1971 |
"L'histoire du K.P.D. (...) n'est pas l'épopée en noir et blanc du combat mené par les justes contre les méchants, opportunistes de droite ou sectaires de gauche. (...) Elle représente un moment dans la lutte du mouvement ouvrier allemand pour sa conscience et son existence et ne peut être comprise en dehors de la crise de la social-démocratie, longtemps larvée et sous-jacente, manifeste et publique à partir de 1914." |
Révolution en Allemagne
Pierre Broué
Une entreprise condamnée par l'Histoire ?
Levi était-il communiste ? La question s'impose à partir du moment où il refuse de saisir la main que lui tend Lénine à travers les lettres de Clara Zetkin.
Pour Radek [1], Levi n'était pas communiste, mais un bourgeois dilettante jouant à la révolution. Pour Trotsky, qui le compare à Frossard et à Serrati, il n'était qu'un des nombreux social-démocrates de gauche entraînés par la révolution russe et le mouvement de masses au-delà de leurs propres limites, mais que le reflux devait ramener au bercail [2]. Pour l'historien Richard Lowenthal enfin [3], l'adhésion de Paul Levi au communisme fut un malentendu résultant de la méconnaissance qu'il avait de la réalité russe : disciple de Rosa Luxemburg, il ne pouvait se croire camarade de combat des bolcheviks que parce qu'il n'avait pas réellement compris ce qu'était le bolchevisme. Telle est aussi, en définitive, dépouillée des injures et qualificatifs traditionnels de « traître» et de « renégat », l'opinion des historiens de la R.D.A. pour qui Levi, même lorsqu'il était dirigeant du K.P.D., ne pouvait être qu'un « ennemi de classe » et un traître en puissance [4].
Contre cette opinion, deux témoignages. Celui de Clara Zetkin, d'accord avec Levi, partageant ses réserves et ses critiques, se faisant son avocat infatigable jusqu'à ce qu'il rejette avec hauteur le compromis auquel elle s'était employée avec son ardeur habituelle [5]. Demeurée jusqu'à sa mort membre du parti et de l'Internationale, Clara Zetkin, au moment où perçaient déjà les premiers signes du stalinisme triomphant, continuait à penser et à écrire que les opinions défendues par Levi et elle-même entre 1919 et 1921 étaient dans le cadre de divergences normales au sein du mouvement communiste. L'autre opinion est celle de Lénine lui-même, écrivant en août 1921, cinq mois après l'exclusion de Levi, au sujet de son attitude en 1916 : « A ce moment déjà, Levi était bolchevik » [6]. Les années passant, on peut même noter sous la plume de Trotsky un début de révision de son jugement de 1923, lorsqu'il rappelle l'opinion de Lénine : « Cet homme a décidément perdu la tête ... Mais il avait au moins quelque chose à perdre ; on ne peut pas en dire autant des autres » [7].
L'idée sous-jacente à la thèse de M. Lowenthal comme à celle de la majorité des historiens occidentaux qui ont abordé le sujet, est d'abord que le communisme bolchevique était une pratique et une idéologie proprement russes — pour ne pas dire « asiatique » — du courant socialiste et qu'en conséquence un homme de l'instruction et de la culture marxiste de Levi n'avait pu se croire communiste que par suite d'un malentendu. Mais, à travers la personne de Paul Levi, c'est Rosa Luxemburg qui constitue le véritable enjeu du débat, et, avec elle, l'ensemble de l'aile révolutionnaire de la social-démocratie allemande, qu'on tente ainsi d'arracher à la famille bolchevique.
Certains autres, en revanche, envisagent ledéveloppement du socialisme dans son mouvement dialectique et considèrent que l'avance de la social-démocratie allemande dans le cadre économique et social qui était le sien avant guerre explique tant le développement de la bureaucratisation, de la confiscation par l'appareil des droits du parti, que l'accent mis par Rosa Luxemburg sur le rôle des masses et leur spontanéité. Ils estiment aussi que le développement inégal de la société russe et la situation particulière du mouvement ouvrier dans le cadre de l'autocratie expliquent que les bolcheviks, en mettant l'accent sur le rôle d'une avant-garde soudée et disciplinée dirigeant le mouvement des masses, aient trouvé la formule qui permettait au prolétariat de réaliser, dans les conditions russes, une révolution qui était a fortiori possible dans les pays avancés. Les divergences entre Lénine et Rosa Luxemburg apparaissent alors non comme l'expression de courants d'idées irréductibles, mais comme les deux branches du même courant socialiste et révolutionnaire. Dans cette hypothèse, l'échec de Paul Levi n'apparaît pas comme la marque de l'incapacité congénitale des bolcheviks et de leurs camarades non russes à bâtir un « parti mondial de la révolution socialiste », mais seulement comme une tentative ratée qui comporte néanmoins des leçons utiles.
On ne saurait omettre de mentionner, pour mémoire, la troisième position de principe souvent sous-jacente à ce débat, selon laquelle il n'est point de salut pour le mouvement ouvrier en dehors d'une soumission mécanique aux instructions des directions des P.C., elles-mêmes réductibles en dernière analyse à celles de la direction du P.C. russe ...
Quoi qu'il en soit, pour répondre à la question posée, au sujet de Levi, il convient de rappeler les conflits politiques qui l'ont opposé à tel ou tel organisme ou groupe de dirigeants de l'Internationale ou du parti bolchevique.
Il s'est d'abord affirmé par son hostilité déterminée au courant « gauchiste » partisan du boycottage des élections et de la sortie des révolutionnaires des syndicats, qui se manifesta d'abord au congrès de fondation du K.P.D. (S), puis au sein de l'opposition et à partir de 1920 dans les rangs du KA.P.D. La façon dont il conduisit le combat contre les gauchistes fut vivement critiquée, notamment par Radek, que soutint Lénine : l'un et l'autre regrettèrent la façon dont il avait provoqué, par l'exclusion de l'opposition, la scission du parti. L'analyse du rythme de la révolution allemande qu'il présenta au congrès de Heidelberg l'opposa nettement au point de vue de dirigeants russes comme Boukharine.
C'est aux mêmes hommes qu'il se heurta au lendemain du putsch de Kapp lorsqu'il approuva la déclaration d'opposition loyale faite par le K.P.D. (S) en réponse aux projets de gouvernement ouvrier élaborés par les dirigeants syndicalistes. La même année, il fut, parmi les Allemands unanimes, le plus ferme dans la protestation contre l'admission dans l'Internationale du K.A.P.D. comme « parti sympathisant », décidée sous la pression des dirigeants du parti bolchevique.
Toute une série d'autres désaccords tournent autour du problème de la discipline. Discipline internationale d'abord : Levi dénonce le rôle joué auprès des directions des sections nationales par les émissaires de l'exécutif, les « éminences grises ». A Livourne, lors du congrès du P.S.I., convaincu du caractère nocif du rôle joué par Rakosi et Kabaktchiev, il se tait et respecte la discipline. Mais il porte ensuite le débat devant les militants berlinois, puis dans les colonnes de Die Rote Fahne. Il se rebelle contre les pressions de Rakosi et son intervention ouverte dans les affaires du parti allemand, qu'il dénonce comme une ingérence que ne justifie aucune décision d'un quelconque organisme régulier de l'Internationale. Mis en minorité à la centrale, il démissionne de ses responsabilités. Quelques jours plus tard, il pense qu'il est de son devoir de militant de formuler publiquement ses critiques contre l'action de mars dans son pamphlet Unser Weg : wider den Putschismus, qui lui vaudra l'exclusion, approuvée par l'exécutif de l'Internationale.
La troisième divergence porte sur les relations entre le parti et les masses ouvrières extérieures. Il conteste toute interprétation mécaniste de leurs relations ; le parti ne saurait, selon lui, donner des ordres aux masses comme le font des états-majors à leurs troupes. Le parti doit guider, éclairer, expliquer, montrer le chemin, suggérer des mots d'ordre. Il ne commande pas, et en particulier n'a ni le droit ni la possibilité d'appeler les masses à l'insurrection armée si, dans la conscience de la majorité des travailleurs, la situation ne l'exige pas.
La quatrième divergence est la plus conjoncturelle, quoique peut-être la plus décisive dans l'enchaînement des faits qui conduit à sa rupture avec l'Internationale. Dès l'été 1920, alors que les bolcheviks sont persuadés qu'ils se trouvent en présence de la montée d'une situation prérévolutionnaire, Levi pense au contraire que la vague révolutionnaire en Europe est d'ores et déjà épuisée, que le capitalisme commence sa reconstruction et que, par conséquent, la révolution prolétarienne n'est plus à l'ordre du jour immédiat. Il dit brutalement à Lénine que les travailleurs allemands ne prendraient probablement pas les armes pour la « lutte finale » si l'armée rouge approchait des frontières allemandes dans sa marche victorieuse à travers la Pologne. Il ne croit pas que les ouvriers polonais vont se soulever contre leur propre gouvernement. Et c'est à partir de cette analyse qu'il propose la stratégie de front unique, reposant sur les nécessités d'une lutte défensive et sur les aspirations élémentaires des travailleurs durement atteints par la scission, et justifie la lettre ouverte du 8 janvier 1921 qui sera vivement critiquée à l'exécutif et dans différents partis communistes.
Ce sont là divergences parfaitement normales et admissibles à cette époque à l'intérieur de partis et de l'Internationale communiste. Il est vrai que, sur presque tous ces points, Levi se heurte à l'exécutif de l'Internationale, ou au moins à son noyau permanent, le petit groupe de dirigeants russes groupés autour de Zinoviev et Boukharine, comme aux gauchistes d'Allemagne et du parti hongrois. Mais il est intéressant, et plus significatif, de comparer ses positions avec celles d'autres dirigeants comme Lénine et Trotsky, par exemple, ou encore avec celles de Zinoviev et Boukharine dans d'autres circonstances : du coup, son opposition cesse de revêtir un caractère systématique, et il n'est plus possible d'y voir une opposition de principe au « bolchevisme ».
Aucun bolchevik, par exemple, et Lénine moins que tout autre, ne partage l'orientation politique fondamentale des gauchistes allemands : La Maladie infantile du communisme est l'illustration et le développement polémique des arguments mis en avant à Heidelberg et dans les semaines qui suivent le 2° congrès du K.P.D. (S) par Levi lui-même. En fait, le différend porte sur un point précis : l'opportunité d'une scission pour régler ce problème politique. Dans les circonstances données, Lénine s'oppose à la scission, et Levi la consomme. Mais personne ne reviendra directement sur cette question dans l'Internationale. Lénine, d'ailleurs, connaît moins bien que Levi les conditions concrètes en Allemagne, et, du point de vue bolchevique, le succès que constitue à Halle l'adhésion à l'I.C. de la majorité du parti indépendant, adhésion dont le mérite revient en grande partie à Levi, justifie a posteriori son comportement « scissionniste » de 1919. Quant à la déclaration d'opposition loyale à un gouvernement ouvrier violemment critiquée tant par Zinoviev et Boukharine que par Béla Kun, Maslow et autres, Lénine, tout en déplorant une formulation incorrecte, précise qu'elle est « parfaitement juste dans ses prémisses fondamentales et dans sa conclusion pratique » [8], ce qui est exactement la position exprimée par Paul Levi.
En matière de discipline, le comportement de Paul Levi jusqu'en mars 1921 est tout à fait conforme à l'esprit et à la lettre des statuts de l'Internationale et des partis, comme à la pratique des bolcheviks et des communistes du monde. Zinoviev en 1917, Boukharine en 1918, n'ont-ils pas polémiqué, non seulement dans le parti, mais publiquement, dans la presse communiste et même à l'extérieur, contre les décisions du comité central prises en leur présence et contre eux ? Les « communistes de gauche » n'ont-ils pas en 1918 proclamé, sans encourir de sanction disciplinaire, leur intention de ne plus reconnaître l'autorité du comité central jusqu'à ce que soit réuni un congrès extraordinaire sur la question du traité de Brest-Litovsk ? On a reproché à Levi son opposition aux émissaires de l'Internationale communiste; mais ne verra-t-on pas, dans les mêmes années, le parti communiste français demander et obtenir le rappel de délégués de l'exécutif qu'il déclare personae non gratae ?
Même la publication de Notre voie ne peut être considérée dans l'univers communiste de l'époque comme une initiative extraordinaire et criminelle. Le pamphlet — qui ne dénonce le rôle particulier d'aucune personnalité — met certes en cause la politique du parti, mais il le fait après l'action. En 1917, c'était à l'avance que Zinoviev et Kamenev avaient dénoncé l'insurrection d'Octobre dans le journal menchevique Novaja Jizn : cette « faute » ne les a jamais mis en dehors du parti et c'est seulement pour peu de temps qu'elle les a écartés des postes responsables. Levi dispose même, sur ce point, d'un argument de poids : en 1920, ce sont les dirigeants de l'L.C. eux-mêmes, particulièrement Zinoviev, qui ont désiré, contre lui, la publication intégrale de la lettre-réquisitoire qu'il avait écrite, de sa prison, contre la direction du K.P.D. (S). En fait. en matière de discipline, Lénine formule à l'égard de Levi un seul reproche sérieux : celui d'avoir en février démissionné de la présidence du parti et de la centrale, d'avoir abandonné sa responsabilité à la tête du parti, d'avoir, au nom d'une conception parlementaire des rapports internes à la direction, renoncé à se battre pour ses idées au poste confié par le congrès ...
Les débats du 3° congrès mondial ont permis d'éclairer les relations entre le parti et les masses. Il est clair que Levi a une conception qui n'est pas celle des gauchistes, de ceux qui se taisent au congrès, comme Zinoviev et Boukharine, déjà battus politiquement au sein du parti russe, comme de ceux qui parlent, Terracini ou Thalheimer. Lénine les fustige en termes qui ne laissent place à aucune hésitation, aussi nettement que dans ses entretiens avec Clara Zetkin : non, les communistes ne sont pas « Xerxès qui fouettait la mer avec des chaînes » [9], non, les bolcheviks n'auraient jamais pu prendre le pouvoir s'ils avaient pensé, comme Terracini, qui parle, ou comme Ràkosi, qui se tait, qu'un parti-secte était capable d'entraîner au pouvoir des masses qu'il n'avait pas su auparavant conquérir par son exemple et par ses explications. Ces divergences de Levi — non avec l'ensemble de l'Internationale, non avec la doctrine bolchevique de l'époque, non pas même avec sa direction du moment, mais avec une conception qui avait inspiré la politique de l'exécutif pendant plusieurs mois et n'était pourtant que celle d'une tendance allant de Zinoviev à Béla Kun —, il les partageait avec Lénine et Trotsky eux-mêmes.
La divergence sur l'appréciation du rapport des forces en 1920 est, sans doute, la plus importante. A l'été 1920, Paul Levi est peut-être en effet le seul dirigeant communiste au monde à juger que la vague révolutionnaire d'après guerre est terminée. Mais bientôt les dirigeants de l'Internationale en viendront les uns après les autres à la même constatation : Radek d'abord, qui refuse de partager les illusions de Lénine sur les perspectives révolutionnaires en Pologne [10], Lénine lui-même dès novembre, Trotsky et Kamenev. Le dernier carré à comprendre que la situation a changé est précisément constitué par les hommes qui dirigent l'Internationale, Zinoviev et ses collaborateurs immédiats — « la tendance du Sud-Est », comme les appelle Radek —, qui ne s'inclinent finalement qu'après la bataille menée au bureau politique entre mars et août 1921.
Il faut en prendre son parti, Levi ne fut pas exclu parce qu'il était « déviationniste », comme l'écrit Annie Kriegel [11]. Il fut exclu pour avoir brisé la discipline en publiant Unser Weg. Et cette mesure d'exclusion n'était pas la condamnation déguisée d'une déviation quelconque — une conception « luxembourgiste » du parti ou des relations entre parti et masses —, car Levi ne défendait pas une autre conception sur ce plan que celle que Lénine fit prévaloir au cours du 3° congrès de l'L.C. Lénine disait la vérité en assurant à Clara Zetkin que les « lévites » repartaient de Moscou avec une grande victoire politique. Levi avait eu raison sur l'essentiel, y compris contre Lénine, qui l'admettait volontiers. Celui-ci lui reprochait seulement, d'abord de ne pas s'être battu jusqu'au bout pour ses idées et d'avoir, en démissionnant, abandonné son poste, ensuite et surtout d'avoir enfreint la discipline, c'est-à-dire brisé la solidarité de parti en publiant son pamphlet. Telle est la raison de l'exclusion de Levi : « Disziplinbruch. »
On avance quelquefois une autre explication : les divergences politiques exprimées par Levi ne pouvaient justifier son exclusion, certes, mais celle-ci était pourtant nécessaire précisément parce qu'il avait eu raison contre les dirigeants russes de l'Internationale. La rupture de la discipline au lendemain de l'action de mars aurait donc simplement fourni le prétexte permettant d'éliminer un homme dangereux pour son intelligence et son indépendance d'esprit.
Il est en effet un point sur lequel tous les témoignages concordent : la personnalité de Levi n'avait jamais été complètement acceptée ni par les communistes allemands, ni par les communistes russes, ni par les communistes étrangers qui l'avaient approché. Grand bourgeois par ses origines, Levi l'était resté par ses façons d'être. Son goût pour les collections d'art n'était pas moins déroutant pour des révolutionnaires professionnels que ses succès féminins dans les milieux les plus huppés. Ainsi s'explique l'accusation de dilettantisme portée par Radek à l'égard d'un homme qui ne renonça jamais à exercer son métier d'avocat et qui se ménagea jusqu'au bout une sphère de vie personnelle.
Levi est un intellectuel d'une grande culture et d'une vive intelligence, et il en a conscience. Radek lui reproche sa morgue, son comportement hautain, les distances qu'il marque avec les militants ouvriers. Un homme peu suspect de vouloir à tout prix justifier les décisions de Moscou, Alfred Rosmer, témoigne dans le même sens. A l'arrogance de l'intellectuel allemand, Levi ajoute celle du social-démocrate, conscient d'avoir été formé dans la meilleure des écoles, et il parle avec un certain dédain des rustres qu'il doit côtoyer au 2° congrès de l'I.C., ces anarchistes espagnols ou ces anarcho-syndicalistes qui ont un demi siècle de retard. Ce n'est pas par hasard que la hargne des Heckert et des Thaelmann s'exprime au 3° congrès par le classique « Herr Doktor » pour désigner celui qui était hier encore pour eux « Genosse Levi ». Lénine et Trotsky vont dans le même sens, le premier quand il lui reproche « l'absence de sentiment de solidarité avec les ouvriers » [12], le second quand il parle de son « égocentrisme » [13].
Notons enfin une remarque de Radek dans son réquisitoire contre Levi : c'est malgré lui que Levi est devenu un dirigeant communiste. Il s'est fait prier pour assurer la direction du K.P.D. (S) après l'assassinat de Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, et, ensuite, toutes les occasions lui ont été bonnes pour tenter de se dérober. En avril 1920, au lendemain du putsch de Kapp, il n'accepte de rester en fonctions que parce qu'il ne peut nier l'intérêt de sa présence après les bourdes commises, mais fixe lui-même une limite, celle de la conquête de l'aile gauche de l'U.S.P.D. pour laquelle il veut bien admettre qu'il est mieux placé que d'autres. Après le congrès de Halle, au congrès de fusion, il annonce de nouveau son intention de s'en aller, et n'y renonce que parce que les indépendants de la veille exigent sa présence, y voyant une garantie de la loyauté de la fusion. Coquetterie d'un homme aimant à se faire prier ? Radek ne le croit pas. Pour lui, Levi est un homme qui ne s'est pas donné tout entier au prolétariat et à la révolution, et qui a conscience qu'il ne pourra pas, au bout du compte, leur être fidèle.
Cet aspect de sa personnalité, Levi le confirme en d'autres circonstances que Radek ne pouvait évoquer, notamment au cours des luttes au sein de l'Internationale elle-même. Pendant le 2° congrès mondial, en cet été 1920 où les délégués pensent qu'ils sont pour la dernière fois à Moscou, car le centre de la révolution va se déplacer à l'ouest, Levi se tait, et ne répond que parce que Lénine l'interroge. Il ne pousse pas jusqu'au bout ses critiques contre l'amendement présenté par Lénine aux thèses du parti russe, affectant de n'y voir qu'une question de rédaction et accepte sans broncher les vingt et une conditions, dont il est pourtant l'un des rares à pouvoir pressentir les dangers, à comprendre qu'elles sont destinées à « bolcheviser » par des moyens sommaires et énergiques des partis encore très social-démocratisés, dans la perspective d'une révolution à court terme à laquelle il ne croit plus. Il se contente de formuler quelques réserves en commission puis en séance plénière : il ne se bat pas, il prend acte, comme il n'empêchera pas, plus tard, Ràkosi d'exécuter le P.S.I. par l'application des vingt et une conditions.
Comment ici ne pas être tenté de suivre Lénine l'accusant d'« abandon de poste », lui reprochant d'avoir en février 1921 laissé le champ libre à des dirigeants dont les conceptions sont à ses yeux dangereuses pour le parti allemand comme pour toute l'Internationale ? Comment comprendre qu'il puisse laisser les commandes du parti allemand à des hommes qui viennent de démontrer leur faiblesse politique en pliant sans même discuter devant les exigences d'un Ràkosi ? L'aventure de mars aurait-elle été possible si Levi était demeuré à la tête du K.P.D.? Si c'était lui, avec Däumig, et non Brandler avec Stoecker, qui avaient eu à recevoir quelques jours plus tard Béla Kun et ses lieutenants ? Levi connaissait la présence à Berlin de Béla Kun, il connaissait de l'homme les dangereuses impulsions et l'incapacité politique : pourquoi, dans ces conditions, ce voyage vers l'Italie, interrompu en cours de route au reçu des nouvelles de Berlin, mais qui le plaçait bien loin des centres de décision dans une période capitale ? On est tenté de penser que Levi, en février et mars 1921, avant l'action, avait déjà refusé de prendre ses responsabilités de dirigeant de l'Internationale, lui préférant le rôle de commentateur intelligent et sarcastique que l'histoire ne lui laissa finalement pas. Lénine, lui aussi, s'était à plusieurs reprises déclaré prêt à démissionner de ses responsabilités, mais c'était pour se battre à la base, non pour voyager...
Telle est sans doute la vraie raison de l'attitude de Lénine à l'égard de Levi. Lénine est avant tout préoccupé à cette époque de la construction de l'Internationale et de partis dignes de ce nom. L'indiscipline de Zinoviev en 1917, celle de Boukharine en 1918 avaient certes un instant mis en péril l'unité du parti, mais le succès de la ligne qui leur avait été opposée avait préservé cette unité. Leurs divergences, pour profondes et récentes qu'elles fussent, étaient du domaine du passé, ne posaient plus de problèmes aux militants russes. Mais Lénine juge différemment de la situation dans le parti allemand en 1921 : pour lui, Levi est coupable d'atteinte au « patriotisme du parti » : il « s'est jeté sur le parti et l'a déchiré ! » [14].
L'action de mars en elle-même — autant que son échec — avait en effet constitué pour les communistes allemands une rude épreuve. Du jour au lendemain le parti leur avait demandé, au nom de la discipline communiste, de se lancer dans une action dont ils pressentaient qu'elle n'avait pas été préparée et qu'elle risquait de signifier pour tous la répression, licenciement pour la plupart, prison et années de forteresse pour les autres. Beaucoup d'entre eux — peut-être deux sur trois — avaient flanché. Ceux qui avaient tenu avaient en même temps conscience de l'étendue du désastre et besoin de penser qu'ils avaient malgré tout bien agi, qu'ils avaient fait leur devoir de communistes : d'où cette nouvelle explosion de gauchisme parmi la majorité des dirigeants et militants dans les semaines qui suivent l'action, d'où l'insistance de tous sur la discipline, seule justification possible de leur obéissance à des initiatives qui s'étaient révélées désastreuses. Levi, en dénonçant « putschisme », « aventurisme », « gauchisme », au moment même où les social-démocrates majoritaires et autres anticommunistes entamaient ce refrain et où frappait durement la répression, incarnait, aux yeux des combattants malheureux de mars, le « jaune », briseur d'action et briseur de discipline. Venant d'un dirigeant qui avait de lui-même, quelques semaines auparavant, abandonné ses fonctions, cette attitude devait apparaître plus impardonnable encore : dans la mesure où il ne s'était pas battu de toutes ses forces pour empêcher l'action de mars, la dénonciation qu'il en faisait ensuite semblait émaner d'un renégat satisfait de voir les événements confirmer ses sinistres prévisions.
Mais la sévérité de Lénine avait sans doute des raisons plus profondes encore. En cette année 1921, il ne s'agissait pas seulement de l'existence et de l'unité du V.K.P.D. récemment constitué, mais de celles du mouvement communiste tout entier. Le tournant de 1921 était le premier tournant radical de l'Internationale depuis sa proclamation. Elle avait été proclamée dans la foulée de la vague révolutionnaire d'après guerre, et avait recruté ses soldats parmi les militants convaincus que la révolution était l'œuvre de leur temps et de leur génération. C'était plus vrai encore pour les membres de l'appareil de l'Internationale : pour borné qu'il fût, Béla Kun avait l'excuse de n'avoir été aucunement préparé à la stabilisation du capitalisme, qui se laissait à peine deviner en 1920. Prisonnier de guerre en 1917, président du conseil des commissaires du peuple de la République des conseils de Hongrie deux ans après, il avait connu la défaite après la victoire, l'exil, puis la guerre civile comme commissaire politique et ses lendemains immédiats dans le Turkestan affamé. Comment aurait-il pu concevoir, en débarquant à Berlin comme envoyé de l'exécutif de l'I.C., que cette période héroïque était terminée ? En fait, depuis un an, tous les militants communistes sont à contre-courant, se débattant, les résolutions du 2° congrès en main, contre la réalité des nouveaux rapports de force. Faire admettre aux délégués du 3° congrès mondial qu'ils avaient eu tort — et avec eux leur parti et l'Internationale — de poursuivre en 1920-1921 la tâche révolutionnaire de conquête du pouvoir à court terme, et que Paul Levi — qui s'était désolidarisé de leur combat et de leurs souffrances — avait eu, lui, raison, tout seul, contre le parti et contre l'Internationale, fut jugé impossible et par Lénine et par Trotsky. Lénine l'expliqua clairement à Clara Zetkin : il était nécessaire de condamner l'attitude de Levi afin de ne pas plonger dans le désespoir ceux qui, contre lui, avaient tenu pour essentiel de demeurer dans les pires moments fidèles à leur parti.
Le problème se posait pour le parti russe en des termes à peine différents. La Nep soulevait bien des oppositions et, même acceptée, bien des inquiétudes. Ne parlait-on pas d'un « retour au capitalisme » ? Les concessions aux paysans, venant après la condamnation de l'opposition ouvrière, ne rassuraient pas les militants, eux aussi pénétrés de la conviction que la révolution russe serait mondiale ou ne serait plus. Sans doute est-il faux de dire que l'insurrection de mars aurait pu, comme l'a laissé entendre Heckert [15], s'expliquer comme une tentative pour « compenser » Cronstadt, mais l'hypothèse suivant laquelle elle aurait résulté de tentatives désespérées de Zinoviev pour faire « percer » la révolution mondiale et réaliser l'économie de la Nep est loin d'être invraisemblable. Le « compromis » sur la question internationale dans le parti russe n'a été obtenu, si l'on en croit Trotsky, qu'après bien des ruses et des batailles de couloir : cooptation au bureau politique de Kamenev, secrètement acquis au point de vue de Lénine, bloc entre Lénine, Trotsky et lui qui permet de renverser le rapport de forces favorable à Zinoviev, concessions arrachées l'une après l'autre à Radek que Zinoviev accusera de l'avoir « trahi » ... Mais, dans la mesure où les Russes avaient décidé qu'un compromis était nécessaire, il ne pouvait se faire aux dépens des principes, ni de la condamnation de la théorie de l'offensive. C'est pourtant ce qui aurait été le cas si l'on avait blanchi Levi ; personne, dans le parti russe, ne pouvait sans doute y songer, pas plus Boukharine et Zinoviev qui eussent été les vaincus, que Lénine et Trotsky qui prétendaient au rôle d'arbitre.
Il semble que Levi n'ait pas saisi les racines de l'attitude de Lénine, dont il avait initialement sollicité l'appui. Il serait certes injuste d'accepter sans réserves le portrait tracé de lui par Radek et d'autres contemporains. D'abord parce que Levi, après son exclusion, n'a pas cessé d'être un militant socialiste et de mériter la haine de l'adversaire de classe, ce qui prouve que, s'il n'a pas sacrifié ses goûts personnels à l'action militante, il n'a pas non plus sacrifié l'action militante — pourtant plus ingrate à partir de sa rupture avec le communisme — à ses goûts personnels. Ensuite, il est incontestable qu'il a su entraîner avec lui, et pour des années, des militants ouvriers de grande valeur, ces Malzahn, Neumann, Franken, que Lénine admirait et dont il disait que « ce sont des gens comme eux qui forment les larges colonnes aux rangs solides du prolétariat révolutionnaire » [16] : un amateur n'obtient pas de tels résultats ! Ce qui reste, c'est qu'en refusant les propositions de Lénine transmises par Clara Zetkin, en refusant de faire taire son amour-propre pour prix de la reconnaissance d'une victoire politique, infiniment plus importante aux yeux d'un militant, Levi a paru effectivement démontrer qu'il ne croyait plus lui-même aux idées qu'il défendait contre Zinoviev et les autres depuis 1920, ni au redressement de l'Internationale. S'est-il brutalement ressenti comme un corps étranger dans le mouvement communiste sous la poussée des clameurs et des dénonciations ? Quoi qu'il en soit, si Levi était bien un communiste, un bolchevik, comme disait Lénine, il a cessé de l'être ou — ce qui revient sans doute au même — de se croire tel au cours de l'année 1921.
Ayant en ce sens « perdu la tête », cet homme si lucide accumulera désormais les erreurs de jugements et les pronostics erronés, annonçant successivement que les « gauchistes » allaient éliminer Lénine et Trotsky, ou que les « bakounistes » allaient prendre la tête du parti allemand, incapable de jamais appliquer une ligne de front unique prolétarien ...
Il reste que, de 1918 à 1921, il avait été le seul dirigeant communiste étranger à la Russie dont le caractère intransigeant et la pénétration politique avaient fait en puissance un interlocuteur capable de discuter d'égal à égal avec les dirigeants russes, et que personne ne comblera le vide creusé par son exclusion. Il aura été le seul à poser en termes politiques le problème qui était celui du communisme au lendemain de la révolution russe victorieuse : comment greffer sur le vieil arbre aux racines profondes et solides du mouvement ouvrier occidental le greffon vivace de l'élan de 1917 et du pouvoir des conseils. Il n'y aura plus après lui, en face des Russes, sinon que des plagiaires ou de perroquets, comme il le dit, du moins que des hommes qui hésitent et se taisent, d'avance résignés à avoir tort.
L'aventure personnelle de Paul Levi symbolise ainsi en 1921 le premier échec dont elle est partie intégrante : l'impuissance de l'Internationale communiste à devenir le « parti mondial de la révolution socialiste » qu'elle prétendait être, l'impuissance des bolcheviks à susciter dans ce bref laps de temps en Occident la création de partis communistes poursuivant de façon consciente et systématiquement organisée l'objectif de la prise du pouvoir par le prolétariat, des organismes révolutionnaires qui ne soient pas seulement des pâles transpositions du modèle russe, mais des partis plongeant dans la réalité sociale et les traditions de lutte et de pensée de leurs pays respectifs des racines aussi profondes que celles du parti bolchevique dans le sol de la Russie.
Organisme vivant, le communisme de 1918-1921 revêtait bien des nuances, et Levi en incarnait une coloration allemande. Vouloir opposer Levi au communisme pendant cette période, c'est oublier que cohabitèrent, dans l'histoire, social-démocratie de Bebel et social-démocratie d'Ebert, pensée de Lénine et « léninisme », léninisme et stalinisme, Rosa Luxemburg et « luxembourgisme ». C'est enlever à Paul Levi sa véritable dimension historique : celle d'une occasion manquée.
Notes
[1] Soll die V.K.P.D....
[2] « Bilan d'une période » (25 mars 1923), Le Mouvement communiste en France (1919-1939), Paris, 1967, pp. 270-272, et « Trotzkis Brief », Unser Weg (Sowjet), H. ¾ ; 15 février 1922, pp. 82-84.
[3] « The Bolshevisation of the Spartacus League », International Communism, St-Antony's Papers, n° 9, pp. 23-71.
[4] Les épithètes les plus courantes sont « opportuniste de droite » et « renégat ». Le volume consacré à l'année 1919 des Dokumente und Materialen zur Geschichte der Deutschen Arbeiterbewegung ne mentionne pas une seule fois le nom du dirigeant du K.P.D. de l'époque ! Arnold Reisberg, dont l'ouvrage Lenin und die Aktionseinheit in Deutschland ne nie pas par ailleurs le rôle de Radek dans l'histoire du K.P.D., parle de « la politique opportuniste et traîtresse » de Levi, qui allait bientôt « se révéler un renégat » (p. 87).
[5] Erinnerungen an Lenin portent la date de « fin janvier 1924 ».
[6] « Lettre aux camarades allemands» (14 août 1921), Œuvres, t. 32, p. 549.
[7] « Et maintenant ? », Ecrits, t. III, pp. 170-171.
[8] « Communistes et indépendants en Allemagne ». annexe n° 2 de « La Maladie infantile du communisme », Œuvres, t. 31, p. 107.
[9] C. Zetkin, Souvenirs ... , p. 40.
[10] Ibidem, pp. 25-26.
[11] Annie Kriegel dans L'Œil de Moscou à Paris, note p. 103 : « Il fut alors exclu pour déviation opportuniste. »
[12] C. Zetkin, Souvenirs ... , p. 42.
[13] Lettre de Trotsky, publiée par Die Rote Fahne, 13 janvier 1922, citée par P. Levi, « Trotzkis Brief », Unser Weg (Sowjet), H. 3/4, 15 février 1922, pp. 82-84.
[14] C. Zetkin, Souvenirs ... , p. 42.
[15] Selon E. H. Carr, The Bolshevik Revolution, t. III, p. 335, n. 2, Heckert avait laissé entendre cette interprétation de l'action de mars dans son intervention au congrès pan-russe des syndicats en mai 1921. M. Flechtheim a développé ultérieurement la thèse d'un lien entre l'insurrection de Cronstadt et l'action de mars (Die K.P.D. und die Weimarer Republik, 1948, p. 73), thèse qui ne résiste pas à un examen attentif de la chronologie.
[16] C. Zetkin, Souvenirs ... , p. 48.