1971 |
"L'histoire du K.P.D. (...) n'est pas l'épopée en noir et blanc du combat mené par les justes contre les méchants, opportunistes de droite ou sectaires de gauche. (...) Elle représente un moment dans la lutte du mouvement ouvrier allemand pour sa conscience et son existence et ne peut être comprise en dehors de la crise de la social-démocratie, longtemps larvée et sous-jacente, manifeste et publique à partir de 1914. " |
Révolution en Allemagne
Pierre Broué
Présentation
Analysant, au début des années 1890, les perspectives du mouvement ouvrier allemand, Friedrich Engels écrivait :
« Aujourd'hui nous comptons un soldat sur cinq ; dans quelques années, nous en aurons un sur trois, et, vers 1900, l'armée, toujours l'élément prussien par excellence, sera socialiste dans sa majorité. Ce développement se réalisera irrésistiblement, comme un diktat du destin. Le gouvernement de Berlin le voit approcher aussi bien que nous, mais il est impuissant. »
En fait, sur la route de la victoire du socialisme, le compagnon de Marx n'envisageait plus que l'éventualité d'un obstacle de taille : la guerre.
« Une guerre changerait tout. ( ... ) Si la guerre éclate ( ... ), une seule chose est certaine : cette guerre où quinze à vingt millions d'hommes armés s'entr'égorgeraient en dévastant l'Europe entière comme jamais auparavant, cette guerre doit, ou bien provoquer, à l'instant même, la victoire du socialisme, ou bien bouleverser à tel point l'ancien ordre des choses et laisser derrière elle un tel amoncellement de ruines que l'ancienne société capitaliste paraîtra alors plus absurde que jamais. Dans ce cas, la révolution socialiste serait peut-être retardée de dix ou quinze ans, mais seulement pour triompher d'une victoire d'autant plus rapide et plus radicale. » [1]
Dans les perspectives du fondateur, avec Marx, du socialisme scientifique, l'Allemagne était donc au centre du champ de bataille sur lequel bourgeoisie et prolétariat devaient s'affronter dans la lutte finale.
C'est en effet du développement, au sein du système capitaliste, des forces de production, de l'augmentation numérique et de la concentration du prolétariat, du développement de la conscience de classe et de son organisation, que Marx et Engels attendaient les conditions de la victoire du socialisme dans le monde. L'Allemagne du début du XX° siècle est un de ces pays avancés où les perspectives de victoire révolutionnaire sont à la fois les plus proches et les plus réalistes, selon cette analyse.
Dans les dernières années du XIX° et le début du XX° siècles, l'Allemagne a connu une profonde transformation économique. Ses ressources naturelles en charbon, la base de l'économie industrielle de l'époque, le développement démographique extrêmement rapide qui la porte, en 1913, à une population totale de 67 800 000 habitants [2], l'ancienneté de son développement commercial qui a accumulé les capitaux nécessaires à la révolution industrielle, l'ont en quelques décennies portée dans le groupe des pays capitalistes les plus avancés. Avec une production de 190 millions de tonnes en 1913, l'Allemagne est le deuxième producteur mondial de houille [3]. Avec une production - insuffisante - de 27 millions de tonnes de fer, elle est le premier producteur européen de fonte et de fer [4]. Ses mines de charbon et ses réserves de potasse - 10 millions de tonnes extraites en 1913 - lui ont permis d'accéder au premier rang dans la production de l'industrie chimique [5]. A partir de 1890, elle est le premier État européen à s'engager sur une échelle industrielle dans l'exploitation des sources d'énergie nouvelles, le courant électrique comme le moteur à combustion [6]. Elle est, à la veille de 1914, à la tête de la production d'appareillage électrique en Europe. Non seulement sa prépondérance industrielle s'y affirme avec une netteté qui ne permet de la comparer sur ce terrain qu'aux seuls États-Unis, mais elle manifeste une remarquable capacité d'adaptation aux techniques et procédés nouveaux [7]. Aucun pays n'a mis sur pied un système de recherche scientifique aussi étroitement lié aux applications industrielles : par ses laboratoires de recherche comme par ses établissements d'enseignement technique, elle est à l'avant-garde du progrès et de l'organisation scientifique de la production [8].
L'économie allemande, au même titre que l'économie britannique ou l'économie américaine, peut servir à l'étude de la phase impérialiste du capitalisme, quoique le caractère tardif de son développement l'ait privée d'un empire colonial semblable à celui de la France ou de la Grande-Bretagne. En 1913, le volume de son commerce extérieur est de 22 500 000 marks, double de celui de la France, 85 % de celui de la Grande-Bretagne [9].
Elle est en relations commerciales avec le monde entier, et c'est dans le monde entier qu'elle recherche les débouchés pour une production que son marché intérieur ne peut plus désormais absorber.
L'État allemand est une création très récente. Longtemps il n'a été question que « des » Allemagnes. Le mouvement des nationalités qui a bouleversé l'Europe au XIX° siècle a semblé en 1848entraîner l'Allemagne dans la voie de la réalisation révolutionnaire de son unité nationale. Mais la bourgeoisie allemande n'avait ni l'audace ni la confiance en ses propres forces de la bourgeoisie française de 1789. Menacée par le mouvement prolétarien qui s'esquisse à l'extrême-gauche du mouvement démocratique, elle préfère sa sécurité derrière le rempart de l'État monarchique à l'aventure populaire et démocratique. Entre le libéralisme politique et les profits que lui assure l'unification du pays sous la poigne prussienne, elle fait son choix. L'unité allemande, on l'a dit, s'est édifiée dans les années 1852-1857 « sur le charbon et sur le fer », et « Saint-Manchester a été le parrain au baptême du nouveau Reich », mais c'est l'armée prussienne dirigée par Bismarck qui l'a inscrite dans la réalité des frontières et du droit. La Prusse a ainsi marqué l'Allemagne unifiée de l'empreinte de son double visage, celui de la bourgeoisie triomphante, plus absorbée par la recherche des profits que par les « jeux stériles » de la politique, et celui des hobereaux de l'Est, les junkers casqués et bottés dont l'arrogance et la force militaire font trembler l'Europe depuis les années soixante.
Ce double visage est inscrit dans la complexité de la Constitution impériale. Le Reich n'est pas un État unitaire, mais un État fédéral, formé de vingt-cinq États - de la Prusse qui a plus de la moitié de la population, les neuf dixièmes des ressources minières et de la métallurgie, à de petites principautés de 50 000 habitants, en passant par la Bavière, la Saxe et le Wurtemberg qui ont quelques millions d'habitants, et les trois « villes libres » de Hambourg, Brême et Lübeck [10]. Chacun de ces États a conservé sa Constitution. La Prusse a son roi, qui est aussi l'empereur d'Allemagne. La Bavière, la Saxe, le Wurtemberg ont leurs rois, le pays de Bade et la Hesse leurs grands-ducs, les villes libres leur Sénat. Chacun a ses assemblées législatives, chambre haute, désignée, chambre basse, élue. Le système électoral varie d'un État à l'autre : le Wurtemberg a adopté le suffrage universel, le pays de Bade donne le droit de vote à qui est en règle avec le fisc. En Bavière et en Hesse, on vote quand on paie un impôt. Le Landtag de Prusse est élu par le système compliqué des « classes » groupant les électeurs suivant leur fortune [11] : il donne, en 1908, à Cologne, autant de pouvoir électoral à 370 électeurs riches de première classe qu'aux 22 324 électeurs de la troisième - ou encore à ce M. Heffte, fabricant de saucisses et unique électeur de première classe dans la 58° section de Berlin en 1903, le droit de constituer une classe à lui seul [12].
Le gouvernement impérial est compétent dans les affaires communes : affaires étrangères, armée et marine, postes et télégraphe, commerce, douanes, communications. L'empereur, qui détient des pouvoirs très étendus dans le domaine de l'exécutif, délègue ces pouvoirs à un chancelier d'empire, responsable devant lui. Le pouvoir législatif est partagé entre le Bundesrat, formé de délégués des États, et le Reichstag, assemblée nationale élue au suffrage universel [13]. En fait, le découpage des circonscriptions électorales qui favorise les électeurs ruraux, l'usage qui place le scrutin en semaine et en écarte nombre d'électeurs salariés, la pratique de la candidature officielle, l'absence d'indemnité parlementaire, restreignent la portée du principe électoral. Les pouvoirs du Reichstag sont limités : il n'a pas l'initiative des lois, ne peut en voter une sans l'accord du Bundesrat et ne peut renverser un chancelier, même en le mettant en minorité [14].
Ce régime, qui n'est ni parlementaire ni démocratique, est en outre caractérisé par la domination de la Prusse dans le gouvernement impérial. Le roi de Prusse est empereur, le chancelier d'empire premier ministre prussien. Les dix-sept délégués prussiens du Bundesrat peuvent y arrêter toute mesure qui déplaît à leur gouvernement, de qui ils ont reçu mandat impératif [15]. Rien n'est possible dans le Reich sans l'accord de ce gouvernement lui-même émanation d'un Landtag élu selon le système des classes. Or la Prusse demeure le bastion d'une aristocratie guerrière de junkers. Le corps des officiers est une caste orgueilleuse de guerriers en qui se concentrent l'arrogance du féodal et la supériorité du technicien, personnellement inféodés à l'empereur, convaincus d'être les dépositaires d'une mission sacrée de défense de l'État. Les junkers y constituent l'écrasante majorité des cadres supérieurs et leur mentalité fait loi dans la hiérarchie militaire. Il en va de même pour la bureaucratie impériale. Les fonctionnaires fédéraux sont en majorité prussiens, coulés dans le même moule que les chefs militaires, dont ils ont la conception de l'autorité et la morgue. C'est à cette caste que l'empereur peut remettre une autorité sans partage en décrétant l'état de siège, qui suspend toutes les libertés et garanties constitutionnelles et institue une véritable dictature militaire.
En réalité, cette structure politique est, par rapport à l'évolution sociale, un énorme anachronisme : une de ces contradictions qui dictent des révolutions. La structure sociale de l'Allemagne présente tous les traits d'une société prête au socialisme. Alors qu'en 1871 un tiers des Allemands habitaient dans des villes, les deux tiers y habitent en 1910. La population, une population ouvrière dans son écrasante majorité, s'est concentrée dans de très grandes cités. On. en compte, en 1910, vingt-trois qui ont plus de 200 000 habitants. Le Grand Berlin en a 4 200 000, Hambourg 930 000, Munich et Leipzig 600 000, Cologne 500 000, Essen et Düsseldorf entre 300 et 350 000, Brême et Chemnitz entre 250 et 300 000 [16].
Il existe dans l'Allemagne moyenne et du sud de nombreuses exploitations paysannes moyennes et petites, mais il y a, sur tout le territoire, 3 300 000 ouvriers agricoles et les grandes exploitations - on en décompte 369 couvrant plus de 1000 hectares recouvrent le quart de la superficie [17]. Cette survivance médiévale crée la possibilité de l'alliance, chère aux marxistes, entre le prolétariat urbain et les paysans pauvres, le prolétariat rural.
La concentration de l'économie entre les mains de quelques magnats d'industrie semble avoir, par la dépossession de la bourgeoisie moyenne et la monopolisation des instruments de production en un petit nombre de mains, créé les conditions de sa socialisation. L'industrie minière est dominée par Kirdorf, président de la Geisenkirchen, animateur du syndicat des charbonnages de la Rhénanie-Westphalie qui en 1913 contrôle 87 % de la production houillère [18]. Le konzern de Fritz Thyssen est un modèle de concentration verticale : il possède à la fois mines de charbon et de fer, hauts fourneaux, laminoirs, usines métallurgiques. Krupp emploie plus de 70 000 ouvriers, dont plus de 41 000 dans ses seuls établissements d'Essen, une véritable ville close, avec ses rues, ses services de police, d'incendie, ses 150 kilomètres de voies ferrées intérieures [19]. Dans l'industrie chimique, la Badische Anilin emploie plus de 10 000 ouvriers à Ludwigshafen [20]; le reste de la production est contrôlé par deux sociétés dont la fusion, en 1916, va amener la naissance de l'I.G. Farben [21]. L'appareillage électrique est dominé par la firme Siemens d'une part, et l'A.E.G. de Rathenau de l'autre, qui emploie dans la région berlinoise 71 000 ouvriers dans dix usines [22]. Deux compagnies maritimes, la Hamburg Amerika Linie et la Norddeutscher Lloyd, assurent à elles seules 40 % du trafic [23]. Sauf aux États-Unis, nulle part la fusion du capital financier et du capital industriel n'a été si profonde : les banques dominent l'activité économique et 74% de l'activité bancaire est concentré dans cinq grands établissements berlinois [24].
Les magnats, les Kirdorf, Thyssen, Krupp, Hugenberg, Stinnes, von Siemens, Rathenau, Ballin, Helfferich sont le sommet d'une couche très mince, quelque 75 000 chefs de famille représentant 200 à 250 000 personnes que l'on peut avec Sombart considérer comme la bourgeoisie riche, au revenu annuel supérieur à 12 500 marks [25]. Avec la bourgeoisie moyenne, 650 000 chefs de famille, 2 millions à 2 millions et demi de personnes, ayant un revenu de 3 000 à 12 000 marks [26], ces classes supérieures, les classes dirigeantes, ne constituent pas plus de 4 à 5 % de la population. A l'autre extrémité de l'échelle sociale, Sombart dénombre, en 1907, 8 640 000 ouvriers d'industrie, 1 700 000 salariés du commerce et des transports, 2 300 000 petits employés de l'industrie et du commerce, soit un total de 12 millions et demi. Il conclut que le prolétariat, au sens large du terme, y compris femmes et enfants, représente environ 67 à 68 % de la population totale [27]. Vermeil constate en conclusion de son étude sur la société allemande que « l'Allemagne de Guillaume Il était, à la veille de 1914, un pays prolétarisé aux trois quarts » [28].
L'augmentation générale du niveau de vie n'a profité, et seulement jusqu'en 1908, qu'à une couche relativement mince d'ouvriers hautement qualifiés, une « aristocratie ouvrière » [29] dont le rôle est loin d'ailleurs d'être toujours conservateur, car c'est de ses rangs que sortent nombre d'éducateurs et d'organisateurs socialistes. Cependant, le prolétariat allemand n'a rien du prolétariat encore fruste, misérable et prostré, qui emplissait les fabriques au début de la révolution industrielle. Relativement instruits, familiarisés avec la technique et les machines, ayant le sens du travail collectif et des responsabilités, le goût de l'organisation, les prolétaires allemands sont des ouvriers modernes, capables de défendre leurs intérêts immédiats, comme de se dévouer à une activité militante, et de prendre conscience, face à une société qui veut en faire de simples outils, que leur solidarité fait d'eux une force capable de transformer leur vie et celle des petits bourgeois écrasés par la concentration capitaliste et dont ils estiment, avec quelque raison, qu'ils peuvent se faire des alliés.
Par ses traits généraux de pays capitaliste avancé comme par les caractères spécifiques de son évolution et de sa structure politiques, l'Allemagne constitue un champ de bataille propice aux luttes ouvrières. Non seulement le prolétariat y constitue l'unique force capable de lutter pour l'achèvement de la révolution démocratique, la destruction de la puissance anachronique de l'aristocratie foncière, des privilèges de l'armée et de la bureaucratie d'État mais, dans le cours même de cette lutte, il est inévitablement conduit à poser sa candidature à la succession des classes dirigeantes et à réclamer pour lui le pouvoir au nom de tous les exploités. La lutte pour la démocratisation de la vie politique, pour l'extension du suffrage universel, exige que soit brisé le cadre constitutionnel : elle commande une lutte de classes qui ne peut aboutir qu'à une lutte armée et à la destruction violente du corps des officiers, rempart de l'État. L'article 68 de la Constitution en exprime, en définitive, l'essence même, puisqu'il exclut l'hypothèse d'une transformation pacifique par la voie parlementaire, au contraire de ce que suggère, au même moment, l'évolution des structures politiques anglaises. De ce point de vue, les conditions - militaires, sociales et politiques - de la réalisation de l'unité allemande, l'effort de Bismarck pour préserver simultanément la puissance des junkers et le champ d'expansion des hommes d'affaires, ont abouti à priver l'Allemagne de ces soupapes de sûreté que constituent, dans les autres pays avancés, une organisation politique reposant sur la base du suffrage universel et du parlementarisme, et l'idéologie démocratique qui est la plus efficace protection de la propriété capitaliste.
Les positions internationales de l'impérialisme allemand souffrent de la même insécurité. Le développement industriel de l'Allemagne capitaliste s'est produit à une époque où les richesses du monde étaient à peu près partagées et, sur ce terrain, l'impérialisme allemand ne dispose pas de ces autres soupapes de sûreté que constituent, au tournant du siècle, les marchés réservés des empires coloniaux. Les historiens ont coutume de souligner, parmi les facteurs de la grande guerre, le rôle de la concurrence anglo-allemande. A partir de 1890, en effet, la Grande-Bretagne connaît les premiers signes du déclin de son hégémonie mondiale. États-Unis et Allemagne la dépassent du point de vue de la production dans plusieurs compartiments. Ses exportations sont de plus en plus exclusivement dirigées vers les pays industriellement arriérés et sur ce terrain elle se heurte à l'industrie allemande. L'Allemagne, deuxième État industriel du monde, est à peu près sûre de l'emporter dans les conditions d'une concurrence libre, mais une grande partie du monde est fermée à son expansion directe, cependant que lui est interdite, hors d'un conflit, la formation de l'empire colonial qui lui serait nécessaire. C'est de ce point de vue qu'il faut considérer la rivalité anglo-allemande dans le domaine des armements maritimes, comme l'opposition systématique de la diplomatie britannique à l'établissement d'une hégémonie allemande en Europe : l'enjeu de la lutte est à l'échelle d'un monde trop petit pour les besoins des protagonistes. Elle est inscrite dans les besoins d'expansion du capitalisme lui-même, et la guerre est inévitable dans la mesure où le partage du monde est terminé et où la poussée du dernier venu, l'impérialisme allemand, exige sa remise en question. Depuis le début du siècle, l'alternative est entre la guerre civile et la révolution mondiale ou la guerre impérialiste, qui, ainsi que l'a entrevu Engels, pourrait à son tour se transformer en révolution et en guerre civile.
C'est dans ce sens en tout cas que le congrès de l'Internationale socialiste en 1912 a défini de nouveau, à Bâle, l'attitude des partis socialistes en cas de guerre :
« En cas de déclaration de guerre, les classes laborieuses des pays intéressés ainsi que leurs représentants parlementaires seront tenus de mobiliser toutes leurs forces pour empêcher le déclenchement des hostilités, avec le soutien de l'activité de coordination du Bureau international, par l'application des moyens qui leur paraîtront les plus efficaces, moyens qui varieront de toute évidence, selon le tour plus ou moins aggravé de la lutte de classes et en fonction de la situation politique générale. Au cas où la guerre éclaterait en dépit de leurs efforts, elles seront tenues de militer pour une fin rapide des hostilités et de tenter de toutes leurs forces d'exploiter la crise économique et politique provoquée par la guerre afin de soulever le peuple et d'accélérer ainsi l'abolition de la domination de la classe capitaliste. » [30]
Face à une telle position socialiste, internationaliste, prolétarienne, dans un pays tous les jours plus mécanisé, uniformisé, prolétarisé et où le prolétariat industriel tient une place aussi importante, les classes dirigeantes sont tenues, sous peine de mort, de tenter, suivant l'expression de Vermeil, de « réconcilier le prolétariat avec le Reich » [31] en le persuadant qu'il est partie intégrante de la communauté nationale. C'est là le sens des efforts déployés par les apôtres du « christianisme social », de Mgr Ketteler comme du pasteur Stöcker, du « socialisme national » de Friedrich Naumann ou de la « politique sociale » de Guillaume II [32]. C'est là le rôle de l'idéologie nationaliste, fondée sur le sentiment national exalté et inquiet d'un peuple qui a dû lutter pour son unité avant de se la voir octroyer, sur la fierté de ses gigantesques réalisations économiques, de sa culture supérieure de « peuple élu », sur un sentiment de frustration de puissance arrivée trop tard au partage du monde. Éducation, presse, propagande s'en feront les véhicules.
Edmond Vermeil a montré comment le national-socialisme et l'antisémitisme hitlériens plongeaient leurs racines dans les efforts des classes dirigeantes pour arracher la masse des prolétaires à l'idéologie révolutionnaire internationaliste. Dès le début du XX° siècle, l'antisémitisme, le « socialisme des imbéciles », comme disait Bebel, avait été pour elles le moyen de détourner les colères d'une petite bourgeoisie écrasée par le développement du grand capitalisme et menacée de prolétarisation. Les classes dirigeantes allemandes n'ont pas d'autre moyen de survivre que de marcher à la conquête du monde, pas d'autre moyen de se concilier le prolétariat que de l'y entraîner, comme l'écrit Vermeil, « dans l'ambiance du nationalisme exalté » [33].
Du point de vue des militants marxistes, la lutte pour la révolution socialiste en Allemagne passait donc d'abord par la lutte pour la conscience de classe du prolétariat, son organisation de classe en parti socialiste au sein d'une Internationale. Or il est incontestable que l'optimisme d'Engels pouvait trouver sa justification dans les succès remportés sur cette voie, et d'abord la construction du grandiose édifice ouvrier qu'était la social-démocratie allemande avant 1914.
Notes
[1] F. Engels, « Sozialismus in Deutschland », Die Neue Zeit, 1891-1892, t. 1, pp. 586, 587.
[2] P. Renouvin, L'Empire allemand de 1890 à1918, 1, p. 15.
[3] Ibidem, p. 11.
[4] Ibidem, p. 12.
[5] Ibidem, p. 16.
[6] Ibidem, pp. 23, 24.
[7] Ibidem, p. 24.
[8] Ibidem, pp. 24, 25.
[9] Ibidem, p. 17.
[10] Ibidem, II, p. 104.
[11] Ibidem, II, pp. 105, 106.
[12] Exemple classique, emprunté à Moysset, L'Esprit public en Allemagne vingt ans après Bismarck.
[13] Renouvin, op. cit., I, p. 107.
[14] Ibidem, II, p. 107.
[15] Ibidem, II, p. 109.
[16] Renouvin, op. cit., I, pp. 69, 70.
[17] Ibidem, p. 71.
[18] Ibidem, p. 31.
[19] Raphaël, Krupp et Thyssen, p. 211.
[20] Renouvin, Op. cit., p. 27.
[21] Bettelheim, L'Economie allemande sous le nazisme, p. 67, n 2.
[22] Renouvin, op. cit., I, p. 28.
[23] Ibidem, p. 65.
[24] Renouvin, op. cit., I, p. 32, 33.
[25] Cité par Vermeil, L'Allemagne contemporaine, sociale, politique, culturelle (1890-1950), 1, p. 92.
[26] Ibidem, pp. 92, 93.
[27] Ibidem, pp. 93.
[28] Ibidem, pp. 92, 93.
[29] M. Burgelin (La Société allemande, 1871-1968), p. 91, écrit qu' « il est possible que certaines catégories de travailleurs, notamment les ouvriers non spécialisés, n'aient pas vu leur niveau de vie réel augmenter ». Aucune étude n'a depuis 1934 renouvelé le travail de J. Kuczynski, Die Entwicklung der Lage der Arbeiterschaft.
[30] Texte de l'amendement présenté par Lénine congrès de Stuttgart (Texte reproduit d'après Braunthal, Geschichte der Internationale, I, pp. 370, 372).
[31] Vermeil, op. cit., p. 114.
[32] Vermeil, op. cit., pp. 101, 104.
[33] Vermeil, op. cit., p. 114.