1988 |
" Pendant 43 ans, de ma vie consciente, je suis resté un révolutionnaire; pendant 42 de ces années, j'ai lutté sous la bannière du marxisme. Si j'avais à recommencer tout, j'essaierai certes d'éviter telle ou telle erreur, mais le cours général de ma vie resterait inchangé " - L. Trotsky. |
La biographie de Trotsky ne s'achève pas avec sa mort. Soixante-dix ans après la révolution d'Octobre, sa mémoire est sans aucun doute plus proche des préoccupations des peuples soviétiques et même plus susceptible d'y éveiller les passions que celles de Georges Clemenceau, David Lloyd George ou Thomas Woodrow Wilson dans leurs pays respectifs.
Ce sera sans doute un ouvrage fascinant que celui qui, dans quelques années ou décennies, retracera le destin de Trotsky après sa mort, la plus formidable tentative dans l'Histoire, avec les moyens d'Etat et les appuis internationaux que l'on sait, pour oblitérer un homme et son rôle historique dans la mémoire collective - et son échec final, prévisible à coup sûr dès aujourd'hui, et auquel j'ai voulu contribuer, même modestement.
Bien entendu, le contexte international de ce moment-là, le point atteint par la destinée de l'U.R.S.S., la place occupée dans le monde par la démocratie et le socialisme ne seront pas les uniques facteurs de la remise en place dans l'histoire d'un homme qui soulève aujourd'hui encore tant de passions. Le poids du personnage lui-même ne sera pas négligeable, dans la mesure où il est lourd de l'inachèvement et des contradictions d'un monde qui n'a guère progressé depuis le coup de piolet de Mercader à l'époque de l'alliance Hitler-Staline.
Il faut évidemment une sérieuse accoutumance à la situation aberrante dans laquelle c'est un « bureau politique» de « parti unique » qui décide souverainement de tout, et même du passé, pour débattre, comme l'a fait la presse occidentale, à la veille du soixante-dixième anniversaire de la révolution d'Octobre, de ce qu'elle appelle la « réhabilitation » de Trotsky. Aux scoops et à l'agitation de certains, c'est Siéva, devenu l'ingénieur Esteban Volkow, de Mexico, qui a tranquillement répondu que son grand-père n'avait nul besoin d'être réhabilité, mais qu'en revanche, ce serait un réel pas en avant vers la justice et la vérité que ses écrits puissent être mis à la disposition des Soviétiques, afin qu'ils puissent se former eux-mêmes leur opinion sur lui1.
Accordons cependant des circonstances atténuantes à ceux qui s'émerveillent aujourd'hui de voir la presse soviétique reconnaître de bonnes grosses vérités historiques comme la place de Trotsky à la présidence du soviet de Petrograd ou à la tête de l'Armée rouge. L'homme à qui des « chefs » rendent aujourd'hui ses « titres », en disant simplement les responsabilités qu'il exerça, revient de très loin aux yeux des adorateurs du fait accompli que sont tant de nos contemporains, et particulièrement certains de nos amis journalistes !
Celui qui réintègre ainsi l'histoire officielle et donc, pour beaucoup, l'Histoire tout court, n'a-t-il pas été, pendant un demi-siècle, non seulement un « grand Satan » marqué de l'opprobre de l'« anti-parti » dans tous les dictionnaires, et les notes infrapaginales inévitables, mais aussi la non-personne dont la non-vie s'est déroulée à travers de non-événements ? On comprend la stupeur des adorateurs du passé officiel devant cette résurrection de la réalité historique. Et ce sont évidemment les mêmes qui souhaitent que cette résurrection ne soit pas trop gourmande, qu'elle se contente de la récupération d'un siège officiel et qu'on s'abstienne surtout de l'étendre à des idées que le temps a depuis longtemps, selon eux, « dépassées ».
* * *
Au moment où s'ouvre le processus de réintégration de Trotsky dans les pages des encyclopédies, sur les murs des musées, dans les fichiers des bibliographies et, à terme, des bibliothèques, il est bon de comprendre pourquoi on avait essayé de l'en chasser pour toujours.
Le combat entre Trotsky et l'appareil bureaucratique à partir de 1923, la polémique entre lui et ses anciens camarades qu'il traita de « capitulards », les chantages auxquels il fut soumis, sous toutes les formes, pendant cette période font apparaître un enjeu constant du point de vue du pouvoir. En dernière analyse, du commissariat à la Guerre, Znamenka 23, à Moscou, à l'avenida Viena de Coyoacán, ses adversaires n'ont formulé à son égard et sous toutes les formes qu'une seule revendication : qu'il se taise.
Il a été exclu du parti pour avoir voulu s'y exprimer, et expulsé d'U.R.S.S. pour y avoir exposé ses idées dans sa correspondance privée. La grande calomnie a commencé à l'étranger parce qu'il écrivait, notamment pour se défendre.
Pour ne prendre qu'un exemple, c'est précisément pour avoir refusé de se taire, comme il l'a nettement répondu au nazi Konstad, porteur d'un ultimatum du gouvernement socialiste, qu'il a dû subir l'internement en Norvège au moment du déchaînement monstrueux de la calomnie stalinienne contre lui. Son assassinat, sa suppression physique était aussi l'assurance de lui fermer à jamais la bouche.
Il reste que le tyran le plus puissant et le système d'extermination le plus perfectionné peuvent tuer bien des hommes, mais que les idées sont plus difficiles à atteindre. Quand ont commencé, en 1987, les premières allusions non hostiles à Trotsky dans la presse soviétique, il y avait soixante ans que l'évocation de sa personne était pratiquement interdite en Union soviétique, sauf avec le chapelet rituel d'injures, une interdiction maintenue, puis encore aggravée après son assassinat.
Quel était l'enjeu, une fois Trotsky supprimé ? Le souvenir du combattant, du révolutionnaire, du chef de l'Armée rouge, de l'adversaire irréductible de Staline ? Certainement. Mais il y avait surtout le contenu de ses écrits, des idées qu'il avait défendues et mises en circulation, de tout ce qui demeurait de lui, particulièrement sous la forme de ses livres et de ses articles de presse.
L'Union soviétique, depuis ce demi-siècle, n'est pas précisément de ces pays où l'on peut dire ce que l'on veut parce que personne n'écoute. Tout au contraire et, dans ces conditions, l'interdiction faite si longtemps d'évoquer simplement l'homme Trotsky et ses idées doit avoir un sens.
Est-il excessif et partisan d'imaginer qu'en prenant à ce sujet des mesures aussi draconiennes, Staline et ses successeurs démontraient seulement à quel point ils redoutaient l'impact des idées du mort ? Est-il abusif de penser qu'ils n'auraient pas eu peur de ces idées s'ils n'avaient pensé qu'elles étaient susceptibles de devenir des forces matérielles ?
Que sont ces idées ? En quelques mots, il pensait que le pouvoir « des travailleurs » était monopolisé en U.R.S.S. par une couche bureaucratique privilégiée qui s'était rendue maîtresse du parti et menaçait l'existence des conquêtes d'Octobre ; que l'Union soviétique menacée pouvait être sauvée par une révolution politique instaurant, sur la base économique et sociale des conquêtes d'Octobre, une démocratie ouvrière pluraliste.
Pourquoi Staline a-t-il traqué précisément ces idées et les hommes qui les véhiculaient ? Parce qu'il était fou ? L'Histoire est-elle une histoire de fous racontée à des imbéciles ? Nous n'en croyons rien.
Qu'on se souvienne des archives de Smolensk et des mentions des rapports policiers sur la popularité en 1936, dans la jeunesse, de Trotsky et de Zinoviev2. Et, des décennies plus tard, malgré les bains de sang, la trace des idées qu'on avait voulu effacer n'est-elle pas toujours visible ? Vingt ans après le massacre des trotskystes à la mitrailleuse à Vorkouta, sous Khrouchtchev, l'écrivain Kazakiévitch l'ancien Volodia de l'Opposition de gauche - a écrit Le Cahier bleu, où il fait reparaître le visage intact de Zinoviev. Trente ans plus tard, c'est l'ancien déporté I.K. Dachkovsky qui interpelle rudement la Pravda et signe de son nom une lettre où il rappelle qui était Trotsky3. Cinquante ans plus tard, ce sont les billets qui affluent à la tribune, dans tous les débats: « Encore une question sur Trostky ! » s'exclame un historien.
Allons plus loin : c'est là que se manifeste la folie de Staline. Sa peur devant Trotsky et les trotskystes, la peur de ses apparatchiki, étaient telles qu'il a même cru possible, en supprimant, jusqu'au dernier, témoins et éventuels dépositaires d'idées, d'effacer de l'Histoire l'image et le nom de Trotsky. C'était bien un rêve fou que de croire qu'il était possible du même coup d'effacer les traces de ses propres crimes !
Après ces années de disparition totale de Trotsky, suivant une disparition progressive, nous assistons, depuis 1953, au phénomène inverse, sur un rythme aussi inégal. L'écheveau de l'Histoire se dévide maintenant à l'envers. Le visage de Trotsky reparaît ; demain ses idées seront de nouveau mentionnées, puis reprises. Il est probable que, sous une forme adaptée aux changements intervenus, elles deviendront des forces matérielles.
Ce n'est pas à nous d'en décider, mais au peuple soviétique. Ce pays de jeunesse et de culture, en partie libéré de la peur, confirme que Staline n'a pas réussi à effacer ses traces. C'est ce peuple qui donnera son verdict.
* * *
La vie de Trotsky et le développement de sa pensée politique ont été tranchés net par les coups de piolet de l'assassin.
Le champ reste donc ouvert pour les hypothèses les plus contradictoires, permettant à chacun de tirer Trotsky à soi. Etait-il, comme le croient certains. un « homme nouveau » en cet été 1940, en train de rompre avec lui-même et avec son analyse de l'U.R.S.S. datant de quelques mois ? On invoque, pour conforter cette opinion, son Staline inachevé, les fortes épithètes qu'il emploie pour qualifier le dictateur, qu'il compare à Néron, l'emploi, probablement pour la première fois, du vocable de « totalitarisme » pour caractériser le régime stalinien. Certains voient même dans « Comintern et G.P.U. », analyse pratique du réseau des services au sein de l'Internationale, l'esquisse d'une analyse nouvelle des partis communistes et de l'Internationale, pures et simples agences du Kremlin.
Trotsky, en outre, est assassiné à un moment décisif de l'histoire mondiale, cet été 1940 où la France est occupée et où les vagues d'avions de la Luftwaffe se succèdent sur les villes anglaises. Un an plus tard, ce sera l'attaque de la Wehrmacht, à l'est, le déferlement des Panzer vers Moscou et Leningrad.
La tentation est grande ici d'interpréter et de surévaluer telle ou telle phrase de Trotsky, de projeter sur un avenir qu'il n'a pas connu tel ou tel jugement antérieur. Et elle est d'autant plus grande que ses prédictions datées, ses espérances en termes d'années n'ont pas été réalisées.
Aucune révolution comparable à celle d'Octobre 1917 n'a triomphé dans le cours de la Deuxième Guerre mondiale, contrairement à son attente. La IVe Internationale n'est pas devenue non plus, contrairement à ce qu'il avait annoncé, la force dirigeante entraînant derrière elle des millions d'hommes à l'assaut du vieux monde.
Trotsky n'avait certes plus en 1940 les illusions qu'il nourrissait encore en 1932-1933 sur un rapide effondrement du régime stalinien, lequel avait été de toute évidence renforcé par l'arrivée au pouvoir des nazis en 1933 et leur alliance avec l'Union soviétique en 1939. Mais le régime stalinien lui paraissait cependant encore condamné à court terme et nullement susceptible de connaître renforcement et extension géographique.
Bien qu'il ait analysé avec minutie les développements en Finlande et en Pologne orientale, l'assimilation des sociétés des pays occupés à la structure de l'U.R.S.S., l'alignement de leur économie, la subordination de leurs instances à Moscou, il n'avait pas supposé la possibilité de voir le régime stalinien émerger renforcé de la guerre, étendant son autorité à une partie importante de l'Europe centrale et orientale, y bouleversant économie et société, y implantant son régime policier.
Et, bien entendu, Trotsky n'a pas prévu Pol Pot, et bien d'autres manifestations évidentes de barbarie parées des couleurs du « marxisme » et du « léninisme ». Cela signifie-il qu'il fut, jusqu'à son assassinat, le prophète d'une révolution impensable et hors de saison ? Que les révolutions ouvrières et paysannes avaient laissé définitivement leur place à des opérations militaires bureaucratiques de conquête et d'occupation ? Il me semble que, s'il en avait été ainsi, les grands de ce monde auraient préféré le laisser vaticiner en paix plutôt que de le traquer ou de le laisser traquer aux quatre coins du globe.
Admettons un instant qu'il ait eu fondamentalement tort, que la révolution ait été, à partir de cette année 1940, où il l'attendait de la guerre en Europe, totalement bannie de l'horizon de l'humanité.
Trotsky n'était pas le seul. Quand il traquait les militants trotskystes en Europe, faisait assassiner Walter Held*, après plusieurs militants polonais et bien des communistes réfugiés en U.R.S.S., Staline continuait à éliminer des révolutionnaires. Pourquoi, sinon par crainte de la révolution ? Pour expliquer le déchaînement d'une répression de cette envergure, il devait tout de même supposer l'éventualité d'une articulation concrète entre la pensée de l'exilé et le développement politique et social réel.
Nous n'avons pas rêvé l'alliance qui se réalise contre Trotsky après son exil, la campagne de haine de la presse nazie en février 1934, la capitulation du gouvernement français en avril de la même année. On a vu, en Norvège en 1936, une alliance de fait entre Staline et Hitler. On a relevé au passage la fureur des journaux américains contre l'accueil au Mexique de l' « ogre rouge », puis contre les « mesures bolcheviques » qu'on l'accuse de souffler au président Cárdenas, et le caractère ambigu des soucis de la commission Dies.
On n'a pas, finalement, le sentiment que la révolution était un rêve dépassé et archaïque, à lire le récit de la dernière entrevue, lors de la déclaration de guerre, entre l'ambassadeur français Coulondre et Hitler : le premier fait valoir au second que Trotsky - c'est-à-dire la révolution - sera le seul vainqueur. Hitler ne le conteste pas. Il ne dit pas à Coulondre qu'il rêve. Il se contente de hurler qu'il sait tout cela et que la responsabilité en incombe à Londres et à Paris.
Des commentateurs plus avisés s'attacheront cependant à une idée exprimée par Trotsky au cours du débat de 1939-1940 contre Burnham et Shachtman, et citée plus haut : il y affirme en effet que l'absence de révolution à la fin de la Seconde Guerre mondiale serait la preuve de l'incapacité historique du prolétariat à assumer le destin de la société tout entière, et qu'elle obligerait à revoir les perspectives marxistes et à envisager un processus de décadence de la civilisation humaine, dans laquelle il n'y aurait plus de place pour la révolution socialiste.
En chercheurs consciencieux, mes amis et moi avons pris l'hypothèse au sérieux et cherché dans ses papiers un développement ou au moins un brouillon, des notes, qu'il n'aurait pas manqué de rédiger si cette phrase avait exprimé pour lui une hypothèse sérieuse et non un procédé pour démontrer que ses adversaires manquaient de « l'optimisme révolutionnaire » le plus élémentaire. Nous n'avons rien trouvé. Nous le reprochera-t-on ? Notre ami Van pensait, lui, que cette phrase pouvait bien refléter le fond de la pensée de Trotsky et que ce dernier, à cette date, était prêt à « retailler la barbe de Marx », selon son expression. Il a vainement cherché avec nous et finalement renoncé, faute de documents, à faire le travail qu'il avait envisagé sur cette question. Je laisse à d'autres la responsabilité de tirer des conclusions définitives et profondes de ce passage.
J'ajoute qu'il m'est de toute façon impossible d'imaginer un Trotsky qui n'aurait pas scruté la vie et toutes ses formes et qui n'aurait pas changé, avec des réalités nouvelles, ses analyses et ses formulations sans perdre pour autant cet « optimisme révolutionnaire » qui le caractérisait.
* * *
Le jugement de l'Histoire se fait parfois attendre, mais il est toujours finalement rendu. Les premiers éléments permettant d'éprouver certaines des analyses de Trotsky ont été donnés par les premières secousses en Europe de l'Est, dans ces pays que l'Union soviétique a intégrés, après la guerre, dans sa zone d'influence, avec le consentement de ses alliés. L'histoire des « démocraties populaires » n'a été que la préface de l'introduction par en haut de transformations économiques et sociales, l'expropriation des propriétaires privés et la soumission de la société civile et de la vie politique à un joug bureaucratique et policier semblable à celui qui pèse sur l'U.R.S.S. et sous le contrôle des mêmes dirigeants.
Il ne peut bien entendu s'agir ici que d'une comparaison, avec les limites qu'impose pareille démarche. Le poids de « l'oppression nationale » dans les pays d'Europe de l'Est est sans doute plus fort encore que pour les nations allogènes d'Union soviétique, bien que la prise de conscience s'accélère partout et que la crise éclate, en Arménie ou ailleurs.
En 1936, dans La Révolution trahie, Trotsky traçait pour l'avenir le programme de cette « révolution politique » annoncée que nous avons reproduit ci-dessus4. Il y dessinait les grandes lignes des conséquences à attendre de la « subversion de la caste bureaucratique », la démocratie soviétique, le droit de critique, la liberté électorale, la liberté des partis, la renaissance des syndicats, la révision des plans et la libre discussion des plans économiques, la lutte pour l'égalité et contre les privilèges, le droit pour la jeunesse de critiquer et de se tromper, la liberté pour l'art et la science, le retour à la tradition de l'internationalisme révolutionnaire.
Bien entendu, les années passant, les événements dans les pays dominés par la bureaucratie nous ont donné une occasion de vérifier ce programme tracé avec des décennies d'avance, et un simple coup d'œil ne me paraît pas inutile pour faire l'épreuve de ces hypothèses.
Depuis 1953 en effet, à partir des manifestations et émeutes ouvrières de Berlin-Est, l'Europe orientale a été le théâtre de soulèvements ouvertement dirigés contre la bureaucratie et non contre les bases économiques du régime : des émeutes de Poznan aux grèves de Gdansk en passant par le « printemps en Octobre » de Pologne, la révolution hongroise, les manifestations et le soulèvement pacifique de ]a Tchécoslovaquie en 1968, sans oublier les manifestations étudiantes et les grèves ouvrières en Yougoslavie en 1968, ce sont les ouvriers de ces pays dits « socialistes » qui se sont soulevés, derrière leurs organismes propres - conseils ouvriers ou syndicats indépendants - en alliance avec les étudiants devenus porte-parole de la jeunesse. Le Conseil ouvrier du Grand Budapest, en 1956, a été une véritable autorité de pouvoir - de type « soviétique », émanant des conseils - face au gouvernement Kádár, et chacun sait qu'au-delà d'un syndicat de masse Solidarność a été aussi un deuxième pouvoir, rivalisant avec celui du général Jaruzelski - et qui n'a pu être écarté que par un coup d'Etat militaire et une répression brutale.
Les revendications qui apparaissent dans ces mouvements des travailleurs et de la jeunesse reconstituent celles qui définissaient le programme de « révolution politique » tel que l'esquissait Trotsky : démocratie, libertés des partis, destruction de l'appareil bureaucratique, syndicats « libres », liberté électorale et droit de critique, règlement des atteintes aux droits de l'homme, châtiment des responsables des crimes, conquête des droits démocratiques d'expression, de réunion, de manifestation, ainsi que l'apparition d'une presse libérée et, du coup, passionnante. Le message des ouvriers polonais au congrès de Solidarność adressé aux travailleurs soviétiques, la manifestation, le 25 août 1968, place Rouge à Moscou, de huit citoyens soviétiques contre l'intervention en Tchécoslovaquie, renouent avec les traditions d'internationalisme révolutionnaire et s'inscrivent contre le « chauvinisme grand-russe ».
Plus près de nous, dans l'U.R.S.S. de Gorbatchev au temps de la glasnost et de la perestroïka, on voit souvent s'exprimer, en même temps qu'un appui aux « réformes économiques » chères au pouvoir, des revendications de liberté politique, de fin du monopole du pouvoir aux mains du parti impliquant évidemment le retour aux libertés démocratiques, au droit de réunion, d'expression, de manifestation, à la rénovation des syndicats, à la résurrection d'élections véritables et ainsi de suite.
Les thèmes soulevés et débattus largement dans la presse, au grand jour, sont familiers à ceux qui ont étudié la pensée de Trotsky. La bureaucratie, ses privilèges, son monopole du pouvoir, sa définition son caractère antisocialiste sont au premier rang, et le professeur Boutenko renvoie à Karl Marx ses contradicteurs staliniens qui nient la possibilité de l'usurpation du pouvoir du peuple par la bureaucratie. Ici on discute de la pluralité des partis, et là des modalités anti-démocratiques de la désignation des délégués à la conférence du parti. On parle de retour à la norme de l'époque de Lénine, ce qui implique le pouvoir des soviets et la reconnaissance de minorités. On débat de l'érection d'un monument aux victimes de Staline, des méthodes d'instruction des policiers et des juges, de la punition des bourreaux. On discute de la possibilité pour la bureaucratie de « se redresser », on avance la notion du « bonapartisme » pour désigner sa toute-puissance illégitime, on affirme sa confiance dans la jeune génération, « qui n'a pas connu la peur totale », on repère les privilèges et les moyens employés pour leur défense. On défend l'histoire et la vérité historique contre ceux qui veulent « la coordonner ».
Une analyse plus poussée permet de trouver dans le détail des éléments d'analyse mis en avant à la fin des années trente par Trotsky. Comme il l'a annoncé, c'est en effet la classe ouvrière proprement dit qui a été au premier rang de tous les combats contre la bureaucratie et sa première cible est le monopole du parti au pouvoir. Un Imre Nagy qui, avec ses amis proches, choisit de mourir pour rester fidèle à son peuple alors qu’une parole d’autocritique aurait pu le sauver ne relève-t-il pas de ce que Trotsky appelait la « fraction Reiss » de la bureaucratie ? Et comment ne pas penser à la « fraction Boutenko » en voyant un Jan Sejna, général politique et stalinien zélé, choisir la C.I.A. plutôt que d'avoir des comptes à rendre à son peuple en Tchécoslovaquie en 1968 ?
Qu'on ne me fasse pas écrire ici ce que je n'écris pas et que certains assureront sans doute que j'ai écrit. Les hommes et les femmes qui, a cours des dernières années, ont tenté de faire vivre clandestinement en U.R.S.S. des formations « léninistes », ceux qui, depuis deux décennies, y ont rempli prisons, camps et hôpitaux psychiatriques spéciaux n'ont mis en jeu leur liberté et leur vie que sur la base de leur expérience personnelle et de la fraction de mémoire collective dont ils étaient les détenteurs. Je ne dis ni qu'ils étaient trotskystes ni qu'ils avaient subi l'influence de Trotsky, ni même qu'ils savaient sur lui plus que les quelques mots des calomnies banales.
Il en est de même pour l'Europe de l'Est, à deux exceptions prés toutefois. On sait que le brillant journaliste hongrois Miklos Gime futur compagnon de potence d'Imre Nagy, avait rapporté à Budapest un exemplaire de La Révolution trahie acheté chez un bouquiniste à Paris. Plusieurs dizaines d'intellectuels le dévorèrent à la suite les uns des autres, la nuit. Ils en retirèrent un double sentiment contradictoire d'admiration et d'impuissance : comment réussir là où cet homme avait échoué ? A la même époque, en Pologne, un ancien docker d'Anvers, Kazimierz Badowski, rescapé des camps hitlériens et staliniens, eut, parmi les plus attentifs de ses auditeurs à ses entretiens sur Trotsky, les deux jeunes communistes qu'étaient alors Jacek Kuron et Karal Modzelewski.
Le fait que les différents groupes d'opposants - c'est à dessein que je n'emploie pas ici le terme très réducteur de « dissidents » - aient cherché dans une action clandestine ou semi-clandestine, l'organisation du combat pour une démocratie pluraliste, la libre confrontation des idées et des programmes, la lutte pour l'égalité à travers la suppression des privilèges et surtout la lutte pour la vérité ne signifie nullement qu'ils étaient « trotskystes », même inconsciemment.
Personne, pourtant, ne saurait empêcher que ces revendications répondent à d'autres, analogues, qui resurgissent d'un passé lointain. Le fil d'une certaine continuité relie ces hommes et ces femmes, que cela plaise ou non, à Joffé, qui s'est donné la mort en 1927, à Rakovsky, réhabilité en 1988, à Trotsky, assassiné après Lev Sedov, à leurs camarades fusillés à Vorkouta et ailleurs. C'est là un lien de continuité dont, en l'état actuel de nos connaissances, nous pouvons seulement dire que « les trotskystes » ne sont qu'un mince fil, après tout pas indispensable peut-être, mais dont Trotsky et ses idées constituent un élément essentiel.
Il était en toute honnêteté impossible de conclure cette biographie de Trotsky - après avoir souvent souligné qu'il n'était pas prophète sans évoquer la forme concrète des soulèvements ouvriers qu'il avait esquissée dans sa préfiguration de la « révolution politique ».
* * *
La question a déjà été posée dans ce livre, au moins de façon indirecte : pourquoi Trotsky conserve-t-il un tel prestige, presque un demi-siècle après son assassinat et après avoir été moralement et politiquement enterré, depuis des décennies, de mille et une manières, que ce soit pour la répression de Cronstadt, sa foi en la révolution mondiale ou son attachement au marxisme « dépassé ». François Mauriac a donné un premier élément de réponse :
« Ce qui lui faisait horreur dans Staline, ce n'était pas qu'il eût été une " personnalité " dominatrice, mais d'avoir été cette personne-là, si basse et si cruelle, et non une autre. Trotsky dénonce en 1918, durant la bataille autour de Kazan, " le pusillanime fatalisme historique qui, en toutes questions concrètes et privées, se réfère passivement à des lois générales, laissant de côté le ressort principal : l'individu vivant et agissant ".
« Ce Trotsky vivant et agissant nous paraît moins inhumain que son sanglant adversaire. Mais c'est peut-être, après tout, parce que, grâce à son autobiographie, nous l'avons connu enfant et que nous continuons de suivre cet enfant de le reconnaître jusque dans l'homme implacable qui n'hésitera pas à abattre, quand il le jugera utile, les socialistes révolutionnaires.
« Voici par où Trotsky se rattache à l'humanité commune : il pose la question, s'interroge sur le sang répandu, nous donne les raisons (dont certaines paraissent valables) de son Implacabilité. " La révolution est la révolution, écrit-il, parce qu'elle ramène toutes les contradictions de son développement à une alternative : la vie ou la mort " […].
« Trotsky récuse d'avance, il est vrai, nos indignations bourgeoises : à ses yeux, nous sommes beaucoup plus féroces qu'aucun terroriste. " Ces réflexions, écrit-il, n'ont aucunement pour objet de justifier la terreur révolutionnaire. Si l'on essayait de la justifier, c'est donc que l'on tiendrait compte de l'opinion des accusateurs. Mais qui sont-ils ? Les organisateurs et les exploitants de la grande boucherie mondiale ! Les nouveaux riches qui, en l'honneur du soldat inconnu, brûlent l'encens de leur cigare d'après dîner ? Les pacifistes qui ont combattu la guerre tant qu’elle n'était pas déclarée ? " Il faut lire toute la suite : pas un trait qui ne tremble dans la cible.
« Homme dur ce Trotsky, dont le durcissement volontaire ne détruit pas la secrète humanité. [...] Plus j'y songe et plus il s'apparaît qu'un Trotsky triomphant eût agi sur les masses socialistes de l’Europe libérale et attiré à lui tout ce que le stalinisme a rejeté dans une opposition irréductible : Staline fut à la lettre " repoussant ". Mais c'est là aussi qu'il fut le plus fort, et les traits qui nous rendent Trotsky presque fraternel sont les mêmes qui l'ont affaibli et perdu5. »
Il me semble aussi que, malgré les clameurs des « libéraux » et l'extase de nombre de gens de plume, l'image du monde aujourd'hui n'est apparemment guère plus attrayante que ne l'était celle du tournant du siècle où Trotsky s'interrogeait sur le destin du XXe siècle en train de commencer. En dépit des échecs et des désillusions, malgré tant et tant de déceptions et de souvenirs d'amertume, l'humanité - et particulièrement ses jeunes générations - ne peut renoncer à rêver. Garçons et filles d'aujourd'hui ne peuvent abandonner le désir de changer le monde et en trouvent tous les jours raisons et justifications : il n'est que de voir combien le Chili, l’Afrique du Sud, la Pologne, sont à nombre d'entre eux ce que fut l'Espagne pour ma génération, désespoir et espoir au cœur.
Il est vrai que le drapeau du communisme a été terriblement souillé par le stalinisme et que l'étoile que Victor Serge avait vu naître au ciel d'Orient ne brille plus du même éclat qu'en 1917 : même les ignorants peuvent voir les ombres qui ont nom Pologne, Tchécoslovaquie, Afghanistan. Engagé, avec tous ses camarades, dans les durs affrontements de la guerre civile et de ses lendemains, plus engagé, peut-être, à la mesure de son courage et de son sens des responsabilités, Trotsky a été l'un des premiers, et le plus grand, à dire non. Sa haute silhouette, les bandes autour de son crâne fracassé par le tueur, les ombres de ses amis et camarades, les milliers au front troué, comme l'a écrit sa compagne, les martyrs communistes de l’Opposition de gauche torturés à mort dans les prisons, les calomnies grossières et haineuses dont il est encore poursuivi aujourd’hui, tout cela le dégage de cette immense catastrophe, de l'effondrement de cette cathédrale d'espérance qu'avait été Octobre.
N'en déplaise aux anarchistes, la persécution gigantesque qui s'est abattue sur lui, la calomnie et la grande traque dont il a été victime, le massacre des siens - femmes et enfants d'abord -, ont rejeté dans l'ombre leur réquisitoire et anéanti leurs efforts pour l'isoler. Il n'est pas jusqu'à la médiocrité des commentateurs académiques, serviteurs du fait accompli, pour lui restituer, bien involontairement, son véritable visage et valoriser a contrario son apport au capital intellectuel de l'humanité.
Pour les générations à venir, en Union soviétique et ailleurs, c'est maintenant une certitude: la trajectoire de Trotsky, la hauteur de sa pensée, ses exigences morales pour l'émancipation de l'humanité, domineront de très haut ses fautes et ses erreurs. On oubliera qu'il n'a pas toujours lutté au moment où il le fallait, parfois lutté quand il fallait temporiser, et qu'il a souvent surestimé le compromis qui le compromettait. On oubliera qu'il a été un chef de guerre impitoyable - en est-il d'autres ? - et qu'il n'a pas toujours su faire sentir à ses proches l'amour ou l'amitié qu'il leur portait. Mais on n'oubliera pas le combattant droit jusqu'au bout, la tête haute, le regard fixé sur l'avenir, sentant monter dans sa poitrine les dies de douleur devant le massacre de tant d'êtres chers, et assurant qu'il ne connaissait pas de « tragédie personnelle6 ». On écoutera avec respect les dernières lignes de son Testament, rédigé le 27 février 1940, à Coyoacan :
« Pendant quarante-trois ans, de ma vie consciente, je suis resté un révolutionnaire ; pendant quarante-deux de ces années, j'ai lutté sous la bannière du marxisme. Si j'avais à recommencer tout, j'essaierai certes d'éviter telle ou telle erreur, mais le cours général de ma vie resterait inchangé. Je mourrai révolutionnaire prolétarien, marxiste, matérialiste dialectique, et par conséquent athée intraitable. Ma foi dans l'avenir communiste de l'humanité n'est pas moins ardente, bien au contraire, elle est plus ferme qu'au temps de ma jeunesse.
« Natacha vient juste de venir à la fenêtre de la cour et de l'ouvrir plus largement pour que l'air puisse entrer plus librement dans ma chambre. Je peux voir la large bande d'herbe verte le long du mur et le ciel bleu clair au-dessus du mur, et la lumière du soleil sur le tout. La vie est belle. Que les générations futures la nettoient de tout mal, de toute oppression et de toute violence et en jouissent pleinement7. »
C'était Trotsky vivant.
Trotsky vivant ? Quittant Prinkipo où il lui avait rendu visite en 1933, le journaliste John Gunther assurait à ses lecteurs américains que, tant qu'il serait en vie, il resterait lui-même, « une force d'agitation, de développement, de création ». Il ajoutait: « Peut-être est-il l'un des rares qui ne meurent jamais8. »
Note
* Walter Held commit l'erreur de traverser l'U.R.S.S. en 1941, avec sa femme et son fils muni d'un passeport américain : ils furent arrêtés et exécutés un an après, Held le dernier, le 28 décembre 1942.
Références
1 Libération, 12/13 septembre 1987 ; New York Times, 16 septembre 1987.
2 Merle Fainsod, op. cit.
3
« Quand
un vieux révolutionnaire engueule les bureaucrates de la Pravda » ,
Cahiers
Léon Trotsky, n° 24, décembre 1985, pp. 121-124.
5 François Mauriac, op. cit., pp. 197-200.
6 M.V. III, p. 361.
7 A.H., T 4828a.
8 John Gunther,« Trotsky at Elba », Harpers' Magazine, n° 166, avril 1933, p. 597.