1971 |
"Nous prions le lecteur de n’y point chercher ce qui ne saurait s’y trouver : ni une histoire politique de la dernière République espagnole, ni une histoire de la guerre civile. Nous avons seulement tenté de serrer au plus grès notre sujet, la révolution, c’est-à-dire la lutte des ouvriers et des paysans espagnols pour leurs droits et libertés d’abord, pour les usines et les terres, pour le pouvoir politique enfin." |
Le mouvement ouvrier espagnol est jeune encore, à l’image du prolétariat que mille liens attachent encore au monde rural avec qui il partage traditions, réflexes, tempérament rural fait de résignation et de brutales bouffées de révolte. Il ne s’est réellement constitué pour la première fois à l’échelle du pays qu’au temps de la première internationale, et, comme elle, s’est rapidement divisé entre socialistes et libertaires. Ici pourtant, les anarchistes - les « libertarios » - ont eu et conservent une influence bien plus considérable que dans les pays industrialisés d’Europe occidentale. En 1930, à bien des égards la division du mouvement ouvrier espagnol reproduit l’écart qui existait au début du siècle en France entre un syndicalisme révolutionnaire combatif, partisan de l’action directe, et un mouvement socialiste réformiste et doctrinaire.
C’est à partir de 1910 et en partie d’ailleurs sous l’influence des syndicalistes révolutionnaires de la CGT française, qu’ont été jetées les bases de la centrale anarchosyndicaliste, la Confederación Nacional del Trabajo (CNT). Ses rapides progrès, sa dévotion à l’action, lui ont valu dès ses débuts une sévère répression, et cette dernière un grand prestige. Elle a joué un rôle de premier plan lors de la grève générale insurrectionnelle de 1917. Les formes très souples de son organisation, sa fidélité au principe de l’action directe, son attachement à la lutte de classes, répondent assez bien aux caractéristiques du prolétariat de la péninsule, jeune, misérable et peu différencié, marqué de l’empreinte de la paysannerie pauvre, sensible aux actions « exemplaires » de « minorités agissantes » qui s’efforcent de secouer en même temps le Joug de l’oppression et sa propre apathie. C’est en ce sens que l’on peut dire que la CNT - sa pérennité, son enracinement malgré tant d’avatars - est typiquement espagnole, dans la mesure où l’Espagne a peu changé, où les conditions historiques qui ont marqué sa naissance demeurent, à peine modifiées par les débuts de l’industrialisation et de la concentration capitaliste. Pourtant. pour l’Espagne comme pour la en CNT, l’histoire mondiale, depuis la guerre de 1914, fournit un contexte nouveau.
1917 a été en effet, en même temps que l’année de la révolution russe victorieuse, celle d’une grève générale sans précédent en Espagne. L’impact de la révolution russe, l’accroissement des contradictions sociales, rendent particulièrement vigoureuse en Espagne la monte de l’agitation ouvrière qui revêt en 1919, à partir de la grande grève de la Canadienne en Catalogne, l’aspect d’une puissante montée révolutionnaire. Comme toutes les organisations de même type, la C N T. subit profondément l’attrait de la révolution russe, témoigne du prestige que revêt la victoire bolchevique aux yeux des révolutionnaires de toutes obédiences. C’est qu’en Espagne comme ailleurs, les troupes anarchistes, anarcho-syndicalistes, syndicalistes révolutionnaires, avaient grandi par opposition à la pratique d’un marxisme réformiste tentant de s’adapter au cadre démocratique et parlementaire particulièrement médiocre ici. La victoire de l’Octobre russe redonne au marxisme son éclat révolutionnaire. C’est au lendemain de la grève générale qui a suivi celle de la Canadienne, au sommet de la vague de grèves et de manifestations que le congrès de la CNT, par acclamations, et dans un grand élan qui n’était sans doute pas exempt d’arrière-pensées pour certains, dicide d’adhérer provisoirement à la III Internationale. L’un de ses principaux dirigeants, Angel Pestaña, est délégué à Moscou où il prend part aux travaux du IIe congrès de l’Internationale communiste, mène la discussion avec Lénine et les siens. En 1921, une délégation de la CNT conduite par les Catalans Andrés Nín et Joaquin Maurín, assiste au IIIe congrès de l’Internationale et prend part à la fondation de l’Internationale syndicale rouge.
Déjà, pourtant la conjoncture a changé. En Espagne même, le mouvement ouvrier reflue. En Catalogne, les tueurs des « syndicats libres » du gouverneur Martinez Anido et du policier Arlegui ont réussi pour l’instant à enrayer la montée ouvrière en assassinant systématiquement les militants révolutionnaires. En outre, l’action des ouvriers et des paysans depuis la révolution russe n’a dans aucun pays abouti à la victoire : le reflux qui commence va permettre une stabilisation provisoire du capitalisme en Europe. Les difficultés de la Russie soviétique isolée, la répression par les bolcheviks contre les militants et organisations anarchistes, notamment celle de l’insurrection de Cronstadt, fortement marquée de l’influence libertaire, fournissent aux tenants de l’anarchisme traditionnel des arguments contre le bolchevisme, et leur permettent de reprendre le terrain cédé en 1919 devant la poussée des masses. En février 1922, en l’absence de Nín, demeuré à Moscou et de Maurín, emprisonné, un comité national met fin à l’adhésion « provisoire » de la C N.T. à l’Internationale communiste ; en juin de la même année, la conférence de Saragosse consacre sa rupture avec l’Internationale communiste comme avec l’Internationale syndicale rouge.
Dans l’intervalle, pourtant, nombre de militants et de cadres de la CNT ont été gagnés au communisme, au premier rang desquels Nín et Maurín. Nombreux sont également les militants qui, sans être communistes, refusent de quitter l’ISR dont Nín est l’un des secrétaires. Sous l’impulsion de Maurin et de ses camarades, se créent des « comités syndicalistes révolutionnaires » qui adhèrent à l’ISR, tiennent à la fin de 1922 une conférence nationale à Bilbao, fondent l’hebdomadaire La Batalla. Communistes et syndicalistes communistes constituent un nouveau courant, né de l’anarcho-syndicalisme, mais nourri de l’expérience russe, qui a définitivement rompu avec l’anarchisme traditionnel et suit désormais son propre chemin. Les militants des CSR adhèrent aussi bien à la CNT qu’à l’UGT de tendance réformiste, luttent pour conquérir la majorité dans ces deux syndicats dont ils réclament l’unification. Ils vont être systématiquement exclus de l’un comme de l’autre.
Un courant très proche de celui des syndicalistes communistes commence cependant à s’exprimer dans la CNT autour d’un de ses plus populaires dirigeants de Catalogne, Salvador Segui. Ce dernier, d’origine anarchiste, s’est imposé comme un dirigeant ouvrier de premier plan au cours des grèves de 1919, et peut être qualifié de véritable « syndicaliste révolutionnaire ». En 1922, à la conférence de Saragosse, il s’est rangé parmi les partisans de la rupture avec l’ISR mais avec des arguments particuliers. Il se refuse en effet à la condamnation, traditionnelle chez les anarchistes, de la « politique », et n’a pas hésite à se prononcer en 1919 pour la « prise du pouvoir ». A Saragosse, il inspire l’adoption d’une « révolution politique » dirigée contre les traditionnels tabous anarchistes. Très préoccupé par le problème de l’unité ouvrière, il recherche systématiquement l’unité d’action avec I’UGT, et un communiste comme Nín, son ami personnel, pense qu’il se rapproche du communisme. Mais cet organisateur hors pair, ce combattant ouvrier très populaire, est aussi la bête noire du patronat. Il est assassiné au moment où il vient d’arracher la conclusion, contre la répression, d’un accord entre CNT et UGT , par les pistoleros de Martinez Anido. Avec lui disparaît, pour plusieurs années au moins, la possibilité de voir arriver à la tête de la CNT un courant syndicaliste révolutionnaire en pleine évolution, rompant nettement avec l’anarchisme « pur ».
Pratiquement hors-la-loi à partir de 1923 et des début de la dictature, la CNT connaît pendant plusieurs années une crise chronique. Entre des anarchistes traditionnels et une direction nationale de tendance syndicaliste péniblement reconstituée en 1927, se situe dans ces années de clandestinité le petit groupe activiste des Solidarios animés par Juan García Oliver, Francisco Ascaso, Buenaventura Durruti que leurs adversaires traitent d’« anarcho-bolcheviks » parce qu’ils reprennent l’idée de « prise du pouvoir », défendent celle d’une « dictature » et même d’une « armée révolutionnaire » qu’ils estiment nécessaires. Surtout, à partir de 1927, on assiste à la constitution totalement clandestine, au sein de la C N T et à partir de ses propres organisations, de la toute-puissante et tries secrète FAI (Federación Anarquista Ibérica), qui entreprend la conquête systématique de la centrale syndicale dont elle veut faire l’instrument de sa politique putschiste.
En fait, le courant dominant dans la C N.T reconstituée en 1931 est pourtant le néo-réformisme qu’inspire Angel Pestaña. Suffisamment modéré pour accepter de jouer le jeu des « comités paritaires » institués par la dictature pour imposer l’arbitrage obligatoire des conflits du travail, il n’hésite pas, dans les derniers mois de la monarchie, à faire de la centrale anarcho-syndicaliste une force d’appoint dans la coalition générale qui va imposer la république. Deux représentants de la C N T. siègent en tant qu’observateurs à la conférence de Saint-Sébastien en août 1930 et promettent leur soutien aux républicains et aux socialistes en échange de l’assurance du rétablissement de la liberté d’organisation et de la promulgation d’une amnistie générale. En novembre, la direction de la C N T. négocie avec le leader conservateur Miguel Maura ; en décembre, elle soutient l’insurrection des officiers républicains de Jaca. Aux élections municipales du 12 avril 1931 enfin, abandonnant la vieille hostilité de principe de l’anarchisme aux « farces électorales », elle fait voter en masse ses adhérents pour les candidats républicains. Avec la proclamation de la République, la CNT reparaît au grand jour, mais, en son sein, s’affrontent les courants les plus divers; du réformisme ouvert de Pestaña et de ses compagnons au putschisme et au terrorisme de certains éléments extrémistes de la FAI, en passant par les tendances syndicalistes qui hésitent encore.
Le courant « marxiste » a lui aussi été profondément secoué par les événements mondiaux survenus depuis 1917. Dans le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) fondé par Pablo Iglesias sur le modèle guesdiste, apparaît, au lendemain de la révolution russe, une aile gauche, favorable à l’adhésion du parti à l’Internationale communiste, un pas que les Jeunesses socialistes, avec Juan Andrade et Luis Portela, franchissent les premières en fondant, en avril 1920, le Parti communiste espagnol. Le Parti socialiste subira la scission un peu plus tard, en avril 1921, quand sa majorité décide de refuser les vingt et une conditions d’adhésion à l’IC. La minorité fonde alors le Parti communiste ouvrier espagnol qui fusionnera rapidement avec le PCE sous la pression de l’Internationale. Cette fusion est acquise en 1923, mais trop tard pour que le jeune parti puisse jouer le rôle que lui assignaient ses fondateurs.
C’est en effet à cette date que se produisent, d’une part le pronunciamiento de Primo de Rivera qui rejette le parti dans l’illégalité, d’autre part la crise du parte bolchevique qui va entraîner, sous prétexte de « bolchevisation », la soumission mécanique des PC à la fraction victorieuse en Union soviétique. Le parti perd l’un de ses fondateurs - Oscar Pérez Solis qui finira phalangiste - et bien des militants. Quoiqu’il réussisse, en 1927, à gagner un groupe important de militants de la CNT à Séville, avec Manuel Adame et José Diaz, il ne cesse de s’affaiblir, tant sous les coups d’une répression systématique que sous les effets de sa propre politique, et notamment des exclusions exigées par la direction de l’Internationale dont l’emprise est favorisée par les conditions précaires de l’action clandestine. Lors de la proclamation de la République, le parti communiste officiel ne compte guère plus de 800 membres dans l’ensemble du pays, derrière des responsables qui sont des militants de fraîche date et ont été préférés, à cause de leur docilité aux directives venues de Moscou, aux survivants de la « vieille garde ». Des pans entiers du parti en ont été exclus de fait sans même que des raisons en soient données, ni les vrais motifs élucidés. Il en est ainsi de la fédération catalano-baléare que dirigent Maurín et Arlandis, de l’agrupación madrilène de Luis Portera. de l’agrupación de Valence, de la fédération asturienne, toutes animées par des hommes qui sont beaucoup plus connus comme dirigeants ouvriers que les dirigeants du parti officiel. Andrés Nín lui-même revient en Espagne en septembre 1930. L’ancien secrétaire de la CNT, puis de l’ISR, est lié à l’opposition de gauche russe, membre de sa « commission internationale », ami personnel de Trotsky. Avec d’autres militants - notamment Juan Andrade et Henri Lacroix, qui ont suivi, de leur côté, le même itinéraire -, il va s’employer à construire en Espagne l’opposition communiste de gauche, tout en cherchant les voies d’un accord avec Maurín pour l’unification des groupes communistes d’opposition.
Dans les rangs communistes, les réactions à la proclamation de la République sont également très diverses. Le PC officiel reçoit la consigne de lancer le mot d’ordre de : « A bas la république bourgeoise ! Le pouvoir aux soviets ! » - alors qu’il n’existe pas en Espagne, quoiqu’en dise la Pravda, l’ombre d’un soviet ou d’un organisme semblable. Maurín - qui reconnaît sans difficulté l’influence exercée sur lui à cette époque par Boukharine et les « communistes de droite » [1] - et Nin - lié, nous l’avons vu, à Trotsky - appellent au contraire à la lutte pour la réalisation des mots d’ordre de la révolution démocratique dont ils estiment que les travailleurs seuls peuvent les arracher, et que leur conquête constitue un élément primordial dans la lutte pour la révolution socialiste. Les deux hommes, pourtant, s’opposent à propos de la question nationale. Également catalan, partisan de l’auto-détermination, Andrés Nín n’approuve pas pour autant la prise de position de Maurín et de son organisation en faveur de l’indépendance de la Catalogne, et leur reproche leur collaboration étroite avec la petite bourgeoisie catalaniste.
Comme dans les autres pays, la scission qui a suivi la fondation de l’Internationale communiste a entraîné un peu plus à droite en Espagne le Parti socialiste qui avait refusé en 1921 les vingt et une conditions d’admission à l’Internationale communiste. Le P.S.O.E. et la centrale syndicale qu’il contrôle, l’Union General de Trabajadores (U.G.T.) se sont prononcés en 1923 pour une collaboration avec la dictature et ont accepté les avances de Primo de Rivera. Le secrétaire général de I’U.G.T., Francisco Largo Caballero est même devenu conseiller d’Etat. L’UGT a systématiquement utilisé pendant la dictature des institutions de collaboration comme les comités paritaires pour faire progresser son implantation au détriment de celle de la CNT persécutée et désunie. Résolument réformistes, partisans de la collaboration de classes sous la dictature de Primo de Rivera, les socialistes le sont a fortiori à partir de la proclamation de la République : l’un des leurs, Indalecio Prieto, a été l’un des animateurs du regroupement de l’opposition a la dictature, puis à la monarchie, l’un des principaux organisateurs de la conférence de Saint-Sébastien. La présence au gouvernement provisoire de ministres socialistes constitue pour le nouveau régime une couverture sur sa gauche, une protection contre les aspirations impatientes des masses ouvrières et paysannes en même temps qu’une promesse de « réformes » profondes et de lois sociales susceptibles de satisfaire quelques-unes des revendications les plus pressantes.
Il serait erroné pourtant de ne voir en lui qu’une force d’ordre. Sa politique réformiste n’est forte que des illusions des travailleurs à l’égard du nouveau régime: mais aussi de la peur qu’ils peuvent temporairement inspirer à une oligarchie inquiète. La vérité est que la proclamation de la République ouvre la voie des revendications ouvrières et paysannes que les classes au pouvoir ne sont pas capables de satisfaire. A terme, c’est la révolution qui est à l’ordre du jour. Le problème est de savoir si pourra s’organiser en Espagne, la force révolutionnaire nécessaire à sa victoire : les éléments en existent partout, dans I’UGT comme la CNT, dans les rangs des « faïstes » comme des syndicalistes, chez les communistes, officiels ou non, dans les jeunes couches qui s’éveillent à la vie politique et rejoignent telle ou telle formation politique ou syndicale. Comment construire le cadre qui permettra de les rassembler ? Tel est l’objet de la discussion qui se mène entre communistes, entre Maurín et Nín à Barcelone, entre Nín et Trotsky par lettre, dans un cercle encore réduit de militants qui n’ont pour l’instant comme arme que l’expérience des révolutions du XX, victorieuses ou vaincues, et la conviction que l’heure de la révolution prolétarienne approche en Espagne de façon inéluctable.
Notes
[1] Maurín, Introduction de 1965 de Revolución y contrarevolución en España