1971

"L'histoire du K.P.D. (...) n'est pas l'épopée en noir et blanc du combat mené par les justes contre les méchants, opportunistes de droite ou sectaires de gauche. (...) Elle représente un moment dans la lutte du mouvement ouvrier allemand pour sa conscience et son existence et ne peut être comprise en dehors de la crise de la social-démocratie, longtemps larvée et sous-jacente, manifeste et publique à partir de 1914."


Révolution en Allemagne

Pierre Broué

3

De la conquête des masses à la défaite sans combat


XXXV: L'occupation de la Ruhr

L'année 1923 est pour l'Allemagne d'après guerre l' « année terrible ». Les conséquences de la guerre y déchaînent une crise sans précédent dans un pays capitaliste avancé. Le malaise économique qui règne depuis deux ans se transforme en un véritable bouleversement social et politique à la suite de la décision française d'occuper la Ruhr en janvier 1923.

Le problème des réparations et les puissances.

L'article 231 du traité de Versailles prévoyait le paiement de « réparations » par l'Allemagne. Cette question allait rapidement devenir l'enjeu de la bataille entre les anciens vainqueurs. Dès 1919, Anglais, Américains et Français s'affrontent au sein de la commission des réparations, et les conférences interalliées se succèdent, cependant que la diplomatie allemande s'efforce de tirer parti de ces lenteurs. En juillet 1920, la conférence de Spa fixe la répartition entre Alliés des sommes à percevoir et décide du principe de règlements forfaitaires. En janvier 1921, la conférence de Paris décide le versement de quarante-deux annuités, les unes de taux fixe, les autres proportionnelles au produit des exportations allemandes. La première conférence de Londres décide, à titre de représailles pour le non-paiement d'une échéance de 20 millions de marks-or, l'occupation de Düsseldorf et Duisbourg. La demième, en mai 1921, fixe à 132 milliards de marks-or, compte non tenu du remplacement des valeurs détruites, le montant de la dette allemande, en annuités fixes de 2 milliards de marks-or, majorés d'une indemnité variable égale à 26 % du montant des exportations allemandes. Dès juillet 1923, le gouvernement allemand plaide pour un moratoire, que le gouvernement français est bien décidé à refuser. Le 10 janvier 1923, malgré les Alliés et l'indignation de l'opinion européenne, le gouvernement Poincaré donne au général Degoutte l'ordre d'occuper militairement la Ruhr, sous le prétexte de « saisir un gage productif ».

Les désaccords entre puissances alliées ne relèvent ni de conceptions différentes de la paix ou de la morale politique, ni de divergences quant aux perspectives de « l'avenir de l'Allemagne ». Les industriels français veulent se faire dédommager de la ruine des installations du Nord, alimenter les fonderies acquises en Lorraine. L'industrie allemande, qui a perdu les trois quarts du bassin de Haute-Silésie, doit fournir à la France d'énormes quantités de charbon au titre des réparations. L'industrie charbonnière britannique est menacée par les livraisons de l'Allemagne, qui réduisent de moitié ses exportations vers la France. Les sidérurgistes français tiennent particulièrement à la fourniture de coke métallurgique de la Ruhr. L'industrie lourde allemande manque de minerai, surtout après la perte du gisement lorrain. La possibilité d'une alliance entre industrie lourde française et allemande, la formation d'un trust franco-allemand pourraient signifier l'expulsion de la Grande-Bretagne du marché européen et la perte d'importants débouchés pour les produits de sa métallurgie.

C'est à réaliser cet objectif que travaillent les intérêts représentés par les deux grandes banques françaises, Union parisienne et Banque de Paris et des Pays-Bas, et la Société générale belge. Raymond Poincaré est l'homme politique de cette opération d'envergure, qui compte des partisans résolus à tous les leviers de commande. Depuis 1919, les autorités françaises d'occupation en Allemagne, Tirard, président de la haute commission interalliée en Rhénanie, le général de Metz, commandant les forces du Palatinat, s'emploient à encourager en Rhénanie un mouvement « séparatiste ». Faute de pouvoir véritablement « coloniser » l'Allemagne, comme le disent nationalistes et communistes, on songe, à Paris, à la morceler. Un Etat rhénan englobant la Ruhr pourrait constituer le support politique d'une domination française en Europe, et la base d'un condominium franco-allemand sur le marché européen.

Les Etats-Unis s'opposent résolument à ces plans, au nom de la nécessité de « sauver l'Allemagne ». Ils ont tenté d'amener le gouvernement français à consentir une diminution des sommes dues au titre des réparations, à renoncer à un morcellement de l'Allemagne. Les capitalistes américains se déclarent prêts à fournir à l'Allemagne les capitaux nécessaires à son relèvement économique, et, du coup, au paiement des réparations. Ainsi que le note Eugène Varga, « les Etats-Unis sont l'unique pays du monde qui, malgré une situation normale, manque de main-d'œuvre industrielle (...), l'unique pays capable de nourrir le prolétariat allemand industriel, en lui donnant des matières premières à travailler en Allemagne même » [1]. La Grande-Bretagne s'aligne en définitive sur les Etats-Unis, dont la pression est seule capable d'écarter l'éventualité qu'elle redoute le plus. Comme l'écrit Varga, « en face du système continental impérialiste français se dresse chaque jour plus compact le système du marché mondial anglo-américain » [2].

A la fin de 1922, le gouvernement Poincaré présente un plan de règlement. Il prévoit la stabilisation du mark — dont la dévaluation continuelle est un moyen pour l'Allemagne d'esquiver le fardeau —, des mesures pour équilibrer le budget, des mesures contre la fuite des capitaux et l'accumulation des devises étrangères. La commission des garanties siégeant à Berlin assumerait de fait la gestion des finances allemandes, pouvant « s'opposer aux dépenses qui lui sembleraient déplacées et prescrire toute espèce d'augmentation des recettes qu'elle croira réalisable » : l'Allemagne serait ainsi soumise à une tutelle plus sévère encore que la Turquie d'avant 1914. Par-dessus le marché, le gouvernement français refusant tout moratoire de plus de deux ans et, de façon générale, tout moratoire sur les frais d'entretien de l'armée d'occupation et les livraisons en nature, revendique des garanties : surveillance de la production charbonnière et de l'exécution des livraisons par une commission interalliée siégeant à Essen, remise d'un dépôt de garantie en devises étrangères, réquisition des réserves.

La « résistance passive ».

Dès le lendemain de l'occupation de la Ruhr par les troupes franco-belges, le gouvernement Cuno annonce qu'il résistera à l'agression étrangère. Le 12, le président Ebert lance un appel en ce sens. Le 13, le Reichstag, par 284 voix contre 12, décide la « résistance passive » [3] : aucun Allemand ne doit accepter de collaborer avec les autorités d'occupation, tout paiement est interdit. Les incidents se multiplient au fur et à mesure de l'extension de l'occupation. Il y a des coups de feu à Düsseldorf et Bochum, des grèves de cheminots ou de mineurs ici ou là. Les autorités d'occupation annoncent des mesures draconiennes pour briser cette résistance. Le 19 janvier, elles font arrêter le bourgmestre de Dortmund, le 27, Fritz Thyssen junior. Le gouvernement allemand incite les ouvriers à ce qu'il appelle la « grève patriotique », menace de considérer comme des « traîtres » ceux qui accepteraient de travailler pour l'occupant. Le 27 janvier, les autorités militaires françaises annoncent qu'elles ont décidé de prendre en main l'exploitation des chemins de fer de la Ruhr, pratiquement paralysés par la grève. Elles parviendront à les remettre en marche par un appel massif à des cheminots français et belges après expulsion de la zone d'occupation de 1 400 cheminots allemands [4]. Le 29 janvier, elles proclament l'état de siège et décident d'étendre la zone occupée jusqu'à la frontière hollandaise [5].

Début janvier, le conflit a pris un caractère plus violent. La décision du gouvernement Cuno d'appeler à la résistance passive, la campagne nationaliste de la grande presse, les mesures de représailles des occupants, tout contribue à passionner le conflit et à déchaîner les forces nationalistes d'extrême-droite. Cuno, qui a le soutien des grands industriels, laisse par la force des choses la bride sur le cou aux chefs de la Reichswehr, dont la complicité avec les chefs de bande nationalistes s'organise presque ouvertement. Le 26 janvier, Ludendorff a lancé un appel aux armes [6]. De l'Allemagne entière, de nouveau enfiévrée par les passions nationalistes, accourent des volontaires des groupes paramilitaires, des anciens des corps francs. Les chefs de la Reichswehr coordonnent le tout avec l'accord du gouvernement. Le 30 janvier, le chancelier Cuno et le général von Seeckt s'entretiennent au sujet de l'armement et de la mobilisation et se mettent d'accord en ce qui concerne les relations avec l'Orgesch [7]. Le lendemain, le général rencontre Jahnke, aventurier mondialement connu, qui lui expose ses vues en ce qui concerne le sabotage des chemins de fer [8] ; une autre conversation, avec Stinnes, porte sur le financement de ces nouvelles activités [9]. C'est à peu près à cette époque que le lieutenant-colonel von Stülpnagel reçoit mission de s'installer clandestinement dans la zone occupée, afin d'y diriger les opérations de sabotage [10]. Il résume lui-même sa mission en ces termes :

« Il s'agit de transformer la résistance passive en résistance active (nuit de la Saint-Barthélemy) et de l'organiser aussi rapidement que possible par l'Etat » [11].

Le 13 février, le général von Seeckt a un entretien avec des représentants des industriels de la Ruhr et les dirigeants de la Reichsbank : ces derniers se déclarent prêts à lui fournir sur-le-champ 300 millions de marks destinés à l'achat d'armes autrichiennes en Italie par l'intermédiaire de Mussolini. Le 15, il rencontre les dirigeants de l'Orgesch, le 17, au cours d'une discussion avec un des directeurs du konzern de Stinnes et le propriétaire de mines von Löwenstein, est décidée une rencontre avec Ludendorff [12]. Le 20, au domicile du directeur général de Stinnes, von Seeckt et Ludendorff se rencontrent pour une discussion des conditions de la collaboration entre la Reichswehr et les activistes d'extrême-droite [13].

Le résultat de cette intense activité politique est la recrudescence des violences dans la Ruhr. Des rails, des fils électriques et téléphoniques sont coupés, les sabotages se multiplient, paralysant fréquemment industrie et transports. Les occupants ripostent par des arrestations massives après chaque attentat, apportant ainsi de l'eau au moulin des nationalistes, dont l'objectif est précisément de soulever toute la population dans une lutte acharnée dont ils conserveraient le contrôle.

Le parti social-démocrate s'est lancé à corps perdu dans la nouvelle « union sacrée » provoquée par l'action franco-belge. Au nom du groupe parlementaire, Hermann Müller a apporté le soutien de son parti à la politique de résistance passive [14] en dépit des réticences manifestées par de nombreux députés, y compris au moment du vote [15]. Le parti communiste, lui, a refusé de se laisser entraîner dans ce qu'il considère comme une nouvelle capitulation devant la bourgeoisie allemande, une réédition du vote du 4 août 1914. Dans la Ruhr, il appelle les travailleurs à se battre sur deux fronts, aussi bien contre l'occupant que contre leur propre bourgeoisie, qui les abuse. La propagande communiste dénonce l'escroquerie qui envoie à l'abattoir les prolétaires allemands pour soutenir « les 50 % de Stinnes » [16]. Radek commente en termes ironiques « le patriotisme de l'industrie chimique allemande » et l'accord conclu quelques semaines après la proclamation de la résistance passive entre la Badische Anilin et le gouvernement français concernant la vente de secrets de fabrication d'explosifs et la construction d'une usine d'explosifs en France [17]. Il s'agit, pour les communistes, d'arracher la classe ouvrière allemande — et d'abord celle de la Ruhr — au courant nationaliste dans lequel on essaie de l'entraîner.

Les ouvriers de la Ruhr sont en effet l'enjeu d'une concurrence acharnée entre autorités allemandes légales et autorités d'occupation. La militante communiste Kathe Pohl [18] décrit en ces termes ce conflit :

« Il était d'une importance capitale, à la fois pour la bourgeoisie allemande et pour les généraux français, d'avoir avec soi les ouvriers. Les uns et les autres ont cherché à attirer dans leur camp le prolétariat de la Ruhr et n'ont pas regardé à la dépense pour y arriver. Les généraux français exploitent consciemment la haine de la classe ouvrière allemande pour ses maîtres. (...) Les généraux français répètent en toute occasion que les troupes françaises sont entrées dans la Ruhr contre les bourgeois et non contre les ouvriers. (...) De nombreux agents français sillonnent la Ruhr, agissant dans le même sens. Côté allemand, mêmes efforts. Quand un directeur est arrêté par les Français, on essaie de constituer dans l'usine une « commission de libération » composée surtout d'ouvriers et, si possible, comprenant un ouvrier communiste. ( ... ) Plus encore que les « commissions  de libération », la grève de protestation est à la mode. Quoi qu'il arrive, un directeur arrêté, un maire condamné, un fonctionnaire expulsé, on essaie de déclencher une grève, en promettant que les grévistes seront payés pour leurs journées de grève » [19].

Rapidement, cependant, la « résistance passive » révèle un visage tout différent de celui qu'auraient voulu lui donner les dirigeants allemands du gouvernement et de l'armée. Du côté des travailleurs, et malgré les menaces de tout ordre, la pression de la misère est déterminante. Les ouvriers prennent conscience que ce n'est pas leur propre cause qu'ils défendent en se déclarant solidaires de leur patron : les conseils d'usine des entreprises Thvssen révoquent leurs délégués qui ont accepté de voter avec les patrons une motion pour la libération de Fritz Thyssen junior [20]. C'est que les industriels, rendus prudents d'ailleurs par quelques manifestations énergiques des occupants à leur égard, ne perdent pas de vue leurs intérêts matériels, même immédiats. Le charbon n'est pas distribué aux familles ouvrières comme le réclament le parti communiste et, souvent, organisations syndicales et comités d'usine : il reste sur le carreau des mines — jusqu'au moment où les camions de l'occupant viennent le charger, le patron se contentant, dans le meilleur des cas, d'une énergique protestation. La « résistance passive » des industriels prend de plus en plus l'allure d'une comédie.

La tragédie se déroule dans les quartiers ouvriers : là, la hausse des prix, le chômage croissant, la misère, provoquent des explosions de colère, des manifestations de rue que les occupants répriment : à Buer-Recklinghausen, ils lancent les chars contre les ouvriers qui défilent. A Essen, le 31 mars, les 53 000 ouvriers de Krupp débraient à la nouvelle de l'arrivée d'une commission alliée, puis, apprenant que l'armée française réquisitionne les camions qui servaient à transporter leur ravitaillement, ils manifestent directement contre l'occupant : treize morts, quarante-deux blessés [21]. Ils ne réagiront guère, quelques jours plus tard, lors de l'arrestation de Gustav Krupp lui-même. En fait, ils sont pris entre deux feux, et leurs réactions spontanées, souvent attisées par des provocations, les conduisent souvent à recevoir des coups des deux côtés. Le 13 avril, à Mülheim, une foule ouvrière prend d'assaut l'hôtel de ville et, sous l'impulsion de militants communistes et d'anarcho-syndicalistes, désigne un conseil ouvrier qui décide la distribution de vivres et la constitution d'une milice ouvrière [22]. Les autorités d'occupation se sont abstenues d'intervenir, puisque l'action n'est pas dirigée contre elles, mais elles autorisent la police allemande à pénétrer dans leur zone pour y rétablir l'ordre : la police reprend l'hôtel de ville de Mülheim le 21 avril, après des combats qui font dix morts et soixante-dix blessés [23].

Terroristes de l'armée et des groupes francs multiplient de leur côté attentats et sabotages, cherchent à provoquer des représailles qui rassemblent autour d'eux la population dans un réflexe de nationalisme. Un commando fait sauter un pont près d'Essen. Bientôt, un ancien des corps francs va devenir la première victime de la cause nationaliste allemande : Leo Schlageter, accusé d'avoir fait sauter des rails de chemin de fer près de Düsseldorf, est arrêté par les autorités françaises, traduit devant un tribunal militaire français, condamné à mort et fusillé. Cela se passe pendant les bagarres de Bochum, et Käthe Pohl peut écrire :

« L'ouvrier allemand est forcé de commencer sa lutte contre l'occupation, (ce qui) rend sa lutte contre la bourgeoisie allemande très ardue : elle permet à ces brigands que sont les capitalistes allemands d'apparaître comme des héros nationaux, persécutés dans l'intérêt de la patrie. Lutter à la fois contre le capitalisme allemand et le militarisme français n'est possible au prolétariat allemand que s'il est assuré d'une aide active et résolue de la part du prolétariat français » [24].

Telle est, apparemment, l'opinion de Zinoviev, qui écrit aux dirigeants de la section française de l'Internationale qu'elle « tient jusqu'à un certain point entre ses mains le sort de l'Internationale communiste » [25]. Débarrassé depuis le début janvier de son aile la plus droitière, à la suite de la démission de L. O. Frossard, le parti français essaie de faire campagne contre l'intervention, de dénoncer la politique impérialiste de Poincaré, d'affirmer la solidarité des prolétariats français et allemands, d'organiser, surtout, la propagande antimilitariste en vue de la fraternisation au sein des troupes d'occupation. Efforts vains, apparemment. Déjà Cachin, Semard, Monmousseau et plusieurs autres ont été arrêtés en janvier, au lendemain de la conférence tenue à Essen [26]. C'est bientôt le tour d'un des dirigeants des Jeunesses communistes, Gabriel Péri [27]. Une nouvelle équipe d'agitateurs, dirigée par un autre responsable des J.C., Henri Lozeray, part clandestinement pour la Ruhr [28] : elle n'aura pas meilleure fortune. Malgré les efforts de l'Internationale communiste pour organiser une campagne européenne contre l'occupation — dont la conférence de Francfort en mars devait être le point de départ —, les résultats se font attendre. La vérité est que les ouvriers de la Ruhr sont totalement isolés du prolétariat français, et qu'ils le sont même, dans une large mesure, du reste du prolétariat allemand. Cet état de choses est à la base du nouveau conflit qui éclate au sein du K.P.D.

Les difficultés de la lutte sur deux fronts.

La situation explosive qui se développe dans la Ruhr accuse en effet des divergences à l'intérieur du parti communiste allemand. Au congrès de Leipzig, Brandler a considéré comme un geste de défiance la demande de la gauche de discuter des conséquences politiques de l'occupation de la Ruhr, et a écarté l'inscription de la question de l'ordre du jour. Le 13 janvier, au Reichstag, les députés communistes ont refusé la confiance au gouvernement Cuno. Leur orateur, Paul Frölich, prononce un réquisitoire contre « Cuno et Poincaré, frères jumeaux », contre l'occupation de la Ruhr et la politique de « résistance passive» :

« Nous sommes en guerre, et Karl Liebknecht nous a enseigné comment la classe ouvrière doit mener une politique de guerre. II a appelé à la lutte de classe contre la guerre ! Ce sera notre mot d'ordre. Pas de paix civile, mais la guerre civile ! » [29].

Le 23 février, un éditorial de la centrale dans Die Rote Fahne endosse cette politique sous le titre « Frappez Poincaré et Cuno sur la Ruhr et sur la Spree! » : la bataille de la Ruhr est un conflit entre bourgeoisies « sur le dos de la classe ouvrière allemande » [30].

La difficulté est grande pourtant, d'appliquer dans la Ruhr la politique de lutte contre Poincaré sans se confondre avec la « résistance passive » ou « active », et la lutte contre Cuno sans tomber dans le jeu de certains éléments syndicalistes qui profitent de l'occupation française et des facilités qu'elle leur offre pour pratiquer une politique ambiguë. Au lendemain du massacre d'Essen, Die Rote Fahne titre : « Des prolétaires assassinés à Essen. Les ouvriers de Krupp victimes du militarisme français et des provocations nationalistes allemandes » [31]. A la conférence des conseils d'usine qui se réunit à Essen le 11 mars, Karl Becker, délégué de la centrale, insiste sur la nécessité de lutter contre l'occupation de la Ruhr et le traité de Versailles, notamment par la propagande révolutionnaire dans les rangs des troupes d'occupation, et, pour le reste, reprend les mots d'ordre de désarmement des contre-révolutionnaires, d'armement des ouvriers, de gouvernement ouvrier et de mise sur pied d'organes du front unique prolétarien, comités de contrôle, conseils d'usine, centuries prolétariennes [32]. Les mêmes thèmes sont repris à la conférence internationale de Francfort, destinée à coordonner l'action internationale contre l'occupation [33]. Et, sur ces mots d'ordre, il n'y a pas, au moins en apparence, de désaccord.

Bientôt, cependant, un article de Thalheimer, qui passe pour être le cerveau théoricien de la centrale, provoque dans le parti et l'Internationale une levée de boucliers [34]. L'idée centrale en est que « les rôles des bourgeoisies française et allemande ne sont pas identiques, en dépit de l'identité de leur essence de classe » : pour lui, la bourgeoisie allemande, dans son action de résistance, joue « un rôle objectivement révolutionnaire, contre son propre gré », comparable à celui qu'avait joué Bismarck entre 1864 et 1870 dans sa lutte pour l'unité allemande, et qui avait été reconnu comme tel par Marx et Engels. Thalheimer souligne que, si la défaite de l'impérialisme français dans la guerre mondiale n'avait pas été et ne pouvait pas avoir été un objectif communiste, la situation n'est plus identique : « sa défaite, dans la guerre de la Ruhr, constitue un objectif communiste ». Pour le moment, donc, l'objectif des communistes coïncide, quoique de façon limitée, avec celui de la bourgeoisie allemande, et leurs voies ne se sépareront qu'à partir de la capitulation inévitable de la bourgeoisie allemande devant la bourgeoisie française : le prolétariat allemand devra alors abattre sa propre bourgeoisie, avant de conclure victorieusement sa lutte contre l'impérialisme étranger. Les communistes tchécoslovaques Neurath et Sommer se dressent avec vigueur contre cette analyse, qui conduirait les communistes à soutenir, même temporairement, « leur » bourgeoisie, et ils y dénoncent des relents du patriotisme de 1914 [35] : critique qui semble largement partagée par la gauche allemande.

L'article de Thalheimer expose-t-il l'orientation claire, délibérée et consciente de la centrale allemande ? Est-il, comme l'affirme Ruth Fischer [36], directement inspiré par Moscou, c'est-à-dire par Radek ? Les partisans de cette thèse, qui veulent voir dans le « national-bolchevisme », l'alliance entre la Russie soviétique et le nationalisme et le militarisme allemands, la cause des défaites prolétariennes de cette époque, citent à l'appui de leur interprétation un discours de Boukharine au 4° congrès :

« Des Etats prolétariens peuvent-ils, sur la base de l'opportunité stratégique du point de vue du prolétariat dans son ensemble, conclure des blocs militaires avec des Etats bourgeois ? Il n'y a pas ici une différence de principe entre un prêt et un bloc militaire, et je maintiens que nous sommes assez grands pour pouvoir conclure une alliance militaire avec la bourgeoisie d'un pays afin d'écraser la bourgeoisie d'un autre pays. (…) Dans ce type de défense et d'alliance militaire avec des Etats bourgeois, nos camarades ont le devoir de contribuer à la victoire d'un tel bloc [37]. Si dans une phase ultérieure du développement, la bourgeoisie d'un tel pays allié est elle-même vaincue, alors, d'autres tâches apparaissent (Hilarité) ... que je n'ai pas besoin de vous expliquer : vous comprendrez facilement vous-même » [38].

 La thèse — qui sera reprise à l'approche de la deuxième guerre mondiale, dans d'autres conditions — n'est pas aussi nette que le voudraient Ruth Fischer et ses disciples, car rien n'y apparaît — bien au contraire — comme un abandon délibéré par l'Internationale et ses partis de la politique révolutionnaire de destruction de l'Etat bourgeois. Il est aberrant d'ailleurs de faire d'une phrase de Boukharine — prononcée à l'occasion de la présentation d'un débat sur le programme, qui sera renvoyé — le credo des positions politiques fondamentales du parti russe et surtout de l'Internationale. Il en est de même des articles de Steklov dans les Izvestija, cités notamment par Kochan :

 « Il est bien évident que les masses laborieuses de la Russie soviétique n'ont aucune sympathie particulière pour les gouvernements bourgeois allemands, et encore moins pour leurs éléments réactionnaires impérialistes. Néanmoins, la Russie soviétique, du point de vue de ses propres intérêts vitaux, ne peut permettre la soumission finale et la destruction de l'Allemagne par une alliance de la France et de ses vassaux, dont la Pologne est le principal. (...) Une attaque polonaise contre l'Allemagne dans les circonstances présentes serait un coup direct contre l'Union soviétique » [39].

Cet avertissement lancé à la Pologne blanche ne saurait cependant être interprété comme « un soutien inconditionnel à la bourgeoisie allemande » [40] : l'auteur de cet éditorial prend d'ailleurs soin de distinguer entre les nécessités diplomatiques et militaires de l'Etat soviétique et les sympathies des « masses laborieuses », preuve que les dirigeants russes, à cette date, n'identifient pas les alliés de la Russie soviétique à des alliés du prolétariat mondial [41].

II n'est pas impossible que Thalheimer, en écrivant son article, ait eu la préoccupation — normale pour tout militant communiste — de chercher, dans la situation donnée, une ligne de défense de la Russie soviétique. Mais nous pensons plutôt que, devant la passion nationaliste qui sévissait dans la Ruhr, il a cherché, au compte du parti, une explication théorique plausible à cette vague qui emportait des prolétaires par ailleurs conscients. Il cherche aussi, sans doute, à souligner la lenteur du développement révolutionnaire en Allemagne et le caractère néfaste de la politique des gauchistes toujours à la recherche d'un raccourci pour transformer la situation en crise révolutionnaire.


Notes

[1] « La situation en octobre-décembre 1922 — Les Plans de réparations français et anglais — Données principales », Corr. int., n° 11, 7 février 1923, p. 67.

[2] Ibidem.

[3] Verhandlungen des Reichstags, 357, p. 9422.

[4] Badia, Histoire de l'Allemagne contemporaine, I, p. 189.

[5] Angress, op. cit., p. 282.

[6] Ruth Fischer, op. cit., p. 196.

[7] Hallgarten, Hitler. Reichswehr und Industrie, p. 22.

[8] Ibidem.

[9] Ibidem, p. 23.

[10] Ibidem, p. 24.

[11] Ibidem.

[12] Ibidem, p. 25.

[13] Ibidem, p. 26.

[14] Verhandlungen des Reichstags, vol. 357, pp. 9424-9428.

[15] Selon Hortschansky (op. cit., p. 119), la décision n'avait été acquise à la réunion de la fraction que par 60 voix contre 55. Selon Stoecker (Corr. int., n° 5, 19 janvier 1923, p. 20), 67 députés social-démocrates avaient voté la résistance passive, 65 avaient quitté la salle avant le vote, et 14 avaient voté blanc.

[16] Un excellent résumé de leurs arguments dans l'article de Paul Frölich « 60 % ou 40 % » Corr. int., n° 9, 30 janvier 1923, pp. 51-52. Stinnes avait déclaré au conseil économique : « Nous ne saurions former avec M. Loucheur un trust dans lequel notre partenaire français posséderait 60 % des actions et nous 40 % » (Rheinisch. Westfalische Zeitung, 20 janvier 1933).

[17] « Le Patriotisme de l'industrie chimique allemande », Corr. int., n° 18, 2 mars 1923, pp. 122.

[18] Käthe Pohl est le pseudonyme de Katarina ou Lydia Rabinovitch, compagne de Guralski Kleine (voir chap. XXVIII, n° 61).

[19] «L'Occupation de la Ruhr et la lutte du prolétariat allemand », (Bulletin communiste, n° 10), 8 mars 1923, pp. 158-159.

[20] Frölich, Corr. int,, n° 9, 30 janvier 1923, p. 52.

[21] Die Rote Fahne, 1° avril 1923. L'organe central du K.P.D. souligne que l'un des trois, le communiste Josef Zander, avait vainement tenté d'éviter l'affrontement.

[22] R. Fischer, op. cit., p. 258.

[23] Die Rote Fahne, 22 avril 1923.

[24] Käthe Pohl, op. cit., p. 159.

[25] Archives de J. Humbert-Droz, lettre de Zinoviev (2 février 1923) citée dans L'Œil de Moscou àParis, p. 187.

[26] L'Humanité, 21 janvier 1923.

[27] L'Humanité, 23 mars 1923.

[28] Walter, Histoire du P.C.F., p. 137 ; Köller, Kampfbündnis an der Seine Ruhr und Spree, p. 180.

[29]   Stenographisches Berichte des Reichstags Verhandlungen, vol. 357, p. 9429.

[30] Ruth Fischer (op. cit., p. 263) écrit que, le lendemain de la parution de cette manchette dans Die Rote Fahne, Radek limogea les deux journalistes qui en étaient responsables, dont Gerhard Eisler, et fit reprendre le titre en le modifiant ainsi : « Contre Cuno sur la Spree et dans la Ruhr contre Poincaré ». Nous n'avons trouvé une telle manchette dans aucun numéro de Die Rote Fahne. D'ailleurs, Ruth Fischer dit de la manchette qu'elle était rimée et présentée sur deux lignes : «Contre Cuno et Poincaré sur la Ruhr et sur la Spree », ce qui n'est pas le cas. Erich Wollenberg, dans l'interview sur l'année 1923 à Buchot, a fait sensiblement le même récit, mais en substituant au nom de Radek celui de Thaelmann, présenté comme membre du bureau politique, alors qu'il ne devait entrer à la centrale que trois mois plus tard.

[31] Die Rote Fahne, 1° avril 1923.

[32] Die Rote Pahne, 13 mars 1923.

[33] Die Rote Pahne, 18, 20, 21 mars 1923.

[34] A. Thalheimer « Einige taktische Fragen des Ruhrkrieges », Die Internationale, n° 4, 15 février 1923, pp. 907-102, et Die Kommunistische Internationale, n° 26, 1923.

[35] Sommer « Der Ruhrkrieg und die Aufgaben des deutschen Proletariats », ibidem, n° 2, 1°  mars 1923, pp. 209 sq., et Neurath, « Eine verdächtige Argumentation », ibidem, pp. 110-113. Les trois articles ont été reproduits dans le même numéro de Kommunistitcheskii Internatsional, n° 25, 7 juin 1923, col. 6857-6888, et, avec une réponse de Thalheimer, « Noch einmal zu unserer Taktik im Ruhrkrieg », dans le Bulletin n° 1 de l'exécutif élargi de l'I.C. du 8 juin, pp. 1 et 2 en français, anglais et allemand. Neurath était un militant de la minorité allemande de Tchécoslovaquie, un des fondateurs du P.C. tchécoslovaque. Sommer était le pseudonyme d'un autre militant du parti communiste tchécoslovaque, de même origine, le Dr Joseph Winternitz, dit « Lenz », qui venait de se fixer en Allemagne et allait devenir l'un des théoriciens de la gauche (Weber, Die Wandlung, II, p. 344).

[36] R. Fischer, op. cit., p. 281.

[37] La phrase suivante n'est pas citée par R. Fischer, op. cit., p. 279.

[38] Protokoll des IV... , p. 420.

[39] Izvestija, 11 janvier 1923.

[40] Kochan, op. cit., p. 67.

[41] Il y a dans les analyses de Ruth Fischer et des historiens qui la suivent un anachronisme, volontaire ou non : la projection sur le passé d'une confusion entre la politique de l'U.R.S.S. et la politique de l'Internationale et de ses partis qui apparaîtra à partir du début de l'ère stalinienne. II est significatif à cet égard que Ruth Fischer et Kochan soient obligés, pour étayer leur thèse, de recourir à une autre citation de Boukharine défendant à la 15° conférence le « socialisme dans un seul pays » contre l'opposition de gauche : « Quand l'Allemagne était écrasée, asservie, dans une situation de semi-colonie (…), même les organes les plus élevés du pouvoir soviétique (...) ont exprimé leur sympathie pour elle. A cette époque, le parti communiste allemand posait la question de façon telle que la possibilité de défendre la patrie allemande contre l'impérialisme victorieux de l'Entente n'était pas exclue » (cité par Kochan, op. cit., p. 67) et par R. Fischer, op. cit., p. 280 avec une référence inexacte.


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