1949 |
Battaglia Comunista», N° 35, 21-28 septembre 1949 |
«Sur le fil du temps».
Hier
Retroussez-vous les manches et frictionnez-vous les avant-bras à l’alcool à 90°, car nous plongeons les mains dans le plus grave processus d’infection du mouvement socialiste : l’anticléricalisme.
On aurait pu peut-être penser, dans les dernières années de la période pacifique du capitalisme, à la veille de la Première Guerre mondiale, que la fracture principale, en matière politique, s’était déplacée de l’ancien et usé terrain de la lutte entre cléricaux et laïques à celui des divergences entre militaristes et internationalistes, domaine, de beaucoup, plus proche de nos orientations de classe.
Il n’en a pas été ainsi puisque parmi les forces et les armes de la classe bourgeoise dominante dans le monde, tant l’appareil militaire que l’appareil ecclésiastique ont toujours un poids formidable. Il n’en a pas été ainsi puisque parmi les déviations d’avec la ligne prolétarienne, du fait de la chute dans les charmes du patriotisme et de la trahison de l’adhésion à la guerre impérialiste, figurent encore à la fois un opportunisme acceptant non seulement la croyance en des principes religieux mais encore la pratique du culte, et parallèlement un opportunisme dialectiquement complémentaire défendant l’alliance avec des courants bourgeois ou petits-bourgeois équivoques, libre-penseurs et francs-maçons.
Nous avons pu dire en Italie, quand se forma le fascisme, qu’il n’était qu’une nouvelle forme de la domination bourgeoise, plus adaptée à l’époque moderne, sans toutefois regretter, désirer ou préférer les formes de domination déjà connues ; nous disions alors que le véritable danger porté par le fascisme n’était pas le désaveu ni la violation du libéralisme démocratique, mais l’inévitable nouvel attrait que malheureusement les doctrines ruineuses de ce dernier recommençaient à exercer sur les masses prolétariennes. De l’actuelle forme de gouvernement basée sur un parti – la démocratie-chrétienne – cher au Vatican autrefois bête noire de la bourgeoisie italienne, on peut dire à bon droit qu’elle vaut autant que les gouvernements libéraux, que le fasciste, ou autant qu’un hypothétique gouvernement de gauche démocratique, socialiste, républicain qu’il aurait plu aux vainqueurs de la dernière guerre de placer au pouvoir. Le danger principal que ce gouvernement, ou régime philo-catholique comme on commence à l’appeler, représente pour nous, c’est justement cette résurgence de la campagne anticléricale mensongère, nouvelle épidémie corruptrice du mouvement de classe, qui a déjà subi l’autre désastreuse crise de l’antifascisme.
Grâce au souvenir, plongeons-nous dans le fatras de la chronique de l’anticléricalisme, lequel a encombré la jeunesse de la génération qui a vécu les deux guerres. Ceux qui ont maintenant les cheveux gris ne peuvent pas ne pas se souvenir des invocations confusionnistes et bloquistes proférées dans les meetings : Vous êtes monarchistes ? Alors vous devez être anticléricaux parce que la monarchie de la Maison de Savoie a réalisé l’unité italienne en s’engouffrant dans la brèche ouverte dans la Porte Pia et en affrontant l’excommunication papale. Vous êtes républicains ? Alors vous devez être anticléricaux comme le furent Garibaldi et Mazzini, ennemis jurés de l’église catholique. Vous êtes socialistes ? Alors vous devez être anticléricaux parce que le prêtre est l’allié des patrons. Vous êtes anarchistes ? Alors vous devez être anticléricaux parce la première liberté est celle de s’affranchir de l’obscurantisme ecclésiastique. Et donc, accourez tous dans les rangs du «bloc populaire», du cercle anticlérical, de l’«association de la libre-pensée», pour finalement, ajoutait-on plus discrètement, rejoindre la loge maçonnique.
Le matériel, l’arsenal de propagande de ce mouvement était immense, il faisait appel à l’histoire, à la littérature, à la chronique de tous les pays, il utilisait la pensée des écoles, des auteurs, des écrivains parmi les plus prestigieux; on mobilisait Dante et sa Louve, Saint François et la madone de la Pauvreté, les persécutions contre les hérétiques, les bûchers de Arnaud, de Bruno et de cent autres, les guerres de religion et les massacres des protestants, la nuit de la Saint-Barthélemy, les hauts faits de l’Inquisition, l’Index, le Syllabus, les histoires plus ou moins romancées du Saint Office et de la Compagnie de Jésus, la Vendée en France et le pouvoir temporel en Italie avec le martyr des héros du Risorgimento, un insondable arsenal propre à émouvoir.
Les grands moments de cette campagne, en cette période, furent la loi en France sur la suppression des congrégations religieuses comme institutions juridiques, avec les opérations de police pour expulser les occupants des couvents, contrariées par des foules de bigots en prière, véritable divorce de la Troisième République d’avec la Rome papale, puis en Italie la formidable ivresse du bloc maçonnisant entre socialistes de droite républicains et démocrates radicaux, lequel bloc eut pour drapeau le fameux Asino (l’âne) de Guido Podrecca, journal illustré qui exhibait chaque semaine jusqu’à l’ennui la figure grasse et crasseuse de Bepi (Pie X) à côté de celle, sèche, du secrétaire d’Etat espagnol Merry del Val, et alimentait des campagnes bruyantes avec les scandales dans les couvents catholiques, portant à la célébrité historique les noms de quelques prêtres sexuellement dévoyés; enfin la campagne internationale de protestation après l’exécution dans les fossés du fort de Montjuich de l’anarchiste espagnol Francisco Ferrer ennemi de l’influence des jésuites, en 1913, ce dont profitèrent les hypocrites courants radicaux bourgeois pour se mêler aux organisations extrémistes, allant jusqu’à faire paraître en place publique, devant la Sorbonne à Paris, dans des démonstrations populaires, les tenues secrètes et les insignes maçonniques endossés par les dignitaires suprêmes.
La critique marxiste s’est dirigée contre les effets délétères de ce type de contacts et de contagion entre les forces politiques de la classe bourgeoise et le mouvement des partis ouvriers, démontrant comment ces contacts conduisaient directement à l’égarement de toute orientation de classe. Tout ce rideau de fumée idéologique sur une prétendue guerre entre des forces bourgeoises modernes, progressives, intelligentes et un obscurantisme ecclésiastique, tout ce tintamarre entendu au cours de démonstrations multicolores ponctuées de drapeaux tricolores et de drapeaux rouges, balbutiant un extrémisme de fête foraine, avec ses vagues de sifflements et de huées pour conspuer un quelconque prêtre passant par là, tout ceci fut dénoncé comme un expédient dilatoire, destiné à retarder la formation d’organisations de classe des travailleurs qui menaceraient directement les intérêts patronaux du bourgeois et voudraient supprimer l’exploitation capitaliste en abattant le pouvoir qui les défend, sans appliquer un traitement différent au donneur de travail ou au fonctionnaire de police qui, d’aventure, pourraient prouver être ennemi du pape et ne pas croire en Dieu.
Cette polémique, qui implique des questions profondes de doctrine et d’expériences fondamentales de tactique politique, n’eut son plein développement que dans les pays latins de religion catholique dominante, avec des résultats et des contrecoups insuffisants dans les pays anglo-saxons et les pays de l’Europe centrale et orientale, elle constitue un trait fondamental de la lutte marxiste contre l’opportunisme.
La lutte de la classe bourgeoise contre les pouvoirs féodaux s’est exprimée théoriquement comme revendication du libre-arbitre et du droit de critique, par la nécessité de s’opposer au principe d’autorité essentiellement fondé sur des bases religieuses et sur des organismes de l’église. Ces mouvements grandioses, présentés dans le domaine de la pensée et de la culture comme renaissance, réforme, illuminisme, romantisme, ont encadré l’accession au pouvoir des marchands et des industriels bourgeois, leur tradition historique étant précisément celle du nouveau type de société capitaliste moderne. Ses victimes, les opprimés, les ennemis de cette nouvelle société et de sa nouvelle classe dominante, les travailleurs salariés, engagés sur la voie d’une nouvelle révolution de classe et d’une nouvelle lutte pour le pouvoir, se dotent avec le marxisme, d’une nouvelle doctrine. Cette doctrine consiste à son tour en une critique des fondements de l’organisation sociale contemporaine, de sa nature économique comme de ses origines historiques, et en une démolition des principes idéologiques par lesquels celle-ci se justifie. Une telle doctrine socialiste se rend parfaitement compte de la transition sociale qui fut annoncée par la bataille critique contre les fondements de la conception théologique du monde, par la lutte pour soustraire l’investigation scientifique et la diffusion de ses enseignements au monopole de l’encadrement religieux et aux limites de ses canons et de ses dogmes. Mais dans le même temps, la critique marxiste démasque et dénonce les illusions selon lesquelles le «libre examen» serait une conquête suffisante pour éliminer du sein de la société les rapports d’exploitation et d’oppression de classe.
Seules les classes parvenues au pouvoir peuvent se servir du «libre examen» et des grandes forces représentées par la science, l’enseignement et l’école ; il s’agit là d’une conquête réalisée par les seuls membres de cette classe, c’est-à-dire par une minorité privilégiée très réduite. La majorité contrainte à un surtravail et à une sous-nutrition ne tire aucun avantage de la proclamation, vide et abstraite, du droit à la recherche, du droit à l’étude, du droit à se faire le propagandiste des résultats de la critique. Le droit à se nourrir et à subsister doit précéder et non suivre le droit à la pensée. Appliqué tel qu’il est appliqué au sein de la société bourgeoise, ce droit signifie seulement la contrainte pour les non-bourgeois et les affamés à penser selon les canons et les théorèmes des doctrines justifiant le capitalisme et le système du patronat, conformément aux intérêts des rassasiés et des puissants.
Le noyau de la position marxiste était perdu si l’on ne voyait pas que cet encadrement des forces prolétariennes dans la lutte pour la liberté de pensée «en général» coïncidait avec la lutte pour imposer aux prolétaires, parallèlement à l’esclavage économique, l’obligation à penser et à se mouvoir, pire encore à se sacrifier et à combattre ainsi pour des principes sur lesquels la bourgeoisie avait construit son pouvoir.
Cette revendication des directives classistes s’est appelée dans la pratique et l’action politique, intransigeance, refus des alliances électoralistes, incompatibilité entre appartenance au parti socialiste et appartenance à la franc-maçonnerie et autres sociétés anticléricales, universités «populaires» et autres.
Depuis lors, il fut absolument évident que l’adjectif populaire était devenu répugnant. Le populus romain et le demos grec excluaient les esclaves, mais regroupait patriciens et plébéiens. La seigneurie féodale ne voulait pas se considérer comme faisant partie du peuple, aux côtés des «vils mécaniques», mais exaltait cependant la libération chrétienne des esclaves de l’Antiquité. La révolution des bourgeois anti-féodaux ramena sur la scène historique le peuple qui, dans l’acception moderne, signifie l’amalgame des patrons industriels, des commerçants et des financiers avec les petits possédants et les salariés, dans un ensemble indifférencié, soumis à une discipline juridique commune. Peuple, de nos jours, signifie étreinte amoureuse entre exploiteurs et exploités.
Le marxiste qui parle de peuple et de populaire s’est suicidé.
Aujourd’hui
Nous sommes donc revenus après tant d’événements à la lutte contre l’obscurantisme. Les partis d’étiquette communiste et socialiste, administrés dans un pur esprit de fonctionnaires, se sentent désormais tenus de participer à un tel capharnaüm. Appelés à lutter contre l’Hitlérisme et le fascisme, trouvant commode d’utiliser l’allié démocrate-chrétien, ils se moquèrent alors des préjugés anti-religieux et anti-prêtres ; ils ont organisé le travail révolutionnaire dans les couvents, autorisé les adhérents à assister à la messe, à recevoir l’eucharistie et l’huile bénie. Ils ont ratifié les concordats avec le Vatican, non seulement pour faire plaisir à leurs alliés sociaux-chrétiens, mais ils les ont respectés au pied de la lettre comme l’avaient stipulé en leur temps les fascistes abhorrés.
Appelés aujourd’hui à lutter contre l’américanisme, puisque celui-ci se sert du parti démocrate-chrétien (démo-prêtre, dans le texte, NdT) en Italie, ils puisent dans l’arsenal du vieux maçonnisme. Mais imaginez un instant que les patrons yankees aient trouvé un terrain propice pour gérer l’Italie avec l’aide d’un regroupement de type maçonnique, si les républicains, les libéraux et les sociaux-démocrates de droite avaient été plus forts, vous verriez alors ces messieurs les sociaux-communistes faire usage ample et désinvolte des thèses de la critique marxiste orthodoxe à la bourgeoisie laïque et anticléricale.
Le signal du nouvel alignement des forces a été donné par l’excommunication lancée par le Vatican, provoquée par le fait que les staliniens locaux ont commencé à créer trop d’ennuis, non pas aux nouvelles hiérarchies, mais aux cercles dirigeants du capital international.
Et puisque désormais l’appel à une mobilisation des alliés est devenu l’unique moyen de lutte politique – ne disons pas un moyen toléré mais un moyen exclusif – immédiatement on lance la campagne pour l’union de tous les «esprits laïques», jaloux de la conquête sacrée de la «liberté de pensée» et des plus nobles traditions anticléricales italiennes.
Nous ne savons plus où ces alliés, auxiliaires et associés, pourraient se trouver, dévoués comme le sont toutes les couches petites-bourgeoises maçonniques au capital et à l’état-major occidental. Mais le discours laïcisant était de rigueur et on essaie quand même, bien que cela ne puisse toucher les Saragat, les Pacciardi, ni même les Nitti, Orlando et Bonomi et rejetons similaires de la culture politique laïque.
Ne pouvant mobiliser les vivants, on mobilise les morts illustres. Les éditeurs du parti et ceux plus ou moins alignés réimpriment Voltaire. Les chefs staliniens préfacent le «Traité sur la tolérance» !
La voie du recul est une voie sans fin. Nous sommes partis d’un vague réformisme de la société bourgeoise, nous sommes arrivés à une défense de la révolution bourgeoise et carrément à sa répétition historique, on rejoue à la destruction glorieuse du féodalisme. Un pas en avant, deux pas en arrière. On fait aujourd’hui l’apologie du réformisme de la société féodale, qui permettait des cultes différents du catholicisme.
Et dire qu’il s’agirait de l’authentique école léniniste ! Du terrorisme révolutionnaire et de la dictature du prolétariat, les gens de Moscou sont donc parvenus d’étape en étape à la tolérance, mot d’ordre qui serait susceptible de créer des ennuis décisifs et causer de sérieuses difficultés à la politique de De Gasperi. Disons simplement que ce plan serait et est totalement imbécile. Nous devons simplement relever qu’il aurait été beau que ces gens se fussent arrêtés à la tolérance laïco-maçonnique partant de si loin. En parole on a parcouru une telle voie, mais dans les faits on a accompli celle, encore plus longue, qui conduit au terrorisme contre-révolutionnaire. Voltaire fait sourire, mais ce ne serait que de la camomille dans les mains des porteurs de ciguë. Il y a quelques années, un beau film appelé Intolérance fit un succès sur les écrans. Dans un raccourci de l’histoire et de ses luttes tragiques, il voulait mettre en valeur la thèse selon laquelle l’origine de tous les maux humains et de toutes les tragédies sociales résidait dans un fait intellectuel et moral, l’incompréhension, la dure obstination à ne pas admettre et ne pas respecter les opinions d’autrui.
Thèse apte à émouvoir le parterre, thèse totalement cohérente avec la littérature laïque et la libre-pensée !
C’est cette position que le marxisme a voulu renverser une fois pour toutes. Ce n’est pas la tolérance qui fait cheminer le monde. Elle soumet et attache les classes opprimées et soumises au conformisme des privilégiés. L’histoire s’ébranle quand le troupeau humain s’écarte des illusions de la tolérance. Peu d’hommes sont des loups pour l’homme, trop sont des moutons. Les dominations de classe vacillent lorsque, dans le processus des formes organisées de la production, de violentes incompatibilités avec les engrenages traditionnels poussent l’avant-garde d’une classe jusqu’alors à genoux à se débarrasser de l’hypocrisie de la tolérance, pour emprunter la grande et intolérante voie de la Révolution.