Lénine (volume 2)
Tout le pouvoir aux soviets
Chapitre 4 — L'impérialisme, stade ultime du capitalisme
Lénine était convaincu qu'on ne pouvait parvenir à une évaluation politique correcte de la guerre sans clarifier l'essence de l'impérialisme dans ses aspects à la fois économique et politique. La compréhension théorique de l'impérialisme était nécessaire à une pratique politique conséquente pendant la guerre. Il passa par conséquent six mois de recherches intensives (janvier-juin 1916) à écrire un court ouvrage intitulé : L'impérialisme, stade suprême du capitalisme . Bien qu'il fût écrit dans le souci de la censure tsariste, et donc formulé avec une grande prudence, utilisant « ce damné langage d'Esope », il ne vit pas le jour avant le milieu de l'année 1917 – après la Révolution de Février.
Ce petit livre était bourré de données chiffrées. Lénine cite de façon extensive les économistes bourgeois pour prouver les faits incontestables de la nature du capitalisme moderne. Il commence par décrire les principaux traits économiques de l'impérialisme moderne. En résumant, il fait la liste des cinq caractéristiques suivantes du système :
(1) concentration de la production et du capital parvenue à un degré de développement si élevé qu'elle a créé les monopoles, dont le rôle est décisif dans la vie économique ; (2) fusion du capital bancaire et du capital industriel, et création, sur la base de ce « capital financier », d'une oligarchie financière ; (3) l'exportation des capitaux, à la différence de l'exportation des marchandises, prend une importance toute particulière ; (4) formation d'unions internationales monopolistes de capitalistes se partageant le monde, et (5) fin du partage territorial du globe entre les plus grandes puissances capitalistes. L'impérialisme est le capitalisme arrivé à un stade de développement où s'est affirmée la domination des monopoles et du capital financier, où l'exportation des capitaux a acquis une importance de premier plan, où le partage du monde a commencé entre les trusts internationaux et où s'est achevé le partage de tout le territoire du globe entre les plus grands pays capitalistes.1
Un trait caractéristique du capitalisme d'aujourd'hui, explique Lénine, est son parasitisme et sa décadence,
le développement extraordinaire de la classe ou, plus exactement de la couche des rentiers, c'est-à-dire des gens qui vivent de la « tonte des coupons », qui sont tout à fait à l'écart de la participation à une entreprise quelconque et dont la profession est l'oisiveté. L'exportation des capitaux, une des bases économiques essentielles de l'impérialisme, accroît encore l'isolement complet des rentiers par rapport à la production, et donne un cachet de parasitisme à l'ensemble du pays vivant de l'exploitation du travail de quelques pays et colonies d'outre-mer.2
Cela résume les caractéristiques purement économiques de l'impérialisme. Lénine situe ensuite la place historique de ce stade du capitalisme par rapport au capitalisme en général, et au socialisme de l'avenir. Il écrit : « Nous avons vu que, par son essence économique, l'impérialisme est le capitalisme monopoliste. Cela seul suffit à définir la place de l'impérialisme dans l'histoire, car le monopole, qui naît sur le terrain et à partir de la libre concurrence, marque la transition du régime capitaliste à un ordre économique et social supérieur ».3 L'impérialisme doit être défini comme « un capitalisme de transition ou, plus exactement, comme un capitalisme agonisant ».4
Il poursuit en définissant le rapport qui existe entre l'impérialisme, d'une part, et l'opportunisme et le social-chauvinisme dans le mouvement ouvrier, de l'autre.
L'impérialisme, qui signifie le partage du monde … et qui procure des profits de monopole élevés à une poignée de pays très riches, crée la possibilité de corrompre les couches supérieures du prolétariat ; par là même, il alimente l'opportunisme, lui donne corps et le consolide.5
Les profits élevé que tirent du monopole les capitalistes d'une branche d'industrie parmi beaucoup d'autres, d'un pays parmi beaucoup d'autres, etc. leur donnent la possibilité économique de corrompre certaines couches d'ouvriers, et même momentanément une minorité ouvrière assez importante, en les gagnant à la cause de la bourgeoisie de la branche d'industrie ou de la nation considérée en les dressant contre toutes les autres... Ainsi se crée la liaison de l'impérialisme avec l'opportunisme.6
Cette couche d'ouvriers embourgeoisés ou de l' « aristocratie ouvrière », entièrement petits-bourgeois par leur mode de vie, par leurs salaires, par toute leur conception du monde, est le principal soutien de la IIe Internationale, et, de nos jours, le principal soutien social (pas militaire) de la bourgeoisie. Ce sont de véritables agents de la bourgeoisie au sein du mouvement ouvrier, des commis ouvriers de la classe capitaliste, de véritables propagateurs du réformisme et du chauvinisme.7
… si elle n'est pas indissolublement liée à la lutte contre l'opportunisme, la lutte contre l'impérialisme est une phrase creuse et mensongère.8
Le dernier chapitre du livre est consacré à une critique dévastatrice du vernis libéral donné par Kautsky au capitalisme moderne — « l'ultra-impérialisme » — la croyance que le capitalisme moderne peut mener à l'unité mondiale des capitalistes et donc à la disparition des guerres. Combattant la lubie de Kautsky selon laquelle les cartels internationaux pouvaient représenter une force de paix, Lénine explique qu'ils sont déterminés par un équilibre particulier des forces entre les monopoles ; lorsque l'équilibre se modifie, alors une lutte renouvelée sur les bases nationales remplace les accords conclus pacifiquement pour se diviser le marché mondial.9
Comme conséquence du culte stalinien de Lénine, une autorité quasi canonique a été conférée à ce court ouvrage, malgré le fait que Lénine s'y est référé à plusieurs reprises comme étant une brochure, et que son sous-titre était : un aperçu à usage populaire. Il ne prétendait pas avoir fait œuvre originale, mais qu'il s'était, comme il l'admettait sans détours, inspiré du travail du libéral britannique John A. Hobson , auteur de Imperialism , et du marxiste autrichien Rudolf Hilferding , auteur de Le capital financier , sous-titré Une étude de la dernière phase du développement capitaliste.
Dire que Lénine avait écrit une brochure à usage populaire ne revient pas à dire qu'il n'y avait pas consacré une quantité de travail et de recherches extensives. Bien au contraire, Les carnets sur l'impérialisme font 739 pages, à comparer avec la courte brochure qui en est sortie ; il lut et annota 148 livres et 232 articles.10
Le livre était bref et consacré essentiellement à résumer des informations allant dans son sens. L'impact des faits et des chiffres et des questions théoriques condensées y est très puissant pour la simple raison que le but de Lénine était plus étroit que celui de ses contemporains marxistes qui avaient traité le même sujet – Hilferding, Rosa Luxemburg , Nicolaï Boukharine – et dont les écrits sont d'un intérêt théorique beaucoup plus général. Pour comprendre la signification du livre de Lénine, contrairement à, par exemple, ceux de Rosa Luxemburg (L'accumulation du capital ) ou d'Hilferding, il n'est pas nécessaire d'être familiarisé avec les écrits économiques marxistes.
Lénine ne prétendait pas avoir mené à bien, dans son livre, une théorie achevée de l'impérialisme. Le fait qu'il n'ait pas eu l'ampleur d'analyse de celui de Luxemburg ou d'Hilferding – le fait, par exemple, que le problème de la tendance à la baisse du taux de profit et celui de la réalisation de la plus-value, qui sont si centraux pour Rosa Luxemburg, ne sont même pas mentionnés dans le petit livre de Lénine – n'est pas accidentel.11 Pour autant que Lénine traitait d'économie, il était beaucoup plus intéressé par les effets du capitalisme moderne, et par les leçons pratiques que pouvait tirer le mouvement ouvrier des changements intervenus dans le capitalisme moderne.
Il est clair, lorsqu'on se penche sur les écrits de Hobson et de Hilferding, que Lénine devait beaucoup à ceux qui avaient étudié le capitalisme moderne avant lui. Mais plus directement encore, Lénine était endetté envers Boukharine, son jeune camarade de la direction du Parti bolchevik. Dans son Testament (23-24 décembre 1922), Lénine appelle Boukharine le « plus fort théoricien » du Parti bolchevik. Et sans aucun doute Boukharine était l'économiste le plus universel et le plus cultivé parmi les bolcheviks. En 1915, il écrivit un livre intitulé L'économie mondiale et l'impérialisme, auquel Lénine écrivit une introduction en décembre. Le manuscrit du livre de Boukharine était donc passé entre les mains de Lénine avant qu'il ne travaille sur son Impérialisme. Une comparaison des deux ouvrages montre que : (1) en termes de description réelle du capitalisme moderne Lénine n'est pas du tout original et emprunte pratiquement tout à Boukharine, et (2) la différence entre les deux livres est radicale – la différence entre un traité théorique sur l'impérialisme et une brochure politique sur le même sujet.
Le livre de Lénine était essentiellement destiné à être un tract politique important dans une bataille politique. Les outils qu'il mobilisa étaient juste suffisants pour son propos, ni plus ni moins. Il avait pour but de clarifier pour les travailleurs la nature de la période dans laquelle ils vivaient, et les tâches qui leur faisaient face. Lénine reliait les théories économiques de l'impérialisme aux problèmes fondamentaux de l'époque, en faisant de l'économie un guide pour l'action concrète. La concentration du capital menant aux monopoles et la division du monde entre les puissances impérialistes conduisaient inévitablement à la guerre. La guerre impérialiste générale, en absorbant des millions de travailleurs, posait devant le prolétariat l'alternative implacable, non pas guerre ou paix, mais guerre impérialiste ou guerre civile contre l'impérialisme. Par conséquent le véritable internationalisme était inévitablement enraciné dans la lutte révolutionnaire contre l'impérialisme ; aucun internationalisme n'était compatible avec le réformisme. Le capitalisme monopoliste, en exploitant sans pitié les peuples coloniaux, et en attirant toutes les nations dans l'orbite de l'économie mondiale, forçait les nations opprimées à lutter pour leur indépendance nationale, une lutte qui devenait cruciale pour le sort de l'impérialisme mondial.
Pour les marxistes des pays coloniaux – les plus grandes victimes de l'impérialisme – le livre de Lénine a été une arme de lutte sans égale.
Notes
9 Lénine, Œuvres, vol.22, p.318
10 L.G. Churchwood, « Towards the understanding of Lenin’s Imperialism », The Australian Journal of Politics and History, mai 1959.
11
Pour une critique spécifique de la théorie de l'impérialisme de
Lénine, voir M. Kidron, Imperialism,
Highest Stage But One , in Capitalism and Theory,
Londres 1974, où l'argumentation consiste à dire que le concept de
capital financier tel qu'il est emprunté à Hilferding décrit les
conditions économiques particulières de l'Allemagne, où les banques
étaient massivement impliquées dans le financement industriel et
exerçaient un pouvoir considérable sur leurs clients (en
Grande-Bretagne, aux Etats-Unis et en France le rôle des banques dans
le financement de l'industrie était incomparablement plus limité).
Kidron dresse une comparaison entre l'époque de Lénine et la nôtre en
ce qui concerne le rôle des exportations de capitaux – leur direction,
etc.
Voir aussi T. Cliff, Les
racines économiques du réformisme , 1957, où la théorie
léniniste de l'aristocratie ouvrière est critiquée comme incompatible
avec les données historiques concernant les salaires et les conditions
de travail dans les pays impérialistes. Nous reviendrons sur ce
problème pour le développer dans le prochain volume, lorsque nous
parlerons de l'Internationale communiste.