettre destinée à Staline dans laquelle il déclare rompre toutes relations avec lui. Mais tout cela vient trop tard, tout sera étouffé par Staline et les siens. Le Comité central ira jusqu'à décider de ne pas publier des articles de Lénine, destinés à la Pravda. En même temps pour ne pas alarmer le malade, il décide de tirer un exemplaire spécial de la Pravda dans lequel l'article se trouvera, exemplaire qu'on montrera à Lénine, impotent, pour le satisfaire.
Lénine meurt le 21 janvier 1924. Trotsky, malade de nouveau, apprend cette nouvelle en gare de Tiflis, se rendant à Soukhoum où l'envoient les médecins. Il se met immédiatement en relation avec le Kremlin et reçoit la réponse télégraphique : « Funérailles samedi, de toutes façons n'arriverez pas, conseillons suivre traitement ». Trotsky ne se méfie pas et continue le voyage. Les funérailles de Lénine n'avaient lieu que le dimanche et Trotsky aurait pu venir à temps à la cérémonie. Ainsi le « complot des épigones » comme Trotsky appelle la conjuration de Staline, joue dès le premier jour de la mort de Lénine. L'absence de Trotsky aux funérailles de Lénine sera jugée par les ouvriers comme un acte d'hostilité envers la mémoire de Lénine. Même le fils de Trotsky ne comprend pas et ne peut réprimer un reproche envers son père.
Quelques jours plus tard, Trotsky reçoit la lettre suivante de Nadeshda Konstantinovna Kroupskaïa, la veuve de Lénine :
« Cher Lev Davidovitch,
Je vous écris pour vous raconter qu'environ un mois avant sa mort, parcourant votre livre, Vladimir Iliitch s'arrêta au passage où vous donnez une caractéristique de Marx et de Lénine, et me pria de lui relire encore une fois ces lignes, et les écouta très attentivement, et ensuite voulut les revoir encore une fois de ses yeux.
Et voici ce que je veux encore vous dire : les sentiments que Vladimir Iliitch a conçus pour vous lorsque vous êtes venus chez nous à Londres, arrivant de Sibérie, n'ont pas changé jusqu'à sa mort.
Je vous souhaite, Lev Davidovitch, de garder vos forces et votre santé et je vous embrasse bien fort.
N. Kroupskaïa »
C'est maintenant le plein règne de la troïka, formée par Staline, Zinoviev et Kamenev, et qui a pour but d'éliminer Trotsky du pouvoir. On n'ose pas d'abord s'attaquer directement à Trotsky et on prépare le terrain. « Toute une science nouvelle, écrit Trotsky dans Ma Vie, fut créée : fabrication de réputations artificielles, rédaction de biographies fantaisistes, de réclames pour des leaders désignés d'avance. »
C'est par des moyens aussi patients et méticuleux que Staline prépara les foules à la déchéance officielle de Trotsky et se forgea pour lui-même une « popularité » toute fraîche.
Comment Staline a pu réussir d'abattre un titan comme Trotsky ?
Trotsky a, lui-même, donné une réponse :
« On m'a demandé plus d'une fois, on me demande encore : Comment avez-vous pu perdre le pouvoir ? Le plus souvent, cette question montre que l'interlocuteur se représente assez naïvement le pouvoir comme un objet matériel qu'on aurait laissé tomber, comme une montre ou un carnet qu'on aurait perdu. En réalité, lorsque des révolutionnaires qui ont dirigé la conquête du pouvoir arrivent à le perdre « sans combat » ou par catastrophe à une certaine étape, cela signifie que l'influence de certaines idées et de certains états d'âme est décroissante dans la sphère dirigeante de la révolution. Ou bien que la décadence de l'esprit révolutionnaire a lieu dans les masses mêmes, ou bien enfin que l'un et l'autre milieu sont à leur déclin. »
Quelque part ailleurs il dit, en parlant de sa lutte contre le stalinisme : « Car il ne s'agit pas de Staline lui-même, mais des forces que Staline exprime sans les comprendre. » En effet, il ne s'agissait pas seulement de la personne de Staline ou de Trotsky, mais des forces qu'ils représentent. Cette lutte entre la bureaucratie et Trotsky est la lutte entre le nationalisme et l'internationalisme, la lutte entre la contre-révolution qui lève la tête et la révolution qui faiblit. Marx et Engels avaient prévu que la révolution éclaterait d'abord dans les pays économiquement avancés et hautement industrialisés. Leur raisonnement était juste. Si la révolution triompha en Russie avant de triompher dans les pays d'Occident, c'est parce que sous la formidable pression de la guerre dévastatrice la chaîne de l'économie capitaliste mondiale se rompit à son chaînon le plus faible : la Russie, économiquement arriérée.
La Russie n'était nullement préparée par le développement de son économie nationale à l'établissement d'un régime socialiste. La révolution russe ne pouvait survivre, tel que, sans l'aide de la révolution internationale. Sans cette aide elle était condamnée à périr ou à dégénérer. Lénine comprit cela très bien et exprima cette pensée chaque fois qu'il vint à parler de l'avenir de la révolution russe. Pas un instant ne lui vint l'idée d'admettre la possibilité du socialisme dans un seul pays. Pour lui, la révolution russe n'était que le modeste prologue de l'imminente révolution mondiale.
Les événements d'après-guerre n'apportent pas la révolution attendue. La montée révolutionnaire des masses s'arrête rapidement après le sabotage par les réformistes allemands et autrichiens des révolutions qui ébranlent les empires centraux. Le reflux du mouvement révolutionnaire pèsera bientôt lourdement sur le sort de la révolution russe. Le socialisme bolchévik doit s'organiser tout seul, entouré d'un monde hostile, sans aide, sans appui. Même Lénine doit tenir compte de cette nouvelle situation qui l'amène à instaurer la NEP. Après la mort de Lénine, la pression de la réaction contre-révolutionnaire intérieure et extérieure augmente avec les défaites successives du prolétariat mondial, avec l'accumulation des fautes commises par l'Internationale communiste. La résultante de la pression conjuguée de l'ennemi extérieur et intérieur de la révolution d'Octobre est le national-communisme de Staline.
La réaction contre-révolutionnaire trouve en Staline son chef idéal. Elle sait qu'on ne peut pas faire un tournant brusque, qu'on ne peut revenir d'un seul saut au stade du capitalisme et elle sait aussi qu'on ne reviendra jamais au régime antérieur à la révolution d'Octobre. Ce qu'elle cherche c'est à s'adapter aux nouvelles conditions, de créer de nouvelles prébendes, de nouveaux privilèges, vivre en parasite de la société productrice. Pourquoi revenir à l'exploitation ouverte de l'homme par l'homme quand on peut se procurer les mêmes avantages sous une autre forme, par d'autres moyens ?
Autour de Staline se dressent des dizaines de milliers de bureaucrates, les 30.000 anciens officiers tsaristes que Trotsky sut incorporer à l'armée révolutionnaire, et des milliers d'autres officiers sortis des rangs révolutionnaires, mais qui se laissent corrompre par la tentation. Tant que Lénine vit, tant que tous ces éléments sentent la poigne lourde du parti bolchévik sur leur nuque, ils ne bougent pas, n'osent pas se découvrir, tentent seulement par-ci, par-là, de pêcher dans l'eau trouble, d'arracher quelques bénéfices personnels. Mais le jour où ils sentent qu'au sein même du sanctuaire révolutionnaire, au sein du Comité Central et du Bureau politique du parti communiste des alliés se lèvent pour se mettre à la tête de cette armée de contre-révolution, leur assurance s'accroît et leur force devient visible. Bientôt la bureaucratie soviétique est omnipotente. Chaque défaite nouvelle du prolétariat mondial ne fait qu'accroître sa force.
La lutte entre Trotsky et Staline était donc inégale dès le début. Elle aurait pu prendre une issue favorable pour la révolution en 1923, quand Lénine vivait encore, quand la force vive de la génération d'Octobre était encore debout. Trotsky laissa échapper cette occasion et déjà une nouvelle génération montait qui n'avait pas participé à l'insurrection d'Octobre, qui ignorait le passé.
Staline mène la lutte avec une main de maître ; il est incontestablement le génie de la lutte fractionnelle. Il prépare tout de la façon la plus méticuleuse, ne laisse rien au hasard des choses. Si pour Trotsky, en marxiste, le pouvoir n'est pas un « objet matériel », il l'est pour Staline qui graisse tous les rouages, étudie les moindres mouvements de la machine qui le mènera au pouvoir. Trotsky combat comme un révolutionnaire, Staline en politicien rusé. Trotsky combat avec des idées, des mots d'ordre, Staline utilise n'importe quel moyen pourvu qu'il mène vers le but tracé d'avance.
Dans toutes les discussions politiques entre l'opposition et la bureaucratie, Trotsky a raison, Staline a tort. Mais c'est Staline qui sortira vainqueur. L'issue de la bataille est décidée d'avance.
Brandler, avec l'appui de Staline, gâche une magnifique situation révolutionnaire en Allemagne, en 1923, mène l'insurrection de Hambourg dans une impasse. Trotsky jette un cri d'alarme, dénonce les responsabilités. Il a raison, mais ne réussit pas à influencer la bureaucratie qui a horreur des complications. Trotsky à juste titre combat, en 1925, le bloc sans principes avec les leaders travaillistes dans le comité anglo-russe. Le résultat de la politique stalinienne sera le sabotage de la magnifique grève générale des travailleurs anglais. C'est toujours Trotsky qui a raison quand il dénonce l'attitude du parti communiste polonais qui soutient Pilsudski au début de son coup d'Etat de 1926. En 1927, Trotsky luttera avec acharnement contre la politique de trahison des staliniens en Chine qui sous le signe du « bloc des quatre classes » dans l'union sacrée avec le Kuomintang bourgeois forment ce vaste front populaire chinois qui amène Chang Kai Chek au pouvoir, le bourreau de demain de la révolution chinoise. Quand l'opposition de gauche lutte contre la politique stalinienne qui favorise les koulaks, contre la théorie du socialisme dans un seul pays, c'est toujours Trotsky qui a raison, qui défend le patrimoine léniniste contre les détracteurs contre-révolutionnaires. Mais tout cela ne lui permettra pas de vaincre. Staline ne répond pas aux arguments de Trotsky par d'autres arguments de la même qualité. Il préfère sortir les accusations les plus abracadabrantes, mais qui frapperont l'imagination des foules et répétées à l'infini, revenant dans chaque ligne des journaux, sur chaque page des brochures et des livres, écrits spécialement à ce sujet et se déversant par millions d'exemplaires sur tout le pays. Quand Trotsky critique la politique droitière de Staline dans la question paysanne, on expliquera que Trotsky sous-estime la paysannerie, puisqu'il a toujours sous-estimé et ignoré le problème paysan. On sort des citations, des vieilles phrases de polémique de Lénine contre Trotsky, datant de la période de la lutte fractionnelle, quand il n'y en a pas on les fabrique, on rafistole, on falsifie ; tous les moyens sont bons. On va jusqu'à sortir les accusations lancées naguère contre Trotsky par les Russes blancs et démenties par Lénine lui-même : on accusera Trotsky d'avoir fusillé pendant la guerre civile des combattants bolchéviks. Toutes ces accusations seront transportées dans les coins les plus reculés du pays par des millions de brochures et de journaux. Les jeunes, les masses paysannes qui viennent à peine à la vie politique, qui ne cherchent qu'à croire, qui ignorent tout du passé et qui ont un respect aveugle pour tout ce qui est imprimé, croient tout, les accusations les plus absurdes.
La théorie de la Révolution Permanente sert comme argument massue. Personne n'y pense, quand Staline déterre cette vieille histoire. Lénine, avant 1917, avait combattu cette théorie. Il eut tort, car bientôt la révolution d'Octobre allait donner la plus éclatante preuve de sa justesse. Lénine sait reconnaître ses erreurs et à partir de 1917 cette polémique est pour lui close. De 1917 à 1924, les écrits de Trotsky qui contiennent l'exposé de cette théorie, sont imprimés en dizaines de milliers d'exemplaires autant en Russie que dans les autres sections de l'Internationale Communiste. Personne n'y trouva quelque chose à dire ; Staline non plus. Il est inconcevable de croire que Lénine aurait laissé pendant 6 années répandre ces livres dans le parti bolchévik s'il n'avait pas trouvé cette théorie conforme à la ligne bolchévik. Après la mort de Lénine, Staline découvre que cette théorie est le comble de l'abomination contre-révolutionnaire, qu'elle a toujours été l'antithèse du bolchévisme et que pour elle seule Trotsky méritait d'être voué à l'enfer marxiste. D'ailleurs on se garde bien d'expliquer aux masses ce que cette théorie veut signifier. On la remplace par l'image absurde du révolutionnaire permanent qui, la torche à la main, veut à tout bout de champ allumer la guerre civile et déclencher la révolution. C'est cette idée absurde, qui n'a rien à voir avec la véritable théorie de la révolution permanente, qu'on combat en la faisant passer pour celle de Trotsky. D'ailleurs tout ce que Trotsky et ses partisans ont dit, ont écrit dans le passé ou disent et écrivent dans le présent est falsifié et transformé à un tel point que le résultat final de ce travail n'a plus rien de commun avec l'idée initiale.
Trotsky a-t-il compris en 1923-25 quelle sera l'issue de cette lutte inégale ? Il ne nous le dit pas dans ses mémoires, mais tout porte à croire que non. Il est vrai qu'à partir de 1925 quand Zinoviev et Kamenev, effrayés de l'ampleur que prenait sous la direction de Staline le tournant droitier de la politique bolchévique – tournant qu'ils avaient provoqué eux-mêmes – en désaccord avec la politique appliquée par Staline dans les questions russes, passent de l'autre côté de la barricade et rejoignent le camp trotskyste, Trotsky apprécie déjà à sa juste valeur la force bureaucratique de la clique stalinienne. Kamenev croit que quand les ouvriers verront sur la même tribune Trotsky et Zinoviev, ils reviendront à l'esprit du temps de Lénine. Trotsky l'avertit que depuis, beaucoup de choses ont changé et il a raison : la grande masse ne change pas de position. Les trotskystes ont l'élite révolutionnaire avec eux, les bolchéviks les plus ardents, les plus intelligents, les plus éduqués, mais la quantité écrase la qualité. Et la quantité est du côté de Staline.
En 1924, avec son appel du « cours nouveau » Trotsky avait exigé le nettoyage de l'appareil bureaucratique ankylosé, le remplacement des vieux bureaucrates par des éléments jeunes, ardents et dévoués. Par cet appel, il dresse contre lui des dizaines de milliers de fonctionnaires qui se voient menacés dans leur situation. Tous se groupent alors autour de Staline, ne font qu'un grand bloc solide ; ils savent que la sort de Staline sera aussi le leur et que soutenir Staline est préserver leurs privilèges. Ce sont ces bureaucrates qui les premiers dans les meetings monstres à Pétrograd sous la direction de Zinoviev, et à Moscou sous la direction de Kamenev, déclenchent la grande offensive contre le trotskysme.
Si Trotsky avait alors compris le danger qui le menaçait, lui, le parti bolchévik et la révolution même, il se serait débarrassé de ses scrupules, il aurait agi. Encore en janvier 1925, quand les staliniens le relèvent des fonctions de commissaire du Peuple à la Guerre, il cède son poste militaire sans combattre... « et même, écrit-il dans ses mémoires, avec un certain soulagement, songeant à enlever à mes adversaires le moyen d'insinuer que je formais le plan d'utiliser l'armée à mes fins ».
Trotsky ne songe qu'à enlever des arguments à Staline, comme si celui-ci n'en trouverait, n'en inventerait immédiatement dix autres pour un argument perdu. Ce sont toujours les mêmes scrupules de ménager l'unité du parti, de ne pas affaiblir le parti devant l'ennemi qui guette aux portes du pays. Ces scrupules coûteront au parti bolchévik sa vie, sa raison d'être. Trotsky se laisse ainsi éloigner de l'armée fidèle, de son glorieux passé.
On le nomme en mai 1925 président du comité des concessions, chef de la direction électrotechnique et président de la direction scientifique et technique de l'industrie. Ces trois domaines n'ont absolument rien de commun entre eux, cette multiplicité de fonctions, auxquelles il n'a aucune préparation préalable, doivent le surcharger de travail et tout ce manège n'a qu'un seul but : l'éloigner, l'isoler du Parti, l'écarter de l'actualité.
Mais un homme comme Trotsky ne se laisse pas vaincre ; à n'importe quelle place, il fera figure de grand homme. Il se lance maintenant dans l'étude des questions scientifiques et économiques et bientôt il se crée dans ce domaine une nouvelle citadelle à tel point qu'il devient de nouveau gênant aux dirigeants officiels de l'U. R. S. S. Maintenant a aussi lieu la dislocation de la « troïka », de « l'inébranlable triumvirat » comme l'avait nommé Zinoviev qui pensant devenir l'héritier de Lénine l'avait organisé et cru pouvoir utiliser Staline dans l'élimination du gardien des principes d'Octobre, Léon Trotsky. Kamenev et Zinoviev, émus devant la politique pro-Koulak de Staline et sa clique, passent dans le camp de l'opposition.
Au commencement de l'année 1926, Trotsky se rend à Berlin où il subit une opération. Pendant son séjour en Allemagne eut lieu le coup d'Etat de Pilsudski en Pologne et la grève générale en Angleterre. Ces événements ne font qu'approfondir les divergences entre l'opposition et la ligne stalinienne. Par le bloc syndical anglo-russe, les bureaucrates staliniens facilitent l'oeuvre des briseurs de grève des dirigeants de « gauche » des Trade-Unions, ce qui a comme résultat l'échec de la grève et une déconsidération totale du communisme dans le sein des masses ouvrières anglaises pour une longue période.
En 1927, la lutte s'aiguise et on sent que la décision se prépare. A propos de la discussion sur la tactique du P. C. chinois dans la révolution chinoise, un fossé s'ouvre entre les conceptions des opposants et des « orthodoxes ». Trotsky et ses partisans ont demandé dès 1925 la sortie du P. C. Ch. du Kuomintang, sorte de parti radical-socialiste chinois comprenant jusqu'à l'extrême-droite de la haute bourgeoisie chinoise. Staline, au contraire, pratique la politique du « bloc des quatre classes », Union nationale comparable au « Front français » prêché par M. Thorez en France à cette différence près qu'on y admettait les Tardieu, les Laval et même les La Rocque chinois. En avril 1927, Staline soutenait toujours Tchang-Kaï-Chek ; quelques jours après, ce dernier écrasait le prolétariat de Changhaï et levait le drapeau de la contre-révolution. La liquidation de la révolution chinoise permit l'entreprise japonaise de 1931 en Mandchourie et en Chine du Nord, c'est-à-dire l'encerclement de la Russie. C'est cette défaite qui rend la situation militaire de la Russie aussi grave à l'heure actuelle, car une Russie appuyée sur une Chine soviétique de 400 millions d'habitants aurait été invincible. En tout cas, la Chine soviétique aurait été un mur de défense sûr contre toute attaque nippone.
C'est au XVème congrès du P.C.R., à la fin de l'année de 1927, que l'opposition est vaincue et exclue. Les incidents en octobre 1927 à l'occasion de la manifestation en honneur de la session du C. E. C. à Léningrad, à l'occasion du Xème anniversaire d'Octobre à Moscou sont la répétition générale de l'écrasement physique de l'opposition. Le 16 novembre Joffé, vieux militant bolchévik, gravement malade, ne pouvant lutter à cause de la maladie, préfère se donner la mort que de rester inactif ou de capituler.
Le XVème congrès, après un simulacre de discussion ayant exclu l'opposition, ses militants sont déportés en Sibérie. Trotsky est déporté en janvier 1928 en Asie Centrale, à Alma-Ata, « ville de tremblements de terre et d'inondations, au pied des contreforts des monts Tian-Chan, sur la frontière de la Chine, à 250 km du chemin de fer, à 4.000 km de Moscou. »
Sous le poids de la répression, le caractère de nombreux leaders oppositionnels, ayant sur leur tableau d'honneur de longues années de prison et de déportation sous le régime tsariste, ploie et la série des capitulations commence. Zinoviev et Kamenev ouvrent le chemin, Radek suivra après, et tant d'autres jusqu'à même Rakovsky. Mais des dizaines de milliers de simples militants ouvriers résisteront et peupleront les isolateurs et les prisons, et les camps de concentration de la Sibérie pour avoir été fidèles à la Révolution d'Octobre.
Parmi les grands chefs, seul Trotsky restera « l'incorruptible et l'irréductible ». il continuera son action aux confins de la frontière de Chine. Il ne cesse pas d'organiser l'opposition, malgré la surveillance du G.P.U. et l'éloignement géographique de son exil. Trotsky écrit :
« D'avril à octobre 1928, nous avons envoyé d'Alma-Ata environ huit cents lettres politiques, dans ce nombre, une série d'ouvrages très étendus. Nous avons expédié environ cinq cent cinquante télégrammes. Nous avons reçu plus de mille lettres politiques, longues ou courtes, et environ sept cents télégrammes, qui, pour la plupart, étaient expédiés par des collectivités. »
Des courriers secrets partent et reviennent. Staline, voyant qu'il ne venait pas à bout de la formidable force de travail et d'énergie de Trotsky, décide de l'expulser d'U.R.S.S. Le 20 janvier 1929, cette expulsion est exécutée. Le vieux révolutionnaire est d'abord convoyé à Odessa et de là expédié à Constantinople. Trotsky et sa famille sont expulsés malgré la plus véhémente protestation de celui-ci.
Trotsky essayera d'abord de sortir de Turquie, mais le monde entier ferme sa porte à l'infatigable révolutionnaire. Pour cet homme, la planète entière est sans visa, pour lui le droit d'asile sacré pour les pays démocratiques n'existe pas.
L'Allemagne, alors encore socialiste, les démocraties socialistes de la Scandinavie, la démocratique France, les U.S.A., « pays de la liberté », lui refusent l'entrée.
L'insalubre île de Prinkipo, placée entre l'Europe et l'Asie, devient ainsi un séjour forcé pour Trotsky, asile sans sécurité comme le démontrera bientôt un mystérieux incendie qui éclate dans la maison habitée par lui. Léon Trotsky restera en Turquie jusqu'en 1933. Ayant fait en décembre 1932 un court voyage à Copenhague pour y faire une conférence sur la Révolution d'Octobre et cela sans provoquer des incidents, le gouvernement français autorise enfin Trotsky, en 1933, à séjourner en France. On lui impose, naturellement, une résidence forcée à Barbizon, non loin de Paris.
Dès l'expulsion de Trotsky de l'U.R.S.S. un peu partout dans le monde se lèvent des partisans trotskistes. Des disciples viennent le voir à Prinkipo, d'autres lui écrivent et bientôt la Ligue Communiste Internationaliste, fraction de gauche de l'Internationale Communiste, se forme avec plus de 28 sections nationales. Des étendues glacées de la Sibérie jusque dans les plaines surchauffées de l'Afrique du Sud, du Canada jusqu'en Lithuanie, partout où des masses ouvrières vivent et luttent, où l'influence du Communisme a pénétré, des jeunes résolus de défendre l'héritage de la Révolution d'Octobre se dressent à l'appel du fondateur de l'armée rouge.
Trotsky ne reste pas inactif. Il écrit des livres, organise ses partisans, dénonce les fautes des directions staliniennes dans leur lutte contre Hitler, contre le fascisme autrichien, contre la réaction espagnole.
La défaite ouvrière en Allemagne, causée en bonne partie par l'incapacité de la direction communiste, l'évolution de plus en plus vers la droite de l'I.C. font conclure à Trotsky que le redressement de cette dernière, de même que de ses sections nationales devient impossible. Fondateur lui-même de la IIIème Internationale, il se détourne d'elle et proclame la nécessité de la constitution d'une Internationale rénovée, d'une Internationale léniniste, la IVème Internationale.
Mais la France démocratique n'est pas assez généreuse pour accorder au révolutionnaire le repos promis. Une campagne de presse le chasse du pays. Aucun pays ne voulant de lui, on envisage déjà la possibilité de son internement dans les colonies françaises quand la Norvège socialiste se décide de lui accorder l'asile cherché en vain.
Même à l'étranger, Trotsky reste un dangereux adversaire de Staline. Rien que le fait d'être en vie, – un reproche vivant de sa trahison – est déjà un danger mortel pour la dictature personnelle de l'astucieux bureaucrate du Kremlin.
Hitler par l'assassinat de Roehm et d'autres compagnons de lutte montre à Staline comment se débarrasser des témoins gênants. Le 25 août 1936, Staline a sa grande journée. Sous Lénine et Trotsky l'I.C. eut le 25 octobre, date mémorable, sous Staline elle en a maintenant une autre, celle de l'assassinat des compagnons de Lénine, exécutés sous la fallacieuse accusation de terrorisme. Staline a commis l'erreur de laisser échapper Trotsky de ses mains et il le regrette amèrement. Aussi essaya-t-il de mêler Trotsky au procès des 16 et à demander à la Norvège l'extradition. Ce qu'aucun gouvernement des tsars réussit, Staline l'a réussi. Un pays démocratique a obtempéré à ses ordres et interné Trotsky. Coupé pratiquement du reste du monde Trotsky, interné et sous bonne garde, attend dans une petite maisonnette-prison que la Norvège et la S.D.N. statuent sur son cas [*]. Staline espère encore pouvoir se débarrasser du dernier des grands révolutionnaires de l'équipe qui dirigea la Révolution d'Octobre.
Mais Léon Davidovitch Trotsky a démontré plus d'une fois qu'il ne craint pas la bataille. Sous Sviiajsk et sous Pétrograd, pendant la guerre civile, il sauva deux fois la Révolution Russe en danger. Il espère maintenant sauver, avec ses partisans, la révolution mondiale en danger par l'opportunisme stalinien. Il a prouvé maintes fois que le mot impossible est rayé de son dictionnaire. Et il se pourrait bien que la IVème Internationale réussisse là où la IIIème est en train d'échouer dans son action. L'avenir donnera tort à Staline et réhabilitera l'ardent combattant de la révolution mondiale, qu'est Léon Trotsky.
Note
[*] Depuis que ces lignes ont été écrites des décrets-lois spéciaux du gouvernement norvégien ont interdit à Trotsky de se défendre contre l'ignoble calomnie, l'accusant d'être à la solde de la Gestapo et chef d'une organisation terroriste, ayant comme but la suppression physique des dirigeants actuels de la Russie.
Le Mexique ayant accepté de donner un asile au grand révolutionnaire, le gouvernement norvégien a expulsé Trotsky sans avertir aucun de ses amis. Ainsi le vieux révolutionnaire malade a dû se rendre en Mexique sur un cargo, accompagné par sa femme seule. Aucun ami pour l'aider dans son dur voyage, pour le protéger contre les tentatives de la G.P.U., une fois arrivé au Mexique.
Une nouvelle page douloureuse s'ajoute à la vie tourmentée de cet homme qui voua sa vie entière à la défense des opprimés et à l'amélioration du sort des travailleurs.
Rarement un sort humain a été aussi tragique, mais l'homme reste inébranlable et il n'a pas encore dit son dernier mot.