1971 |
"L'histoire du K.P.D. (...) n'est pas l'épopée en noir et blanc du combat mené par les justes contre les méchants, opportunistes de droite ou sectaires de gauche. (...) Elle représente un moment dans la lutte du mouvement ouvrier allemand pour sa conscience et son existence et ne peut être comprise en dehors de la crise de la social-démocratie, longtemps larvée et sous-jacente, manifeste et publique à partir de 1914." |
Révolution en Allemagne
Pierre Broué
Essai de définition du rôle d'un parti communiste
Ainsi, à peine les dirigeants de la centrale allemande pensaient-ils avoir surmonté les conséquences des erreurs commises à partir de novembre 1918, particulièrement lors du congrès de fondation, que les premiers mois de 1920 et surtout la situation créée par le putsch de Kapp-Lüttwitz révèlent la plus sérieuse faiblesse du jeune parti communiste, son incapacité à s'adapter aux modifications brutales de la situation. D'un autre côté, les débats du 4° congrès, tenus dans la clandestinité, mettent en lumière le relatif isolement de Paul Levi au sein de la centrale, soulignent les obstacles dressés sur la route de l'unification des révolutionnaires allemands — indépendants de gauche, communistes, communistes ouvriers — par les résidus de querelles passées, la vivacité des antagonistes personnels. Moins de six mois après, cependant, le parti social démocrate indépendant crée les conditions de la fusion entre le K.P.D. (S) et l'U.S.P.D. en décidant d'adhérer à l'Internationale communiste.
L'existence et l'action de l'Internationale communiste elle-même ont constitué dans ce développement un facteur décisif : ce n'est pas, finalement, vers Spartakus que sont allés, avec leurs dirigeants de gauche, la masse des ouvriers indépendants, mais plus simplement « vers Moscou », comme disaient à l'époque partisans et adversaires.
Pour les bolcheviks, la création d'une puissante Internationale était une question de vie ou de mort. Rappelant, au cœur de l'année 1920, les combats révolutionnaires livrés en Europe depuis 1917 et leur issue décevante. Nicolas Boukharine écrivait :
« Tout cela démontre qu'il n'est pas possible que la révolution russe remporte définitivement la victoire sans la victoire de la révolution internationale. La victoire du socialisme est l'unique salut pour le monde dont la chair est mutilée et saignée à blanc. Mais, sans la révolution prolétarienne en Europe, il est impossible que le prolétariat socialiste de Russie remporte une victoire durable. (...) Les révolutions sont les locomotives de l'Histoire. Dans la Russie arriérée, le prolétariat seul peut monter sur cette locomotive et en être l'irremplaçable conducteur. Mais il ne peut rester toujours dans les limites fixées par la bourgeoisie : il cherche à arriver au pouvoir et au socialisme. Le problème qui est posé en Russie ne sera pas résolu entre les murs de la nation. La classe ouvrière se heurte là à une muraille qui ne saurait être forcée que par l'assaut de la révolution ouvrière internationale » [1].
C'est à la lumière de cette analyse qu'il faut comprendre les efforts des Russes pour construire l'Internationale communiste. Boukharine conclut :
« Ce n'est qu'autant que le prolétariat en a conscience et se groupe autour de l'organisation de classe du socialisme international qu'il est, non seulement en intention, mais en fait, une force révolutionnaire capable de transformer le monde » [2].
A première vue les conditions n'étaient guère favorables à la construction en commun d'une Internationale par les bolcheviks et les spartakistes. Lénine et Rosa Luxemburg s'étaient nettement opposés sur des questions capitales, le rôle et la nature du parti, puis la nécessité même de la scission. En fait, seule la révolution russe avait rapproché les deux tendances. En 1917 — et si l'on excepte Radek, qui n'était pas vraiment allemand —, Lénine n'avait gagné au bolchevisme aucun militant allemand, quelle qu'ait pu être son influence sur Levi ou sur certains éléments de Brême. C'était la force d'attraction de la révolution russe, le prestige gagné par les bolcheviks dans leur lutte, la haine commune de l'ennemi de classe, en un mot la situation objective plus que les convergences des analyses, qui avaient rapproché dirigeants bolcheviques et spartakistes.
Sans doute doit-on admettre également que les circonstances qui avaient réduit la délégation bolchevique allemande au congrès de fondation à deux militants étrangers au mouvement allemand lui-même et à une personnalité aussi contestée chez les spartakistes que Radek, ont pu peser aussi sur les premiers rapports directs entre eux. Ce n'est en outre pas un hasard si les militant, de Brême soulignent à cette époque les divergences entre communisme et spartakisme — que Wolffheim et Laufenberg tenteront de systématiser — ni si un homme comme Knief — sans doute le militant allemand le plus proche des bolcheviks — se tient volontairement à l'écart de la fondation du K.P.D. (S). De même, l'existence, au sein de Spartakus, d'une minorité hostile à l'adoption du mot « communiste » dans le titre du nouveau parti, le mandat donné par la centrale à ses délégués à Moscou de s'opposer fermement à la fondation de la III° Internationale, révélaient des réticences, mais contribuaient également à un certain malaise, annonçant des rapports difficiles, au moins empreints de méfiance réciproque. La mort tragique de Liebknecht et Rosa Luxemburg, l'auréole de martyrs qui était désormais la leur rendaient difficile de la part des bolcheviks une critique politique de leur action. Enfin et surtout, la lecture des rares lignes consacrées dans la presse du parti russe ou de l'Internationale, ou dans les écrits de Lénine en 1918-19, au mouvement ouvrier allemand, révèle l'absence d'informations précises et de liaisons politiques régulières, un contexte de toute façon peu favorable à la clarification politique qui aurait été la condition nécessaire pour homogénéiser les analyses, les perspectives et les mots d'ordre.
Il n'y a aucun militant allemand dans le premier exécutif de l'Internationale. Edouard Fuchs à la veille du 1° congrès, Eberlein pour le congrès lui-même, Ernst Meyer au cours des mois qui suivent, ne font à Petrograd ou à Moscou que de brefs séjours. Formellement membre de l'Internationale, le K.P.D. (S) en est indépendant dans la pratique, puisque les militants liés aux bolcheviks ou membres de leur parti avec qui ils sont en contact en Allemagne — Radek, Bronski, Zaks-Gladniev — sont eux-mêmes coupés de toute liaison avec les Russes. La première liaison sérieuse et régulière n'est établie qu'à partir de l'automne 1919 : à cette date arrive à Berlin un délégué de l'exécutif que l'histoire connaît sous le nom de « camarade Thomas », faute d'avoir pu percer le secret de son identité réelle [3]. L'homme qui se fait appeler ainsi avait travaillé en 1917-18 à la mission russe de Berne, d'où il s'était fait expulser en novembre 1918. Revenu en Russie, affecté à la « section de propagande » qui dépendait de l'exécutif des soviets, il avait pris part à la préparation du congrès de fondation, qui l'avait porté à son bureau. Rédacteur à Petrograd de l' Internationale communiste, il y avait publié un article sur l'Allemagne sous le pseudonyme de James Gordon. Au début de l'été 1919, il est désigné pour se rendre à Berlin afin d'y mettre sur pied un secrétariat d'Europe occidentale de l'Internationale communiste, ce qu'il expliquera plus tard sous des formules laconiques :
« L'activité de l'I.C. devait être organisée en Occident et tout d'abord en Allemagne. Et, sans le concours de vieux militants rompus au travail clandestin, on ne l'organiserait pas. Il fallait les envoyer de Moscou » [4].
Muni d'un important « trésor de guerre » [5], l'émissaire de l'Internationale atteint donc Berlin à la fin de l'automne, au terme d'un voyage mouvementé. Il y prend tout de suite contact avec Radek [6] et avec la centrale du K.P.D. (S). Rapidement, il parvient à mettre sur pied à Hambourg, puis à Leipzig, des maisons d'édition, dont l'une publie en allemand Die Kommunistische Internationale. C'est à son initiative que se tient à Francfort-sur-le-Main une conférence des partis et groupes communistes occidentaux qui approuve des « thèses », très semblables à celles du congrès de Heidelberg, préparées par Thalheimer. En collaboration avec Radek, il avait déjà mis sur pied un « bureau d'Europe occidentale » composé de militants allemands ou liés au K.P.D.(S). Radek lui-même, Thalheimer, Bronski, Münzenberg et Edouard Fuchs [7].
Il est difficile de considérer ce bureau comme une émanation de l'exécutif de l'I.C. : de même que Bronski, envoyé du parti bolchevique, s'était identifié en Allemagne aux éléments les plus antigauchistes du parti, de même le secrétariat d'Europe occidentale prend nettement position contre les éléments gauchistes et semble même, dans les thèses qu'il élabore à la fin de 1919, se situer très en retrait des positions de l'exécutif et même du congrès de fondation, puisqu'il appelle à la « fondation » de l'Internationale de la révolution mondiale [8]. La venue de Thomas à Berlin sert surtout à établir des liaisons clandestines sérieuses entre Berlin et Moscou qui permettront bientôt à l'exécutif d'être informé en quelques semaines de ce qui se passe en Allemagne, et d'organiser les passages clandestins.
Sans doute l'influence russe ne se fait-elle sentir que par les contacts directs, en Allemagne même, avec certains militants : contacts de Radek avec ses amis de Brême, qu'il arrive en définitive à arracher à l'opposition et à ramener au K.P.D. (S) [9], contact., de Thomas à Berlin avec certains militants qui jouissent de la confiance des Russes, notamment Ernst Reuter-Friesland [10], dont les rapports avec les dirigeants berlinois de l'opposition — Schröder, en particulier — favorisent les plans de l'exécutif d'un rapprochement entre l'opposition et la centrale, même au lendemain du congrès de Heidelberg. La discussion publique qui se déroule à distance entre Lénine et Thalheimer n'est qu'un des aspects des relations de l'époque entre spartakistes et bolcheviks. Elles demeurent toutefois épisodiques, matériellement difficiles : au lendemain du putsch de Kapp, un manifeste de l'Internationale, rédigé en termes très généraux, salue en même temps la victoire de la grève générale sur les putschistes et la naissance de l'armée rouge allemande [11] : publié le 25 mars à Moscou, il est révélateur de l'ignorance de l'exécutif quant à la situation exacte qui prévaut en Allemagne à cette date.
Le putsch de Kapp, les erreurs commises en la circonstance par la centrale du K.P.D. (S), vont marquer un tournant dans l'état d'esprit des membres de l'exécutif : intervenir dans les affaires du parti allemand devient, pour eux, une obligation politique impérieuse. La première véritable intervention a lieu, on l'a vu, à propos de la déclaration d'opposition loyale de la centrale à l'égard d'un éventuel gouvernement ouvrier, au cœur de la question la plus controversée dans le parti allemand même. Elle met au jour d'importants désaccords, qui passent à l'intérieur même de l'exécutif et de son « petit bureau ». Condamnée par Radek comme par Boukharine, par Béla Kun aussi bien que Clara Zetkin, la déclaration d'opposition loyale est finalement soutenue par Lénine.
Cette première discussion, vite interrompue par la prise de position de Lénine et le renvoi, sur sa proposition de l'ensemble du débat au prochain congrès de l'Internationale, présente des caractéristiques qui apparaîtront dans toutes les grandes discussions au sein du mouvement communiste international : le recours, comme références, à des citations de Marx, voire de Lénine, à des exemples tirés de la politique des bolcheviks à tel ou tel moment de l'histoire russe, et la comparaison permanente avec les événements de l'année 1917 constituent les armes favorites des protagonistes. Lénine lui-même donne l'exemple : l'expérience russe est à ses yeux un atout majeur dans la discussion engagée en 1920 sur le gauchisme et, par là même, sur la méthode de construction des partis et de l'Internationale.
La discussion de fond ne peut être qu'internationale. C'est certes en Allemagne que s'est manifesté avec le plus de vigueur le courant gauchiste, et que s'est produite la première scission à gauche d'un P.C., celle qui aboutit en avril 1920 à la naissance du K.A.P.D. Mais la tendance gauchiste est loin d'être proprement allemande et l'ensemble du mouvement communiste occidental est pénétré de son influence. C'est au sein du parti communiste néerlandais que se trouvent les principaux théoriciens du courant, les anciens animateurs du groupe « tribuniste », Henriette Roland-Holst, Hermann Gorter et Anton Pannekoek, dont la contribution au débat international sera capitale.
Une gauchiste britannique, Sylvia Pankhurst, provoque le premier échange sur ce terrain. En juillet 1919, elle écrit à Lénine, au nom de la British Socialist Workers' Federation, afin de lui demander son soutien pour son organisation qui condamne toute action des révolutionnaires sur le plan parlementaire. Le malentendu — banal dans les conditions de l'époque — est évident. La réponse de Lénine est très politique, empreinte en même temps du souci d'éviter d'inutiles querelles : il suggère, à titre provisoire, la constitution de deux partis communistes anglais regroupant les révolutionnaires selon le critère de leur attitude à l'égard des élections et de la participation des communistes aux parlements bourgeois [12]. En même temps, une circulaire de l'exécutif ouvre la discussion dans l'Internationale [13]. Soucieux de ne pas engager un dialogue de sourds, ni un faux débat sur les principes, l'exécutif commence par rappeler le cadre dans lequel doit être menée, selon lui, la discussion : la révolution russe d'octobre 1917 a tracé à l'intérieur du mouvement ouvrier une nouvelle ligne de clivage. Le « programme universel et unificateur » des communistes implique en effet la « reconnaissance de la lutte pour la dictature du prolétariat sous la forme du pouvoir soviétique ». Dans ces conditions, la discussion sur l'utilisation du parlement bourgeois par les communistes n'est obscure que par suite d'une confusion entre le parlementarisme, expression d'un choix politique en faveur du système parlementaire, et la participation de révolutionnaires à des assemblées élues qu'ils utilisent comme des tribunes. Participer aux élections ne peut être considéré comme une règle absolue. Mais il ne saurait être question de s'y opposer par principe. La circulaire affirme : « Il n'y a pas matière à scission sur cette question secondaire » [14].
Or c'est vers cette époque que Rutgers, communiste hollandais, parvient à Amsterdam avec la mission, reçue à Moscou, de fonder un secrétariat d'Europe occidentale de l'Internationale communiste qui serait également chargé de la liaison avec l'Amérique [15]. La mission de Rutgers recouvre celle qui a été confiée à Thomas, ce qui n'a rien d'extraordinaire si l'on considère la difficulté des communications et la nécessité d'assurer au mieux l'existence d'une antenne en Europe occidentale [16]. Le résultat va être pourtant un sérieux conflit entre le bureau d'Amsterdam, animé par les communistes hollandais, aux fortes tendances gauchistes, et le secrétariat de Berlin, inspiré par le KP.D. (S). Le 3 février 1920, en effet, se réunit à Amsterdam une conférence internationale convoquée par Rutgers, avec la participation de délégués mandatés du parti hollandais, des différents groupes britanniques, de l'Américain Louis Fraina, du Russe Borodine, retour du Mexique, de représentants non mandatés d'Indonésie, de Chine, de Hongrie, une vingtaine au total [17]. Il n'y a aucun délégué du K.P.D. (S) ni du secrétariat de Berlin : selon Clara Zetkin, ils n'ont été prévenus de la tenue de la conférence que l'avant-veille de son ouverture, le 31 janvier [18]. La conférence se déroule pendant quatre jours, puis doit s'interrompre : la police disposant d'un agent qui a enregistré les débats, les délégués étrangers sont arrêtés et expulsés [19].
Elle ne reprendra pas. Clara Zetkin, qui arrive alors avec Paul Frölich, Münzenberg et une déléguée suisse, est accueillie par la police hollandaise, décidément bien informée ; elle proteste avec indignation auprès de Rutgers et des autres contre la tenue de ce qu'elle appelle une « conférence-croupion » aussi mal préparée [20]. Le K.P.D. (S) a d'autres sérieux motifs de mécontentement : la conférence a adopté sur la question syndicale des thèses très proches de celles de l'opposition allemande, et en outre a élu un bureau de trois membres, tous Hollandais, Wijnkoop, représentant du P.C. hollandais, Henriette Roland-Holst, gauchiste notoire, et Rutgers lui-même, qui vient dans son parti de s'aligner sur les gauchistes [21]. Les Allemands pensent donc qu'on a tenté de les écarter et de court-circuiter le secrétariat de Berlin ; ils soulignent que les délégués n'ont pas reçu communication des thèses adoptées par le K.P.D. (S) au congrès de Heidelberg [22]. De toute façon, les résultats de la conférence sont minces et se résument à la décision de confier au P.C. américain l'organisation d'un sous-bureau pour le continent, ainsi qu'à l'engagement de tous d'organiser dans les trois mois une nouvelle conférence [23]. Il faut bien admettre que l'activité du bureau d'Amsterdam ne contribue guère à la clarification. Le 3° congrès du K.P.D. (S) tenu à Karlsruhe en février proteste contre ses activités et ses initiatives [24]. Bientôt, le bureau d'Amsterdam va se prononcer publiquement contre la politique du K.P.D. (S) pendant la période du putsch de Kapp et se ranger du côté du K.A.P.D. [25]. Au mois d'avril, une résolution de l'exécutif met fin à sa mission :
« Nous sommes convaincus que les divergences avec les camarades hollandais seront rapidement résolues. Contrairement à la II° Internationale, nous ne dissimulons pas nos divergences, et nous ne nous permettons pas de formulations ambiguës. Sur nombre de questions (syndicats, parlement), le bureau hollandais à adopté une attitude différente de celle du bureau exécutif. Il n'a pas informé le comité exécutif de ses divergences avant de réunir la conférence internationale d'Amsterdam. En conséquence, le comité exécutif déclare que le mandat du bureau d'Amsterdam a perdu sa validité et le révoque. Les fonctions du bureau hollandais sont transférées au secrétariat d'Europe occidentale » [26].
Mais à peu près à la même époque se manifestent dans le mouvement communisme mondial d'autres signes du courant gauchiste incarné par le bureau d'Amsterdam. L'un de ses principaux centres va être groupé autour de la revue Kommunismus, qui paraît à Vienne en qualité d'organe de l'Internationale pour l'Europe du Sud-Est, depuis le début de 1920. Le parti communiste autrichien, comme le parti communiste hollandais, représente dans la classe ouvrière de son pays un courant très isolé, aux tendances sectaires prononcées, comme l'a démontré son comportement pendant l'année 1919, notamment lors de la « Bettelheimerei » [27]. De plus, il est fortement influencé par le petit groupe des émigrés hongrois fixés en Autriche après la défaite de la révolution de 1919, notamment par l'ancien commissaire du peuple à l'éducation, Gyorgy Lukacs, qu'une violente opposition fractionnelle dresse contre Béla Kun [28]. Au moment où le courant gauchiste s'exprime en Europe occidentale, tant à travers les écrits de Gorter et Pannekoek qu'à travers les positions défendues par le K.A.P.D. et les groupes gauchistes britanniques, les deux hommes interviennent en sa faveur. Abordant la question du parlementarisme [29], Lukacs conteste le point de vue — celui de Lénine — selon lequel cette question relève non des principes, mais de la tactique. Pour lui, le problème est de savoir quel est exactement le rapport de forces. Dans une situation où la classe ouvrière est sur la défensive, elle doit, selon lui, utiliser les moyens parlementaires afin de se renforcer. En revanche, quand la classe ouvrière est en pleine offensive, il est de son devoir de créer ses propres organismes de classe, les soviets, et, dans ces conditions, la participation à des élections revêt l'aspect d'une renonciation à une perspective révolutionnaire concrète et ouvre la voie à l'opportunisme [30]. L'article est une condamnation implicite de la participation aux élections dans la situation européenne, et une prise de position contre l'exécutif [31].
Béla Kun, de son côté, manifeste avec éclat des tendances semblables en se prononçant sur la question [32]. Il prend position contre ce qu'il qualifie de « boycottage syndicaliste » ou « passif », en faveur boycottage du « boycottage actif », qu'il définit comme « une agitation révolutionnaire aussi large que si (le parti) participait aux élections et que si son agitation et son action avaient pour but de gagner le plus grand nombre possible de voix prolétarienne » [33].
Au même moment, l'Italien Bordiga commence aussi à développer à l'intérieur de son journal Il Soviet les thèmes antisyndicalistes et anti-parlementaristes qui seront les fondements de la gauche italienne [34]. La première organisation communiste belge, groupée autour de van Overstraeten à Bruxelles, développe à son tour les mêmes positions [35].
Lénine a commencé à rédiger sa brochure sur le gauchisme, La Maladie infantile du communisme : le gauchisme, comme débutait le conflit entre l'exécutif et le bureau d'Amsterdam. Avec ce texte, le débat quitte le terrain de la seule Allemagne pour revêtir la forme d'une bataille internationale publique d'idées. L'intention de Lénine est de permettre aux partis communistes en train de naître de bénéficier de l'expérience bolchevique. Le bolchevisme est, pour lui, un condensé de l'expérience révolutionnaire globale, tant de l'art de l'attaque que de celui de la défense. Sans vouloir pour autant en faire un modèle, Lénine affirme :
« L'expérience a montré qu'en ce qui concerne certaines questions essentielles de la révolution prolétarienne, tous les pays passeront par où a passé la révolution russe » [36].
Or le mouvement communiste international qui est en train de grandir dans l'élan de la révolution russe ne connaît du bolchevisme que l'histoire de sa lutte contre l'opportunisme. Il ignore encore celle qu'il a dû mener contre ce que Lénine appelle « l'esprit révolutionnaire petit-bourgeois » [37].
Les gauchistes en effet nient la nécessité d'un parti révolutionnaire, opposent en permanence « les masses » à leurs « chefs » ou « dirigeants ». C'est là, pour Lénine, une distinction qui crée pour le mouvement révolutionnaire un réel danger. Car il existe effectivement, à l'intérieur de la classe, « une aristocratie ouvrière opportuniste, petite-bourgeoise », dont « les chefs n'ont jamais cessé de passer du côté de la bourgeoisie » : ces « chefs »-là sont effectivement « entièrement détachés des « masses », c'est-à-dire des larges couches de travailleurs, de la majorité des ouvriers les plus mal payés ». C'est le devoir des révolutionnaires que d'œuvrer pour détacher « les masses » de ces « chefs »-là [38]. Mais ils ne peuvent y parvenir que s'ils voient la situation telle qu'elle est :
« Nous devons entreprendre l'édification du socialisme, non pas en partant de l'imaginaire, non pas avec du matériel humain que nous aurions spécialement formé à cet effet, mais avec l'héritage du capitalisme » [39].
Les gauchistes, s'appuyant sur la constatation — évidente — que les dirigeants des syndicats ont partie liée avec la bourgeoisie contre la révolution, appellent les révolutionnaires à quitter les syndicats et à lutter pour leur destruction. Or c'est essentiellement au sein des syndicats réformistes et par leur intermédiaire que les « chefs » réactionnaires conservent leur emprise sur les « masses ». Le devoir des communistes est donc, au contraire, de militer à l'intérieur des syndicats afin de disputer aux « chefs » réformistes la direction des « masses » :
« Renoncer à l'action au sein des syndicats rétrogrades, c'est abandonner les masses ouvrières à l'influence des leaders réactionnaires de l'aristocratie ouvrière, des ouvriers embourgeoisés » [40].
Lénine juge qu'il est inadmissible de ne pas livrer la bataille sur le terrain où précisément elle doit et peut être gagnée, quand « des millions d'ouvriers passent pour la première fois de l'état d'inorganisation aux formes élémentaires, aux formes les plus simples et les plus accessibles d'organisation, c'est-à-dire à l'organisation syndicale ». La tâche des communistes est « de convaincre les autres travailleurs, de savoir travailler parmi eux, et de ne pas se séparer d'eux » [41]. Les gauchistes accusent volontiers les prolétaires d'être contre-révolutionnaires : c'est qu'ils prennent « leur désir pour une réalité objective » [42].
« On ne saurait fonder une tactique révolutionnaire sur le seul sentiment révolutionnaire » [43].
Tant que les communistes n'ont pas la force de dissoudre le Parlement, c'est-à-dire tant qu'ils n'ont pas réussi à convaincre la majorité des travailleurs que le Parlement est une duperie, ils ont le devoir d'y être présents, précisément pour le démasquer, de l'utiliser afin d'éclairer, par ce moyen comme par les autres, les travailleurs dupés. Lénine pense que si le parti communiste allemand ne s'est pas développé au lendemain de la révolution de novembre, c'est, entre autres raisons, parce qu'il a commis en janvier 1919 l'erreur de boycotter les élections à l'Assemblée nationale et de laisser ses militants abandonner les syndicats réformistes :
« Le capitalisme ne serait pas le capitalisme si le prolétariat pur n'était pas entouré de la masse bigarrée des types qui font la transition du prolétariat au sous-prolétariat. (…) D'où l'absolue nécessité pour l'avant-garde du prolétariat, pour sa partie consciente, le parti communiste, de recourir à des accords, à des compromis. (...) Le tout est de savoir employer cette tactique à élever et non à abaisser, dans les rangs du prolétariat, le niveau général de conscience, d'esprit révolutionnaire, de capacité de lutte et de victoire » [44].
En définitive, il pense que le gauchisme est une « maladie infantile » du communisme et que ses progrès en Europe occidentale ne relèvent pas du hasard :
« Dans beaucoup de pays d'Europe occidentale, le sentiment révolutionnaire est aujourd'hui, on peut le dire, une « nouveauté » ou une « rareté » attendue trop longtemps, en vain, avec trop d'impatience. Et peut-être est-ce pour cela que l'on cède avec tant de facilité au sentiment » [45].
Le problème est d'autant plus important que la tâche des révolutionnaires en Europe occidentale est plus ardue :
« Etant donné la situation historique concrète, extrêmement originale de 1917, il a été facile à la Russie de commencer la révolution socialiste, tandis qu'il lui sera plus difficile qu'aux autres pays d'Europe de la continuer et de la mener à son terme » [46].
Les communistes d'Europe occidentale doivent absolument comprendre que, comme l'écrivait déjà Tchernychevski, « l'action politique n'est pas un trottoir de la perspective Nevski » :
« Il faut à tout prix faire en sorte que les communistes de gauche et les révolutionnaires d'Europe occidentale et d'Amérique dévoués à la classe ouvrière ne paient pas aussi cher que les Russes retardataires l'assimilation de cette vérité » [47].
La fréquence des références aux thèses de l'opposition allemande, au parti social-démocrate indépendant dont les militants ouvriers sont en marche vers le communisme, montre quelle est la préoccupation de Lénine : empêcher le gauchisme du mouvement communiste allemand de constituer un obstacle à la fusion, dans un parti révolutionnaire, de tous les éléments ouvriers, dont une minorité se trouve au sein des deux partis communistes et la grande majorité au parti social-démocrate indépendant.
C'est Gorter qui répond à Lénine au nom des gauchistes [48]. Il déplore la publication de sa brochure, dont il estime qu'elle va renforcer en Occident la position des chefs opportunistes de partis socialistes qui ont déjà adhéré ou s'apprêtent à adhérer à la III° Internationale. Pour lui, Lénine se trompe, parce qu'il transpose mécaniquement en Occident l'expérience russe, alors que l'Europe de l'Ouest et de l'Est constituent deux mondes profondément différents. Le prolétariat occidental ne peut en effet, à la différence du prolétariat russe en 1917, compter sur l'appui d'une masse de paysans pauvres, qui n'existe pas. Il est complètement isolé au sein de la société : pour cette raison, les efforts exigés des masses pour le succès de la révolution sont plus grands et le rôle des chefs bien moindre. La puissance du prolétariat occidental dans la lutte révolutionnaire ne peut reposer que sur sa qualité. Le rôle des communistes est donc d'abord d' « élever les masses comme unité et somme d'individus à un degré supérieur de développement, d'éduquer les prolétaires, un par un, pour en faire des lutteurs révolutionnaires en leur faisant voir clairement que tout dépend d'eux » [49].
Gorter est persuadé que Lénine ignore tout de la situation réelle du prolétariat d'Europe occidentale, et qu'il se berce d'illusions quand il écrit que « l'avant-garde est gagnée » ou encore que « le temps de la propagande est révolu » [50]. Depuis des décennies, en effet, les ouvriers occidentaux sont sous l'étroite dépendance idéologique de la culture bourgeoise, et particulièrement des idées bourgeoises sur la démocratie parlementaire. La bourgeoisie, selon la formule d'Anton Pannekoek, « a forgé sur ce modèle le cerveau populaire » et l'ouvrier, embrigadé dans les syndicats, ligoté par l'illusion que les batailles décisives se gagnent avec des bulletins de vote, a perdu sa capacité d'agir. Pour la lui rendre, il faut détruire radicalement ses illusions, ce qui signifie évidemment éviter de l'y ancrer en participant aux élections, et lui donner ensuite les moyens d'agir de sa propre initiative. Les communistes doivent non seulement se garder de renforcer les syndicats réformistes en y militant, mais au contraire les détruire en tant qu'obstacles à l'action et écrans devant la conscience ouvrière. A leur place, ils doivent préconiser une organisation du type « conseils », « révolutionnaire parce qu'elle permet aux ouvriers de décider de tout : l' « union ouvrière », formée, contrairement aux syndicats, non sur la base de l'industrie ou du métier, mais sur la base de l'entreprise. Lénine se trompe lourdement quand il appelle les communistes des pays occidentaux à construire des « partis de masse » : de tels partis renouvelleraient inéluctablement les erreurs opportunistes de la social-démocratie. Il faut, selon Gorter, consacrer tous les efforts à la création et à l'éducation de « noyaux purs et solides de communistes » [51].
Les mois qui suivent le putsch de Kapp et pendant lesquels se déroule la polémique publique entre Lénine et les gauchistes voient également se dérouler des pourparlers en coulisse entre représentants de l'Internationale et délégués du K.A.P.D. à Moscou, ainsi que bien des luttes internes au sein de l'appareil communiste international. A Berlin, un conflit éclate entre le bureau d'Europe occidentale et le secrétariat de l'Internationale des jeunes, que le bureau accuse de manifester des tendances gauchistes et même semi-anarchistes. Münzenberg, de son côté, accuse les gens du bureau d'Europe occidentale de menées fractionnelles, et affirme qu'ils se refusent à transmettre à l'exécutif les documents et lettres émanant de la direction de l'Internationale des jeunes. Au mois de juin, malgré les efforts de conciliation déployés par le représentant du parti russe au bureau, Abramovitch-Zaleski, dit Albrecht, il obtient le soutien unanime du bureau pour une sévère condamnation des pratiques de Thomas et de ses services [52]. Ainsi s'esquisse un conflit qui va aboutir, un an plus tard, à la mise à l'écart de Münzenberg et à la mise en tutelle de l'Internationale des jeunes par l'exécutif [53]. L'appareil de l'Internationale maintient d'autre part, par-dessus la tête du K.P.D. (S), et peut-être même du bureau d'Europe occidentale, des contacts avec les gauchistes allemands à Berlin même, par l'intermédiaire de Félix Wolf, membre du bureau, mais aussi du parti russe, et de Borodine, que Babette Gross qualifie d' « agent de liaison avec le K.A.P.D. » [54].
Par ailleurs, les discussions commencent dès la fin mai, à Moscou, entre l'exécutif de l'Internationale et des représentants du K.A.P.D. Dès le lendemain de la fondation du K.A.P.D., deux membres de sa direction, Appel et Jung, sont partis illégalement pour la Russie soviétique afin d'y établir un contact avec les représentants de l'Internationale. Parvenus au terme de leur voyage après un long mois et bien des détours, ils reçoivent un accueil fraternel mais se heurtent à une détermination dénuée de toute ambiguïté. Leurs interlocuteurs, parmi lesquels Lénine et Zinoviev, maintiennent leur refus de la stratégie et de la tactique prônées en Allemagne par le K.A.P.D., et Lénine leur communique même le manuscrit, encore inédit, de La Maladie infantile [55]. A la suite de ces entretiens, l'exécutif décide l'envoi en Allemagne d'une « Lettre ouverte du comité exécutif de l'Internationale communiste aux membres du K.A.P.D. » datée du 2 juin 1920. Les dirigeants de l'Internationale y condamnent la politique du K.A.P.D., qualifient sa tactique d' « abandon du communisme » et affirment :
« Sur tous les problèmes importants de principe et de tactique qui aujourd'hui en Allemagne sont posés de façon pressante à l'ordre du jour, ce n'est pas le K.A.P., mais le K.P.D. qui a raison » [56].
En attendant que la question soit définitivement réglée, comme il convient qu'elle le soit, par le 2° congrès de l'Internationale communiste, l'exécutif propose la formation à titre provisoire en Allemagne d'un bureau d'organisation paritaire de représentants des deux partis communistes que présiderait un délégué de l'exécutif, ce qui constituerait la phase préparatoire de la réunification, qui demeure l'objectif de l'exécutif [57]. La « Lettre ouverte », cependant, mettra de longues semaines à atteindre l'Allemagne: dans l'intervalle, sans nouvelles d'Appel et Jung, le K.A.P.D. a envoyé à Moscou deux autres représentants au 2° congrès de l'Internationale et cette initiative comme le choix des délégués va poser le problème en termes nouveaux.
C'est également dans la période qui s'étend entre le putsch de Kapp et le 2° congrès de l'Internationale communiste que se développe un débat sur les révolutions bavaroise et hongroise de 1919, commencé depuis la fin de l'année 1919, qui oppose Radek et son disciple Paul Frolich à Paul Levi. Radek a ouvert le feu, peu après sa libération, et transporte dans le domaine public le contenu des discussions qu'il a eues avec Levi sur ces questions au cours de l'automne 1919 [58]. Comme Lénine, il pense que la cause principale de l'échec de Béla Kun et des communistes hongrois a été leur incapacité, voire leur refus, de créer un parti communiste véritable, nettement coupé des hommes, comme des traditions et pratiques de la social-démocratie, ainsi que de leur esprit de conciliation à l'égard, non seulement des social-démocrates de type « majoritaire », mais encore et surtout des « centristes » de type « indépendant ». Esquissant une comparaison avec l'Allemagne, il s'efforce de démontrer le caractère centriste de la politique des dirigeants de la gauche indépendante, les Richard Müller et Däumig, caractérisée par des oscillations entre une tendance qu'il qualifie de « putschiste-blanquiste » au lendemain de janvier ou de mars, et des conceptions « proudhoniennes », opportunistes, dans l'intervalle. Ce sont ces oscillations, caractéristiques à ses yeux du « centrisme », qui en font, en période révolutionnaire, le danger principal pour une direction révolutionnaire. Car les défaites de Hongrie et de Bavière ne s'expliquent pas autrement, selon lui, que par la collaboration des communistes avec ces centristes, indépendants bavarois, social-démocrates de gauche hongrois, qui ont réussi à ôter toute détermination et toute lucidité aux dirigeants de la révolution et à priver les masses d'une direction.
Tel est également le point de vue de Paul Frölich, qui, sous le pseudonyme de Paul Werner, consacre une brochure à l'étude de la révolution bavaroise, dont il explique la défaite finale par la « trahison » des indépendants [59]. Bientôt Radek revient à la question hongroise dans la préface qu'il rédige en janvier 1920 pour l'ouvrage du communiste hongrois Béla Szanto [60]. Il y conduit une vive polémique contre les opinions communément admises dans les rangs communistes allemands selon lesquels la république hongroise des conseils aurait été une construction de l'esprit, le résultat d'un accord de sommet entre communistes et social-démocrates, indépendamment de l'action de classe du prolétariat lui-même. Visant ouvertement Paul Levi et ses camarades de la centrale allemande, il dénonce l'abus qu'ils font, à son avis, de la phrase du programme de Spartakus selon laquelle le parti communiste allemand n'était pas disposé à prendre le pouvoir seulement parce qu'Ebert-Scheidemann avaient fait leur temps et se trouvaient dans l'impasse. Ce jugement, à ses yeux circonstanciel et correct dans la situation berlinoise de janvier, ne pouvait être élevé à la hauteur d'un principe général d'action révolutionnaire. Il écrit :
« La conception d'un simple effondrement de la coalition bourgeoise social-démocrate dans lequel le processus de l'effondrement de l'Etat bourgeois n'irait pas de pair avec celui du rassemblement des forces prolétariennes est complètement antihistorique » [61].
Il estime que les communistes allemands en Bavière, de même que les communistes en Hongrie, ne pouvaient se dérober devant leur devoir de lutte révolutionnaire pour le pouvoir quand bien même la situation internationale vouait les révolutions de Munich et Budapest à un écrasement rapide :
« Nous devons être là où la classe ouvrière lutte, là où elle va au combat, que nous devions vaincre ou subir la défaite» [62].
Radek ironise aux dépens de ceux qu'il appelle les « raisonneurs politiques », qui ne sont prêts au combat que si « l'Histoire leur assure la victoire par contrat [63] ». Pour lui, les communistes hongrois ne pouvaient pas non plus se dérober devant les offres d'unité des social-démocrates, qui répondaient aux aspirations profondes des masses, à partir du moment où les social-démocrates se déclaraient partisans de la dictature du prolétariat. Ils auraient dû, tout en acceptant l'unité, lutter simultanément contre les illusions sur une victoire pacifique et sans violence ; il fallait accepter l'unité et en même temps dresser des potences ! Telle est en effet pour lui la leçon de la révolution russe et de la guerre civile ; on ne doit pas se contenter de thèses, mais agir en révolutionnaires. Et, dans ce cas, la défaite servira aux prolétaires du reste du monde d'exemple et de leçon d'énergie.
Directement visé, Levi relève le défi. Il pense, comme Rosa Luxemburg, que la conscience de classe du prolétariat constitue la condition nécessaire pour la prise du pouvoir et affirme :
« Ce qui est décisif, ce n'est pas l'élément négatif du côté de la bourgeoisie, mais l'élément positif du côté du prolétariat. (...) Le signal positif pour la prise du pouvoir du prolétariat se trouve dans le prolétariat seul et s'exprime dans le stade d'évolution révolutionnaire qu'il a atteint » [64].
Contrairement à ce que pense Radek, il n'y a pas corrélation entre le degré de confusion et de désorganisation atteint par la bourgeoisie et le degré de clarté et d'organisation atteint par le prolétariat. L'exemple allemand — la « grande illusion » de l'« unité » en novembre 1918 — le démontre clairement :
« A une totale impuissance et à une confusion momentanées de la bourgeoisie n'ont pas répondu clarté et décision dans le prolétariat, mais au contraire une impuissance et une confusion tout aussi grandes » [65].
Essayant de préciser la pensée de Rosa Luxemburg, Levi écrit :
« Normalement, entre la nuit bourgeoise et le jour prolétarien se glisse un crépuscule. (...) Dans une telle situation, quand la force de la bourgeoisie peut en certains cas avoir à ce point diminué qu'il serait déjà matériellement possible à une minorité infime de s'emparer du pouvoir, nous, communistes, nous sommes placés devant la première tâche positive que nous ayons à accomplir : l'organisation du prolétariat en tant que classe au sein des conseils. Et je crois que le résultat, le niveau atteint par ce processus d'organisation de la classe prolétarienne — qui, naturellement, ne peut être de façon précise conforme à un formulaire sur le « système des conseils », mais consistera en une succession de hauts et de bas, de manifestations, d'interventions, de luttes, etc. — indique le moment où les communistes doivent prendre le pouvoir. Je pense que c'est cela et rien d'autre que Rosa Luxemburg a voulu exprimer » [66].
L'erreur des communistes hongrois est donc bien, selon Levi, d'avoir voulu prendre, et d'avoir pris, le pouvoir alors que le prolétariat n'était pas prêt, alors que, comme en Allemagne en 1918, sa conscience de classe était encore obscurcie par les tragiques illusions sur « l'unité de tous les socialistes ». Sans nier la nécessité de la terreur de classe, Levi réfute avec énergie l'argument de Radek sur la nécessité d'« ériger des potences » [67]:
« Elever l'érection de potences à la hauteur d'une méthode pour unifier et souder le prolétariat au moment de la constitution du pouvoir des conseils, procéder à l'organisation et à la consolidation du prolétariat non pas sur la base de la « volonté claire et sans équivoque de la grande majorité du prolétariat », de son « accord conscient avec les idées, les buts et les méthodes de lutte » du communisme, mais sur la base d'exécutions capitales et de pendaisons, me paraît — je ne veux pas être trop dur — une méthode très malheureuse. (...) A ma connaissance, la république des conseils russes n'a pas placé la potence dans son emblème entre la faucille et le marteau ; je crois que cette omission n'est pas l'effet du hasard ni d'une simple pudeur, mais qu'elle provient de ce que la république russe des conseils est, elle aussi, construite sur d'autres bases que celles que recommande le camarade Radek pour la Hongrie. Le lien qui fait la cohésion du prolétariat en tant que classe n'est sans doute pas une guirlande de roses, mais ce n'est pas non plus la corde d'un gibet » [68].
Les fautes des communistes en Bavière sont d'une autre nature. Réorganisés et épurés par Léviné, les communistes bavarois ne se sont en effet pas laissés prendre au piège de l'unité socialiste. Très correctement, ils ont refusé de soutenir le « monstre » qu'était la première république des conseils de Bavière née de l'accord entre anarchistes, majoritaires et indépendants. Mais ils ont pris le pouvoir parce que les ouvriers de Munich le voulaient, et parce qu'ils ont pensé, comme Radek, que leur devoir était d'être avec les masses ouvrières, même quand elles se trompaient. Levi estime en effet que la responsabilité des communistes ne se réduit pas à la solidarité avec les masses à tel ou tel moment, mais qu'elle est de diriger l'action pour tout le prolétariat et pour toute la période révolutionnaire. Ce qui caractérise les communistes, c'est qu'ils ont un objectif révolutionnaire, universel et la responsabilité de conduire les masses ouvrières à la victoire :
« Lancer les mots d'ordre que les masses ont précisément toujours à la bouche sans tenir compte du vaste contexte de la révolution, ce n'est pas communiste, c'est « indépendant ». Si nous, communistes, devions nous placer toujours inconditionnellement sur les positions des masses, si nous devions lutter toujours pour leurs objectifs de lutte du moment, nous abdiquerions non seulement notre droit politique à nous déterminer nous-mêmes, mais nous nierons en outre notre rôle dirigeant dans la révolution. Nous n'en serions plus alors la tête, mais la queue » [69].
Retournant contre Radek l'exemple de la révolution russe, il démontre que c'est précisément cette attitude qui a été celle des bolcheviks en juillet 1917 : ils n'ont pas hésité, à Petrograd, à se situer contre le courant et à braver une impopularité provisoire pour défendre une perspective qu'ils estimaient juste. Citant Lénine, il rappelle qu'
« il ne suffit pas d'être un partisan du socialisme ou un communiste. Il faut encore, à chaque moment, savoir trouver dans la chaîne le maillon particulier qu'il faut tirer de toutes ses forces pour saisir toute la chaîne et préparer de façon durable le passage au maillon suivant. Et, de ce point de vue, ce n'est pas du tout reculer, mais au contraire s'accrocher durablement à la révolution que de lancer des mots d'ordre tactiques qui permettent d'éviter une défaite certaine ou prévisible » [70].
La conclusion de Levi porte sans aucun doute l'empreinte des décevantes années 1918-1919, car l'habitude des défaites ne lui en a pas donné le goût :
« Depuis les journées de lutte armée de Berlin en janvier et mars 1919, depuis la fin de Munich et celle de la Hongrie, ma foi dans les vertus miraculeuses de la défaite est ébranlée. Je ne crois pas que l'on ait raison de passer aussi légèrement que le fait Radek sur des défaites aussi lourdes que la défaite hongroise. (...) J'ai peur que, les choses étant ce qu'elles sont, la situation en Hongrie ne permette pas avant longtemps au prolétariat de ce pays de déployer cette « volonté renforcée et approfondie» (dont parle Radek). Je ressens la Hongrie, de même que Munich, comme à porter au passif, non à l'actif, de la révolution mondiale, et ne puis me persuader que c'est agir en direction communiste que de conduire des actions comme s'il était indifférent que leur résultat soit à porter à l'actif ou au passif. Et je suis encore moins disposé à dire qu'il faut provoquer une défaite si on ne peut provoquer une victoire — sous prétexte que la défaite aussi a du bon » [71].
En fait, la discussion autour des révolutions bavaroise et hongroise n'est pas, en Allemagne surtout, une discussion académique. Ce que Levi combat à travers les arguments de Radek c'est au moins autant le putschisme, qui a été, dans le parti: sa bête noire, que la forme militaire du bolchevisme de guerre civile qui s'exprime à travers les arguments en faveur de la terreur, et c'est, de toute façon, ce que les spartakistes ont tendance à considérer comme une manifestation de « blanquisme », la tentation pour le parti de se substituer au prolétariat, l'illusion gauchiste des années d'après-guerre. De leur côté, des hommes comme Radek et Frölich flairent dans l'hostilité de Levi au putschisme une tendance à l'attentisme, une inclination à la seule activité propagandiste, une forme subtile d'opportunisme qui, sous prétexte de convaincre et de gagner la majorité des prolétaires, renoncerait en fait à l'action révolutionnaire, qu'elle remettrait toujours à une conjoncture plus favorable. Les divergences, pour le moment, ne sont pas fondamentales, mais elles risquent de le devenir. En attendant, le problème reste posé en ces termes : comment construire le parti communiste, comment gagner au communisme les centaines de milliers d'ouvriers qui ont tourné le dos au parti de Noske, d'Ebert et de Scheidemann et qui ont constitué la base du parti social-démocrate indépendant, ce parti « centriste » qui constitue en fait aujourd'hui, aux yeux des dirigeants de Berlin comme de ceux de Moscou, l'obstacle à la conquête par le communisme d'une substantielle fraction de la classe ouvrière ?
Ce problème précis de la conquête des masses qui suivent les dirigeants indépendants a fourni à Lénine, dans La Maladie infantile, l'exemple qui lui sert à démontrer la nécessité des compromis. Contre les partisans des « petits noyaux durs et solides », il écrit que les événements récents ont confirmé l'opinion qu'il avait toujours défendue, « à savoir que la social-démocratie révolutionnaire d'Allemagne (...) était encore plus près qu'aucun autre parti du parti dont le prolétariat révolutionnaire a besoin pour triompher » [72]. Il en voit la preuve non seulement dans la continuité entre la « social-démocratie révolutionnaire » et Spartakus qui a donné naissance au parti communiste allemand, mais dans l'évolution interne du parti de masses qu'est le parti indépendant :
« Aujourd'hui, en 1920, après toutes les faillites et les crises honteuses de la guerre et des premières années qui l'ont suivie, il est clair que, de tous les partis d'Occident, c'est précisément la social-démocratie révolutionnaire d'Allemagne qui a donné les meilleurs chefs, qui s'est guérie, qui a repris ses forces avant les autres. On le voit aussi bien pour le parti spartakiste et pour l'aile gauche du parti social-démocrate indépendant d'Allemagne qui mène une lutte sans défaillance contre l'opportunisme et la faiblesse des Kautsky, des Hilferding, des Ledebour et des Crispien » [73].
En 1919, pourtant, Lénine était loin de porter une appréciation aussi favorable sur l'aile gauche du parti indépendant. Dans un article consacré à la conférence de Berne, il s'en était pris avec vigueur à son porte-parole, Däumig, qu'il avait accusé de « byzantinisme », de « servilité à l'égard des préjugés philistins de la petite bourgeoisie », dont il disait que le « gauchisme » ne « valait pas un liard », qu'il était un « parti bourgeois couard » et un « geignard réactionnaire » [74]. C'est la même méfiance qui semble inspirer l'attitude de Radek avant le congrès de Leipzig.
Le développement de la gauche du parti indépendant pendant l'année 1919, le ralliement du parti au principe de la dictature du prolétariat, la décision de Leipzig concernant l'Internationale, avaient infléchi l'attitude des dirigeants de l'exécutif sans pour autant modifier leur attitude fondamentale à l'égard des dirigeants du centre et de la droite: il s'agit pour eux désormais de gagner la majorité des travailleurs qui suivent le parti indépendant à une adhésion à l'Internationale communiste qui ne saurait qu'avoir des conséquences importantes sur ce parti lui-même. Dès le lendemain du congrès de Leipzig, Radek, à la veille de son retour en Russie, a une discussion officielle avec l'exécutif indépendant sur les perspectives d'adhésion [75]. Le 15 décembre, Crispien, au nom du parti, s'adresse à l'exécutif de l'Internationale en même temps qu'aux partis socialistes d'Europe hostiles à la II° Internationale, en leur proposant l'organisation d'une conférence internationale qui pourrait se tenir en Allemagne ou en Autriche [76]. Ainsi s'esquisse l'application de la tactique élaborée par les dirigeants indépendants : tout faire pour n'être pas seuls en face des Russes.
Les réactions des différents organismes de l'Internationale sont révélatrices d'un certain manque d'homogénéité. Le secrétariat d'Europe occidentale — dont le siège est à Berlin — est le premier à répondre, de façon brutale et comme si le congrès de Leipzig ne constituait pas un élément nouveau. Il signifie aux indépendants qu'ils ont encore à faire la preuve qu'ils sont révolutionnaires, et il se refuse à toute discussion avec des partis qui comptent encore dans leurs rangs des « social-patriotes »; il déclare ne pouvoir envisager avec le parti indépendant que des négociations publiques, à travers lesquelles il est clair qu'il entend mener une lutte politique impitoyable [77].
La réponse de l'exécutif en date du 5 février est bien plus positive [78]. Sans doute ce texte, signé de Zinoviev, constitue-t-il pour une bonne part un réquisitoire sévère contre la direction du parti indépendant, dont la politique a été « une oscillation continuelle entre la trahison ouverte du type Noske et la voie du prolétariat révolutionnaire ». Sans doute Zinoviev lance-t-il contre les indépendants bien des accusations, comme celles d'entretenir dans les masses des illusions parlementaires, d'effrayer les travailleurs allemands et de les prévenir contre la révolution prolétarienne en dénonçant la terreur en Russie soviétique, de négliger la lutte antimilitariste et de n'avoir admis que du bout des lèvres la dictature du prolétariat. Comme le secrétariat d'Europe occidentale, l'exécutif reproche aux dirigeants indépendants les relations qu'ils maintiennent avec des partis social-démocrates, leur refus de soutenir les luttes des peuples coloniaux, la présence dans les rangs de leur parti d'un Kautsky, adversaire déclaré du bolchevisme, et surtout, en ouvrant des pourparlers simultanés avec l'I.C. et tous les partis centristes, de « saboter les décisions du congrès de Leipzig » [79]. L'appel qu'il lance « aux ouvriers allemands conscients » pour débattre de cette réponse « dans des assemblées ouvrières publiques » et exiger « des dirigeants du parti indépendant des réponses claires et précises », constitue à l'évidence une invitation à la lutte fractionnelle et à l'organisation, de l'extérieur, d'une pression avec une scission en perspective. Mais il ne rompt pas pour autant les ponts et se déclare prêt à recevoir à Moscou les représentants des partis, quels qu'ils soient, « qui se déclarent prêts à rompre définitivement avec la II° Internationale ». Il laisse même entrevoir l'étendue des concessions possibles de sa part en précisant :
« Le comité exécutif a pleinement conscience qu'il est nécessaire, à cause des caractères complexes et spécifiques des développements révolutionnaires, de tenir compte de toutes les particularités. Nous sommes entièrement disposés à élargir la III° Internationale, à prendre en considération l'expérience du mouvement prolétarien dans tous les pays, à améliorer et élargir l'expérience du mouvement prolétarien dans tous les pays, à améliorer et élargir le programme de la III° Internationale sur la base de la théorie marxiste et de l'expérience de la lutte révolutionnaire dans le monde entier » [80].
Les choses, pourtant, vont en rester là pendant des mois, résultat d'une partie de cache-cache où le parti indépendant proclame qu'il n'a pas reçu de réponse de l'exécutif à sa lettre du 15 décembre et réclame en vain, après avoir pris la décision de principe d'envoyer une délégation à Moscou, l'adresse à laquelle il peut joindre l'intermédiaire que constitue pour lui, dans les négociations avec l'exécutif, le secrétariat d'Europe occidentale [81]. Quand les négociations reprennent, bien des événements se sont produits, le putsch de Kapp et la riposte ouvrière, la revanche de la Reichswehr, les élections générales et, au début d'avril, la fondation du parti gauchiste, le K.A.P.D. [82], qui va compliquer la tâche des négociateurs communistes, même si, en définitive, elle lève une hypothèque réelle sur les rapports entre le K.P.D. (S) et les indépendants [83].
Début avril en effet, Michel Borodine se présente au local central du parti social-démocrate indépendant : il est envoyé par l'exécutif de l'Internationale et porteur d'une lettre d'introduction du secrétariat d'Europe occidentale ainsi que de la lettre de Zinoviev en date du 5 février [84]. Les dirigeants indépendants s'étonnent de la lenteur de la transmission de ce document, qu'ils ne publieront pourtant eux-mêmes qu'à partir du 20 mai — et pas dans toute leur presse [85] —, alors que le K.P.D. (S) le rend public à partir du 23 avril [86]. L'entretien entre Crispien et Borodine se borne à des questions posées par le dirigeant indépendant, qui proteste de la bonne foi de ses camarades et réitère sa proposition d'envoyer, dès la fin de la campagne électorale, une délégation pour ouvrir directement des négociations à Moscou [87]. La presse communiste fait maintenant directement campagne pour l'adhésion des indépendants à l'Internationale [88]. L'aile gauche indépendante prend des positions de combat, et Wilhelm Herzog titre son éditorial dans Forum : « De Leipzig à Moscou. Clarté à tout prix ! » [89] Il se met d'ailleurs à cette époque d'accord avec Borodine pour faire à Moscou un séjour qui va lui valoir de virulentes attaques de la part de Freiheit [90]. Les conversations directes se poursuivent à Berlin à partir du 30 avril, avec la venue d'Alexandre Chliapnikov, qui est invité le 7 mai à une session de l'exécutif indépendant : il y dément catégoriquement que l'Internationale fasse de l'exclusion de quelque indépendant de droite que ce soit une condition d'ouverture des pourparlers pour l'adhésion, et qu'une fusion avec le K.D.P. (S) constitue en quoi que ce soit un préalable à l'adhésion à l'Internationale, comme le suggère Crispien [91].
Tout, dès lors, s'accélère: à la pression en coulisses et la main tendue pour des négociations, s'ajoute la pression publique de l'Internationale sur les militants du parti indépendant à travers la presse et les militants communistes. Radek, en sa qualité de secrétaire de l'Internationale, s'adresse « à l'U.S.P. » [92], s'étonne du silence de ses dirigeants, qui n'ont pas répondu à la lettre du 5 février, proteste contre le fait qu'ils ne l'ont pas publiée, pas plus d'ailleurs que leur propre réponse [93], et réitère la proposition d'envoi d'une délégation à Moscou en vue de négociations directes, ce qui constituerait pour lui le test de la sincérité des dirigeants indépendants [94]. L'exécutif indépendant répond télégraphiquement qu'il est d'accord pour envoyer des délégués à Moscou. Le 9 juin, il apprend par le secrétariat d'Europe occidentale l'ordre du jour du 2° congrès mondial auquel il est invité à envoyer des délégués, ce qu'il fait dans ses sessions des 11 et 19 juin [95].
On avait été tout près de la rupture et, en ce même mois de juin, une lettre de l'exécutif, signée non seulement de Zinoviev et de Radek, mais de Lénine lui-même et des autres dirigeants russes [96], réitérait l'accusation de sabotage des décisions de Leipzig par les dirigeants indépendants, affirmant à l'adresse des militants :
« Leur attitude montre combien nous avions raison quand nous affirmions que voue admission dans la III° Internationale n'était possible que par-dessus la tête de nos dirigeants » [97].
L'appel ainsi lancé aux militants, organisations locales et régionales du parti indépendant à se réunir pour élire directement des délégués qui les représenteraient à Moscou signifiait de la part de l'exécutif le choix de la route de la scission préalable, la moins sûre et assurément la plus coûteuse : la désignation par le parti indépendant de quatre délégués officiels, Crispien et Dittmann d'une part, Stoecker et Däumig de l'autre, laisse ouvertes toutes les possibilités, Mais il est clair que, de son côté, le K.P.D, (S) a des positions dures, puisque son comité central décide, le 17 juin, d'exiger du parti indépendant, au cas où il accepterait les conditions d'admission, de donner la preuve de sa volonté révolutionnaire en excluant ses dirigeants de droite [98], Il affirme en même temps sa détermination de s'opposer à toute admission, sous quelque forme que ce soit, du K.A.P.D. dans l'Internationale :
« II n'y a pas en Allemagne de place pour deux partis communistes » [99].
La question du K.A.P.D. provoque en effet au sein du mouvement communiste des hésitations analogues. Là aussi, les réactions du secrétariat d'Europe occidentale ne sont pas identiques à celles de l'exécutif. Le premier a, dès le 18 avril, porté sévère condamnation contre les scissionnistes, qu'il accuse formellement d'être liés aux défenseurs de la théorie du « national-bolchevisme » et d'avoir eu des contacts avec certains agents des putschistes de Kapp pendant les événements de mars, où ils ont en outre développé des thèmes aventuristes et prôné terrorisme et sabotage [100]. Il conteste la prétention du nouveau parti à être membre de la III° Internationale, alors qu'il s'arroge le droit d'attaquer violemment les partis qui y ont déjà adhéré [101]. C'est une fin de non-recevoir.
Le communiqué du 3 juin, de l'exécutif, laisse en revanche la porte ouverte au retour des scissionnistes et à leur affiliation à l'Internationale [102]. Une lettre ouverte, en date du 2 juillet, adressée par l'exécutif « aux membres du KA.P.D. », s'en explique [103]. S'adressant « aux ouvriers révolutionnaires » de ce parti, l'exécutif rappelle que la scission ne s'imposait pas selon lui et que la réunification demeure possible, si le K.A.P.D. la désire réellement. Mais il estime nécessaire que soient données des garanties de ses intentions, qui pourraient être constituées au minimum par l'exclusion de Wolffheim et Laufenberg et des tenants du « national-bolchevisme » compromis en mars avec les militaires [104], ainsi que celle d'Otto Rühle, qui se comporte en ennemi ouvert de la révolution russe et du parti bolchevique [105]. Il rappelle les positions de l'Internationale en faveur de la participation aux élections et au travail militant dans les syndicats, affirme son accord de principe avec le K.P.D. (S), dont il souligne une fois encore qu'il est le seul parti allemand membre de l'Internationale. Il rappelle toutefois qu'il est en « désaccord total » avec les raisons données par la direction du KP.D. (S) pour sa déclaration d'opposition loyale, et admet que « la centrale de Spartakus n'a pas toujours été ni assez prudente ni assez patiente dans sa lutte contre les éléments de l'opposition» [106]. Il fait enfin des propositions concrètes en vue de la réunification : la formation d'un bureau paritaire K.P.D. (S) - K.A.P.D. sous la présidence d'un représentant de l'exécutif, et l'envoi au 2° congrès mondial d'une délégation du K.A.P.D. [107].
C'est donc au 2° congrès que va revenir la tâche de régler le problème de la réunification des communistes allemands et, à travers l'adhésion à l'Internationale communiste de tout ou partie des masses du parti indépendant, de réaliser un pas important dans la voie de la construction en Allemagne d'un « parti communiste de masses ». La besogne n'est pas facile et l'exécutif désire de toute évidence une unification totale dans laquelle l'esprit révolutionnaire et combatif du K.A.P.D. viendrait corriger les tendances opportunistes que véhicule le parti social-démocrate indépendant et le penchant à la passivité de la direction du K.P.D. (S).
Notes
[1] Boukharine, « La Lutte des classes et la révolution russe », Revue communiste, n° 11, janvier 1921, pp. 385-386.
[2] Ibidem, p. 386.
[3] C'était vraisemblablement Reich, qui n'était pas un « communiste bavarois », comme l'écrit à tort E. H. Carr, op. cit., III, p. 135. Voir le récit qu'il a donné à Boris Nicolaïevsky des premières années de l'Internationale et de sa propre activité dans Contributions à l'histoire du Comintern, pp. 1-28. Warren Lerner, Karl Radek. The Last Internationalist, p. 196, dit que Thomas s'appelait en réalité Rubinstein.
[4] Ibidem, p. 12.
[5] Ibidem, p. 13.
[6] Ibidem ; Thomas écrit que Radek était alors libéré, alors que celui-ci (November ... , p. 158) écrit qu'il était encore emprisonné lors de leur prise de contact.
[7] Ibidem, p. 15.
[8] Kommunistitcheskii Internatsional, n°7-8, novembre/décembre 1919, col. 1099-1102.
[9] Karl Becker est présent au 4° congrès du K.P.D.(S), au lendemain de la fondation du K.A.P.D. don il s'était désolidarisé.
[10] Brandt et Lowenthal, op. cit., p. 131.
[12] Lettre datée du 28 août 1919, Œuvres, t. XXIX, pp. 566-572.
[13] « Der Parlamentarismus und der Kampf für die Sowjet », Manifest, Richtlinien, Beschlüsse des ersten Kongresses. Aufrufe und Offene Schreiben des Exekutivkomitees bis zum Zweiten Kongress, pp. 139-146. La circulaire, signée de Zinoviev, est datée du 1° septembre 1919.
[14] Ibidem, p. 146.
[15] Le Phare, n° 8, 1° avril 1920, p. 387 ; Hulse, The Forming of the C.I., p. 153.
[16] Bericht 3…, pp. 78-79
[17] Hulse, op. cit., p. 154.
[18] Bericht 3… , p. 79.
[19] Hulse, op. cit., p. 155.
[20] Bericht 3 …p. 81.
[21] Hulse, op. cit., p. 156.
[22] Bericht 3 ... , p. 79.
[23] Ibidem, p. 82.
[24] Ibidem. pp. 84-85.
[25] Die Rote Fahne 22 avril 1920.
[26] Le Phare, mai-juin 1920, pp. 484-485.
[27] Voir chap. X.
[28] Borkenau, op. cit., pp. 175 sq.
[29] « Die parlamentarische Frage », Kommunismus, n° 6, 1° mars 1920, pp. 161-172.
[30] Ibidem, pp. 164-169.
[31] En fait, Lukacs polémique contre les idées défendues par Lénine dans La Maladie infantile du communisme sans les connaître encore, puisque l'ouvrage n'était pas publié. Lénine dira (Œuvres, t. XXI. p. 167) : « Cet article de G.L. est très gauchiste et très mauvais. Son marxisme est purement verbal ».
[32] « Die Durchführung » Kommunismus, n° 18, 8 mai, pp. 549-555.
[33] Ibidem, p. 552.
[34] Voir les lettres de Bordiga à l' I. C. (10 novembre 1919 et 1° janvier 1920) Rivista Storica dei Socialismo, 1966, n° 27, pp. 183-188.
[35] Le Phare, 1° mars 1920, pp. 334-335.
[36] Œuvres, t. XXXI, p. 25.
[37] Ibidem, p. 26.
[38] Ibidem, p. 37.
[39] Ibidem, p. 45.
[40] Ibidem, p. 48.
[41] Ibidem, p. 49.
[42] Ibidem, p. 53.
[43] Ibidem, p. 59.
[44] Ibidem, p. 70.
[45] Ibidem, p. 59.
[46] Ibidem.
[47] Ibidem, p. 67.
[48] Herman Gorrer, Offener Brief an den Genossen Lenin. Eine Anttwort auf Lenins Broschüre : Der Radikalismus, eine Kinderkrankheit des Kommunismus, Berlin, 1920 (K. A. P. D.). Nous avons utilisé ici la traduction française de 1930. Réponse à Lénine, en la confrontant au texte allemand rééditédans A. Pannekoek et H. Gorter, Organisation und Taktik der proletarischen Revolution, Francfort, 1969.
[49] Gorter, op, cil., p, 24.
[50] Ibidem, pp, 97-98.
[51] Ibidem, p. 108.
[52] B. Gross, op. cit., pp. 107-108.
[53] Ibidem, pp. 117 sq.
[54] Ibidem, p. 116.
[55] Bock, op. cit., p. 253.
[56] Die Rote Fahne, p. 128.
[57] Bock, op. cit, p. 255.
[58] Arnold Struthahn, Die Entwicklung der Weltrevolution und die Aufgaben der K. P., 1919.
[59] Paul Werner, Die Bayrische Räterepublik. Tatsachen und Kritik, 1920.
[60] Béla Szanto, Klassenkämpfe und Diktatur des Proletariats in Ungarn (1910).
[61] Radek, « Die Lehren der Ungarischen Revolution », Die Internationale, n° 21, 25 février 1920, p. 57.
[62] Ibidem, p. 58.
[63] Ibidem.
[64] P. Levi, « Die Lehren des Ungarischen Revolution », Die Internationale, n° 24, 24 juin 1920, p. 35.
[65] Ibidem.
[66] Ibidem, p. 36.
[67] Radek, op. cit., p. 59.
[68] Levi, op. cit., p. 37.
[69] Ibidem, p. 39.
[70] Ibidem.
[71] Ibidem, p. 40.
[72] Œuvres, t. XXX, p 28.
[73] Ibidem.
[74] Œuvres, t. XIX, p. 400.
[75] D'après Freiheit, 25 juin 1920.
[76] Texte dans Freiheit, 2 janvier 1920.
[77] Spartakus, n° 5/6, janvier 1920.
[78] Die Rote Fahne, 23, 26, 27, 28 avril 1920.
[79] Dès le 20 décembre 1919, Däumig, dans Freiheit, avait souligné l'hostilité manifeste de la presse de son parti et ses comptes rendus malhonnêtes, malveillants et incomplets sur le congrès de Leipzig.
[80] Die Rote Fahne. 28 avril 1920.
[81] Freiheit, 26 juin 1920.
[82] Voir chap. XVIII.
[83] La droite indépendante va affirmer qu'il s'agit d'un « élément nouveau » dans la situation, mais la gauche voit s'éloigner ainsi ses adversaires les plus farouches du côté communiste.
[84] Freiheit, 26 juin 1920.
[85] Ibidem. La direction du parti indépendant invoque les nécessités de la campagne électorale et le « manque de papier ».
[86] Voir plus haut, note 78.
[87] Compte rendu sténographique de ces conversations, Freiheit, 26 juin 1920.
[88] Les documents apportés par Borodine sont publiés dans les journaux du K.P.D.(S) et les indépendants accusés de les dissimuler.
[89] Forum, n° 7, avril 1920, pp. 481-484, précédant la lettre de Zinoviev du 5 février.
[90] Il séjournera en Union soviétique de mai à août 1920. Dossier des attaques de Freiheit, de la correspondance de Borodine, Radek et lui-même dans « Die Wut des Hilfergendinges », Forum, n° 11, avril 1920, pp. 866-870.
[91] Freiheit, 26 juin 1920.
[92] Die Rote Fahne, 12 juin.
[93] Elle sera publiée dans Freiheit à partir du 11 juillet.
[94] Voir Freiheit, 31 mai 1920.
[95] Freiheit, 27 juin 1920.
[96] Texte, non daté, dans Manifest Richtlinien ... , pp. 322-325 sous le titre « An alle Orts — und Landesorganisationen der U. S. P. D .. an alle Arbeiter, die Mitglieder der U. S. P. D. sind ».
[97] Ibidem, p. 324.
[98] Die Rote Fahne, 24 juin 1920.
[99] Ibidem.
[100] Les Hambourgeois sont évidemment les premiers visés. Wolffheim pour ses contacts avec les officiers du général von Lettow-Vorbeck (selon une déclaration de Brandler à O. E. Schüddekopf, Linken Leute von Rechts, p. 433, il aurait même été secrétaire du général), mais aussi Laufenberg qui, avec Wolffheim, aurait rencontré Reventlow à la veille du putsch (Ibidem, p. 435). Parmi les autres dirigeants du K. A. P. D. accusés de tels contacts se trouve l'ouvrier berlinois Fritz Rasch : Freiheit publiera (10 juin 1920) une lettre d'un des collaborateurs de Kapp parlant de ses conversations avec les «kappistes » (lettre de von Weimburg, du 14 mars 1920), déclarant que le général von Falkenhausen « n'est pas opposé aux conversations avec M. Rasch ». Rasch démentira (Die Rote Fahne, 16 juin 1920, d'après K. A. Z.).
[101] Die Rote Fahne, 22 avril 1920.
[102] Ibidem, 15 juin 1920.
[103] 'Ibidem, 13, 14, 16, 17, 20 et 21 juillet 1920.
[104] Ibidem, 17 juillet 1920.
[105] Ibidem, 20 juillet 1920. Otto Rühle est en Russie depuis la fin du mois de mai (Bock, op. cit., p. 255).
[106] Die Rote Fahne, 21 juillet 1920.
[107] Ibidem. Merges est déjà parti pour Moscou avec le mandat d'y représenter, avec Rühle, le K. A. P. D. dans des négociations qui commencent le 19 juillet (Bock, Ibidem).