1950

Article paru dans Battaglia Comunista n° 23 (1950). Traduit dans Invariance, mai 1993

bordiga

Amadeo Bordiga

La plan�te est petite

1950


Hier

"La d�couverte de l'Am�rique, la circumnavigation de l'Afrique donn�rent � la bourgeoisie naissante un champ d'action nouveau. Les march�s des Indes orientales et de la Chine, la colonisation de l'Am�rique, les �changes commerciaux avec les colonies, l'accroissement des moyens d'�change et des marchandises donn�rent enfin au commerce, � la navigation et � l'industrie un essor jusqu'alors inconnu et du m�me coup h�t�rent la croissance de l'�l�ment r�volutionnaire au c�ur de la soci�t� f�odale qui s'�croulait".

"La grande industrie a cr�� le march� mondial, que la d�couverte de l'Am�rique avait pr�par�. Ce march� mondial acc�l�ra prodigieusement le d�veloppement du commerce, de la navigation, des voies de communication. Celui-ci agit � son tour sur l'extension de l'industrie ... la bourgeoisie depuis l'�tablissement de la grande industrie et du march� mondial s'est finalement empar� de la souverainet� politique exclusive dans l'�tat repr�sentatif moderne".

"Pouss�e par le besoin de d�bouch�s toujours nouveaux, la bourgeoisie envahit le globe entier. Il lui faut s'implanter partout, exploiter partout, �tablir partout des relations. Par l'exploitation du march� mondial, la bourgeoisie donne un caract�re cosmopolite � la production et � la consommation de tous les pays ... elle a �t� � l'industrie sa base nationale ... les nouvelles industries n'emploient plus des mati�res premi�res indig�nes, mais des mati�res premi�res venues des r�gions les plus lointaines et dont les produits se consomment non seulement dans le pays m�me, mais dans toutes les parties du monde ... A la place de l'ancien isolement et de l'autarcie locale et nationale, se d�veloppe un commerce g�n�ralis�, une interd�pendance g�n�ralis�e des nations".

"Par le rapide perfectionnement des instruments de production et l'am�lioration infinie des moyens de communication, la bourgeoisie entra�ne dans le courant de la civilisation jusqu'aux nations les plus barbares. Le bon march� de ses produits reste la grosse artillerie qui bat en br�che toutes les murailles de Chine, et contraint � capituler les barbares les plus opini�trement hostiles aux �trangers. Elle force toutes les nations � adopter le style de production de la bourgeoisie - m�me si elles ne veulent pas y venir; elle les force � introduire chez elles la pr�tendue civilisation - c � d � devenir bourgeoises.

" En un mot, elle forme un monde � son image".

"... elle a soumis les pays barbares ou demi-barbares aux pays civilis�s, elle a subordonn� les peuples de paysans aux peuples de bourgeois, l'Orient � l'Occident".

"Les conditions de vie de la soci�t� ancienne sont d�j� d�truites dans les conditions de vie du prol�tariat ... l'asservissement moderne au capital, aussi bien en Angleterre qu'en France, en Am�rique, en Allemagne, d�pouillent le prol�taire de tout caract�re national. Les lois, la morale, la religion, sont � ses yeux autant de pr�jug�s bourgeois, derri�re lesquels se cachent autant d'int�r�ts bourgeois".

"Les ouvriers n'ont pas de patrie...".

"Les d�marcations nationales et les antagonismes entre les peuples disparaissent d�j� de plus en plus avec le d�veloppement de la bourgeoisie, la libert� du commerce, le march� mondial (et pourtant "la bourgeoisie vit dans un continuel �tat de guerre...; et enfin toujours contre la bourgeoisie de tous les pays �trangers"). La domination du prol�tariat les fera dispara�tre plus encore... Avec l'antagonisme des classes � l'int�rieur de la nation, tombe �galement l'hostilit� des nations entre elles".

Ce texte, lu et cit� tant de fois, n'est autre que celui du "Manifeste du Parti Communiste". Texte plus que s�culaire. R�dig� par Marx et Engels jeunes, comme il est pr�cis� avec suffisance depuis de nombreuses ann�es par les cohortes de "metteurs � jour".

En ce qui concerne ces gens-l�, dont la h�te de mettre � jour est telle qu'il fait nuit avant le coucher du soleil, il n'est pas utile de s'arr�ter pour leur demander lequel de ces d�veloppements, inscrits dans les passages que nous venons de citer, est devenu caduc dans le monde d'aujourd'hui.

Dans les diff�rentes �ditions du "Capital", � partir de 1867, Marx et Engels vieux n'ont jamais pens� � renoncer � deux passages absolument cardinaux, irr�vocables et irr�voqu�s du texte du "Manifeste". Le passage final : "La bourgeoisie produit avant tout ses propres fossoyeurs..."; et celui qu'on trouve intercal� parmi ceux que nous avons rappel�s : "Ce bouleversement continuel de la production, cet �branlement ininterrompu de tout le syst�me social, cette agitation et cette perp�tuelle ins�curit� distinguent l'�poque bourgeoise de toutes les pr�c�dentes". Cette inf�me �poque bourgeoise n'est pas encore termin�e, et ces th�ses centrales, m�me si elles sont sans doute parmi les plus dramatiques, m�me si elles lass�rent � de nombreuses reprises le panciafichismo [1] des politiciens de m�tier et des chefs arriv�s du mouvement prol�tarien, sont plus vraies et puissantes que jamais.

Plus vieux et seul, Engels retrace encore plusieurs fois les lignes de ce cadre grandiose et r�crit, � propos de la soci�t� bourgeoise, ce qui en est dans le m�me temps, par une m�thode incompr�hensible pour les croyants � des fois traditionnelles, r�v�l�es ou illuministes, la plus grande des apologies, et une d�claration de guerre � mort.

Le concept central, selon lequel l'expansion bourgeoise ne s'arr�te devant rien, revient � chaque instant. Substituant une activit� f�brile et une t�m�rit� sans limite � la "fain�antise m�di�vale", libre de tout scrupule et n'�tant plus sujette � la crainte de Dieu et/ou du diable, la piraterie bourgeoise r�alise "bien d'autres exp�ditions que les exodes des peuples nomades et que les Croisades".

De m�me que le chasseur endurci n'est pas �mu si les oiseaux des terres vierges de tout pi�tinement humain se posent sur le canon de son arme, les pr�curseurs du capitalisme ne se sont arr�t�s devant aucune limite, m�me s'ils devaient tirer sur des aborig�nes sans d�fense, sur des peuples et des tribus pacifiques, et sur les derniers groupes d'�tres humains qui vivaient dans certains coins fertiles du monde en communaut� de biens de production et de consommation.

Les chroniques des cruaut�s coloniales sont une partie essentielle de tous les textes du marxisme, et elles marquent les �tapes de l'avanc�e capitaliste, elles mart�lent la loi historique suivant laquelle la classe bourgeoise, tant qu'elle existe, ne renoncera pas � fouler aux pieds les derniers coins du monde o� l'on ne vit pas selon son mode, les derni�res soci�t�s primitives, patriarcales, f�odales, et avec une convoitise d'autant plus grande, les premiers pays o� le prol�tariat, sa victime, r�ussirait � abattre les limites de sa domination, de sa propre mani�re de produire et de vivre.

"L'histoire moderne du capital date de la cr�ation du commerce et du march� des deux mondes au XVI�me si�cle", dit Marx au d�but de la deuxi�me section. Il indique plus loin que l'expansion du march� mondial et le syst�me colonial sont � la base de la diffusion de la manufacture. Il montre les liens non moins �vidents entre l'introduction du machinisme et l'expansion coloniale. Et dans la partie finale, il rappelle comment le march� mondial, cr�� par les d�couvertes de la fin du XV�me si�cle, a �t� la condition de la gen�se du capitalisme industriel. Colomb a eu sa part dans tout cela, et ce n'est pas pour rien qu'il est cit� au Chap. III sur la monnaie, pour avoir dit, dans une lettre �crite � la Jama�que en 1503 "L'or est une chose merveilleuse! Qui le poss�de est ma�tre de tout ce qu'il d�sire. Au moyen de l'or on peut m�me ouvrir aux �mes les portes du Paradis".

La construction historique marxiste repose sur ce bin6me ins�parable : capitalisme - �conomie mondiale.

Engels le r�p�te dans l'Antid�hring : "Les grandes d�couvertes g�ographiques et les entreprises de colonisation qui les suivirent multipli�rent les d�bouch�s et acc�l�r�rent la transformation de l'artisanat en manufactures. La lutte n'�clata pas seulement entre les producteurs locaux individuels; les luttes locales grandirent de leur c�t� jusqu'� devenir des luttes nationales : les guerres commerciales du XVII�me et du XVIII�me si�cles. La grande industrie, enfin, et l'�tablissement du march� mondial ont universalis� la lutte et lui ont donn� en m�me temps une violence inou�e".

Cent autres passages nous ram�neraient � cette th�se centrale : le capitalisme moderne a comme caract�re historique essentiel de ne pas pouvoir tol�rer un r�gime social diff�rent en quelque point du monde habit� que ce soit.

Celui qui, apr�s les �uvres de vieillesse d'Engels, n'est pas encore au courant de ce point fondamental, bien qu'il ait assist� � deux guerres mondiales au cours du XX�me si�cle, est soit un bel idiot, soit une sacr�e charogne.

Toute l'�uvre de L�nine, mais il suffira de citer l'Imp�rialisme, vient ensuite pour tirer des �v�nements de la fin du XIX�me et du d�but du XX�me si�cle la confirmation du caract�re international du capitalisme, et pour d�finir l'histoire comme celle de la lutte pour "le territoire �conomique", pour "le partage du monde".

Dans la bataille politique ensuite, L�nine s'en prend � la trahison des chefs qui remplac�rent l'internationalisme par l'asservissement des partis socialistes � des fins nationales. L�nine explique le ph�nom�ne de mani�re marxiste par l'achat des chefs ouvriers par le capital, au moyen des ressources que l'exploitation imp�rialiste sur la terre enti�re met � la disposition des grandes bourgeoisies m�tropolitaines.

Dans la situation de tension aigu� qui suivit la r�volution en Russie et la fin de la premi�re guerre mondiale, L�nine pose l'ensemble du probl�me dans l'antith�se suivante : organisation de l'�conomie mondiale par le prol�tariat - ou bien par le capitalisme.

Le premier Congr�s de la Troisi�me Internationale se tient � Moscou en mars 1919. L� aussi, on pourrait citer une centaine de documents. Limitons-nous au premier manifeste au prol�tariat mondial.

"72 ans se sont �coul�s depuis le Manifeste de Marx et Engels...".

"Aujourd'hui que l'Europe est couverte de d�bris et de ruines fumantes, les plus coupables des incendiaires s'occupent � rechercher les responsables de la guerre!...".

"Au cours d'une longue s�rie d'ann�es, le socialisme a pr�dit l'in�luctabilit� de la guerre imp�rialiste; il en a vu les causes dans le d�sir insatiable du lucre et de la propri�t� des classes poss�dantes des deux concurrents principaux et en g�n�ral de tous les pays capitalistes...". Le Manifeste expose donc les responsabilit�s dans le d�clenchement de la guerre des bourgeoisies qui se pr�tendirent agress�es, et surtout celles de la bourgeoisie anglaise. Il montre que la guerre a repr�sent� la fin de toute illusion mensong�re sur le "perfectionnement du capitalisme". Ce dernier "n'est plus capable de remplir ses fonctions �conomiques essentielles que par le fer et le sang". "Si les opportunistes convainquaient les masses d'une autre possibilit�, en les invitant � collaborer � la reconstruction, il ne resterait d'autre perspective que celle d'une deuxi�me guerre mondiale".

Les metteurs � jour l'ont eu cette deuxi�me guerre! Et comment peuvent-ils oser ne pas voir que la perspective d'aujourd'hui est la m�me que celle d'alors? "L'humanit� travailleuse toute enti�re deviendra-t-elle l'esclave tributaire d'une clique mondiale triomphante qui, sous l'enseigne de la Ligue des Nations, au moyen d'une arm�e "internationale" et d'une flotte "internationale", pillera et �tranglera les uns, entretiendra les autres, mais, toujours et partout, encha�nera le prol�tariat, dans le but unique de maintenir sa propre domination? Ou bien la classe ouvri�re d'Europe et des pays les plus avanc�s des autres parties du monde s'emparera-t-elle de la vie �conomique des peuples, m�me d�sorganis�e et d�truite, afin d'assurer sa reconstruction sur des bases socialistes?".

"Abr�ger l'�poque de crise que nous traversons ne se peut que par les m�thodes de la dictature du prol�tariat!".

"La critique socialiste a suffisamment flagell� l'ordre bourgeois universel. La t�che du Parti Communiste International est de renverser cet ordre des choses et d'�difier � sa place le r�gime socialiste universel!".

Nos adversaires peuvent dire que la d�faite est pass�e sur ces consignes de critique et d'attaque. Ils pourront �videmment le dire, tant que la dictature rouge ne les aura pas r�duits au silence. Et ceux qui s'en vanteront, pourront et devront se vanter aussi tout � la fois de la d�faite d'Engels et de Marx, de Trotski et de L�nine, et du d�menti aux "Manifestes" de 1848 et de 1919.

Le v�ritable danger se trouve chez ceux qui, pr�tendant parler au nom de ces ma�tres et remonter � ces tables, affirment qu'ils n'ont fait que les mettre � jour en les ajustant � la nouvelle situation historique de 1950, et qui conduisent les masses du prol�tariat actuel sur des voies plus d�faitistes que celles que l'Internationale Communiste rappelait lorsqu'elle d�masqua pour toujours les "perfectionneurs" du capitalisme.

Aujourd'hui

C'est � Varsovie que s'est r�uni le Congr�s et qu'a �t� officiellement fond� le Mouvement des "Partisans de la Paix". Congr�s et mouvement non "ferm�s", c � d ouverts � toutes les esp�ces de la zoologie politique et id�ologique, jusqu'aux pr�tres et aux quasi-pr�tres de toutes les sectes les plus farfelues et les plus tremblotantes. Pr�tendant, avec un bluff qui fr�le le record dans ce monde de vantardise et de fanfaronnade, repr�senter un demi-milliard d'adh�rents, un demi-millier de coureurs de publicit�, de succ�s et de carri�res se sont r�unis et une demi-centaine d'orateurs se sont succ�d� � la tribune pour dire, sans ordre et sans lien, les choses les plus disparates et les plus discordantes; y compris quelqu'un, agent double faisant double jeu, qui a suscit� un toll�; tout cela devrait apporter la preuve des vastes bases de l'agitation, qui serait donc d�mocratiquement accessible aux �l�ments les plus divers et aux directives les plus vari�es, tout en offrant � tous des voyages gratuits par pont a�rien! On boit beaucoup aujourd'hui, mais ...va pass�a ! [2]

Il est impossible de suivre un fil quelconque dans les langages aussi disparates et incoh�rents de politiciens, de parlementaires, d'hommes de lettres, d'artistes, de savants, de chiromanciens, de sportifs, de touristes de la pens�e et de globe-trotters de la vanit�, accourus de tous les coins du monde et, pour beaucoup, � l'�vidence, dont l'�loquence �tait due uniquement aux banquets bien arros�s; tenons-nous en � ceux, peu nombreux, dont l'identit� politique est clairement �tablie, et � la r�solution diffus�e dans le monde entier comme celle "que le Congr�s votera � la fin des travaux". Programme impeccable!

La principale figure du Congr�s, ou du moins de la hi�rarchie du mouvement, semble avoir �t� cet Ilya Ehrenbourg dont on a tant parl�, comme du premier journaliste politique russe d'abord, puis comme d'un d�viationniste tomb� en disgr�ce, aujourd'hui enfin comme d'un grand dirigeant mondial, repr�sentant �vident des partis "communistes" fid�les � Moscou.

Le th�me du discours a �t� le suivant : la paix est tout � fait possible, �tant donn� que rien ne s'oppose dans le monde moderne � la coexistence du syst�me et des pays capitalistes avec le syst�me et les pays socialistes; il n'est pas n�cessaire qu'ils se g�nent et qu'ils se rencontrent, "tant la Plan�te est grande".

Les deux compartiments, dans lesquels la "plan�te" sera divis�e par une commission appropri�e, n'auront pas besoin de se faire la guerre puisqu'une simple "comp�tition avec des moyens id�ologiques" se d�veloppera entre eux.

On comprend facilement ce qu'est la perspective de l'histoire mondiale pour les partisans de cette Paix. D'ici quelque temps, autour d'un tapis qui pourra �tre celui de l'ONU sur lequel finissent tous les appels, nous verrons l'apparition des deux champions des camps oppos�s, mettons monsieur Ehrenbourg et monsieur Pearson, aujourd'hui que la presse est le quatri�me pouvoir et qu'elle constitue la troupe des armes id�ologiques. Ayant fait le bilan de leurs campagnes d�f�rentes respectives, destin�es � convaincre l'autre, un des deux admettra que la force des arguments de l'autre aura �t� sup�rieure, et il le priera courtoisement d'aller organiser �galement son propre "compartiment" avec le syst�me dont il d�tient le brevet.

C'est alors seulement qu'il nous sera donn�, � nous les deux milliards de pauvres types "d�l�gants", de savoir si nous vivrons dans le syst�me universel capitaliste ou socialiste, avec de s�rieuses probabilit�s qu'il s'agisse du premier, mais oh!, qu'on devra "perfectionner".

Que le r�gime pour lequel Ehrenbourg publie puisse et veuille vivre avec le r�gime pour lequel Pearson, ou tout autre, publie, c'est une chose que nous pouvons admettre facilement comme plausible.

Ce qui nous int�resse uniquement, c'est de voir ce qu'il reste debout du syst�me de Marx et de L�nine quand on propose ces th�ses : la plan�te est si grande que le capitalisme moderne peut limiter sa pouss�e d'expansion � une seule de ses parties - la lutte entre ces organismes que sont les �tats, ou entre ces organismes que sont les classes sociales et leurs partis, peut se r�soudre sans la force mat�rielle, dans une comp�tition de mots.

Chef de file Ehrenbourg! Chef de file pacifiste! O� donc le comit� de Moscou a-t-il �t� p�ch� par Thorez ? Dans la Tch�ka il doit en �tre rest� au moins un de ceux qui, il y a des ann�es, ont lu et fait de la propagande pour le Manifeste : nous l'appelions Koba [3]. Tout a �t� mis � la disposition des nouveaux chefs de file venus, on ne sait d'o�, on ne sait quand, faire confession de leur marxisme; peut-�tre m�me apr�s le tr�s digne vice-pr�sident Nenni.

Vous avez eu le droit de faire liti�re des textes de 1919 et de 1848 et, dans votre exp�dition � marches forc�es sur la tr�s noble voie du retour en arri�re, ce dernier ne vous a m�me pas suffi; il a fallu que vous revoyiez tout, que vous mettiez tout � jour, que vous reniez tout d'un chemin tout � fait r�cent et pourtant tr�s ancien; sur un signe de vous, sera interrompue aujourd'hui la marche sans tr�ve de l'animal-homme sur l'�corce de la terre, marche que, sous mille formes, le mythe, la litt�rature et la science, ont reconnu comme le fait le plus important de l'histoire et de la vie.

La plan�te est-elle grande, chef de file Ehrenbourg? Est-elle grande si vous pouvez porter dans votre sac de cuir jaune les signatures d'un quart de ses occupants ? Est-elle grande si une d�p�che radio suffit pour transf�rer en douze heures les diffuseurs de vos pr�ceptes de Sheffield � Varsovie le long d'un arc de parall�le de vingt-cinq degr�s? Et, pour vous, la plan�te n'est m�me plus ronde, c'est une surface plane ind�finie dont les bords ne se rencontreront jamais et resteront dans les fum�es des l�gendes comme le cours du myst�rieux Fleuve Oc�an circulaire des premiers Grecs ou comme la terris ultima Thul� d'Horace. Vous �tes parvenus � mobiliser m�me le vieux et na�f Albert Einstein, et vous lui avez fait avaler le caract�re illimit� de la plan�te, au lieu de vous laisser dire par lui qu'aujourd'hui, non seulement la surface sur laquelle nous marchons est courbe, mais, selon les nouvelles doctrines, l'espace entier du cosmos l'est aussi; c'est �galement pour cela qu'on revient au point de d�part; et si Colomb calcula le rayon de la plan�te, en se trompant par d�faut, on cherche aujourd'hui � calculer le rayon de l'univers et l'on comprend son infinit� d'une mani�re diff�rente, de la m�me fa�on que nous ne croyons pas � l'infinit� que les premiers nomades attribuaient au d�sert qui semblait sans limites � leur regard.

Allons plus lentement et passons en revue les quilles abattues en s�rie par le lancer de balle d'Ehrenbourg. La G�opolitique, une science qui se dit r�cente, est � la mode. Son objet est d'�tudier la g�ographie de la plan�te dans ses changements incessants du fait de son occupation par l'homme et du travail humain. C'est une branche de la science qui a compris qu'on ne d�couvre pas les lois des �v�nements historiques dans les traces qu'ils ont laiss� dans le cerveau de l'individu mais dans la physique r�elle des objets pond�rables. Les Am�ricains, les Russes et les Allemands, qui se la cuisinent selon les ordres de leurs sup�rieurs, reconnaissent toutefois comme un ma�tre le g�ographe anglais Mackinder [4], qui a �crit aux alentours de 1919 : "Aujourd'hui, la carte de la terre est compl�tement dessin�e, et il n'y a plus de taches blanches sur la mappemonde. Les facteurs physiques, �conomiques, politiques et militaires, constituent d�sormais un syst�me coordonn�". Les bourgeois apprennent du marxisme, et les pr�tendus repr�sentants prol�tariens l'abandonnent!

Mackinder, suivi par le g�ographe sovi�tique Mikhailov, encart� lui aussi bien sur mais pas avec la fiche jaune d'Ilya, d�veloppe le syllogisme suivant : qui commande l'europe orientale, commande le C�ur du Monde (Heartland) - qui commande le C�ur du Monde, commande l'Ile du Monde - qui commande l'Ile du Monde, commande le Monde.

L'Ile du Monde, c'est l'Eurasie, le vieux Continent qui exclut l'Afrique, le berceau des premiers humains.

Le C�ur du Monde, c'est l'Asie centrale, la zone des grandes mers int�rieures avec leurs fleuves qui ne communiquent pas avec l'Oc�an, l'Amou Daria, le Syr Daria, la Volga, l'Oural, et qui comprend en plus des bassins de ces fleuves, les bassins sup�rieurs des grands fleuves sib�riens qui se jettent dans l'Arctique, l'Obs, l'Ieniss�i, la Lena. Prot�g� au sud par le Toit du Monde, l'Himalaya, au nord par la banquise glac�e et par les grandes distances, sur les c�t�s par l'immense territoire qui le s�pare des Oceans dont la circumnavigation en tous sens est d�sormais achev�e, l'Heartland appara�t comme imprenable � qui consid�re le manpower, le potentiel hommes-machines, � la date de la fin de la premi�re guerre. Si l'on retranche des morceaux du Tibet, de la Mandchourie et de l'Afghanistan, le C�ur du Monde �tait alors d�j� enti�rement russe.

Aujourd'hui, les g�opoliticiens des instituts qui �margent aux budgets de Truman, comptabilisent les flottes a�riennes et les bombes atomiques, et placent le C�ur du Monde sur la calotte polaire, o� se d�roulerait l'ultime duel, et pour le contr�le de laquelle on m�ne une lutte silencieuse.

Les chefs de file de Varsovie ne d�placent pas le c�ur du monde, ils l'abolissent. Ils invitent ensuite ce monde sans c�ur � accueillir avec �motion la motion contrite de leurs affections.

Marchant � reculons sur les ruines de tous les g�opoliticiens des deux h�misph�res, ils tapent durement sur les manifestes de l'Internationale de Moscou et ils rayent, puisqu'ils en ont la facult� hi�rarchique l�gitime, aussi bien la destruction de l'ordre bourgeois universel que l'�rection de l'ordre communiste universel.

L�nine �tant ainsi �mascul�, ils d�molissent la construction de Marx et d'Engels. Mais ce serait peu de chose s'ils l'avaient sabot�e uniquement dans son programme de lutte et de victoire de la classe prol�tarienne mondiale. Il leur faut faire �galement liti�re des r�alisations historiques imposantes du capitalisme moderne, plate-forme indispensable de l'�dification r�volutionnaire. Avec L�nine, nous traitions de ren�gat celui qui le "perfectionnait"; ces Bernstein et ces Kautsky d'aujourd'hui l'empirent, et m�me le d�mant�lent compl�tement dans tout ce qu'il a fait de neuf et de grand.

La pertuisane des chefs de file coupe sans h�sitation les milliers de liens que la bourgeoisie a su nouer autour de la plan�te, dans le sillage des navires, sur les itin�raires des grands explorateurs, avec l'acier des rails, les tourbillons des h�lices et les gaz des appareils � r�action, avec les fils a�riens et les c�bles sous-marins du t�l�graphe, avec les faisceaux et les trains d'ondes hertziennes.

Colomb, qui implorait de fa�on d�sesp�r�e quelques moyens aupr�s des puissants de l'�poque, quelques doublons en or, pour ouvrir, non pas les portes du Paradis, mais celles de l'Orient myst�rieux, n'eut droit � plusieurs reprises qu'au rictus des "g�opoliticiens" de Salamanque qui se moqu�rent de l'id�e de faire le tour de la plan�te, parce qu'ils �taient convaincus qu'on tomberait la t�te en bas. Les Ilya et les Nenni d'Europe ont la m�me horreur du tour des antipodes parce qu'ils sont effray�s par le risque de devoir trouver leur t�te en lieu et place de leurs pieds, avec lesquels ils raisonnent.

Charles Quint, le "f�odal", reconnaissait d�j� devoir � Colomb le bourgeois le m�rite que, sur ses possessions, le soleil ne se couchait jamais. Un autre bourgeois, pourtant pas tr�s port� sur la th�orie et la litt�rature, Garibaldi, nous a laiss� cette phrase heureuse : le socialisme est le soleil de l'avenir! Les Varsoviens, eux, font coucher le soleil de l'avenir dans le cloaque des folliculaires.

Encore avant Colomb, un autre pr�curseur inconscient des gloires bourgeoises, Dante, �crivit en termes po�tiques la grandeur de la course aux limites de la plan�te. Ulysse le pa�en, fourr� dans l'enfer du Dieu chr�tien pour d�lit d'escroquerie au d�triment de nos anc�tres troyens, est invit� par le po�te � narrer sa fin, qui s'enveloppait du myst�re d'un ultime voyage sans retour. Et le h�ros grec raconte dans un passage inoubliable le voyage de son petit navire au-del� du d�troit de Gibraltar, endroit o� Hercule le r�actionnaire, chef des gardes du palais de Jupiter, "arr�ta son regard", comme un Ehrenbourg de la pr�histoire. Dirigeant la proue de son embarcation au sud et � l'occident, Ulysse encourage ses compagnons, de la m�me fa�on que Colomb a d� le faire deux cents ans apr�s l'�crit d'Alighieri, en termes qui ne pouvaient pas ne pas �tre mystiques, mais qui refl�taient la r�elle puissance historique mill�naire qui pousse � la recherche : nous ne sommes pas n�s pour vivre comme des brutes, mais pour suivre le chemin de la vertu et de la connaissance! Ils all�rent de l'avant parmi les temp�tes, "jusqu'� ce que la mer se referma sur nous". [5]

L'homme n'avait pas encore d�couvert la voile, et les compagnons d'Ulysse "des rames, firent des ailes au vol fou". En 1950, le journaliste Ehrenbourg fait de l'avion supersonique un chariot pour cul-de-jatte. [6]

Les partisans actuels du pr�tendu marxisme-l�ninisme du type Moscou 1930, se sont autoris�s � massacrer toute position de doctrine et toute foi, sont sans scrupules devant les principes, et ont mis l'habilet� et la man�uvre au centre de tout. Si les vols des bombardiers atomiques se hasardaient hors du c�ur du monde, ils seraient moins de glace que lorsqu'ils lancent leur invitation paresseuse � un duel id�ologique.

Ulysse le tr�s rus�, l'astucieux, qui a gagn� des guerres par la force de la duperie l� o� la lance d'Achille avait �chou�, devient par comparaison avec eux, du fait de ses lubies de franchir les limites de la plan�te, un pauvre imb�cile.

La colombe de Varsovie est plus troyenne que le cheval de Troie.

Quand le prol�tariat de tous les pays de l'Occident � l'Orient aura accept� de croire que l'expansion capitaliste puisse s'arr�ter � une limite g�opolitique, par dessus laquelle la r�volution de Marx et de L�nine sera remplac�e par un dialogue pacifique, sa d�faite et son esclavage seront confirm�s pour des g�n�rations enti�res.

Si Marx vit le capitalisme former la plan�te � son image, les travailleurs du monde permettront-ils aux chefs de file de la trahison de former un capitalisme � leur image, un capitalisme qui daigne, comme eux, trouver hypocritement la plan�te assez grande?

Ou bien sauront-ils crier aux plumitifs de m�tier qui ont servi cent couleurs avant de devenir chefs de parti et chefs de congr�s : la plan�te est si petite qu'on peut en faire le tour en restant debout, mais, � Sheffield ou � Varsovie, au p�le arctique ou antarctique, plus effront�s et plus gigolos que vous, on baise a l�envers ? [7]

Notes

[1] Non traduit. Ce mot, difficile � rendre fran�ais, est en fait un n�ologisme forg� par Bertelli, dit "Vamba", auteur de livres pour les enfants, et il d�signe ceux qui veulent �viter la guerre. L� Bordiga l'emploie de fa�on m�prisante. Panciafichismo= " pacifisme du � la l�chet� ". �tre " panciafichista " = �tre pacifiste par l�chet�.

[2] " va pass�a" est une expression du dialecte napolitains voulant dire : " vas te faire un tour / vas voir ailleurs". Employ� par Bordiga de fa�on m�prisante.

[3] Koba �tait un surnom de Staline avant 1914.

[4] Mackinder est un g�opoliticien anglais, th�oricien et d�fenseur de la domination imp�rialiste anglaise dans le monde, la thalassocratie anglaise bas�e sur les fameux dreadnoughts. Il se rendit c�l�bre par ses th�orisations sur l'Heartland auquel fait allusion Bordiga. Il fut responsable d'une mission militaire anglaise aupr�s du g�n�ral blanc D�nikine lors de sa lutte contre les bolch�viks. Pour �viter l'union de la Russie et de l'Allemagne, danger mortel pour la domination britannique, il fallait, selon lui, balkaniser l'Europe orientale, �ter les d�bouch�s de la Russie sur les mers Noire et Baltique, etc.

[5] Les deux citations de la Divine Com�die de Dante se trouvent dans le Chant 26 de l'Enfer, vers 125 et 142.

[6] En Fran�ais dans le texte.

[7] Dans cette phrase, de difficile traduction, Bordiga emploie des termes venant de son dialecte.

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