1946

Ch. 24 d'un manuscrit non publié en édition papier (The Problem of the Middle East) – mis en ligne pour la première fois par le MIA (section anglaise) en juin 2011.
Traduit de l'original en hébreu par R. Hod. Édité par George Paizis et Anne Alexander. Traduit de l'anglais par MIA (oct. 2024).

Tony Cliff

Le problème du Moyen-Orient
Partie VI. Le mouvement ouvrier dans l'Orient arabe

Chapitre XXIV. Tâches du mouvement ouvrier révolutionnaire de l'Orient arabe

I. La révolution agraire

Comme nous l'avons déjà vu, il existe dans les campagnes arabes deux sortes d'antagonismes de classe : d'une part, l'antagonisme entre la paysannerie dans son ensemble et la classe féodale, et d'autre part, l'antagonisme entre les pauvres des campagnes (prolétaires et semi-prolétaires) et la bourgeoisie villageoise. Aucune muraille de Chine ne sépare cependant les deux sortes d'antagonismes, et il arrive souvent que la même personne soit à la fois propriétaire foncier féodal et agriculteur capitaliste, et que le koulak emploie des ouvriers salariés et soit l'usurier et l'agent du capital financier étranger et local. Les mêmes ouvriers salariés sont aussi de petits fermiers soumis au seigneur féodal. Mais il faut néanmoins faire une nette distinction entre les deux sortes d'antagonismes. Le premier est le fruit de la période de transition du féodalisme au capitalisme, et le second le fruit de la période de transition du capitalisme au socialisme. La solution du premier antagonisme est une des tâches décisives de la révolution socialiste, la solution du deuxième est une des tâches de la révolution socialiste. La double pression de l'impérialisme et du féodalisme sur le développement des forces productives, de la société et de la culture, donne à l'Orient un caractère combiné, combinaison des tâches révolutionnaires démocratiques et socialistes.

Mais ces deux sortes d'antagonismes ne sont pas seulement différents, ils sont aussi contraires l'un à l'autre. Tandis que l'antagonisme entre la paysannerie dans son ensemble et la classe féodale reflète le faible niveau de développement de la différenciation de classe au sein de la paysannerie et le faible niveau de développement de l'économie et de la société, la profondeur et l'étendue de l'antagonisme entre le prolétariat villageois et la bourgeoisie villageoise sont conditionnées par le degré de développement de l'économie et de la société. Alors que la solution révolutionnaire du premier antagonisme implique le partage des terres féodales, la solution du second implique la transformation des fermes capitalistes modernes en fermes collectives et la construction de fermes collectives sur la base de l'intégration de nombreuses petites fermes existantes. Cependant, malgré l'antagonisme entre les tâches de la révolution agraire démocratique bourgeoise et celles de la révolution agraire socialiste, elles se complètent néanmoins, d'abord parce que l'anéantissement du féodalisme donne une formidable impulsion aux forces productives de l'agriculture, ce qui facilite les tâches de la construction socialiste à la ville comme à la campagne (si, bien sûr, dans ce processus, on mène une lutte incessante contre l'enrichissement des koulaks villageois), et ensuite - et surtout - parce que la révolution agraire démocratique est un formidable levier qui renforce la force de frappe du prolétariat qui se soulève contre le capitalisme, et constitue un tremplin pour son accession au pouvoir.

Si nous ne comprenons pas les caractères antagonistes et complémentaires de la révolution démocratique et de la révolution socialiste, de la paysannerie et du prolétariat, nous ne pouvons comprendre ni la conception léniniste, opposée à celle des socialistes-révolutionnaires, de l'hégémonie du prolétariat sur la paysannerie, ni la démonstration pratique de cette conception dans la révolution d'Octobre, ni la dégénérescence de l'Etat ouvrier russe sous la double pression du capitalisme mondial de l'extérieur et des tendances petites-bourgeoises de la paysannerie de l'intérieur. Si le prolétariat et la paysannerie n'avaient pas été deux classes différentes, il n'y aurait pas lieu de parler d'une alliance dont la condition essentielle d'existence est l'hégémonie du prolétariat qui dirige la paysannerie tout en luttant contre les tendances réactionnaires antiprolétariennes qui s'y trouvent. Ainsi, en 1909, Lénine écrivait :

« L’idée fondamentale de leur programme (celui des socialistes-révolutionnaires) n’était pas du tout qu’une “alliance des forces” du prolétariat et de la paysannerie était nécessaire, mais qu’il n’y avait pas d’abîme de classe entre le premier et le second, qu’il n’y avait pas besoin de tracer entre eux une ligne de démarcation de classe, et que l’idée social-démocrate du caractère petit-bourgeois de la paysannerie qui la distingue du prolétariat était fondamentalement fausse. » (Œuvres, vol. XI, partie I, p. 198)

Il ne cesse de répéter la même idée fondamentale. Ainsi, il écrit en 1905 :

« Notre attitude envers la paysannerie doit être méfiante, nous devons nous organiser séparément d'elle, être prêts à lutter contre elle, dans la mesure où elle apparaît comme une force réactionnaire ou antiprolétarienne. » (Œuvres, vol. VI, p. 113, c'est nous qui soulignons)

Et en 1906, il écrivait :

« Notre dernier conseil : prolétaires et semi-prolétaires des villes et des campagnes, organisez-vous séparément ! Ne faites confiance à aucun petit propriétaire, même aux plus petits, même à ceux qui "travaillent dur"… Nous soutenons le mouvement paysan jusqu’au bout, mais nous devons nous rappeler qu’il s’agit d’un mouvement d’une autre classe, et non de celui qui peut ou veut accomplir la révolution socialiste. » (Œuvres, vol. IX, p. 410)

La combinaison des tâches démocratiques agraires et socialistes peut se faire de différentes manières qui ne contredisent pas les lois du « développement combiné » et de la « révolution permanente », mais qui les confirment largement et abondamment. Bien entendu, si à la veille de la révolution les fermes capitalistes ne constituent qu'une minorité insignifiante dans l'agriculture, la partie principale étant basée sur les fermes paysannes, les premiers actes de la révolution s'accompagneront de la création d'un nombre relativement restreint de kolkhozes, tandis que c'est le partage des grands domaines, des terres du clergé et des terres gouvernementales entre les paysans qui jouera le rôle décisif. Par contre, là où la grande ferme aura un poids plus décisif, le rapport entre les deux différentes parties de la révolution agraire sera différent. Dans la mesure où la différenciation de classe au sein de la paysannerie n’est pas encore développée et où l’antagonisme entre la paysannerie dans son ensemble et la classe féodale est d’un poids décisif par rapport à l’antagonisme au sein de la paysannerie elle-même, la principale lutte de classe du prolétariat agricole et des paysans pauvres contre la bourgeoisie villageoise se révélera après la révolution antiféodale. Deux étapes se créent donc : dans la première, tandis que le prolétariat des villes brise la domination du capital, à la campagne toute la paysannerie brise le domaine féodal – souvent sous la direction des koulaks – et dans la seconde, le prolétariat villageois dirige sa lutte contre la bourgeoisie villageoise. Lénine décrivait ainsi la différence entre la période démocratique et la période socialiste de la révolution russe :

« Il y eut d'abord un mouvement de toute la paysannerie contre la monarchie, contre les propriétaires fonciers, contre le moyen-âge, et dans cette mesure la révolution resta bourgeoise, démocratique bourgeoise. Puis elle devint un mouvement de la paysannerie la plus pauvre, du semi-prolétariat, de tous les exploités contre le capitalisme, y compris les riches des villages, les vautours des villages et les spéculateurs, et dans cette mesure la révolution devint socialiste. Tenter d'ériger artificiellement une muraille de Chine entre les deux étapes et de les séparer par un autre facteur que le degré de préparation du prolétariat et de son unité avec les pauvres des villages, c'est pervertir et vulgariser complètement le marxisme et le remplacer par le libéralisme. C'est introduire en fraude une défense réactionnaire de la bourgeoisie contre le prolétariat socialiste, sous le couvert de références quasi savantes au caractère progressiste de la bourgeoisie par rapport au moyen-âge. » (La révolution prolétarienne et le renégat Kautsky, Londres 1920, p. 92)

Quelle sera la relation entre ces deux étapes dans la révolution qui aura lieu dans l’Orient arabe ?

L’inégalité des niveaux de développement des relations agraires dans les différents pays nous empêche de donner une réponse générale à toutes ces questions.

En Egypte, il existe de vastes domaines qui appartiennent à des sociétés géantes, étrangères pour la plupart. Il existe aussi de très grandes exploitations semi-féodales et semi-capitalistes. Ces faits constituent une base solide pour supposer que, dans la prochaine révolution agraire, l'apparition de fermes collectives ne sera pas qu'un phénomène rare et inhabituel, comme ce fut le cas lors de la révolution russe.

En Palestine et en Syrie, en raison de leur grand retard, il n’y aura probablement pas d’autre solution que de procéder dans son ensemble au partage des terres (domaines féodaux, propriété de l’État et du Waqf, ainsi que leur bétail et leurs outils agricoles) entre les paysans.

En Irak, la révolution agraire ne doit pas résoudre les problèmes de transition de l'agriculture du capitalisme au socialisme, ni même, dans l'ensemble, les problèmes de transition du féodalisme au capitalisme ; le problème central ici est la sédentarisation des tribus bédouines, tâche qui ne peut être accomplie rapidement, largement et efficacement sans la destruction des entraves féodales (rente, usure) à la colonisation, sans le partage de la terre d'Irak entre tous ceux qui veulent la cultiver, et sans une révolution technique complète dans le domaine de l'irrigation – ce qui n'est possible que sur la base de la planification d'un État ouvrier.

Etant donné que le koulak arabe est dans de nombreux cas non seulement l'employeur de la main-d'œuvre salariée mais aussi l'usurier, on peut supposer que dans l'Orient arabe, et particulièrement en Egypte et dans les parties relativement développées de la Syrie, du Liban et de la Palestine, la révolution agraire sera dès le début dirigée non seulement contre les seigneurs féodaux, mais aussi contre les koulaks.

Etant donné que les banques sont étroitement liées à l'agriculture, surtout en Egypte, la révolution agraire sera l'une des principales forces motrices de la nationalisation des banques. L'annulation totale de toutes les dettes des paysans pauvres et moyens et la création de vastes possibilités de crédit par le biais des banques nationalisées qui s'uniront à la paysannerie dans un réseau de coopératives, seront parmi les tâches les plus immédiates et les plus urgentes de la révolution, tâches dépassant les limites de la révolution agraire proprement dite, c'est-à-dire les limites du changement des rapports de propriété foncière, et qui supposent qu'elles se joignent à la socialisation du système de crédit et de production.

Nous pouvons dire avec une certitude absolue que même s'il y a deux étapes distinctes (démocratique et socialiste) dans la future révolution agraire de l'Orient arabe, la distance entre elles sera plus petite que dans la révolution russe, premièrement à cause du grand poids des latifundias appartenant à des sociétés étrangères dans l'agriculture égyptienne, et à cause du grand poids de l'Egypte parmi l'ensemble des pays arabes ; deuxièmement parce que la révolution qui aura lieu en Orient, faisant partie de la révolution mondiale, renforcera l'alliance entre le prolétariat industriel et les pauvres des campagnes beaucoup plus que ce ne fut le cas dans la révolution russe, car le prolétariat disposera d'un formidable instrument pour fortifier cette alliance - l'électricité, les tracteurs et autres moyens de production rationalisés dont les pauvres des campagnes ont besoin pour construire des fermes collectives.

A ces deux facteurs s'ajoute un troisième, qui est le résultat des deux autres : si d'octobre 1917 à la moitié de 1918 les koulaks ont joué un grand rôle dans la révolution agraire, ce n'est pas seulement parce qu'il y avait entre eux et le régime féodal une grande opposition d'intérêts, ni parce que la différenciation de la paysannerie elle-même n'était pas si profonde et que les koulaks avaient une influence sur les couches inférieures de la paysannerie, mais aussi parce qu'ils n'ont pas vu toutes les conséquences qui découlent à long terme de la révolution : la consolidation de la domination du prolétariat et la lutte contre les koulaks. Outre les liens économiques immédiats des koulaks de l'Orient arabe avec le féodalisme et le capital étranger, un autre facteur les poussera dans le camp de l'armée contre-révolutionnaire : le lien direct entre la révolution agraire et la révolution socialiste mondiale. Ce lien dissipera toutes les illusions que les koulaks peuvent nourrir quant à leur capacité à devenir les maîtres de la campagne après la destruction du féodalisme.

Après l'abolition des rapports de propriété féodaux, l'alliance entre le prolétariat urbain et les pauvres des campagnes sera basée sur la lutte commune pour la construction d'une économie socialiste avec de grandes entreprises basées sur les réalisations techniques les plus modernes, une lutte pour l'élévation du niveau de vie et de la culture dans les villes et les villages et l'annulation des différences entre eux.

En Egypte, le pays le plus important de l'Orient arabe, un autre facteur renforcera le lien entre la ville et la campagne : l'agriculture égyptienne, même avec sa technique arriérée, ne peut exister sans un Etat centralisé, sans un système centralisé de contrôle de l'irrigation. Cela mettra une carte décisive pour la fusion de la ville et de la campagne entre les mains du prolétariat égyptien qui arrivera au pouvoir.

L’alliance du prolétariat et de la paysannerie se fondera sur l’indépendance de classe du premier par rapport à l’influence de toutes les classes de la société, depuis la classe féodale et la grande bourgeoisie jusqu’à la petite bourgeoisie, dont fait partie la paysannerie. Elle se fondera sur le soutien et l’expression que le prolétariat apportera à toutes les revendications progressistes de la paysannerie, tout en menant une guerre à mort contre les tendances réactionnaires, antisocialistes et petites-bourgeoises qui existent en elle.

Si, malgré le manque de clarté des rapports de classe entre les différentes parties de la paysannerie, malgré le retard culturel, la dispersion et la faiblesse, il est possible de mobiliser les pauvres des campagnes non seulement contre le féodalisme, mais aussi, après une courte expérience, dans une lutte pour la construction de grandes fermes collectives, alors il sera sûrement possible de mobiliser la paysannerie moyenne dans une lutte contre les propriétaires fonciers féodaux, et au moins de la neutraliser dans la lutte du prolétariat contre les koulaks et contre les tendances koulaks (qui ne disparaîtront jamais entièrement tant que la production socialiste ne régnera pas complètement), et pour la construction de fermes collectives.

L'organisation de classe indépendante du prolétariat rural, partie inséparable du prolétariat urbain, est la garantie de l'accomplissement complet et sans compromis de la révolution agraire antiféodale, et de la transition la plus rapide et la moins tortueuse vers les tâches de construction d'une économie socialiste à la campagne.

II. L'unité des pays arabes

Une autre tâche essentielle qui incombe au prolétariat de l’Orient arabe est celle de l’unification des pays arabes. Il faut préciser quelle place occupe cette tâche dans l’ensemble de la lutte de classe du prolétariat, quel est son lien avec les autres tâches révolutionnaires démocratiques et socialistes.

Il semble que cette tâche contienne une contradiction en elle-même. Dans l’ordre actuel, l’établissement d’une véritable unité des pays arabes est impossible (à cause de l’existence de l’impérialisme et des différents intérêts dynastiques, de la faiblesse des liens économiques entre les pays arabes en raison du retard féodal et de la domination du capital étranger sur les postes clés de l’économie, etc.). Dans un régime socialiste, le monde entier constituera une seule unité économique et culturelle – malgré la diversité des positions des différents pays dans cette unité – de même qu’un fleuve qui traverse différents pays prend des couleurs différentes selon le sol local, mais n’en est pas moins un seul fleuve. Ainsi, sous le capitalisme, l’unité des pays arabes n’est pas possible. Et dans le socialisme, l’unité s’étendra au-delà des frontières nationales des pays arabes. Si tel est le cas, quelle est la valeur d’un slogan d’unité des pays arabes ?

A cela on peut répondre qu'entre les deux, capitalisme et socialisme, il y a d'abord une période de transition , où ce mot d'ordre peut avoir une très grande importance pratique, car la dictature du prolétariat qui va s'instaurer au Moyen-Orient devra accomplir deux tâches contradictoires mais complémentaires : l'une – lier les pays d'Orient aux autres Etats ouvriers, organiser la division internationale du travail, obtenir l'aide matérielle et culturelle du prolétariat des pays plus avancés ; l'autre – sortir la paysannerie de son arriération féodale et de son étroitesse d'esprit localiste. Il est clair que pour accomplir la première tâche, la création d'un seul Etat mondial serait le plus souhaitable. Mais d'un autre côté, l'accomplissement de la seconde tâche se fera dans une large mesure par des voies nationales : le fellah du village lointain apprendra d'abord à changer son pauvre dialecte local pour la langue arabe cultivée. En raison du choc et de l'interpénétration de ces deux tendances contradictoires et complémentaires, on peut supposer que la dictature du prolétariat mondial ne prendra pas la forme d'un État supranational, mais celle d'une fédération d'États nationaux. Ce n'est qu'en sortant des millions de paysans de leur extrême arriération, ce qui ne peut se faire aujourd'hui que par la socialisation de la production, tant dans l'agriculture que dans l'industrie, qu'en supprimant l'inégalité des niveaux de développement des différents pays par un gigantesque essor de l'économie et de la culture dans les pays d'Orient, que la fédération pourra céder la place à une unité supranationale. Mais ce ne sera pas un véritable État, car il naîtra avec l'abolition définitive des classes (abolition de la paysannerie en tant que classe distincte du prolétariat) et avec l'abolition de la concurrence entre les hommes pour la répartition des fruits de la production. La fédération des Etats ouvriers, forme de liaison entre le prolétariat victorieux des pays développés et le prolétariat d'Orient, suppose donc l'existence d'unités nationales plus ou moins autonomes, et elle suppose l'existence de telles unités surtout dans les pays d'Orient. On voit par là la possibilité et la valeur pratique de la réalisation de l'unité des pays arabes pendant la période de la dictature du prolétariat.

En outre, le mot d'ordre de l'unité des pays arabes revêt une grande valeur stratégique dans la période de lutte pour l'instauration d'un gouvernement ouvrier. Il sert de moyen pour rassembler les masses contre l'impérialisme et pour renverser les différentes dynasties et les hommes d'Etat féodaux et bourgeois qui dressent des obstacles sur la voie d'une véritable unité.

C'est précisément pour cela qu'il faut combattre avec acharnement toute falsification de l'unité, tout substitut qui aurait pour but de l'exploiter à des fins fondamentalement opposées à sa nature (comme la « Ligue arabe » existante). Si Bismarck a réalisé l'unité de l'Allemagne et par là même le programme de la bourgeoisie allemande, ce n'est pas une preuve du progressisme des junkers prussiens, mais une illustration du caractère réactionnaire de la bourgeoisie allemande qui, au lieu de lutter pour l'unité de l'Allemagne par une révolution démocratique, s'est résignée à un « changement par en haut » opéré par la dynastie, à un compromis avec la réaction. La bourgeoisie arabe, par faiblesse et par dépendance à l'égard du capital étranger et de l'impérialisme, est incapable non seulement de suivre la voie démocratique révolutionnaire à l'exemple de la bourgeoisie française, mais même de suivre celle de la bourgeoisie allemande, abandonnant au seigneur féodal les rênes du pouvoir politique en échange de la satisfaction de ses intérêts de profit. Les seigneurs féodaux et bédouins sont trop faibles et trop dépendants de l'impérialisme pour produire un Bismarck ou un Cavour parmi eux. Ainsi, alors qu'en Allemagne et en Italie l'unité s'est réalisée sur la base de la réconciliation de la bourgeoisie avec les dynasties les plus réactionnaires, dans l'Orient arabe l'« unité » est réalisée en partie par des éléments qui ont encore moins d'intérêt que les seigneurs féodaux à une véritable unité politique (les rois des États semi-bédouins – Ibn Saoud, l'émir Abdallah, le roi du Yémen) et n'est qu'une unité entre guillemets – sans unité économique, sans unité culturelle. Une telle « unité » signifie aujourd'hui dans cette région un cordon sanitaire britannique dirigé contre l'influence de la France, des États-Unis et de l'URSS. Les socialistes arabes doivent donc exprimer obstinément leur horreur de la « Ligue arabe » à la tête de laquelle se trouvent Ibn Saoud et Farouk, et de tout autre mouvement d'« unité ».

Les ouvriers arabes sentent d'instinct quel est le véritable caractère de la « Ligue arabe », même s'ils n'en ont pas encore tiré toutes les conclusions. La conférence de la Ligue à Alexandrie n'a donc eu qu'un écho négligeable en comparaison avec les affrontements contre l'impérialisme au Liban ou au Maroc. Et il est clair que le ciment de l'unité réelle des pays arabes ne peut être que la lutte commune, les sacrifices communs et les victoires communes des masses des différents pays.

Lorsque le parti révolutionnaire pose le problème de l'unité, il doit le relier aux intérêts sociaux vitaux des masses. L'unification des syndicats de tous les pays du Moyen-Orient donnerait un contenu réel et une base très solide à la lutte pour l'unité des pays arabes. Une grève générale des travailleurs égyptiens produirait alors un écho colossal et des grèves dans tous les pays arabes, etc.

Il est clair que plus les masses insufflent avec ferveur un contenu de classe à l'unité, plus elles font de l'unité des pays arabes un tremplin pour leurs propres intérêts, plus il est certain que la signification de l'unité n'est pas le nivellement des différents pays arabes pour s'aligner sur les plus arriérés d'entre eux, mais au contraire l'élévation des masses des régions arriérées au niveau d'organisation, de conscience et de lutte de classe du prolétariat des régions les plus avancées, plus évidemment une telle unité poussera les dirigeants féodaux et bourgeois à un affrontement ouvert.

Nous en arrivons ici à un autre problème : quels pays le prolétariat arabe doit-il inclure dans l'union ? Faut-il aspirer à une unification de tous les Arabes dans un seul État, de l'Irak jusqu'à l'Égypte et à travers tous les États d'Afrique du Nord (Tunis, Algérie, Maroc) ?

L’inégalité dans le rythme du développement des différents pays arabes, qui a commencé dès l’époque précapitaliste – en raison de facteurs historiques et géographiques différents – et qui s’est accentuée avec l’exploitation impérialiste accompagnée des formes défigurées du développement capitaliste qui en ont résulté, ne sera pas effacée par la grève générale ou le premier coup de feu sur les barricades. La lutte des masses dans les différents pays commencera donc à des stades différents, conformément aux différences de degré de développement économique et culturel, de structure de classe, de degré de conscience et d’organisation du prolétariat, etc. La boussole de l’unité arabe changera donc, et dans les jours de la révolution, à un rythme rapide. Il se peut même que, contre l’union d’une chaîne de pays arabes dans laquelle le prolétariat règne, une deuxième chaîne de pays réactionnaires se forme pour un certain temps. En tout état de cause, il est essentiel que le prolétariat de chaque pays arabe détermine sa position sur la question de l’unité, non pas a priori, non pas simplement pour l’unité, mais pour l’unité des pays indépendamment de l’impérialisme – une unité dirigée contre l’impérialisme, contre la bourgeoisie arabe et les seigneurs féodaux. 1

III. La lutte de libération nationale et l'unité internationale du prolétariat

L'une des tâches décisives qui se pose au prolétariat des pays coloniaux, et qui est étroitement liée à toutes les autres, est la lutte pour la liberté nationale, pour le droit à l'autodétermination. Cette lutte se déroule à une époque où le monde est en transition du capitalisme au socialisme, de l'Etat national à l'Etat mondial. Nous constatons donc que deux sortes de tâches s'imposent au prolétariat colonial : d'une part, la libération nationale et la suppression du particularisme féodal ; d'autre part, l'instauration de la fédération mondiale des Etats socialistes, tâche socialiste.

Dans la mesure où les liens entre la bourgeoisie coloniale et l’impérialisme se resserrent, dans la mesure où les antagonismes de classe s'estompent, dans la mesure où les intérêts de l’impérialisme et de la classe féodale dans les colonies coïncident de plus en plus, la lutte de classe de la paysannerie s’identifiant à la lutte de libération nationale, c'est dans cette mesure que s’effondre le mur qui sépare les deux sortes de tâches susmentionnées.

Il est clair que plus la lutte des travailleurs arabes ou indiens, et aussi celle du prolétariat anglais, contre l'impérialisme, sera acharnée, plus forte sera l'unité entre ouvriers arabes et anglais. Car, en premier lieu, une condition essentielle de la libération sociale des ouvriers anglais est de se débarrasser de l'influence du chauvinisme, qui est une arme vitale entre les mains de la bourgeoisie. Il faut se rappeler qu'« aucune nation ne peut être libre si elle opprime d'autres nations ». La fraternité n'est possible qu'entre égaux, et certainement pas entre assujettis et libres. La lutte commune contre l'ennemi commun, l'impérialisme, la lutte pour le droit à l'autodétermination des peuples assujettis, est une condition vitale pour l'établissement d'une véritable unité internationale du prolétariat de la « mère patrie » et de celui du pays colonial.

Un prétexte souvent avancé par les réformistes des « mères patries » contre la guerre de libération des peuples coloniaux – prétexte dont il convient d'éclaircir bien des points importants et sur lequel je m’attarderai donc – est que les forces productives ont besoin d’unités étatiques de plus en plus grandes ; la lutte pour la séparation de l’Inde ou de l’Egypte d’avec l’Angleterre vise à briser une grande unité économique étatique pour la remplacer par une unité plus petite, elle est donc réactionnaire.

Cette façon de raisonner est fausse dans ses fondements. Elle repose sur la substitution de l'abstrait au concret. Une grande unité économique dans l'abstrait ! Comme si l'unité existante, l'impérialisme, réalisait l'unité de l'économie mondiale avec un développement global et multilatéral de tous les pays, comme si elle n'unifiait l'économie mondiale que dans une mesure limitée et unilatérale, dans la mesure où cela est nécessaire aux intérêts des profits et de la cupidité des grands capitalistes de la « mère patrie ». L'unité de l'économie mondiale, oui, ce sera une nécessité vitale non seulement pour l'Angleterre socialiste avancée qui, enfermée dans ses frontières nationales, étoufferait et souffrirait de la faim, non seulement pour les pays avancés dont les forces productives dépassent le cadre de l'État national, mais aussi pour un Orient arabe socialiste dont le retard le rend dépendant de facteurs extérieurs, qui, en raison de ce retard, souffrirait beaucoup s'il était coupé de l'économie mondiale et si la division mondiale du travail était abolie. Mais l'unité large et globale de l'Orient arabe et de l'Angleterre ne sera pas possible sans le développement global de l'Orient arabe, sans la libération de l'Orient arabe de l'impérialisme. C'est aussi la condition pour surmonter le particularisme féodal dans l'Orient arabe et pour établir une économie arabe unifiée. Du point de vue politique aussi, l'établissement d'une unité réelle et stable entre l'Angleterre et l'Orient arabe n'est possible qu'avec le droit de l'Orient arabe à la liberté, à la séparation d'avec l'Angleterre. Si aucune ligne directe ne mène de l'unité de l'Angleterre avec un Orient arabe socialiste, cela est dû uniquement à l'inégalité, causée par l'impérialisme, entre les conditions de développement de l'Angleterre et de l'Orient arabe.

Un autre prétexte avancé contre la lutte libératrice des peuples opprimés est le suivant : dans les conditions de l'impérialisme capitaliste, la liberté des peuples n'est qu'une fiction, car par divers moyens (financiers, militaires, etc.) les puissances impérialistes soumettent tous les peuples à elles-mêmes, et le droit à l'autodétermination est donc une utopie. A cela Lénine répondit avec force :

« La revendication de la libération immédiate des colonies, telle que la réclament tous les social-démocrates révolutionnaires, est « impossible à réaliser » sous le capitalisme sans une série de révolutions. Cela ne signifie pas, cependant, que la social-démocratie doive renoncer à mener la lutte immédiate et la plus résolue pour toutes ces revendications – cela ne serait que dans l’intérêt de la bourgeoisie et de la réaction. Cela signifie, au contraire, qu’il faut formuler et présenter toutes ces revendications, non pas d’une manière réformiste, mais d’une manière révolutionnaire ; non pas en restant dans le cadre de la légalité bourgeoise, mais en la franchissant ; non pas en se bornant à des discours parlementaires et à des protestations verbales, mais en entraînant les masses dans l’action réelle, en élargissant et en fomentant la lutte pour toutes les revendications fondamentales, démocratiques, jusqu’à l’assaut direct du prolétariat contre la bourgeoisie, c’est-à-dire jusqu’à la révolution socialiste qui expropriera la bourgeoisie. » (Œuvres, vol. XIX, p. 49)

Une situation révolutionnaire met à rude épreuve les idées, les partis et les personnalités, et chaque manque de clarté se révèle dans une nudité brutale. Aucun problème n'a causé autant de maux de tête et de manque de clarté que le problème national, surtout lorsque le mouvement national ne fait pas partie d'un mouvement démocratique général mais du mouvement socialiste. Il faut donc répondre clairement à la question : que doit faire le mouvement révolutionnaire lorsqu'il y a antagonisme entre le droit à l'autodétermination des nations et les intérêts du prolétariat international ? Si le prolétariat gouvernait en Angleterre et pouvait franchir les frontières de l'Orient arabe et aider ainsi les ouvriers et les paysans arabes à se libérer de leurs exploiteurs féodaux et bourgeois, serait-il permis au prolétariat anglais de violer le « droit à l'autodétermination » des Arabes ? Le prolétariat arabe serait-il autorisé, ou peut-être même obligé, à invoquer l'aide de l'Armée rouge britannique pour l'aider à pénétrer dans l'Orient arabe et violer ainsi le « droit à l'autodétermination » des habitants ? Etc., etc.

Ces questions et bien d'autres, qui paraissent aujourd'hui purement théoriques, prendront corps et consistance dans la période de bouleversements révolutionnaires à venir. Il est absolument indispensable d'y répondre. Lénine a donné une réponse à toutes les questions de ce genre lorsqu'il a dit :

« Les diverses revendications de la démocratie, y compris celle de l'autodétermination, ne sont pas absolues, mais une petite partie du mouvement démocratique général (maintenant socialiste général) mondial . Il se peut que, dans des cas particuliers et concrets, cette partie soit en contradiction avec le tout ; si tel est le cas, il faut la rejeter. Il se peut que le mouvement républicain d'un pays ne soit qu'un instrument des intrigues cléricales ou financières-monarchiques d'autres pays ; si tel est le cas, nous ne devons pas soutenir ce mouvement concret particulier. Mais il serait ridicule, pour ces raisons, de rayer la revendication de la république du programme de la social-démocratie internationale. » (Œuvres, vol. XIX, pp. 287-8)

De la même manière, si le mot d’ordre de liberté nationale n’est qu’un mur derrière lequel la bourgeoisie égyptienne vient à se cacher pour échapper à l’influence de la révolution prolétarienne en Angleterre, et surtout s’il devient un écran pour la pénétration de l’impérialisme américain, pour, disons, la préparation de l’agression contre une Angleterre socialiste, alors, si les ouvriers anglais avec l’aide des ouvriers arabes peuvent éventuellement conquérir le pays, c’est leur devoir de le faire. 2

La partie est subordonnée au tout, et aujourd’hui, alors que le monde dans son ensemble est en train de passer au socialisme, le critère décisif dans toutes questions est : est-ce que cela aide ou nuit à cette transition ?

Toute revendication démocratique, y compris le droit à l'autodétermination nationale, n'est pas absolue pour la bourgeoisie, mais est aussi relative. La bourgeoisie française, lors de la Commune de Paris, a ôté son habit du dimanche national et a prouvé que tous les gouvernements nationaux étaient unis contre le prolétariat. La bourgeoisie russe a fait preuve de la même trahison lors de la révolution russe. Franco et Pétain ont suivi le même chemin, prouvant clairement que pour eux la liberté nationale est subordonnée aux intérêts du profit capitaliste. La facilité avec laquelle la bourgeoisie a substitué un cadre fasciste au cadre démocratique lorsque celui-ci s'est avéré insuffisant pour la défense du profit capitaliste prouve de manière concluante que pour la bourgeoisie les revendications démocratiques ne sont pas absolues. Ce fait n'empêchera évidemment pas la bourgeoisie arabe, qui trahit la lutte pour la liberté contre l'impérialisme, de faire du mot d'ordre de « pleine liberté nationale » un mot d'ordre central et absolu lorsque le prolétariat anglais pourra prendre le pouvoir en Angleterre. D'autre part, ce mot d'ordre central et "absolu" ne les empêchera pas d'ouvrir les frontières de leur pays à l'impérialisme américain. Ainsi, dans la mesure où la question concerne un Etat prolétarien anglais, la revendication de la bourgeoisie arabe pour le droit à l'autodétermination sera absolue, et dans la mesure où elle se rapporte à la bourgeoisie mondiale, elle sera relative.

Le prolétariat révolutionnaire des colonies doit lui aussi considérer toutes les questions, y compris la liberté nationale, du point de vue de ses intérêts de classe. Si cette vérité n'est pas encore claire pour la majorité des ouvriers arabes, s'ils ne comprennent pas encore pleinement que ce n'est pas eux qui doivent servir à la lutte pour la liberté nationale, mais la lutte pour la liberté nationale qui doit servir leurs intérêts, c'est à cause de l'échelle encore mesurée de la lutte de classe, à cause de l'influence de l'idéologie petite-bourgeoise qui voit dans le nationalisme une vérité absolue, abstraite, immuable malgré les changements des circonstances historiques. C'est le destin de la petite bourgeoisie d'être heurtée à la fois par la trahison de la grande bourgeoisie dans la lutte pour la libération nationale et par l'élan du prolétariat vers l'unité internationale des travailleurs. A mesure que la lutte des classes s'intensifiera dans le monde entier et dans l'Orient arabe en particulier, que les affrontements sociaux et nationaux avec l'impérialisme s'intensifieront et que la révolution triomphera en Europe, y compris en France et en Angleterre, la bourgeoisie arabe se montrera sous son vrai jour. Une période de révolution mondiale signifie une période de bouleversements considérables, de bonds de géant et de grands basculements. Chaque basculement, qu'il soit à gauche ou à droite, révélera clairement la position de la bourgeoisie arabe sur les différents problèmes, y compris celui de la liberté nationale. Il deviendra clair pour tous que son nationalisme n'est qu'un serviteur des intérêts capitalistes. Cela facilitera aux ouvriers arabes la libération de l'influence de la bourgeoisie, c'est-à-dire l'aidera à subordonner la lutte de libération nationale aux intérêts des masses laborieuses qui constituent la majorité décisive du peuple.

Si le prolétariat anglais et français réussit à prendre le pouvoir avant le prolétariat arabe (cette probabilité est importante, étant donné que le parti révolutionnaire et la conscience de classe du prolétariat sont beaucoup plus grands en Europe que dans l'Orient arabe), le retrait des armées et des forces de police françaises et anglaises créera des conditions exceptionnellement favorables à l'activité militante des masses coloniales. En même temps, la question de savoir qui seront les propriétaires des entreprises qui appartenaient jusqu'à présent aux capitalistes anglais et français et qui constituent le facteur écrasant de l'économie, sera une question décisive qui suscitera de grandes luttes de classe. La tentative de la bourgeoisie arabe de prendre le contrôle de ces entreprises suscitera une énorme vague d'antagonisme de la part du prolétariat arabe.

Plus les grèves des ouvriers arabes dans les entreprises du capital étranger et celles de la bourgeoisie locale se multiplient aujourd'hui, plus grande sera demain la difficulté pour la bourgeoisie arabe de prendre en main les entreprises du capital étranger qui resteront sans propriétaires.

Plus la lutte anti-impérialiste indépendante du prolétariat arabe sera puissante aujourd’hui, plus il lui sera facile de dévoiler le vrai visage de la bourgeoisie arabe dans ses relations avec le nationalisme, plus il lui sera facile d'enlever le lustre du pathos national, et plus il lui sera facile, après la victoire de la révolution socialiste en Angleterre et en Europe, de lutter pour l’unité politique et économique avec le prolétariat européen.

Le fossé social et national immense qui sépare les ouvriers arabes des capitalistes étrangers, ainsi que le poids énorme du capital étranger, rendent superflu le mot d'ordre du contrôle ouvrier de la production dans les entreprises à capital étranger. Et le fait que le capital étranger s'appuie sur une puissance militaire énorme rend le contrôle ouvrier encore moins réalisable qu'il ne l'était lors de la Révolution d'Octobre. L'écrasement de l'impérialisme constituera donc un pas immédiat vers l'expropriation du capital étranger, en même temps, ou peu après, que viendra l'expropriation de la bourgeoisie arabe.

L'expérience pratique seule démontrera si le contrôle de la production dans les entreprises de capitaux locaux, en particulier lorsque leur poids par rapport à celui des entreprises étrangères est assez substantiel (par exemple en Syrie), sera l'une des tâches de la révolution dans l'Orient arabe.

Le prolétariat arabe tardera-t-il à conquérir le pouvoir après le prolétariat européen, et combien de temps cela va-t-il durer ? Cela dépendra du rapport de forces entre le prolétariat et la bourgeoisie à l’échelle mondiale, ainsi que du degré d’organisation et de conscience du prolétariat arabe. Une position de classe et l’exposition des intérêts réels derrière chaque mot d’ordre national et chaque activité nationale, une lutte sous le drapeau indépendant du prolétariat arabe, voilà la condition fondamentale pour l’établissement d’une unité militante entre lui et le prolétariat international pendant la période où l’impérialisme règne et après sa destruction.

IV. Défense des droits des minorités nationales et communautaires

Etant donné le grand nombre de minorités communautaires et nationales dans l'Orient arabe, aucune solution fondamentale au problème des masses dans cette région n'est possible sans une solution au problème des minorités.

Cela aussi fait partie des tâches démocratiques révolutionnaires. La bourgeoisie révolutionnaire montante pouvait se permettre de se comporter libéralement avec les minorités, d'assimiler en son sein un grand nombre de ses membres, d'ouvrir les portes à leur libre migration, de démolir les murs du ghetto juif, etc. Aujourd'hui, la bourgeoisie en déclin est obligée de briser ses idoles d'hier : la loi commune de la bourgeoisie dans les pays développés est aujourd'hui d'un côté la persécution des minorités, la ségrégation nationale, Maïdanek [1941-44, camp nazi en Pologne, à proximité de Lublin], et de l'autre des lois d'immigration strictement limitées. La bourgeoisie des pays arabes, où le capitalisme commence seulement à se développer, ne peut pas non plus apporter une solution radicale à la question des minorités. Pour ces pays aussi, la solution de la tâche démocratique révolutionnaire s'étend au domaine de la révolution socialiste. Les raisons en sont claires.

L’impérialisme est le principal facteur qui retarde le développement économique général des pays arabes et qui perturbe par conséquent l’abolition complète des castes économiques communautaires ; il fomente les conflits et les discordes communautaires et son existence exclut l’existence d'une paix intercommunautaire.

La bourgeoisie des pays arabes n’est pas l’antipode de l’impérialisme. Liée au féodalisme et luttant pour se tailler une place dans les interstices laissés par l’impérialisme, elle est incapable de surmonter la concurrence interne qui la ronge, et en premier lieu la concurrence communautaire. Le même facteur – la peur de la révolution prolétarienne – qui a poussé la bourgeoisie allemande à poursuivre une politique de persécution insensée contre les Juifs pour galvaniser l’unité nationale du peuple allemand, poussera demain la bourgeoisie arabe à une haine féroce contre les minorités.

Seul le prolétariat révolutionnaire pourra résoudre le problème des minorités, premièrement en maintenant l’unité intercommunautaire et internationale dans toutes ses institutions – le parti, les syndicats, les clubs sportifs, etc. – et deuxièmement par la lutte de classe et le socialisme qui ouvre des perspectives économiques, sociales et culturelles si vastes et si splendides que la concurrence communale et nationale sera entièrement supprimée.

Il est évident que la question des minorités n'est pas indépendante de l'ensemble de la société, car il ne s'agit pas d'une question juridique et abstraite. Mais un arrangement politico-administratif pour la défense des intérêts des minorités, et donc une lutte sur ce plan, doit faire partie intégrante du programme du parti prolétarien. Car, même si la lutte de classe prolétarienne et sa fille, la révolution prolétarienne, détruisent les bases de l'existence des différences communautaires et nationales, de l'incrédulité et de la méfiance qui règnent aujourd'hui parmi les membres des différentes communautés, le développement même de la lutte de classe et de la révolution font qu'il faut absolument inclure dans les objectifs de la lutte révolutionnaire une organisation politique et administrative qui extraira l'épine qu'est la question de la majorité et de la minorité, en empêchant la minorité de devenir la proie de la propagande ségrégationniste cléricale ou chauvine et de devenir un jouet entre les mains de l'impérialisme. Nous devons donc inclure les revendications suivantes dans le programme de combat du socialisme révolutionnaire :

1. Le droit du peuple à recevoir l'instruction dans sa langue maternelle dans les écoles fondées aux frais de l'État et des collectivités locales, le droit de chaque citoyen de s'exprimer dans les assemblées dans sa langue maternelle, l'usage de la langue maternelle à égalité avec la langue de l'État dans toutes les institutions locales, publiques et étatiques ; la suppression de la langue d'État obligatoire.

2. Gouvernement local à grande échelle ; gouvernement régional dans toutes les localités où la population est spécifique dans sa composition et se distingue par des conditions de vie économiques particulières, la composition nationale de la population, etc. (les minorités en Syrie et au Liban qui occupent une étendue continue de territoire, les Juifs de Palestine et la population du Soudan) ; la population locale elle-même décide de manière démocratique de la fixation des frontières territoriales du gouvernement régional ; l'abolition de toutes les autorités locales et provinciales nommées par l'État.

3. Le droit de toutes les nationalités faisant partie de l’État, si elles forment un corps compact pratiquement dépourvu de population arabe – comme les Soudanais du Sud-Soudan ou les Kurdes du Nord de l’Irak – de se séparer librement et de former des États indépendants. La république du peuple arabe doit attirer d’autres nations ou peuples non par la force mais exclusivement par leur consentement volontaire à la création d’un État commun. L’unité et l’alliance fraternelle des travailleurs de tous les pays ne peuvent être conciliées avec l’exercice direct ou indirect de la force contre d’autres nationalités. Le droit de sécession des peuples non arabes de l’État arabe n’est conditionné que par l’indépendance de ces régions, leur non-transformation en colonies de l’impérialisme comme tremplins pour les tentatives de subjugation de l’État arabe.

Ainsi, le droit de sécession des minorités conduit à l'objectif de l'unité des travailleurs sans distinction de communauté et de nation. Car le droit de sécession accordé à la minorité n'est pas en contradiction avec la propagande et la lutte pour l'unité volontaire. Et le droit de sécession lui-même est subordonné à un seul critère : il ne doit pas servir d'arme à l'impérialisme pour opprimer les masses de la majorité comme de la minorité.

V. Les Soviets et l'Assemblée constituante

Toutes les tâches révolutionnaires démocratiques et socialistes dont nous avons parlé ne peuvent être réalisées que par les masses ouvrières et paysannes organisées en de larges organisations de lutte, c'est-à-dire les Soviets. Le Soviet est la seule organisation large qui donne le maximum de possibilités à l'activité de chaque ouvrier et paysan, de chaque usine et de chaque village, qui permette à la fois la décentralisation et la centralisation maximales ; c'est l'organisation la plus apte à mobiliser les masses populaires au moment où elles atteignent le sommet de l'activité révolutionnaire. Il est clair que l'écrasement de l'impérialisme, du capitalisme et du féodalisme n'est pas possible sans l'organisation des masses en Soviets. Seul le gouvernement des ouvriers et des paysans, seul le gouvernement des Soviets peut s'élever sur les ruines de l'impérialisme, du capitalisme et du féodalisme. S'il en est ainsi, on peut se demander quel est le rapport entre la lutte pour le pouvoir ouvrier et la lutte pour les droits démocratiques généraux ? Le parti socialiste révolutionnaire doit-il voir dans chaque revendication du parlement et de l'assemblée constituante seulement une revendication illusoire, un moyen de diversion des masses, contre laquelle il faut lutter avec le mot d'ordre « tout le pouvoir aux conseils d'ouvriers et de paysans » ?

L'expérience de la Révolution d'Octobre et les enseignements de Lénine et de Trotsky ont donné une ample réponse à ces questions et il aurait été superflu de s'y arrêter si ce n'était la confusion d'idées introduite par les staliniens au moment de la révolution chinoise et après, quand cette confusion a entraîné de graves défaites que les dirigeants staliniens ont jugé nécessaire de dissimuler en obscurcissant les problèmes.

La démocratie bourgeoise n’est qu’une démocratie formelle, pervertie et défectueuse, le contenu principal de toute constitution étant les armes, et tant que la bourgeoisie règne sur l’appareil militaire et policier et sur la bureaucratie d’État , et qu’elle contrôle toutes les richesses (et donc aussi la presse, la radio, etc.), il ne peut y avoir de véritable démocratie. Le pouvoir des Soviets est une dictature ouverte sur la bourgeoisie, mais c’est en même temps une véritable démocratie pour les masses populaires. Le pouvoir des Soviets est à la fois un stade supérieur complémentaire de la démocratie bourgeoise et aussi sa négation, de même que le prolétariat est l’héritier et le successeur de la tradition révolutionnaire bourgeoise et aussi sa négation, l’élevant à un niveau supérieur et renouvelant son contenu et sa forme.

Les rapports entre les deux types de démocratie peuvent différer considérablement selon les circonstances historiques. A l'époque de la lutte contre le féodalisme, les revendications démocratiques constituaient non seulement une illusion petite-bourgeoise qui brouillait les oppositions avec le peuple insurgé, mais aussi un facteur d'agitation populaire et de contradiction fondamentale avec la classe féodale. Ce n'est qu'après les premiers coups portés par les masses populaires contre Louis XVI et la noblesse que les masses des sans-culottes parisiens commencèrent à s'organiser en organes indépendants. Au début de la Révolution française, la défense de l'Assemblée nationale, qui ne donnait aucune représentation aux sans-culottes, fut un facteur révolutionnaire de première importance. Ce n'est qu'avec l'avènement du pouvoir indépendant et le renforcement de l'organisation des sans-culottes que cette institution d'Etat devint obsolète. De même, le mot d'ordre de l'Assemblée constituante en Russie ne révélait pas seulement l'immaturité organisationnelle des masses qui suivaient les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires qui suivaient la bourgeoisie, mais aussi leur très forte volonté de lutte. En raison de leur expérience insuffisante des institutions parlementaires, les masses populaires russes, et surtout les paysans, avaient encore l'illusion que l'Assemblée constituante, élue par le peuple, serait naturellement au service de leurs intérêts.

Ainsi, même si la deuxième condition est remplie et que le prolétariat est organisé en soviets, armé et combatif, le mot d’ordre de l’assemblée constituante ne disparaît pas avant que l’autre condition soit remplie – la reconnaissance de son caractère superflu. Lénine fut le premier à analyser cette question en profondeur et il résuma l’expérience des bolcheviks dans ce domaine en disant :

« Que, grâce à un certain nombre de conditions particulières, la classe ouvrière urbaine, les soldats et les paysans de Russie, en septembre-novembre 1917, aient été particulièrement bien préparés à l’acceptation du régime soviétique et à la dissolution du parlement bourgeois le plus démocratique, c’est là un fait historique absolument incontestable et pleinement établi. Néanmoins, les bolcheviks n’ont pas boycotté l’Assemblée constituante, mais ont pris part aux élections avant et après la conquête du pouvoir politique par le prolétariat…

« …La participation à un parlement démocratique bourgeois, même quelques semaines avant la victoire d’une république soviétique, et même après cette victoire, non seulement ne nuit pas au prolétariat révolutionnaire, mais lui permet même de prouver plus facilement aux masses arriérées pourquoi de tels parlements méritent d’être dissous ; elle facilite le succès de leur dissolution et facilite le processus par lequel le parlementarisme bourgeois devient « politiquement obsolète ». » (Œuvres choisies , vol. X, pp. 100–1) 3

Pour se débarrasser du parlementarisme bourgeois, les masses doivent le dépasser. En réalité, il n'est pas indispensable que les masses aient beaucoup d'expérience parlementaire pour se libérer de leurs illusions. En Russie, par exemple, un demi-parlement (la Douma) a existé pendant une dizaine d'années, et un parlement complet pendant un jour seulement. Dans certaines conditions, il est tout à fait possible que toute tentative de parlementarisme, même la plus fragmentaire, soit ignorée. Cela dépend du rapport de forces entre les classes, non pas dans un seul pays, mais sur le plan mondial. Ainsi, par exemple, si le prolétariat d'Angleterre devait briser l'État bourgeois et instaurer le pouvoir soviétique, il est possible que les ouvriers d'Egypte passent directement à la lutte pour le désarmement de la bourgeoisie égyptienne, c'est-à-dire à la lutte pour le pouvoir soviétique ; les ouvriers palestiniens pourraient faire de même : alors que les premiers n'auraient eu qu'une expérience fragmentaire du parlementarisme, les seconds n'en auraient eu aucune.

Mais de même que la possibilité que le prolétariat dont les syndicats et les partis sont illégaux puisse, dans des conditions internationales particulières, passer directement à la prise du pouvoir d'État, n'annule pas la nécessité pour les masses de lutter pour la légalité dans le cadre du régime existant, de même le fait que, dans certaines conditions, il soit possible à un pays colonial de passer directement de la dictature impérialiste au régime soviétique n'annule pas la nécessité, pendant tout le temps que règne l'impérialisme, de lutter pour le briser et mettre à sa place l'assemblée constituante.

En général, la lutte pour les revendications démocratiques, lorsqu'elle est menée avec des méthodes prolétariennes révolutionnaires, n'est pas un frein à la révolution, mais un maillon de la chaîne du développement de la révolution permanente.

Le poids relatif qu’il faut accorder aux revendications démocratiques transitoires et le lien entre elles et la conquête du pouvoir par le prolétariat sont conditionnés par les circonstances concrètes.

Dans les conditions actuelles des pays de l'Orient arabe, avant que les masses n'aient entrepris une action combative de grande ampleur, un parti révolutionnaire doit donner un poids relativement important dans son agitation au mot d'ordre de l'assemblée constituante démocratique. Face à la corruption, aux élections falsifiées, à la pression policière sur les électeurs, aux attaques contre les socialistes, etc., l'accent principal de la propagande du parti révolutionnaire en Egypte, en Palestine, en Syrie, au Liban et en Irak doit être mis sur la nécessité de la démocratie. Mais pour que la revendication de la démocratie ne soit pas seulement abstraite, elle doit être liée à certaines activités des masses : une lutte pour la liberté d'association, la liberté de réunion et la liberté de la presse, comme conditions préalables essentielles à l'instauration de la démocratie. Le même mot d'ordre d'agitation doit être lié à l'indépendance des syndicats par rapport à la bureaucratie d'Etat et de police. Avec la montée d'une vague de grèves généralisées, même si elles ne sont que économiques, le poids relatif du mot d'ordre de l'assemblée constituante démocratique et sa place parmi les mots d'ordre généraux de lutte des masses sont susceptibles de changer. Le soviet apparaîtra alors probablement comme l'organe des masses pour diriger les grèves générales, etc. Le parti révolutionnaire pourra alors peut-être appeler les masses à utiliser les soviets comme organe de pression sur le parlement existant, ou comme institution qui surveillera les élections d'un nouveau parlement, ou qui se chargera même de diverses tâches administratives politiques telles que la défense contre la police ou même son désarmement, la surveillance du ravitaillement des masses, etc. A un certain stade supérieur de développement de la lutte de classe, le mot d'ordre de l'assemblée constituante pourra être lié à la revendication du partage des terres, de l'expropriation du capital étranger, de l'organisation d'une armée populaire, etc. Dans toutes ces revendications, quel que soit le but immédiat de la lutte de masse, si sa réalisation est liée aux tâches révolutionnaires de grande portée, la forme d'organisation de la lutte de masse sera le soviet. Ce n'est qu'à un stade supérieur du développement de la lutte, de l'organisation et de la conscience de classe des masses organisées en soviets, que ceux-ci, d'organisateurs de lutte, pourront devenir une forme d'Etat.

Les circonstances concrètes détermineront si, quand et dans quel contexte la revendication d’une assemblée constituante unique de tous les États arabes doit être mise en avant.

Tous les mots d’ordre démocratiques et la lutte du parti révolutionnaire pour les obtenir ne constitueront des maillons dans la chaîne de la lutte pour le socialisme que si le parti révolutionnaire ne se voile pas la face devant deux facteurs fondamentaux : premièrement, seules les masses organisées en soviets peuvent réaliser les revendications démocratiques avec tout leur contenu révolutionnaire et ainsi les dépasser ; deuxièmement, les revendications démocratiques ne sont pas absolues et peuvent passer du statut de progressistes à celui de réactionnaires, du statut de révolutionnaires à celui de contre-révolutionnaires. (Ainsi, les capitalistes et les seigneurs féodaux qui s’opposent aujourd’hui à la lutte des masses pour des parlements démocratiques, et surtout pour un parlement démocratique unique de tout l’Orient arabe, se protégeront derrière la légalité parlementaire lorsque les masses auront dépassé le parlementarisme et lutté pour le pouvoir des soviets.) Dans de telles conditions, l’élasticité stratégique et tactique doit aller de pair avec une fermeté inébranlable des principes. Seule la subordination de la stratégie et de la tactique au principe peut réaliser l’unité de toutes les actions partielles, qui seront une chaîne cohérente menant à un seul but : la prise du pouvoir du prolétariat.

Notes

1 Le critère de classe exclura pour un temps les habitants de l'Arabie Saoudite et du Yémen, et peut-être aussi les Arabes irakiens, ou du moins ses sections bédouines, de la sphère de l'union révolutionnaire. Et si nous considérons la distance géographique des pays d'Afrique du Nord par rapport aux pays du Moyen-Orient, et le fait que la puissance impérialiste qui soumet les premiers n'est pas la même que celle qui soumet la plupart des seconds (les premiers – la France, les seconds – principalement l'Angleterre), nous concluons qu'il est très possible qu'il y ait un intervalle entre la conquête de l'indépendance par ces derniers et celle des premiers. En tout cas, le prolétariat ne sera pas désemparé parmi toutes les combinaisons et possibilités de trouver sa voie vers l'unité des pays arabes, s'il sort de la réalité réelle et adopte un critère de classe.

2 Pour éviter tout malentendu, nous devons souligner clairement qu'une des conditions essentielles pour rendre possible et fructueuse l'entrée de l'Armée rouge britannique dans l'Orient arabe est la maturation de la lutte de classe dans l'Orient arabe et la claire conscience de la majorité des travailleurs arabes de la nécessité de l'aide de l'Armée rouge, faute de quoi l'activité de l'armée risque d'échouer précisément parce qu'elle met aux mains de la bourgeoisie arabe et des seigneurs féodaux une arme excellente, la propagande pour l'« unité nationale » (cf. l'expérience de la Pologne en 1920, lorsque l'Armée rouge soviétique marcha sur Varsovie). Notre appréciation ne se fonde pas sur la consécration du principe du « droit des nations à disposer d'elles-mêmes », mais sur une appréciation des rapports de forces de classe. Selon la doctrine fondamentale de la stratégie révolutionnaire : la violence révolutionnaire n'est pas la mère, mais seulement l'accoucheuse !

3 Cette citation est tirée de "Le gauchisme, maladie infantile du communisme" , Lénine, Œuvres complètes, vol. 31, Moscou 1974, pp. 59–60. (Note de l'éditeur)