Les rapports entre parti révolutionnaire et lages masses selon T. Cliff... |
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Trotsky et le substitutisme
Il y a vingt ans (le 20 août 1940), Trotsky était assassiné. Le meilleur hommage qu’on puisse rendre à ce grand révolutionnaire, qui méprisait tant toute tartufferie, est de se livrer à une analyse critique de certaines de ses idées. Nous proposons, dans les lignes qui suivent, une étude sur un problème qu’il avait posé de façon brillante dans sa jeunesse, qui l’a poursuivi toute sa vie, et qui nous préoccupe toujours aujourd’hui : celui des rapports entre le parti et la classe, et le danger que le premier ne se substitue à la seconde.
Très tôt dans son activité politique, âgé seulement de 24 ans, Trotsky prophétisait que la conception de l’organisation du parti qui était celle de Lénine devait mener à une situation dans laquelle le parti « se substituerait aux classes laborieuses », agissant par procuration en leur nom et pour leur compte, sans égard pour ce que les travailleurs pensaient et voulaient vraiment.
La conception de Lénine devait ainsi mener à un état de choses dans lequel « l’organisation du parti se substitue au parti lui-même dans sa totalité ; et finalement le ‘ dictateur ’ se substitue lui-même au Comité Central... » [1].
Au modèle léniniste de parti centralisé composé de révolutionnaires professionnels, Trotsky opposait « un parti à base large » du type des partis sociaux démocrates d’Europe occidentale. Pour lui la seule garantie contre le « substitutisme » - un terme qu’il créa – résidait dans le parti de masse, dirigé démocratiquement et sous le contrôle des masses prolétariennes.
Il développait son argumentation en plaidant contre l’uniformité :
Les tâches du nouveau régime seront si complexes qu’elles ne pourront être accomplies qu’en mettant en concurrence diverses méthodes de construction économique et politique, au moyen de longues « polémiques », par une lutte systématique non seulement entre les mondes socialiste et capitaliste, mais aussi entre de nombreuses tendances à l’intérieur du socialisme, tendances qui émergeront inévitablement dès lors que la dictature prolétarienne posera des dizaines et des centaines de nouveaux (...) problèmes. Aucune organisation « dominatrice » (...) ne sera capable de supprimer ces tendances et ces controverses (...) Un prolétariat capable d’exercer sa dictature sur la société ne tolèrera aucune dictature sur lui-même (...) La classe ouvrière (...) aura sans aucun doute dans ses rangs un certain nombre d’invalides politiques (...) et sera alourdie d’un lest d’idées obsolètes qu’elle devra jeter par dessus bord. A l’époque de sa dictature, comme aujourd’hui, il lui faudra nettoyer son esprit de fausses théories et du vécu bourgeois, et purger ses rangs des faiseurs de phrases et des révolutionnaires tournés vers le passé (...) Mais cette tâche complexe ne peut être accomplie en plaçant au-dessus du prolétariat une poignée d’individus soigneusement sélectionnés (...) ou une personne investie du pouvoir de liquider et de déformer [2].
On peut voir, dans les phrases de Trotsky sur le « substitutisme » inhérent à la conception du parti de Lénine, et dans son argumentation contre l’uniformité, son génie prophétique et sa capacité à se projeter dans le futur, à intégrer dans un système cohérent toutes les facettes de la vie.
L’histoire du bolchevisme depuis 1917 semble avoir totalement validé les avertissements lancés par Trotsky en 1904. Pourtant il n’y est jamais revenu. Nous tenterons, dans le présent article, de comprendre pourquoi il ne l’a pas fait, de mettre en évidence les racines du « substitutisme » et de considérer le problème des rapports entre le parti et la classe en général.
Le « substitutisme » fait partie de la tradition du mouvement révolutionnaire russe. Dans les années 1860 et 1870, des petits groupes, en fait une poignée d’intellectuels, se sont dressés contre la puissante autocratie, en même temps que les masses paysannes au nom desquelles agissaient ces héroïques narodniks (populistes) demeuraient indifférentes ou même leur étaient hostiles.
Dans le marais de l’apathie générale, avant même qu’un quelconque mouvement de masse ne fît son apparition, ces groupuscules d’intellectuels rebelles ont joué un rôle important et progressif. Marx n’était pas le dernier à leur accorder louanges et admiration. Par exemple, il écrivait à sa fille aînée, l’année même ou la Narodnaïa Volia (Volonté du Peuple) fut écrasée : « Ce sont des hommes admirables, sans pose mélodramatique, pleins de simplicité, de vrais héros. Protester bruyamment et passer à l’action sont deux choses complètement opposées et qui ne peuvent être conciliées ».
Cela dit, le substitutisme devient un élément réactionnaire et dangereux lorsqu’un mouvement de masse se développe et que le parti tente de le remplacer. Trotsky était un penseur trop scientifique pour croire que dans la conception, vraie ou fausse, du parti concernant son rôle et ses relations avec la classe on pouvait trouver des garanties suffisantes contre le substitutisme et pour préserver une vraie démocratie dans le mouvement politique des travailleurs.
Les conditions objectives nécessaires pour l’éviter furent clairement formulées par Trotsky, quelques mois avant qu’il n’écrive son ouvrage cité ci-dessus, lorsqu’il déclara au Deuxième Congrès du Parti Ouvrier Social Démocrate Russe (POSDR) tenu à Londres en 1903 :
« Le pouvoir de la classe ouvrière serait inconcevable avant que sa grande masse ne s’unisse pour le désirer. Alors elle serait l’immense majorité. Ce ne serait pas la dictature d’une petite bande de conspirateurs ou d’un parti minoritaire, mais de l’immense majorité dans l’intérêt de l’immense majorité, pour empêcher la contre-révolution. En bref, cela représenterait la victoire d’une véritable démocratie. »
Cette paraphrase du Manifeste Communiste est en parfaite harmonie avec la lutte de Trotsky contre le substitutisme. Si la majorité dirige, il n’y a pas de place pour une minorité agissant comme mandataire.
A la même époque, Lénine n’était pas moins insistant à proclamer que toute dictature du prolétariat, lorsque celui-ci n’est qu’une petite minorité de la société, devait mener à un résultat anti-démocratique, et même, selon lui, à des « conclusions réactionnaires ».
Lorsque Trotsky, oubliant ses propres mots, appela à un gouvernement ouvrier comme but immédiat du mouvement révolutionnaire en Russie, Lénine répliqua sèchement :
Cela ne peut être ! C’est impossible parce qu’une dictature révolutionnaire ne peut durer un certain temps que si elle s’appuie sur l’immense majorité du peuple (...) Le prolétariat constitue une minorité (...) Quiconque tente de réaliser le socialisme par un autre chemin que celui de la démocratie politique arrivera nécessairement aux conclusions les plus absurdes et les plus réactionnaires, à la fois sur le plan économique et sur le plan politique [3].
Les avertissements de Trotsky contre le substitutisme et son insistance sur le pouvoir de « l’immense majorité dans l’intérêt de l’immense majorité » comme la seule garantie possible sont réellement en contradiction flagrante avec son appel à un gouvernement ouvrier en 1905 et en 1917, alors que les ouvriers étaient une faible minorité. Trotsky est déchiré par une contradiction entre sa conception constante, démocratique et socialiste, s’opposant à toute forme de substitutisme, et sa théorie de la révolution permanente, dans laquelle la minorité prolétarienne agit comme mandataire de tous les travailleurs et dirige la société. En fait, cette contradiction n’est pas le résultat d’une faille dans la pensée de Trotsky, mais bien le reflet de contradictions réelles dans les conditions objectives.
La nature de la révolution, y compris sa réalisation concrète dans le temps, ne dépend pas seulement de la taille de la classe ouvrière, ou même de son niveau de conscience de classe et d’organisation, mais de nombreux facteurs contradictoires et combinés. Les facteurs menant à la révolution – les tensions économiques, la guerre ou d’autres secousses politiques et sociales – ne sont pas synchronisés avec l’éclairement du prolétariat. Tout un ensemble de circonstances objectives poussent les travailleurs à la révolution en même temps que le caractère inégal du niveau de conscience des divers groupes et sections de la classe ouvrière peut être très marqué. Dans un pays arriéré comme l’était la Russie tsariste, où le niveau culturel général des travailleurs était bas, où les traditions d’organisation et d’activité autonome des masses étaient faibles, cette inégalité était particulièrement frappante. Et la classe ouvrière dans son ensemble y était de taille si réduite que son pouvoir, la dictature du prolétariat, devait être non pas la dictature de la majorité mais celle d’une petite minorité.
Pour surmonter le dilemme auquel faisait face la révolution en Russie – éviter, d’une part, le pouvoir d’une minorité, et, d’autre part, l’attitude passive et abstentionniste des mencheviks (« le prolétariat ne devrait pas prendre le pouvoir tant qu’il est minoritaire dans la société ») – Trotsky se tournait vers deux facteurs principaux : l’impulsion révolutionnaire et l’activité des travailleurs russes, et le développement de la révolution dans des pays plus avancés où le prolétariat constituait la majorité de la société.
Cela dit, quel fut le destin du « substitutisme » avec le déclin de l’impulsion révolutionnaire en Russie elle-même, et, de façon non moins décisive, avec l’échec des luttes révolutionnaires à l’Ouest, dans les bases du capitalisme ?
En même temps que les rapports entre le parti et la classe étaient affectés par le niveau de culture et de conscience révolutionnaire de la classe ouvrière, ils étaient aussi influencés par le poids spécifique de la classe ouvrière dans la société : par la taille de la classe et ses relations avec d’autres classes – et par dessus tout, en Russie, avec la paysannerie.
Si la révolution russe avait été une révolution bourgeoise chimiquement pure – comme le prétendaient les mencheviks – ou une révolution socialiste pure – comme le proclamaient les anarchistes et les socialistes révolutionnaires qui ne faisaient pas de différence entre les ouvriers et les paysans – la question aurait été simple. Une homogénéité sociale relative des classes révolutionnaires aurait constitué une enclume suffisamment solide sur laquelle marteler à mort toute tendance à la substitution du parti marxiste au prolétariat.
En réalité, la Révolution d’Octobre était la fusion de deux révolutions : celle de la classe ouvrière socialiste, le produit d’un capitalisme arrivé à maturité, et celle des paysans, résultat du conflit entre la montée du capitalisme et les vieilles institutions féodales. Comme toujours, les paysans étaient tout à fait disposés à exproprier les possédants privés des grands domaines, mais ils voulaient avoir leurs propres petites propriétés privées. En même temps qu’ils étaient prêts à se révolter contre le féodalisme, ils n’en étaient pas pour autant favorables au socialisme.
Il n’est dès lors pas surprenant que l’alliance victorieuse des travailleurs et des paysans dans la Révolution d’Octobre vît lui succéder des relations extrêmement tendues. Une fois que les armées blanches, et avec elles le danger d’une restauration des seigneurs féodaux, furent anéanties, il subsista très peu de la loyauté des paysans envers les ouvriers. C’était une chose pour les paysans que de soutenir un gouvernement qui avait distribué les terres, c’était une tout autre chose lorsque ce même gouvernement se mit à réquisitionner leurs récoltes pour nourrir les populations affamées des villes.
Le conflit entre la classe ouvrière et la paysannerie s’exprima dès le début de la Révolution d’Octobre dans le fait que, dès 1918, Lénine se trouva contraint de recourir à la mesure anti-démocratique qui consistait à compter un vote ouvrier comme valant cinq votes paysans dans les élections aux soviets.
Désormais la révolution elle-même modifiait le poids relatif du prolétariat vis-à-vis de la paysannerie, et ce au détriment du premier.
D’abord, la guerre civile avait provoqué un terrible déclin du poids spécifique de la classe ouvrière. Sa victoire dans la révolution mena paradoxalement à un déclin dans la taille et la qualité de cette classe.
Comme de nombreux travailleurs urbains gardaient des liens étroits avec les villages, des masses considérables d’entre eux se précipitèrent vers les campagnes dès que la révolution fut terminée, afin d’obtenir leur part dans la distribution des terres. Cette tendance était du reste encouragée par la raréfaction de la nourriture dont, naturellement, les villes furent les premières à souffrir. Au surplus, à la différence de l’ancienne armée tsariste, l’Armée Rouge comportait relativement plus d’ouvriers que de paysans. Pour toutes ces raisons, la population des villes, et en particulier le nombre des ouvriers industriels, déclina très fortement entre 1917 et 1920. La population de Petrograd diminua de 57,5%, celle de Moscou de 44,5%, celle des 40 capitales provinciales de 33%, et celle de 50 autres grandes villes de 16%. Plus la ville était grande, plus importante était la perte relative de population. Le caractère accusé du déclin est mieux encore illustré par le fait que le nombre des travailleurs de l’industrie tomba de 3.000.000 en 1917 à 1.240.000 en 1921-22, une chute de 58,7%. Le nombre d’ouvriers industriels décrut ainsi des 3/5èmes. Et la productivité de ces travailleurs baissa encore plus que leur nombre (en 1920, la production industrielle de la Russie se trouvait réduite à environ 13% de celle de 1913 !).
De ceux qui restaient, la grande majorité était composée des travailleurs les plus arriérés dont on n’avait pas besoin pour les différents fronts de la guerre civile ou pour l’administration de l’État, des syndicats ou du parti. L’administration de l’État et l’armée, naturellement, avaient recruté parmi les éléments ouvriers porteurs des plus anciennes traditions socialistes, de la plus grande expérience politique et de la plus haute culture.
La fragmentation de la classe ouvrière devait avoir une conséquence pire encore. Ceux qui restaient étaient contraints, par la rareté de la nourriture, à se comporter davantage en petits négociants individuels plutôt que collectivement, en tant que classe unie. On a calculé qu’en 1919-1920 l’État fournissait seulement 42% des céréales consommées dans les villes, et un pourcentage encore plus bas d’autres produits alimentaires, le reste étant acquis au marché noir. [4] La vente par les travailleurs de meubles et de vêtements, ainsi que d’outils en provenance des usines où ils travaillaient, était une pratique courante. [5] Quelle atomisation, quelle démoralisation de la classe ouvrière industrielle !
Dans leur mode de vie – basé sur le commerce illicite individuel – les travailleurs étaient difficilement reconnaissables des paysans. Comme le rapportait Roudzoutak (1887-1938) au Deuxième Congrès des Syndicats en janvier 1919 :
Nous observons, dans un grand nombre de centres industriels, que les travailleurs, du fait de la contraction de la production dans les usines, sont en cours d’absorption dans la masse paysanne, et à la place d’une population ouvrière nous avons aujourd’hui une population à moitié, et parfois purement paysanne [6].
Dans de telles conditions la base de classe du parti bolchevik se désintégra – non pas du fait d’erreurs dans la politique bolchevique, ou de telle ou telle conception du bolchevisme concernant le rôle du parti et ses rapports avec la classe – mais à cause de puissants facteurs historiques. La classe ouvrière s’était déclassée.
Il est vrai qu’en désespoir de cause, ou en désespoir tout court, Lénine pouvait dire en mai 1921 :
Même lorsque le prolétariat doit passer par une période dans laquelle il est déclassé, il peut malgré tout remplir ses tâches de conquête et de conservation du pouvoir [7].
Quelle formule tout à fait « substitutiste » ! Une classe ouvrière déclassée peut diriger – le sourire du chat du Cheshire (dans Alice au pays des merveilles – NDT) après que le chat ait disparu !
Dans le cas des narodniks, la conception substitutiste n’était pas une cause première, mais le résultat d’une apathie générale du peuple, qui à son tour plongeait ses racines dans les conditions sociales objectives. Mais dans le cas du substitutisme bolchevik, il ne sortit pas tout armé de la tête de Lénine comme Minerve de celle de Zeus, mais naquit des conditions objectives de la guerre civile dans un pays rural où la classe ouvrière déclinait, se fragmentait et se dissolvait dans les masses paysannes.
Une analogie peut permettre de comprendre l’émergence du substitutisme après la Révolution d’Octobre. Qu’on imagine une grève de masse dans laquelle, après une longue lutte, la majorité des travailleurs commence à se fatiguer et à se démoraliser, et seule une minorité continue à fournir les éléments des piquets de grève, sous les attaques des patrons et les quolibets ou les critiques de la majorité des salariés. Cette situation tragique est récurrente sur le champ de bataille de la lutte des classes. Confrontés aux Gardes Blancs, sachant qu’un terrible bain de sang menaçait le peuple s’ils renonçaient à la lutte, et conscients de leur propre isolement, les bolcheviks ne trouvaient pas d’issue. Le substitutisme, comme tout fétichisme, fut le reflet d’une impasse sociale.
A partir de là, il n’y a qu’un pas vers l’abolition de la démocratie interne du parti et vers la mise en place en son sein du pouvoir des dirigeants.
Contrairement à la mythologie stalinienne – comme à celle des mencheviks et des autres adversaires des bolcheviks – le parti bolchevik n’avait jamais été un parti monolithique ou totalitaire, loin de là. La démocratie interne avait toujours revêtu la plus grande importance dans la vie du parti, mais, pour diverses raisons, ce fait a été négligé dans la plupart des ouvrages traitant du sujet. Il est donc important de faire une digression et de consacrer un espace à un certain nombre d’exemples qui illustrent le degré de démocratie interne du parti et l’absence de monolithisme dans l’histoire du bolchevisme.
En 1907, après la défaite finale de la révolution, le parti connut une crise sur la question de savoir quelle attitude observer vis-à-vis des élections à la douma tsariste. Lors de la Troisième Conférence du POSDR (tenue en juillet 1907), à laquelle les bolcheviks aussi bien que les mencheviks étaient représentés, une situation curieuse se produisit : tous les délégués bolcheviks, à l’exception de Lénine, votèrent en faveur du boycott des élections à la douma ; Lénine vota avec les mencheviks [8]. Trois ans plus tard, le plénum du comité central des bolcheviks passa une résolution appelant à l’unité avec les mencheviks ; à nouveau, la seule voix discordante fut celle de Lénine [9].
Lorsque la Guerre de 14-18 éclata, aucune des sections du parti n’adopta la position du défaitisme révolutionnaire que défendait Lénine [10], et lors du procès de certains dirigeants bolcheviks en 1915, Kaménev (1883-1936) et deux députés bolcheviks à la douma se désolidarisèrent publiquement, devant le tribunal, de la stratégie léniniste du défaitisme révolutionnaire [11].
Après la Révolution de Février, la grande majorité des dirigeants du parti étaient partisans, non pas d’un gouvernement révolutionnaire des soviets, mais du soutien au gouvernement provisoire de coalition. La fraction bolchevique avait 40 membres au Soviet de Pétrograd le 2 mars 1917, mais lorsque la résolution de transférer le pouvoir au gouvernement bourgeois de coalition fut mise aux voix, seuls 19 votèrent contre. [12] Lors d’une réunion du Comité du parti de Pétrograd (5 mars 1917), une résolution en faveur d’un gouvernement révolutionnaire des soviets n’obtint qu’une seule voix [13]. La Pravda, dirigée à l’époque par Staline (1879-1953), avait une position qui ne saurait être en aucune manière qualifiée de révolutionnaire. De façon décisive, elle proclama son soutien au Gouvernement Provisoire « aussi longtemps qu’il lutte contre la réaction ou la contre-révolution » [14].
A nouveau, lorsque Lénine arriva en Russie le 3 avril 1917 et rendit publiques ses fameuses Thèses d’Avril - une lumière qui devait guider le parti vers la Révolution d’Octobre – il fut pendant un certain temps (très) minoritaire dans son propre parti. Le commentaire de la Pravda sur les Thèses d’Avril était qu’elles représentaient « l’opinion personnelle de Lénine » et qu’elles étaient tout à fait « inacceptables » [15]. Lors d’une réunion du comité du parti de Pétrograd, le 8 avril 1917, les Thèses ne recueillirent que deux voix, avec 13 contre et une abstention [16]. Malgré tout, à la Conférence du parti tenue du 14 au 22 avril, les Thèses remportèrent la majorité : 71 pour, 39 contre et 8 abstentions [17]. La même conférence mit Lénine en minorité sur une autre question importante, à savoir si le parti devait participer à la Conférence de Stockholm des partis socialistes. Contre son avis, elle vota en faveur d’une pleine participation [18].
Encore à nouveau, lorsque, le 14 septembre, Kérensky convoqua une « conférence démocratique », Lénine se prononça fortement en faveur de son boycott. Le comité central le soutint par 9 voix contre 8, mais comme le vote était quasi partagé, la décision finale fut laissée à la conférence du parti qui devait se constituer à partir de la fraction bolchevique de la « conférence démocratique ». Cette réunion décida, par 77 voix contre 50, de ne pas la boycotter [19].
Lorsque la plus importante de toutes les questions, celle de l’insurrection d’octobre, fut mise à l’ordre du jour, la direction se trouva à nouveau profondément divisée : une forte fraction, derrière Zinoviev (1883-1936), Kaménev, Rykov (1881-1938), Piatakov (1890-1937), Milioutine (1884-1942) et Noguine (1878-1924), s’opposa au soulève-ment. Pourtant, lorsque le bureau politique fut élu par le comité central, ni Zinoviev ni Kaménev n’en furent éliminés.
Après la prise du pouvoir, les divergences au sein de la direction du parti continuèrent à être aussi marquées qu’auparavant. Quelques jours après la révolution, un certain nombre de dirigeants du parti proposèrent une coalition avec d’autres partis socialistes. Parmi eux se trouvaient Rykov, commissaire du peuple à l’Intérieur, Milioutine, commissaire du peuple à l’Industrie et au Commerce, Lounatcharsky (1873-1933), commissaire au Travail, Kaménev, président de la République, et Zinoviev. Ils allèrent jusqu’à démissionner du gouvernement, obligeant ainsi Lénine et ses partisans à ouvrir des négociations avec les autres partis (les négociations échouèrent parce que les mencheviks insistaient sur l’exclusion de Lénine et Trotsky du gouvernement de coalition).
A nouveau, sur la question de tenir ou de reporter les élections à l’assemblée constituante (en décembre 1917), Lénine se trouva en minorité au comité central, et les élections eurent lieu contre son avis [20]. Un peu plus tard il fut à nouveau battu sur la question des négociations de paix avec l’Allemagne à Brest-Litovsk. Il était partisan d’une paix immédiate. Mais lors d’une réunion du comité central et de travailleurs militants, tenue le 21 janvier 1918, sa motion obtint seulement 15 voix contre celle de Boukharine (1888-1938) en faveur de la « guerre révolutionnaire », qui obtint 32 voix, et celle de Trotsky, « ni paix ni guerre », qui reçut 16 voix [21]. Lors de la session du comité central du lendemain, Lénine fut à nouveau battu. Mais finalement il devait réussir, sous la pression des événements, à rallier la majorité des membres du comité central à son point de vue, et à la session du 24 février sa motion pour la paix obtint 7 voix contre 4 - et 4 abstentions [22].
Malgré tout, la démocratie interne du parti finit par se rétrécir sous la pression des circonstances objectives mentionnées plus haut. Isolé, le parti eut de plus en plus peur de penser à voix haute, d’exprimer des désaccords. Il était comme un frêle esquif dans la tempête. L’atmosphère de libre discussion ne devait pas y survivre.
Les brèches dans la démocratie interne du parti se firent de plus en plus graves. Par exemple, Iouréniev (1889-1938) parlait au Neuvième Congrès (avril 1920) des méthodes utilisées par le comité central pour supprimer toute critique, allant jusqu’à l’exil virtuel de ceux qui les émettaient : « L’un va à Christiana, un autre est envoyé dans l’Oural, un troisième en Sibérie » [23]. Il disait que dans son attitude envers le parti, le comité central était devenu « non pas un ministère responsable, mais un gouvernement irresponsable ». Au même congrès, Maximovsky opposait le « centralisme démocratique » au « centralisme bureaucratique » dont le Centre était responsable.
On dit, commentait-il, que les poissons commencent à pourrir par la tête. Le parti commence à souffrir dans ses sommets de l’influence du centralisme bureaucratique [24].
Et Sapronov (1887-1941) déclarait :
Même si vous parlez beaucoup des droits électoraux, de la dictature du prolétariat, du soin que met le comité central à assurer la dictature du parti, en fait tout ceci mène à la dictature de la bureaucratie du parti [25].
Au Onzième Congrès, Riazanov (1870-1938) disait :
Notre comité central est à tous égards une institution spéciale. On dit que le parlement anglais est omnipotent, et qu’il est seulement incapable de changer un homme en femme. Notre comité central est plus puissant encore : il a déjà changé plus d’un homme révolutionnaire en vieille dame, et le nombre de ces vieilles dames s’est accru de façon incroyable [26].
Il poursuivait en l’accusant d’intervenir dans tous les aspects de la vie du parti. Kossior (1891-1938) donnait de nombreux exemples de dirigeants locaux du parti et des syndicats qui avaient été mutés par décision du bureau politique ou du bureau d’organisation :
Beaucoup de travailleurs sont en train de quitter le parti. Comment expliquer cela ? Cela, mes chers camarades, doit être expliqué par le régime autoritaire, qui n’a rien de commun avec la véritable discipline de parti, qui est cultivé parmi nous. Notre parti transporte du bois, balaie les rues, il vote même, mais ne décide sur aucune question. Et le prolétariat, qui n’est pas en très bonne santé, se trouve pris dans cet environnement, et il ne le supporte pas [27].
Au Douzième Congrès, Préobrajensky (1886-1938) se plaignait de ce que 30% des secrétaires des comités de parti de la gubernia étaient « recommandés » pour leur poste par le comité central, qui violait ainsi le principe de l’élection de tous les représentants officiels du parti [28]. De là, il n’y avait qu’un pas à franchir pour aboutir au pouvoir suprême du Secrétaire Général.
Marx et Engels se sont préoccupés plus d’une fois de la question de savoir ce qui se passerait si la classe ouvrière prenait le pouvoir avant que les conditions historiques du remplacement des rapports capitalistes de production par des rapports socialistes ne soient réunies. Ils concluaient qu’en telle occurrence la classe ouvrière accélèrerait le rythme du développement capitaliste. Engels écrivait :
La pire chose qui puisse arriver au dirigeant d’un parti extrême est d’être contraint de prendre le pouvoir dans une époque où le mouvement n’est pas encore mûr pour la domination de la classe qu’il représente et pour la mise en place des mesures que cette domination impliquerait (...) il se retrouve nécessairement dans un dilemme. Ce qu’il peut faire est contraire à toutes les actions qu’il a accomplies jusque-là, à tous ses principes et aux intérêts présents de son parti ; ce qu’il devrait faire ne peut être réalisé. En bref, il est obligé de ne représenter ni son parti ni sa classe, mais la classe pour la domination de laquelle les conditions sont mûres. Dans l’intérêt du mouvement lui-même, il est tenu de défendre les intérêts d’une classe qui lui est étrangère, et de nourrir sa propre classe de phrases et de promesses, en l’assurant que les intérêts de cette classe étrangère sont ses propres intérêts. Quiconque se met dans une position aussi burlesque est irrémédiablement perdu [29].
Seule l’expansion de la révolution aurait pu épargner au bolchevisme un tel sort tragique. Et c’est sur cette probabilité que le bolchevisme a scellé son destin. Seuls des abstentionnistes et des poltrons auraient pu conseiller aux bolcheviks de ne pas aller jusqu’aux limites des potentialités révolutionnaires du prolétariat russe de peur de se retrouver dans une impasse. Le dynamisme révolutionnaire et les perspectives internationales sont les battements de cœur du bolchevisme.
Malgré tout, si l’État construit par le parti bolchevik reflétait non seulement la volonté du parti mais l’ensemble de la réalité sociale dans laquelle se retrouvèrent les bolcheviks une fois au pouvoir, on ne devrait pas en conclure qu’il n’y avait aucune relation causale entre le centralisme bolchevik basé sur une hiérarchie de révolutionnaires professionnels et le stalinisme du lendemain. Il nous faut considérer cette question de façon plus approfondie.
Le fait qu’un parti révolutionnaire soit nécessaire à l’accomplissement de la révolution montre qu’il y a une inégalité dans le niveau de culture et dans la conscience des divers groupes et sections de travailleurs. Si la classe ouvrière était idéologiquement homogène il n’y aurait aucun besoin d’une direction. Hélas, la révolution n’attendra pas que toutes les masses soient parvenues à un certain niveau intellectuel ou de conscience de classe. Opprimées par le capitalisme, matériellement aussi bien que spirituellement, les différentes sections des travailleurs manifestent des niveaux différents d’indépendance de classe. Si cette diversité de conscience parmi les différents groupes de travailleurs n’existait pas, la classe capitaliste des pays développés ne parviendrait pas à s’assurer une base sociale. Dans de telles conditions idéales, la lutte des classes se réduirait à un processus bien huilé de progrès graduel. Il n’y aurait pour ainsi dire pas de lutte de classe valant d’être mentionnée – au lieu de quoi les travailleurs sont confrontés à l’antagonisme d’autres travailleurs, à la menace des briseurs de grève (travailleurs), des policiers et des soldats (travailleurs en uniforme). Si la classe ouvrière était homogène, il n’y aurait pas non plus besoin d’un État ouvrier : après la révolution, la coercition deviendrait inutile. Hélas, la révolution n’a rien à voir avec de telles rêveries anarchistes libertaires. La discipline de classe des travailleurs suppose, sous le capitalisme aussi bien qu’aussitôt après la révolution prolétarienne, non seulement l’existence simultanée de travailleurs avancés et d’autres moins avancés, c’est-à-dire celle d’une direction, mais aussi une combinaison de persuasion et de coercition – la classe ouvrière ne pouvant se libérer elle-même d’un seul coup des stigmates de la barbarie capitaliste.
Sous le capitalisme la discipline à laquelle fait face le travailleur est un pouvoir coercitif externe, comme le pouvoir qu’a sur lui le capital. Sous le socialisme la discipline sera le résultat de la conscience, elle deviendra l’habitude d’un peuple libre. Dans la période de transition elle sera le produit de l’unité de deux éléments – la conscience et la coercition. La propriété collective des moyens de production, c’est-à-dire la possession par l’État ouvrier des moyens de production, sera la base de l’élément conscient de la discipline du travail. En même temps, la classe ouvrière, agissant collectivement au moyen de ses institutions – les soviets, les syndicats, etc. – apparaîtra comme un pouvoir coercitif en ce qui concerne la discipline des travailleurs individuels dans la production.
Ce conflit entre l’individuel et le collectif, la nécessité de combiner la persuasion avec son opposé hideux, la coercition, l’obligation pour la classe ouvrière de faire usage de méthodes barbares héritées du capitalisme pour combattre la barbarie capitaliste, n’est qu’une autre affirmation de ce que les travailleurs ne sont pas spirituellement libérés sous le capitalisme, et auront besoin de toute une période historique pour s’approprier une stature humaine complète. Si nous rejoignons les anarchistes pour dire que l’État, y compris l’État ouvrier, est une horreur héritée de la société de classe, il n’en reste pas moins que la véritable histoire de l’humanité ne commencera qu’en passant par un État ouvrier ferme, et c’est seulement sur cette base que l’État finira par dépérir.
Le fait que la classe ouvrière ait besoin d’un parti, ou de partis, est en soi la preuve des clivages qui sont à l’œuvre dans cette classe. Plus l’organisation et l’auto-administration des travailleurs sera faible et arriérée culturellement, plus grande sera la coupure entre la classe et son parti marxiste. C’est de cette inégalité dans la classe ouvrière que provient le danger d’un développement autonome du parti et de son appareil jusqu’à devenir, au lieu du serviteur de la classe, son maître. Cette inégalité est la source essentielle du danger représenté par le substitutisme.
L’histoire du parti bolchevik avant la révolution est éloquente en ce qui concerne la lutte de Lénine contre ce danger. Combien de fois n’a-t-il pas fait appel à la masse des ouvriers – en particulier dans les mois orageux de 1917 – contre les hésitations et les compromis de la direction du parti et de son appareil ! Trotsky a résumé avec une grande pertinence les relations entre Lénine, les masses et la machine du parti :
Lénine était fort non seulement parce qu’il comprenait les lois de la lutte des classes, mais aussi parce que son oreille était parfaitement à l’écoute du moindre mouvement des masses. Il représentait moins l’appareil du parti que l’avant-garde du prolétariat. Il était profondément convaincu que les milliers de ces travailleurs qui avaient vaillamment soutenu le parti dans la clandestinité étaient alors prêts à le soutenir. Dans ces moments, les masses étaient plus révolutionnaires que le parti, et le parti plus révolutionnaire que son appareil. Dès le mois de mars, la véritable attitude des travailleurs et des soldats était dans de nombreux cas orageusement évidente, et différait profondément des instructions émanant de tous les partis, y compris le parti bolchevik (...) D’autre part, l’autorité de l’appareil du parti, comme son conservatisme, était alors seulement en gestation. L’influence de Lénine n’était pas tant celle d’un individu que celle de quelqu’un qui personnifiait l’influence de la classe sur le parti, et celle du parti sur son appareil [30].
Ce sont les hommes qui font l’histoire, et si ces hommes organisés dans un parti ont un impact sur l’histoire plus important que ne l’autorise leur nombre relatif, il n’en reste pas moins qu’eux seuls font l’histoire, pour le meilleur ou pour le pire, et ils ne sont pas à eux seuls la cause de leur plus grand poids spécifique, pas plus que de l’histoire générale de la classe ou de leur sort personnel dans cette classe. En dernière analyse, les seules armes avec lesquelles combattre la substitution du parti à la classe, et donc la transformation du premier en force conservatrice, sont l’activité de la classe elle-même et la pression qu’elle exerce, non seulement sur son ennemi social, mais sur son propre agent, son parti.
Ce n’est pas ici le lieu où montrer jusqu’à quel point, dans sa pratique, Trotsky a pu faire de nécessité vertu, et à quels extrêmes de généralisation théorique il a pu avoir recours pour justifier des mesures antidémocratiques, anti-ouvrières, substitutistes.
Qu’il suffise de mentionner ses arguments de 1921 en faveur de la « militarisation du travail » - le travail obligatoire imposé par l’État. Les syndicats, disait-il, devaient être étatisés. Nous avons besoin d’un type nouveau de syndicaliste, un organisateur économique, énergique et imaginatif, qui ne considérera pas les problèmes économiques sous le seul angle de la distribution et de la consommation, mais sous celui d’une production en expansion, qui les regardera non pas avec les yeux de quelqu’un accoutumé à faire face au gouvernement soviétique avec des revendications et dans le but de négocier, mais avec les yeux d’un véritable organisateur économique [31].
Que devenait la défense des travailleurs face à l’État, fût-il ouvrier ? Cela pouvait-il, pour les syndicats, passer au second plan ? Trotsky ne répondait pas à la question, en fait il ne la posait même pas.
La militarisation, disait-il au Neuvième Congrès, est impensable sans la militarisation des syndicats en tant que tels, sans l’établissement d’un régime dans lequel chaque ouvrier se sent un soldat du travail, qui ne peut disposer librement de lui-même ; si l’ordre est donné de le transférer, il doit obéir ; s’il n’obéit pas, il sera un déserteur qui doit être puni. Qui s’en charge ? Le syndicat. Il crée le nouveau régime. C’est cela, la militarisation de la classe ouvrière [32].
Pour couronner son attitude substitutiste, Trotsky alla jusqu’à dire, en 1924 :
Aucun d’entre nous n’a ni le désir ni la capacité de discuter la volonté du parti. Le parti, en dernière analyse, a toujours raison, parce que le parti est le seul instrument historique donné au prolétariat pour résoudre ses problèmes fondamentaux. J’ai déjà dit que rien ne pourrait être plus facile, devant son propre parti, que de reconnaître une erreur, rien de plus facile que de dire : Toutes mes critiques, mes déclarations, mes avertissements, mes protestations – tout cela était simplement une erreur. Je ne peux dire cela, de toutes façons, camarades, parce que je ne le pense pas. Je sais que l’on ne doit pas avoir raison contre le parti. On ne peut avoir raison qu’avec le parti, à travers le parti, car l’histoire n’a pas d’autre chemin pour être dans le vrai. Les Anglais ont un dicton : « my country – right or wrong » (« Mon pays est mon pays, qu’il ait tort ou raison »). Avec une bien plus grande justification historique, nous pouvons dire : mon parti – dans certains cas concrets – qu’il ait tort ou raison (...) Et si le parti adopte une décision que l’un ou l’autre d’entre nous considère comme mauvaise, il dira : Qu’elle soit bonne ou mauvaise, c’est mon parti, et je supporterai les conséquences de la décision jusqu’au bout [33].
Comme point de départ dans l’évaluation du rôle du parti révolutionnaire dans ses rapports avec la classe ouvrière, nous ne pouvons que retourner à la déclaration du Manifeste communiste :
Tous les mouvements du passé ont été le fait de minorités ou ont profité à des minorités. Le mouvement prolétarien est le mouvement autonome de l’immense majorité dans l’intérêt de l’immense majorité.
Du niveau culturel des travailleurs, bien plus élevé aujourd’hui dans les pays industriels qu’il ne l’était en Russie, de leur plus grande autonomie, de leurs traditions d’organisation, de l’homogénéité sociale relativement supérieure des masses laborieuses (qui ne sont pas submergées par des hordes de paysans), on peut déduire qu’avant, pendant et après la victoire de la révolution, l’inégalité dans la conscience des masses sera bien moins importante qu’elle ne l’était en Russie, même si elle n’aura pas complètement disparu.
A partir de là, toute une série de conclusions peuvent être tirées.
D’abord, sur la taille du parti révolutionnaire par rapport à celle de la classe ouvrière dans son ensemble. En octobre 1906, le POSDR (les fractions bolchevique et menchevique ensemble) comptait 70.000 membres. A la même époque, le Bund juif en avait 33.000, le Parti Social Démocrate Polonais 28.000 et les Sociaux Démocrates Lettons 13.000. Donc, dans leur ensemble, les partis socialistes illégaux totalisaient 144.000 membres [34]. En août 1917, le parti bolchevik avait 200.000 membres. En moyenne, dans 25 villes 5,4% des travailleurs industriels étaient membres du parti bolchevik. [35] Si la proportion des membres du parti dans la classe ouvrière devait être la même dans les pays avancés qu’elle l’était en Russie en 1905 ou en 1917, le parti devrait compter des millions de membres.
Parce que l’inégalité dans la conscience et la culture est bien moindre dans les pays avancés, la taille relative du parti devrait être encore plus grande qu’elle ne l’était en Russie (le fait que les partis ouvriers soient légaux contribue aussi à cela). Quiconque tire une conclusion opposée à partir de la taille réelle des partis réformistes ne comprend pas le véritable rôle des masses dans la lutte révolutionnaire. Un parti réformiste est essentiellement une machine à recueillir des suffrages dans les élections, législatives ou autres. Il n’a donc pas besoin d’effectifs militants massifs. Dans l’ensemble, ceux qui soutiennent un tel parti ne jugent pas utile d’en être membres actifs, pas plus que de lire sa presse. Un soutien actif des masses pour un parti révolutionnaire implique qu’un nombre comparativement beaucoup plus grand de travailleurs le rejoignent.
Il est dès lors clair que des petits groupes ne peuvent d’aucune manière se substituer au parti révolutionnaire de masse, encore moins bien sûr à la masse des travailleurs [36].
Maintenant, qu’en est-il du rapport entre le parti révolutionnaire et la classe ?
Tout parti, qu’il soit réformiste ou révolutionnaire, qu’il soit conservateur ou libéral, cherche à obtenir un soutien dans le sens de tel ou tel projet. Le parti révolutionnaire des travailleurs cherche lui aussi à diriger. Mais c’est là que s’arrête la similitude. Les méthodes par lesquelles cette direction est mise en place et la nature de la direction sont totalement différentes.
On peut imaginer trois types de direction que, par manque de meilleures appellations, nous nommerons ceux du professeur, du contremaître et du compagnon de lutte. Le premier genre de direction, illustré par les petites sectes, est le « socialisme du tableau noir », dans lequel les méthodes didactiques remplacent la participation aux luttes. La deuxième espèce, comportant des relations de type contremaître ou sous-officier, caractérise les partis bureaucratiques réformistes et staliniens : la direction siège en convention pour décider ce qu’elle dira de faire aux masses, sans participation active des travailleurs. La caractéristique commune à ces deux formes de direction est le fait que les directives vont dans un seul sens : les dirigeants se livrent à un monologue avec les masses.
Le troisième type de direction est analogue à celui qui est à l’œuvre entre un comité de grève et les salariés qui ont arrêté le travail, ou entre un délégué d’atelier et ses camarades. Le parti révolutionnaire doit conduire un dialogue avec les travailleurs qui sont en dehors de lui [37]. Le parti, par conséquent, n’invente pas des tactiques à partir de rien, mais pose comme son premier devoir d’apprendre des expériences du mouvement de masse et de généraliser en se basant sur elles. Les grands événements de l’histoire de la classe ouvrière ont suffisamment démontré cela pour qu’il ne reste aucune place pour le doute. Les travailleurs de Paris, en 1871, ont mis en place une nouvelle forme d’État – un État sans armée permanente et sans bureaucratie, dans lequel tous les fonctionnaires percevaient le salaire moyen d’un ouvrier, avec la possibilité de révoquer à tout moment les représentants, etc., avant que Marx ne commence à généraliser sur la nature et la structure d’un État ouvrier. A nouveau, les travailleurs de Pétrograd, en 1905, mettaient en place un soviet indépendamment du parti bolchevik, en fait en opposition avec la direction bolchevique et face, au minimum, à de la suspicion, sinon de l’animosité, de la part de Lénine lui-même. Dès lors on ne peut qu’être d’accord avec Rosa Luxemburg, qui écrivait en 1904 :
Les principales caractéristiques de la tactique de lutte de la social démocratie ne sont pas « inventées » mais sont le résultat d’une série continue de grandes actions créatives de la lutte des classes élémentaire. Ici aussi l’inconscient précède le conscient, la logique du processus historique objectif vient avant la logique subjective de celui qui la porte [38].
Le rôle des marxistes est de généraliser l’expérience vivante, en pleine évolution, de la lutte des classes, de donner une expression consciente à la poussée instinctive de la classe ouvrière vers la réorganisation de la société sur des bases socialistes.
Parce que la classe ouvrière est loin d’être monolithique, et que le chemin vers le socialisme est inexploré, de larges divergences de stratégie et de tactique peuvent et doivent exister dans le parti révolutionnaire. L’alternative est le parti bureaucratisé ou la secte avec son « leader ». Ici, on ne peut que regretter la déclaration lapidaire de Trotsky selon laquelle « toute lutte fractionnelle sérieuse dans un parti est toujours, en dernière analyse, un reflet de la lutte des classes » [39]. Cela confine à une interprétation matérialiste vulgaire de la pensée humaine comme surgissant directement des conditions matérielles ! Quelles pressions de classes séparaient Lénine de Rosa Luxemburg, ou Trotsky de Lénine (1903-1917), ou bien quels changements en termes de pression de classe peut-on discerner dans les zigzags de Plékhanov : avec Lénine en 1903, contre lui la même année, contre lui en 1905, avec lui à nouveau (et à nouveau rompant, il est vrai, avec Lénine et le mouvement révolutionnaire pour se rallier à l’ennemi de classe) ? Est-ce que les différences dans la théorie de l’impérialisme entre Lénine et Rosa Luxemburg peuvent être déduites d’une analyse de leurs positions dans la société de classe ? Le socialisme scientifique doit vivre et prospérer sur la controverse. Et des scientifiques qui partent sur les mêmes postulats de base, qui utilisent la même méthode d’analyse, divergent pourtant souvent, et ce dans tous les champs de la recherche.
Pour que le parti soit capable de conduire un dialogue avec les masses, il est nécessaire, non seulement qu’il ait confiance dans les extraordinaires capacités de la classe ouvrière en action, mais aussi qu’il comprenne correctement la situation du pays et les conditions matérielles et morales qui sont celles des travailleurs. Toute auto-tromperie de sa part ne peut que rompre le dialogue et le transformer en un ennuyeux monologue.
Le parti doit être subordonné à la totalité. De même, le régime intérieur du parti révolutionnaire doit être subordonné aux rapports entre le parti et la classe. Les dirigeants d’usine peuvent discuter leurs affaires en secret et mettre les travailleurs devant le fait accompli (en fr.). Le parti révolutionnaire qui cherche à renverser le capitalisme ne peut accepter l’idée d’une discussion politique à l’intérieur du parti sans la participation de la masse des travailleurs – qui aboutirait à proposer des solutions « prêt à porter » à la classe. Du fait que le parti révolutionnaire ne peut avoir d’intérêts distincts de ceux de la classe, toutes les discussions politiques du parti sont celles de la classe, et doivent par conséquent être tenues ouvertement, en sa présence. La liberté de discussion qui existe dans l’assemblée d’usine qui cherche à réaliser l’unité d’action lorsque des décisions ont été prises doit s’appliquer au parti révolutionnaire. Cela signifie que toutes les discussions sur des questions politiques fondamentales doivent être tenues au grand jour : dans la presse ouverte, en tribune libre. Que la masse des travailleurs prenne part à la discussion, fasse pression sur le parti, son appareil et sa direction [40].
Par dessus tout, le parti révolutionnaire doit prendre comme guide le Manifeste communiste lorsqu’il proclame :
Quelle est la position des communistes vis-à-vis des prolétaires en général ?
Les communistes ne forment pas un parti distinct en face des autres partis ouvriers.
Ils n’ont pas d’intérêts distincts de ceux du prolétariat dans son ensemble.
Ils ne posent pas de principes particuliers d’après lesquels ils prétendent modeler le mouvement prolétarien.
Voici ce qui distingue les communistes des autres partis prolétariens : d’une part, dans les diverses luttes nationales des prolétaires, ils mettent en avant et font valoir les intérêts communs du prolétariat tout entier, sans considération de nationalité ; d’autre part, dans les diverses phases de la lutte entre le prolétariat et la bourgeoisie, ils représentent toujours l’intérêt du mouvement dans son ensemble.
Pratiquement, les communistes sont donc la partie la plus résolue des partis ouvriers de tous les pays, la fraction qui va toujours de l’avant ; du point de vue théorique, ils ont sur le reste de la masse prolétarienne l’avantage de comprendre les conditions, la marche et les résultats généraux du mouvement ouvrier.
La totalité de la classe ouvrière devra mélanger ses divers niveaux de conscience et d’organisation, au cours d’une lutte prolongée comprenant une lutte d’idées. Comme le disait Marx aux révolutionnaires qui, à son époque, flattaient es travailleurs allemands :
Pendant que nous disons aux travailleurs : vous avez devant vous 15 ou 20 ans de guerres bourgeoises et nationales, non seulement pour changer les conditions mais pour vous changer vous-mêmes et vous rendre capables d’exercer le pouvoir politique, vous leur dites au contraire qu’ils doivent prendre le pouvoir politique immédiatement ou abandonner tout espoir.
Notes
Les dates biographiques [ex : « Riazanov (1870-1938)] proviennent du livre de Pierre Broué, Le parti bolchevique, Ed de Minuit, Paris 1963.
[1] L. Trotsky, Nachi Polititcheskye Zadatchi, Genève 1904, p.54.
[2] ibid., p.105, cité par I. Deutscher, The Prophet Armed, Londres 1954, pp.92-3.
[3] V.I. Lénine, Sotchinenya (Oeuvres complètes), IX, p.14.
[4] L. Kritsman, Geroitcheskii Period Velikoi Rousskoi Revoloutsii, Moscou 1924 ( ?), pp.133-6.
[5] Tchetvertyi Vserossiikii Sezd Professionalnyk Soyouzov, Vol.1, 1921, pp.66, 119.
[6] Vtoroi Vserossiikii Sezd Professionalnykh Soyouzov, 1921, p.138.
[7] V.I. Lénine, Sotchinenya, XXVI, p.394.
[8] VKP (b) v Rezolioutsiakh, 4ème éd, Vol.1, p.126.
[9] ibid., 6ème éd, Vol 1, pp.154-60.
[10] L. Trotsky, History of the Russian Revolution, Londres 1932, Vol.1, p.59.
[11] ibid., et Lénine, Sotchinenya, XXI, p.432.
[12] A. Chliapnikov, L’année dix-sept (en russe), Moscou 1924, Vol.1, p.197.
[13] A.S. Boubnov et al., VPK (b), Moscou-Léningrad 1931, p.113.
[14] Pravda, 15 mars 1917, cité in Trotsky, op. cit., p.305.
[15] Pravda, 8 avril 1917.
[16] Boubnov, op. cit., p.114.
[17] VKP (b) v Rezolioutzakh, 4ème éd, Vol.1, p.258.
[18] V.I. Lénine, Sotchinenya, 3ème éd, XX, p.652.
[19] ibid., XXI, p.526.
[20] L. Trotsky, Stalin, Londres 1947, pp.341-2.
[21] Boubnov, op. cit., p.511.
[22] ibid., p.512.
[23] 9 Sezd RKP(b), p.52.
[24] ibid., pp.62-3.
[25] ibid., pp.56-7.
[26] 11 Sezd RKP(b), p.83.
[27] ibid., p.134.
[28] 12 Sezd RKP(b), p.133.
[29] F. Engels, The Peasant War in Germany, Londres 1927, pp.135-6.
[30] L. Trotsky, Stalin, Londres 1947, p.204. Il est triste de dire que lorsque Trotsky traita la question des dangers du conservatisme bureaucratique dans les organisations trotskystes il se moqua de l’idée, se réfugiant dans une interprétation matérialiste simpliste du bureaucratisme. Lorsque J.P. Cannon, le dirigeant trotskyste américain, fut accusé de conservatisme bureaucratique, Trotsky déclara que l’accusation était « une simple abstraction psychologique en ce sens qu’aucun intérêt social spécifique n’est mis en évidence comme sous-jacent à ce ‘ conservatisme ’ » (L. Trotsky, In Defence of Marxism, New York, 1942, p.81.) Quels « intérêts sociaux spécifiques » étaient présents derrière les « comitards » d’avant 1917, dont Staline était l’archétype ? Trotsky n’a pas essayé de montrer cela – avec juste raison – dans sa dernière œuvre, Staline, dont le thème central est la nature conservatrice, antidémocratique, des « comitards ».
[31] Trotsky cité par I. Deutscher, Soviet Trade Unions, Londres 1950, p.42.
[32] 9 Sezd RKP(b), p.101.
[33] 13 Sezd RKP(b), pp.165-6. L’attitude de Trotsky et de Lénine envers la révolte de Kronstadt est souvent citée par des mencheviks, des anarchistes ou d’autres critiques de gauche de Lénine et Trotsky, comme un exemple d’oppression bureaucratique. En réalité, l’aspect essentiel de Kronstadt était une rébellion paysanne et semi-paysanne contre les villes. Dès lors toutes les oppositions internes au parti – y compris l’Opposition Ouvrière de Chliapnikov (1883-1943) et Kollontaï (1872-1952) – prirent une part active à sa répression, et à sa suite fut inaugurée la politique de concessions au petit capitalisme et à la paysannerie – la NEP. En tout état de cause, la question de Kronstadt, aussi bien que celle des différents groupes oppositionnels qui existaient avant que Trotsky ne rentre en opposition, et qui en 1923 l’ont rejoint sous sa direction, est un sujet fascinant qui nécessite une étude séparée.
[34] V.I. Lénine, Sotchinenya, X, p.483.
[35] 6 Sezd RKP(b), Moscou 1958, p.390.
[36] Personne en Russie ne doutait qu’à lui tout seul le groupe de Trotsky – les Mejraïonki (organisation inter-rayons) – qui en 1917 avait environ 4.000 membres, ne fût bien trop petit pour pouvoir affecter sérieusement la marche des événements. On peut comprendre Trotsky lorsqu’en 1921 il qualifiait le Parti Communiste des Travailleurs d’Allemagne (KAPD) de petite organisation : « pas plus de 30 ou 40.000 membres » (L. Trotsky, The First Five Years of the Communist International, Londres 1953, Vol.2, p.26).
[37] Rosa Luxemburg l’exprimait ainsi : « Bien sûr, par l’analyse théorique des conditions sociales de la lutte, la social démocratie a introduit l’élément de conscience dans la lutte de classe prolétarienne à un degré sans précédent ; elle a donné à la lutte des classes sa clarté de but ; elle a créé, pour la première fois, une organisation permanente de masse des travailleurs, construisant ainsi une ferme base pour la lutte de classe. Cela dit, ce serait pour nous une erreur catastrophique que de nous imaginer que désormais toute l’initiative historique du peuple est passée entre les mains de la seule organisation social démocrate, et que la masse inorganisée du prolétariat est devenue une chose informe, un poids mort de l’histoire. Bien au contraire, les masses populaires continuent à être la matière vivante de l’histoire mondiale, même en présence de la social démocratie ; et c’est seulement s’il y a une circulation sanguine entre le noyau organisé et les masses populaires, si un seul battement de cœur vitalise les deux, que la social démocratie peut prouver qu’elle est capable de hauts faits historiques » (Leipziger Volkszeitung, Juin 1913, pp.26-8).
[38] Die Neue Zeit, 1904, p.491.
[39] L. Trotsky, In Defence of Marxism, New York 1942, p.60.
[40] Dans certains cas le secret est justifié et tous les travailleurs le comprennent. De la même façon qu’une assemblée générale d’usine peut être fermée aux patrons, à leurs journalistes et autres agents, il y a des moments dans la vie d’un parti révolutionnaire qui doivent rester secrets. Mais dans tous les cas, le parti doit être capable de justifier cela devant les travailleurs, et de les convaincre qu’aucune décision politique fondamentale ne leur est dissimulée.