Lénine (volume 2)
Tout le pouvoir aux soviets
Chapitre 6 — De la Révolution de Février à la dualité de pouvoir
En 1917, le jour de la commémoration traditionnelle du Dimanche Rouge (9 janvier), les ouvriers de 114 entreprises, 137.000 en tout, se mirent en grève. Ce n'était pas un événement exceptionnel. Cela dit, dans la dernière semaine de février un nouveau mouvement de grève, plus large et plus profond, se développa. Il résultait d'un lock-out aux usines Poutilov, et de la diminution de la ration de pain.
Le 18 février, les ouvriers d'une section de l'usine Poutilov présentèrent une revendication de 50 % d'augmentation de salaire. Lorsque la direction refusa de considérer leur demande ils entamèrent un sit-down. Le 21 février, ils furent renvoyés. La grève gagna d'autres sections, et le 22 février la direction annonça la fermeture de toute l'usine pour une période indéfinie. Cela jetait dans la rue trente mille ouvriers bien organisés. Le lock-out de Poutilov fut une contribution substantielle au rapide développement du mouvement de grève.
En ce qui concerne la fourniture de pain – à Pétrograd, à la mi-février, il ne restait de farine que pour dix jours. Le commandant de la région militaire, le général Khabalov, décida, avec le concours des autorités municipales de mettre en place un système de rationnement. Les gens l'apprirent, et le lendemain matin, le 16 février, de longues queues s'étiraient devant les boulangeries et les magasins d'alimentation. Les magasins, vidés en quelques heures, fermèrent leurs rideaux. Des foules se rassemblèrent et des vitrines furent brisées. Le jour suivant, des incidents semblables se produisirent de manière répétée.
Le 23 février était la Journée Internationale de la Femme. Après des discours dans les usines, des foules de femmes descendirent dans les rues, réclamant du pain. Ça et là des drapeaux rouges apparurent, avec le slogan « A bas l'autocratie ».
Un rapport secret de l'okhrana décrit de façon vivante les événements des 23 et 24 février :
Le 23 février, à 9 heures du matin, des ouvriers des ateliers et des usines du district de Vyborg se sont mis en grève pour protester contre la pénurie de pain noir dans les boulangeries et les épiceries ; la grève a gagné des usines situées à Pétrograd, les districts de Rojdestvensky et de LinteInyi, et au cours de la journée 50 entreprises industrielles ont cessé le travail, avec 87.534 grévistes.
Vers une heure de l'après-midi, les travailleurs du district de Vyborg, marchant en foule dans les rues et criant « Donnez-nous du pain », ont commencé à créer des désordres dans divers endroits, prenant avec eux sur leur chemin leurs camarades qui travaillaient et arrêtant les tramways ; les manifestants ont pris aux conducteurs les clés des moteurs électriques, ce qui a forcé 15 trains à quitter les lignes et à se retirer au dépôt des tramways de Pétrograd.
Les grévistes, qui étaient résolument poursuivis par la police et les troupes appelées [à cette fin], ont été dispersés dans un endroit mais se sont reformés rapidement dans d'autres, se montrant exceptionnellement entêtés ; dans le district de Vyborg l'ordre n'a été rétabli que vers 7 heures du soir.1
Le jour suivant, la mobilisation des ouvriers n'avait pas diminué. Un mémorandum de l'okhrana rédigé dans la soirée du 24 février déclarait :
La grève des ouvriers qui a eu lieu hier en relation avec la pénurie de pain a continué aujourd'hui ; au cours de la journée 131 entreprises comptant 158.583 ouvriers ont fermé.
Après être arrivés le matin dans leurs usines, les ouvriers des entreprises qui avaient décidé de faire grève sont repartis après de brèves discussions, les uns chez eux et les autres dans les rues, où ils ont commis des désordres...
De cette manière la foule a augmenté rapidement jusqu'à compter deux ou trois mille hommes. Au coin de la perspective Bolchoï et de la rue Grebestkaïa les manifestants se sont heurtés à un détachement de policiers, qui, étant en nombre limité, ont été incapables d'arrêter le mouvement et ont du les laisser passer. Sur la perspective Kamenostrovsky, la foule a été dispersée par les cosaques et la police montée.
Il y avait parmi les manifestants un grand nombre d'étudiants...
Vers 9 heures du matin, après être arrivés au travail, 3.500 ouvriers de l'usine « Aïvaz » se sont rassemblés dans les locaux de la section des automobiles et ont organisé une réunion au cours de laquelle des orateurs venus de l'extérieur ont exprimé leur mécontentement du gouvernement et ont appelé les ouvriers à s'unir et à manifester énergiquement, exigeant de la Douma l'élimination du gouvernement actuel ; en même temps ils insistaient sur le fait que si ils agissaient, ils seraient soutenus non seulement par les ouvriers mais aussi par des employés, par ceux des chemins de fer, des tramways, du télégraphe et de la poste. Les revendications seraient accompagnées par des manifestations, mais il ne devait y avoir aucune destruction. Ils devaient marcher dans les rues en groupes séparés en non en foule, et ils devaient essayer d'atteindre la Douma vers 3 heures de l'après-midi. En conclusion, une résolution exigeant le renvoi du gouvernement a été adoptée. Une foule d'environ 3.000 travailleurs descendant la perspective Nevsky se sont arrêtés devant le N° 80 et ont écouté un orateur qui appelait au renversement du régime en place et qui a proposé qu'ils se retrouvent le lendemain, 25 février, à midi près de la cathédrale de Kazan.
Dans la communication du sergent de police sur la base duquel l'événement ci-dessus est relaté, il était ajouté : « Les cosaques, qui se tenaient près de la foule, ne l'ont pas dispersée. » Il y a d'autres communications concernant l' « inactivité » des cosaques et des soldats.2
Le lendemain, le 25 février, le rapport de l'okhrana était encore plus alarmiste, faisant observer que les troupes, et même les cosaques, n'étaient pas disposés à réprimer les ouvriers.
Le 25 février, une foule d'environ 6.000 ouvriers venant de la perspective Bolchoï Samsonievsky par la rue Botkinskaïa et allant vers la rue de Nijni Novgorod a rencontré des cosaques et un détachement de policiers ; parmi eux se trouvait, sur son cheval, le chef de la police du 5ème district. La foule l'a désarçonné et a commencé à le frapper avec des bâtons et un crochet de fer utilisé pour les aiguillages de tramway ; les policiers ont tiré dans la foule (à l'évidence les cosaques étaient passifs) et des tirs ont été échangés. Le chef de la police a été sérieusement blessé et transporté dans un hôpital militaire.
La foule est toujours sur place. Des détails sont en cours de vérification...
Le... 25 février, le rapport du contrôle du 1er poste de police du district Vassilievsky au bataillon de réserve du régiment de la Garde de Finlande – dont une copie a été transmise à l'okhrana – parle aussi de l'inactivité des cosaques. Le rapport nous a avisés des désordres qui se sont produits le 25 sur l'Ile Vassilievsky, désordres qui ont été réprimés par la police et les soldats du régiment de Finlande, alors que « le peloton du 1er régiment des cosaques du Don, qui est arrivé sur les lieux, n'a pris aucune mesure pour rétablir l'ordre... »
Si des mesures résolues ne sont pas prises pour faire cesser les désordres, des barricades pourraient apparaître lundi.
Il faut noter que, parmi les unités militaires mobilisées pour réprimer les désordres, on a pu observer des cas de fraternisation avec les manifestants, et certaines unités ont même montré leur approbation, encourageant la foule en disant : « pressez plus fort ». Si l'initiative est perdue que la direction est prise par la couche supérieure des révolutionnaires clandestins, les événements risquent de prendre des proportions très graves.3
Le 26 février, pour la première fois, paraît dans un rapport de l'okhrana la description directe d'une mutinerie de soldats :
Le sergent de police Kharitonov a rapporté qu'à six heures du soir la 4ème compagnie du régiment Pavlovsk de la Garde, dans un moment d'indignation contre le détachement d'entraînement [de leur régiment], qui avait été envoyé sur la perspective Nevsky , et qui avait tiré sur la foule après avoir quitté sa caserne située dans l'école d'équitation des écuries de la cour, s'est dirigé vers la perspective Nevsky sous le commandement d'un sous-officier dans l'intention de faire quitter leur poste [aux éléments du détachement d'entraînement] ; cela dit, sur son chemin, à proximité de l'église du Christ-Sauveur, la 4ème compagnie a rencontré une patrouille montée de 10 policiers ; les soldats ont insulté les policiers, les appelant « pharaons » et tirant sur eux à plusieurs reprises, tuant un policier et un cheval, et blessant un policier et un cheval. Puis les soldats (de la 4ème compagnie) sont rentrée dans leur caserne, où ils ont monté une mutinerie. Le colonel Eksten est venu pour la faire cesser et a été blessé par un des soldats ; sa main a été coupée ; plus tard un détachement du régiment Préobrajensky de la Garde a été appelé ; il a désarmé et encerclé les mutins.
Le 26 février, le général Khabalov reçut un télégramme péremptoire du tsar ainsi rédigé : « Je vous ordonne de mettre fin à partir de demain à tous les désordres dans les rues de la capitale, qu'il est impossible de permettre à l'heure où la patrie conduit une guerre difficile contre l'Allemagne ».
L'ordre du tsar provoqua un changement radical dans la tactique des autorités militaires de Pétrograd. Jusque là l'usage des armes à feu avait été évité. Désormais Khabalov donnait à ses officiers subalternes l'instruction de faire tirer sur la foule si celle-ci refusait de se disperser après les sommations. Les régime faisait un pari. Si les troupes obéissaient, le mouvement révolutionnaire serait brisé. Mais si elles refusaient ?
Pour intensifier leur démonstration d'action résolue, la police arrêta une centaine de personnes dans la nuit du 26 février, parmi lesquels cinq membres du comité de St-Pétersbourg du parti bolchevik. Superficiellement, les événements de cette journée, qui était un dimanche, représentaient une victoire pour le gouvernement. Le feu fut ouvert sur la foule en quatre endroits différents du centre de la ville ; et sur la place Znamenskaïa, un détachement du régiment Volinsky utilisa des mitrailleuses aussi bien que des fusils, avec pour résultat qu'une quarantaine de personnes furent tuées et autant blessées. Vers le soir il y eut un début de rébellions dans le régiment Pavlov ; mais il fut neutralisé avec l'aide d'autres troupes, et les meneurs emprisonnés dans la forteresse Pierre-et-Paul.4
Le jour suivant, cependant, la mutinerie se répandit dans l'armée. Cette révolte, qui devait transformer les manifestations de rue en une révolution victorieuse, commença dans l'unité même qui avait infligé les plus lourdes pertes aux manifestants la veille – le régiment Volinsky. Pendant la nuit, les soldats avaient discuté de leurs impressions sur la fusillade de la journée, et s'étaient mis d'accord pour ne plus tirer sur la foule. Lorsque le capitaine Lachkévitch parut dans la caserne du détachement le matin du 27 février, il fut accueilli aux cris de « Nous ne tirerons pas ».
Un rapport de l'okhrana raconte :
A 9 heures du matin, le sergent de police Lioubitsky rapporta que les détachements d'entraînement du régiment Volinsky s'étaient révoltés au N°13/15 de l'Allée de Vilna, et que le capitaine Lachkévitch, qui commandait les cadres, avait été tué par un coup de fusil ; plus tard, le régiment Litovsky s'était révolté ; il est cantonné dans la caserne de la rue Kirotchnaïa, où il a commencé à piller l'arsenal, emportant des cartouches et des fusils dans des automobiles ; la partie du régiment Préobrajensky qui est stationnée dans cette caserne s'est jointe à eux.
Le sergent Lioubitsky a rapporté qu'à midi, dans le régiment Préobrajensky (rue Kirotchnaïa N°37), les soldats ont tué le colonel Bogdanovitch, commandant le régiment, parce qu'il avait refusé de distribuer des cartouches et des armes ; des groupes de ces soldats se sont dispersés en direction de la perspective Nevsky, de la Douma et du district de Vyborg, où sont situés les arsenaux de ce régiment ; ils ont envoyé des soldats, à cheval et en voiture, à toutes les autres unités militaires dans le but de [les inciter à la] mutinerie. Des tirs ont commencé. Les foules dans les rues Gospitalnaïa, Paradnaïa et autres sont très nombreuses.5
Selon N.N. Soukhanov , témoin oculaire honnête et excellent chroniqueur de la révolution, près de vingt-cinq mille soldats avaient quitté leurs casernes pour se joindre à la foule alors que le reste de la garnison – forte de 160.000 hommes – n'était pas vraiment prête à réprimer les ouvriers.6 Selon une autre source, jusqu'à 70.000 soldats avaient rejoint les 385.000 travailleurs en grève le 27 février.7
Le 28 février vit l'effondrement final des forces tsaristes ; les dernières troupes demeurées « loyales » se rendirent, la forteresse Pierre-et-Paul capitula sans tirer un coup de fusil, et les ministres du tsar soit furent arrêtés, soit se rendirent aux nouvelles autorités.
La révolution était complètement spontanée et non planifiée. Comme Trotsky le déclare fort justement : « … personne, absolument personne – on peut l'affirmer catégoriquement sur la base de tous les documents recueillis – ne pensait encore que la journée du 23 février marquerait le début d'une offensive décisive contre l'absolutisme. »8
Soukhanov observe : « Aucun parti ne se préparait au grand soulèvement. »9
De la même manière, un ancien directeur de l'okhrana déclara que la révolution fut un phénomène « purement spontané (...) et non le fruit du travail d'agitation d'un parti. »10
Le dirigeant ouvrier Kaïourov , du comité bolchevik du district de Vyborg, qui prit part très activement à la Révolution de Février, affirme que le 23 février « personne ne pensait à une possibilité aussi imminente de révolution. » Lorsque le 22 février quelques ouvrières s'étaient réunies pour discuter de l'organisation de la Journée Internationale de la Femme le lendemain, Kaïourov leur avait conseillé de s'abstenir de toute action hâtive.
Cette action des ouvrières du textile représentait une absence de prise en compte flagrante de la position du comité de district du parti et de plus j'avais moi-même appelé les ouvrières, seulement la veille, à rester calmes et disciplinées. (...)
Mais le fait était là, il s’agissait de le prendre en compte ; il fallait y réagir d’une manière ou d’une autre. Une réunion fut tenue avec les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires ; il fut résolu (à vrai dire, à contre-cœur) de soutenir les ouvrières en grève, de plus on accepta ma suggestion selon laquelle du moment qu’il était décidé d’entrer dans la protestation, alors il fallait en même temps faire sortir tous les travailleurs, sans exception, et être nous-mêmes à la tête des grèves et des manifestations.11
Ce ne fut que le 25 février que les bolcheviks sortirent leur premier tract appelant à la grève générale – alors que 200.000 ouvriers avaient déjà posé les outils!
Le même jour, Chliapnikov , le dirigeant bolchevik de Pétrograd, refusa de fournir des armes aux travailleurs insistants : « J'ai catégoriquement refusé de rechercher des armes, et demanda que les soldats soient entraînés dans le soulèvement pour pouvoir fournir des armes à tous (...). C'était plus difficile que d'obtenir quelques douzaines de revolvers ; mais c'était là tout le programme d'action. »12 Est-ce que Chliapnikov voyait à long terme, ou avait-il peur de prendre ses responsabilités ?
Mais retournons à Kaïourov : il pouvait écrire, longtemps après les faits, « Absolument aucune initiative d'orientation émanant des centres du parti ne fut ressentie... Le comité de St-Pétersbourg avait été arrêté, et le représentant du Comité central, le camarade Chliapnikov, était incapable de donner la moindre directive pour le jour suivant. »
Le dimanche 26 février fut relativement calme. Les usines étaient fermées, de sorte qu'il était difficile de juger de la force des masses. Les ouvriers ne pouvaient se rassembler dans les usines comme ils l'avaient fait au cours des journées précédentes, et cela handicapait la manifestation. Et naturellement, des dirigeants de base comme Kaïourov ne pouvaient évaluer l'humeur du peuple. Moyennant quoi, au soir de ce même dimanche il parvenait à la conclusion suivante : « la révolution est terminée. Les manifestants sont désarmés. Personne ne peut faire quoi que ce soit contre le gouvernement maintenant qu'il est passé à l'action de façon décisive. »
Une corroboration de la nature spontanée de la Révolution de Février est apportée par une autre source – l'okhrana. Le 26 février, un de ses agents, dont le pseudonyme était « Limonine », infiltré dans le parti bolchevik, rapportait :
Le mouvement qui a commencé a éclaté sans qu'aucun parti le prépare, et sans la moindre discussion préliminaire d'un quelconque plan d'action. Les cercles révolutionnaires n'ont commencé à réagir que vers la fin du deuxième jour, lorsque le désir de développer le succès du mouvement jusqu'à ses extrêmes limites est devenu perceptible... L'attitude générale des masses n'appartenant à aucun parti est la suivante : le mouvement a commencé spontanément, sans préparation, uniquement sur la base de la crise alimentaire.13
On doit se hâter de dire que la spontanéité de la révolution ne signifie pas que ses participants et ses dirigeants de base étaient dépourvus d'idées politiques. Trotsky a posé la question : « Qui donc a guidé la Révolution de Février ? » Et il a donné la réponse pertinente suivante :
nous pouvons … répondre avec la netteté désirable : des ouvriers conscients et bien trempés qui, surtout, avaient été formés à l'école du parti de Lénine. Mais nous devons ajouter que cette direction, si elle était suffisante pour assurer la victoire de l'insurrection, n'était pas en mesure de mettre, dès le début, la conduite de la révolution entre les mains de l'avant-garde prolétarienne.14
Tout au long de son histoire, la bourgeoisie russe s'est montrée couarde et contre-révolutionnaire. Sazonov, le ministre tsariste des affaires étrangères, a correctement évalué les choses lorsqu'il a dit, lors du conseil des ministres du 26 août 1915 : « Milioukov [le dirigeant des cadets] est le plus grand des bourgeois, et il craint une révolution sociale plus que toute autre chose. Et la majorité des cadets tremblent pour leurs capitaux. »15
Même pendant les journées des 25-27 février, alors que le tsarisme subissait la plus sévère attaque populaire, la bourgeoisie essayait toujours d'éviter la révolution en s'entendant avec la monarchie. Soukhanov écrit :
En ce qui concerne les cercles dirigeants, toutes leurs pensées et tous leurs efforts allaient dans le sens, non pas de modeler la révolution, de se coller à elle, de tenter de la dominer et d'en former la crête, mais exclusivement de l'éviter. Des tentatives d'accord et de combinaisons avec le tsarisme furent entreprises ; le jeu politique battait son plein. Mais tout ceci non seulement en toute indépendance du mouvement populaire, mais à ses dépens et à l'évidence dans le but de le détruire. (...)
A ce moment-là (...), la position de la bourgeoisie (...) était absolument claire : elle consistait, d'une part à se dissocier de la révolution et à la livrer au tsarisme, et de l'autre à l'exploiter pour ses propres manœuvres.16
Cela dit, cette position ne pouvait plus être tenue lorsqu'il devint évident, les 27 et 28 février, que la révolution était victorieuse. Alors, les capitalistes essayèrent de piller la révolution qu'ils n'avaient pas soutenue.
En fait, à ce moment-là Milioukov, et dans sa personne toute la Russie censitaire, était confronté à un problème véritablement tragique... Aussi longtemps que le tsarisme n'était pas abattu une fois pour toutes, il était nécessaire de s'y accrocher, de le soutenir, et de construire tout le programme intérieur et extérieur du libéralisme national sur sa base. Ceci était compris par tout élément averti de la bourgeoisie. (...)
Mais que fallait-il faire alors que le tsarisme était presque tombé sous les coups du mouvement populaire mais qu'en définitive son sort n'était pas connu ? A l'évidence, la solution naturelle était de rester neutre jusqu'à la dernière minute, ne pas brûler ses vaisseaux (...) Mais (...) en pratique, il était clair qu'il devait y avoir des limites spécifiques à la neutralité, au-delà desquelles la neutralité elle-même brûlerait les vaisseaux d'un côté et peut-être des deux. C'est là qu'on doit être particulièrement lucide, souple, mobile.
Mais (...) la vraie tragédie commence plus tard. Que fallait-il faire après que la révolution populaire ait balayé le tsarisme de la surface de la terre ? Prendre le pouvoir des mains du tsarisme était naturel. Se battre aux côtés du tsarisme pour briser la révolution, si elle essayait de renverser le pouvoir de la bourgeoisie et le tsarisme d'un seul mouvement, était encore plus naturel et absolument nécessaire. (...) Mais si, d'un côté, le tsarisme est condamné, et de l'autre la possibilité d'être à la tête de la révolution n'était pas exclue ? Si une perspective de l'utiliser se faisait jour, que faire alors ? Que fallait-il faire alors ? Prendre le pouvoir des mains de la révolution et de la démocratie après qu'elles soient devenues maîtresses de la situation ?17
Le 27 février, Rodzianko , grand propriétaire et monarchiste sans nuances, alla voir le tsar à la recherche d'un compromis : avec un nouveau tsar, peut-être le tsarévitch Alexis avec son oncle Michel comme régent, ou si nécessaire Michel lui-même comme tsar. Mais cela n'aboutit à rien. Nicolas abdiqua et offrit la couronne à son frère, mais celui-ci n'était pas prêt à la prendre sans garanties pour sa sécurité, qui ne pouvaient lui être données dans cette situation. Et donc ce fut la fin de la monarchie.
Je ne sais pas qui Rodzianko est allé chercher et avec qui il a parlé au nom de la Douma et de toutes les classes possédantes. Mais, en tout cas, il était devenu clair à ce moment que la tactique de défaite de la révolution par un « front uni » avec les forces du tsarisme était peut-être devenue encore plus risquée que celle visant à vaincre le mouvement démocratique en essayant d'exploiter la révolution et de la juguler en la « rejoignant » et en « étant à sa tête ». (...)
Notre bourgeoisie, en trahissant le peuple non pas le jour ou le lendemain du renversement, mais avant même que le renversement ait lieu ; en n'ayant pas commencé la révolution, afin de se retourner contre le peuple au moment opportun, mais en ayant été traînée par les cheveux dans le mouvement, obligée à faire demi-tour vers la révolution populaire pleinement développée, notre bourgeoisie ne laissait aucune place au doute en ce qui concernait ses buts.18
Malheureusement pour la bourgeoisie, avant même l'abdication du tsar une nouvelle institution était née – le Soviet de Pétrograd. En l'espace de quelques jours il n'y eut plus une seule ville de Russie qui n'avait pas son soviet. Le 22 mars, 77 soviets étaient en contact avec celui de Pétrograd (sans compter les conseils de soldats et les conseils d'usine).19
Le soir du vendredi 24 février, des élections à un soviet de députés ouvriers avaient déjà eu lieu dans les usines de Pétrograd. Ainsi le Soviet était né avant même la victoire finale de la Révolution de Février.
Dès le 28 février, écrit Soukhanov,
le pouvoir de fait ou, pour mieux dire, la force réelle était entre ses mains [du Soviet], dans la mesure où il y avait une quelconque autorité à ce moment-là de manière générale. Et cela était évident pour un quelconque badaud
Formellement, le pouvoir appartenait au comité de la Douma... Mais ce n'était qu'un pouvoir sur le papier, ou, si vous voulez, un pouvoir « moral »... dans ces heures cruciales de convulsion il était encore absolument incapable de diriger l'Etat.
La seule organisation qui pouvait rétablir « l'ordre et la vie normale dans la ville » était le Soviet,
qui commençait à gagner et à organiser les masses des ouvriers et des soldats. Il était clair pour tout le monde que toutes les organisations ouvrières existantes (quelles qu'elles soient) étaient à la disposition du Soviet, et que c'était à lui de remettre en marche les tramways, les usines et les journaux à l'arrêt, et même de rétablir l'ordre et protéger l'habitant moyen un peu partout des excès à l'aide des milices qui se formaient.20
Un mois plus tard, à la fin mars, les choses n'avaient pas changé.
La popularité et l'autorité du Soviet ont continué à grossir comme une boule de neige parmi les larges masses urbaines et rurales... non seulement parmi ces masses mais aussi dans la bonne société, dans les institutions auxiliaires privées et étatiques, s'est enracinée la conscience d'une force concrète, des capacités réelles du Soviet, en même temps que la conscience de l'impuissance du pouvoir et de ses organes.
La machine gouvernementale officielle, dans un domaine après l'autre, se mit de plus en plus à vide. Indépendamment de ce que chaque côté désirait, le mécanisme officiel se trouvait supplanté par le Soviet.21
Le Soviet devait rester le pouvoir le plus important du pays jusqu'à la fin du régime de Février.
Mais la bourgeoisie devrait avoir le pouvoir...
Pour les dirigeants mencheviks il était axiomatique que le pouvoir devait être entre les mains de la bourgeoisie, dans la mesure où, conformément à leur « marxisme », ceci était ordonné par les lois immuables de l'histoire.
Même Soukhanov, qui se situait à l'aile d'extrême gauche, internationaliste, du menchevisme, était l'esclave complet de cette conviction. Ainsi, dès avant la Révolution de Février il était clair pour lui que :
Le pouvoir qui devait prendre la place du tsarisme doit être exclusivement bourgeois... Toute la machine d'Etat disponible, l'armée des bureaucrates, les zemstvos et les municipalités censitaires, qui avaient eu la coopération de toutes les forces de la démocratie, pourraient obéir à Milioukov, mais pas à Tchkeïdzé . Il n'y avait d'ailleurs, et ne pouvait avoir, aucune autre machine.22
Si quiconque osait lever un doigt contre la bourgeoisie, elle serait poussée à une attitude contre-révolutionnaire, qui aboutirait à la défaite de la révolution.
La bourgeoisie, comme un seul homme, aurait jeté tout son poids dans la balance au côté du tsarisme et formé avec lui un front uni et solide contre la révolution. (…) Cela veut dire soulever contre la révolution toute la classe moyenne, toute la presse... Dans ces circonstances une prise du pouvoir par des mains socialistes signifierait l'échec inévitable et immédiat de la révolution.23
S'ajoutant à l'impossibilité de renverser la bourgeoisie venait la guerre. Seule la bourgeoisie pouvait agir en matière de politique étrangère. Il était, dit Soukhanov,
Mais ajouter à toutes les difficultés d'une révolution un changement immédiat et radical de la politique étrangère, avec toutes ses conséquences imprévisibles, à toutes les difficultés d'une révolution me semblait absolument insensé... Il me semblait absolument indispensable de faire reposer temporairement les problèmes de la politique étrangère sur les épaules de la bourgeoisie, dans le but de créer la possibilité d'une lutte pour la liquidation la plus rapide et la plus indolore de la guerre sous un gouvernement bourgeois qui appliquerait la politique militaire de l'autocratie... Il était alors clair a priori que si on devait compter sur un pouvoir bourgeois et unir la bourgeoisie à la révolution, il était temporairement nécessaire de remiser les slogans contre la guerre...24
Le Soviet avait tous les pouvoirs entre ses mains, mais il était contraint par la politique de ses dirigeants de le transférer à la bourgeoisie libérale. Tsérételli , l'homme fort des mencheviks au Soviet, expliquait la « nécessité d'un accord avec la bourgeoisie. Il ne peut y avoir d'autre position et d'autre voie pour la révolution. Certes toutes les forces sont à nous. Le gouvernement tomberait si nous levions le petit doigt, mais ce serait un désastre pour la révolution. »25 Et donc les dirigeants du Soviet suppliaient les dirigeants libéraux de prendre le pouvoir. Ils les menaçaient des pires conséquences s'ils se dérobaient. Ils promettaient de mettre un terme aux excès des masses et d'imposer des restrictions volontaires au Soviet lui-même.
Soukhanov explique :
Il faut se garder de lui présenter [à la bourgeoisie] des revendications et des conditions qui pourraient leur faire considérer l'expérience comme sans intérêt et les faire se tourner vers d'autres méthodes de consolidation de leur pouvoir de classe.
Il faut faire tous les efforts pour ne pas rompre l'alliance. Et par conséquent se limiter à un programme minimal, vraiment indispensable. (...)
Fondamentalement, je pensais qu'il n'y avait qu'une seule condition : l'assurance d'une liberté politique complète dans le pays, une liberté absolue d'organisation et d'agitation.26
Le Soviet avait le pouvoir de gouverner mais était prêt à y renoncer, si seulement les capitalistes voulaient bien promettre de ne pas le dissoudre et le bâillonner. Ses dirigeants priaient, cajolaient, menaçaient... Ils faisaient tout leur possible pour forcer la bourgeoisie à prendre le pouvoir.
Le 27 février, Soukhanov « menaçait » Milioukov, le dirigeant de la bourgeoisie, en ces termes :
En ce moment même, quelques salles plus loin, le Soviet des députés ouvriers se réunit. Le succès du soulèvement populaire signifie que dans quelques heures, si ce n'est le pouvoir d'Etat, alors la force réelle réel dans l'Etat, ou tout du moins à St-Pétersbourg, sera entre ses mains. Avec la capitulation du tsarisme, c'est précisément le Soviet qui est le maître de la situation. En même temps, les revendications populaires vont inévitablement, dans de telles circonstances, se porter jusqu'aux plus extrêmes limites. Le mouvement n'a pas besoin d'être contrôlé par quiconque au moment présent – il est déjà en décroissance rapide sans cela. Mais le confiner dans des limites définies nécessiterait des efforts énormes. En même temps, une tentative de retenir les revendications populaires à l'intérieur de certaines limites serait assez risquée ; elle pourrait discréditer les groupes qui sont à la tête de la démocratie aux yeux des masses populaires... Le mouvement pourrait se transformer en (…) un déchaînement incontrôlable des éléments.27
Deux jours plus tard, en tant que membre d'une délégation de l'exécutif du soviet, Soukhanov disait au gouvernement provisoire : « Le Soviet... laisserait la formation d'un Gouvernement provisoire aux éléments censitaires, considérant que ceci découle de manière générale de la conjoncture actuelle et que cela s'accorde aux intérêts de la révolution. »28
Quelle fut la réaction du Gouvernement provisoire ?
Milioukov s'était orienté de façon excellente dans la situation. Il comprenait que sans un accord avec le Soviet des députés ouvriers aucun gouvernement ne pouvait être formé ou rester en vie. Il comprenait qu'il était entièrement entre les mains du Comité Exécutif [du Soviet] de donner le pouvoir à un régime censitaire ou de le lui retirer. Il voyait où résidait la véritable force, avec laquelle il était indispensable d'être en contact, il voyait dans quelles mains se trouvaient les moyens d'assurer au nouveau pouvoir aussi bien les conditions indispensables de son travail que son existence même... Quant à la nature « minimale » de nos demandes et l'attitude générale prise par le... Comité Exécutif, Milioukov ne s'était pas attendu à une telle « modération » et à un tel « bon sens. » Il était agréablement surpris par notre attitude générale sur la question du pouvoir et éprouvait la plus grande satisfaction de la... solution du problème de la guerre et de la paix en lien avec la formation du pouvoir. Il ne songeait même pas à dissimuler sa satisfaction et sa surprise agréable.
Et Milioukov dit : « Oui, je pensais en vous écoutant à quel point notre mouvement ouvrier a progressé depuis l'époque de 1905. »29
V.B. Stankévitch , qui avait ses entrées dans les cercles bourgeois, décrit l'ambiance dans ces milieux après la révolution :
Officiellement, ils célébraient, louaient la révolution, criaient « hourra! » aux combattants de la liberté, se paraient de rubans rouges, défilaient sous des drapeaux rouges. (...)Tout le monde disait « nous », « notre » révolution, « notre » victoire et « notre » liberté. Mais au fond d'eux-mêmes, dans leurs discussions privées, ils étaient horrifiés, tremblaient, se sentaient prisonniers d'une force élémentaire hostile qui avançait sur une route inconnue. (...) Inoubliable est la silhouette de Rodzianko, cet homme imposant, ce personnage éminent, lorsque, préservant une dignité majestueuse mais avec une expression de profonde souffrance et de désespoir figée sur son visage blafard, il traversait une foule de soldat dépenaillés dans les couloirs du Palais de Tauride.30 Officiellement on avait noté : « les soldats sont venus soutenir la Douma dans sa lutte contre le gouvernement » mais en fait la Douma avait été dissoute dès le premier jour. Et la même expression était sur les visages de tous les membres du Comité Provisoire de la Douma et des cercles qui gravitaient autour. On dit que les représentants du bloc progressiste, chez eux, pleuraient hystériquement de désespoir impuissant.31
Le témoignage de V.V. Choulguine, membre de la Quatrième Douma et partisan du Gouvernement provisoire, est encore plus révélateur. Dans ses mémoires, il écrit :
Le flot incessant, inépuisable d'humanité déversait dans la Douma des visages toujours nouveaux... Mais aussi nombreux fussent-ils, ils avaient tous un seul visage : abject, animal, obtus ou bien abject, diabolique, haineux...
Mon dieu, que c'était laid ! Si laid qu'ayant grincé des dents, je sentais en moi une fureur mélancolique, impuissante et de ce fait d'autant plus virulente.
Des mitrailleuses : voilà ce que je voulais. Car je sentais que seules la langue des mitrailleuses était capable de convaincre la foule, qu'elle seule, que le plomb seul pouvait pouvait repousser dans son antre la bête effroyable qui s'était échappée.
Hélas, cett bête était.... sa majesté le peuple russe...
Ce que nous craignions, que nous essayions d'éviter à tout prix, était à présent un fait. La révolution avait commencé. (...)32
Ah, des mitrailleuses ici, des mitrailleuses !...
Mais nous n'avions pas de mitrailleuses. Nous ne pouvions pas en avoir.
La grade erreur, notre stupidité irréparable à nous tous était que nous ne nous étions assuré aucune véritable force. Si nous avions eu ne serait-ce qu'un régiment sur lequel on pût compter, et un seul général déterminé, la situation aurait pu tourner différemment.
Mais nous n'avions ni l'un ni l'autre... et de plus, nous ne pouvions en avoir.
A ce moment là Pétrograd n'avait déjà plus – ou toujours pas — de troupes « loyales »...
Les officiers. Nous parlerons d'eux plus tard. A ce moment là, personne ne songer à « s'appuyer sur le corps des officiers ».33
Le Gouvernement provisoire et le Soviet ne filaient pas le grand amour ; c'était purement un mariage de raison. Détestant le Soviet dont il recevait le pouvoir d'Etat, le Gouvernement provisoire serrait les dents et acceptait son soutien.
Soukhanov écrit :
Il est possible qu'un tel mouvement (…)attriste [la bourgeoisie]. Mais malgré tout c'était de toutes façons le moindre mal et la seule issue pour elle. (...) Il était nécessaire de prendre possession de tout cela, même au prix d'un compromis, même si le coût était élevé. Pour cela il n'y avait qu'un seul moyen réel.
Ce moyen, c'était un mariage formelle avec la majorité petite-bourgeoise du Soviet. L'amour en était absent – mais il y avait un calcul clair et évident. En lui-même le Soviet n'était pas, bien sûr, désirable ; mais il y avait la question de la dot. Et en dot le Soviet devait apporter l'armée, le véritable pouvoir, une et un soutien immédiats, et tous les moyens techniques de l'administration.34
Comment expliquer le fait qu'une révolution victorieuse, qui avait fait des ouvriers et des soldats les maîtres de la situation, n'ait pas renversé l'ordre bourgeois ? Pourquoi les dirigeants du Soviet ont-ils donné le pouvoir à la bourgeoisie libérale ?
Il serait insuffisant de se borner à invoquer l'idéologie du menchevisme, qui considérait la révolution comme bourgeoise. Le paradoxe ne pourrait davantage être expliqué par le fait que les socialistes-révolutionnaires (et avec eux les mencheviks) parlaient de « démocratie révolutionnaire » — ni bourgeoise ni socialiste – vidant ainsi le régime politique de son contenu social. Pourquoi ces idées ont-elles dominé ? La réponse se trouve dans la prépondérance, au début de la révolution, des masses petites-bourgeoises – essentiellement des paysans – menées par des intellectuels, et dans l'immaturité de la révolution.
La base de représentation du Soviet donnait l'avantage aux soldats – paysans en uniforme. Il y avait un délégué par compagnie de soldats contre un délégué pour mille ouvriers. Au départ, les compagnies en question avaient été celles des régiments de réserve aux effectifs gonflés, avec chacune mille soldats ou plus, mais bientôt toutes les compagnies, indépendamment de leurs effectifs, envoyaient un délégué au Soviet. Moyennant quoi les 150.000 soldats de la garnison avaient une représentation du double de celle des 450.000 ouvriers de la ville.35 Les soldats avaient donc quatre à cinq fois plus de représentants que les ouvriers proportionnellement à leur nombre ; il y avait au Soviet deux mille soldats et huit cents ouvriers.36
Parmi les ouvriers, au surplus, ceux des petites unités étaient bien mieux représentés que ceux des grandes usines. Celles-ci, qui comptaient 87 % des ouvriers de Pétrograd, avaient 484 délégués au Soviet, alors que les autres, représentant 13 % des travailleurs, avaient 422 délégués.37
Et qui représentait les soldats ? Essentiellement des intellectuels petits-bourgeois. Voici comment Soukhanov décrit les représentants des soldats au Soviet immédiatement après la Révolution de Février :
La plupart de ces délégués des soldats et des officiers composaient une masse démocratique de droite, ou purement petite-bourgeoise, ou à l'état d'esprit tout simplement cadet. C'était, en partie, des gens de professions et d'opinions libérales, qui s'étaient hâtivement affublés d'une étiquette socialiste, indispensable dans les organisations démocratiques des soviets ; mais, en partie, c'était en fait des soldats présentés par des organisations de soldats en conformité avec le sentiment belliciste qui dominaient chez eux. La plupart d'entre eux se regroupaient autour du noyau SR.38
Le parti SR (Socialiste-Révolutionnaire), de loin le plus nombreux du Soviet, attirait des masses d'éléments petits-bourgeois et même bourgeois.
C'était la démocratie petite-bourgeoise – paysans, boutiquiers, coopérateurs, roturiers, le « troisième collège », la grande masse de l'intelligentsia indigente... Dans le plus grand parti avaient afflué même certains grands bourgeois à fort tempérament et certains propriétaires terriens aux effusions libérales, et suivant les pas du très populaire Kerensky, le nouveau ministre de la guerre, Kérensky, des masses compactes de militaires – officiers de carrière et même généraux – adhéraient au parti SR. Deux mois et demi auparavant, aucun de ces derniers n'aurait hésité à fusiller ou à confier au bourreau tout passant qu'il aurait soupçonné d'être un SR.39
Cela dit, un régime basé sur la dualité du pouvoir est destiné à être très instable. Il comporte de façon inhérente la probabilité d'une guerre civile entre les deux pouvoirs d'Etat. Comment maîtriser les deux au milieu d'une crise révolutionnaire montante ? A cela le menchevik de gauche Soukhanov tentait de donner une réponse théorique :
Il faut se représenter toute la complexité des conditions d'une révolution victorieuse profondément démocratique, qui avait fait du prolétariat le véritable maître de la situation, tout en laissant intactes les fondations de l'ordre bourgeois et même l'autorité formelle des vieilles classes dirigeantes ; il faut comprendre toute la complexité et la nature contradictoire de cette situation créée par ces circonstances de la révolution pour apprécier à quel point la question de la direction dans la question du travail était dans cette période difficile, délicat, épineux ; quelle expérience, quelle fermeté, quel tact et quelle adresse cette question demandait, entre le marteau et l'enclume, entre les ouvriers et les employeurs qui protestaient, se rebellaient, menaçaient sans cesse de grèves et de lock-outs.40
Il ne pouvait y avoir qu'une réponse au problème posé par la double souveraineté, si elle devait être préservée : un pouvoir – le Soviet – devait se subordonner à l'autre – le Gouvernement provisoire. Et c'était exactement ce que les dirigeants mencheviks et SR s'efforçaient de réaliser.
Les masses déployaient largement les revendications la paix, la terre et le pain. Le gouvernement ne pouvait pas et ne voulait rien céder. Et dans ce conflit, ce contentieux, cette lutte de classe, le Soviet était du côté du gouvernement. Il présentait le sabotage du gouvernement comme la mise en œuvre du programme, et il invitait les masses au calme et à la loyauté. C'est à dire que le Soviet luttait contre le peuple et la révolution pour la position et pour la politique du gouvernement censitaire.41
Les capitalistes savaient qu'ils étaient impuissants. « Le Gouvernement provisoire ne dispose d'aucun pouvoir véritable, » écrivait Goutchkov, le ministre de la guerre, au général Alexéïev le 9 mars,
et ses instructions ne sont appliqués que dans la mesure où le Soviet des Députés Ouvriers et Soldats le permet. Le soviet a dans ses mains les éléments les plus importants du véritable pouvoir, comme la troupe, les chemins de fer, les postes et le télégraphe. Il est possible de dire crûment que le Gouvernement Provisoire n'existe que dans la mesure où le Soviet des Députés Ouvriers et Soldats l'autorise. En particulier, dans le domaine militaire il n'est possible aujourd'hui de donner des instructions que s'ils ne sont pas en conflit fondamental avec celles du Soviet sus-mentionné.42
Le Soviet « était obligé de consacrer toute son énergie à transmettre au gouvernement, à déposer à ses pieds la totalité de son pouvoir. C'était là la « ligne du Soviet ». »43
Et sous quelle bannière l'armée de la petite bourgeoisie marchait-elle derrière la bourgeoisie ? La réponse est : la démocratie. Les dirigeants mencheviks et socialistes-révolutionnaires, dans la Russie de 1917, ne faisaient que confirmer ce que Engels écrivait à Bebel le 11 décembre 1884 sur le rôle de la « démocratie pure », qui prendra
… importance momentanée sous la forme d'un parti bourgeois extrême, (…) la dernière planche de salut de toute l'économie bourgeoise et même féodale. Dans un tel moment, toute la masse réactionnaire se tiendra derrière elle et lui donnera une force accrue — tout ce qui est réactionnaire se donne alors des airs démocratiques.... Quoi qu'il en soit, le jour de la crise et le lendemain, notre seul adversaire, ce sera la masse réactionnaire regroupée autour de la démocratie pure — et c'est ce qu'il ne faut pas, à mon avis, perdre de vue.
Lénine, à la différence de Soukhanov et d'autres mencheviks, n'avait aucun goût pour l'explication futile du sort de la révolution selon un schéma supra-historique, aux termes duquel la révolution était bourgeoise parce que des lois immuables en avaient décidé ainsi. Pour Lénine, la clé était l'action. Dans une brochure écrite au début d'avril, intitulée Les tâches du prolétariat dans notre révolution , il expliquait que les conciliateurs contrôlaient le Soviet du fait (1) de l'immaturité de la révolution et (2) du poids de la masse petite-bourgeoise.
Notre révolution... a d'un seul coup mis en mouvement un nombre incalculable de petits bourgeois... Des millions et des dizaines de millions d'hommes en léthargie politique depuis dix ans, politiquement abêtis par le joug effroyable du tsarisme et par un labeur de forçat au profit des grands propriétaires fonciers et des fabricants, se sont éveillés et aspirent à la vie politique. Or, qui sont ces millions et ces dizaines de millions d'hommes ? Pour la plupart, des petits patrons, des petits bourgeois, des gens qui tiennent le milieu entre les capitalistes et les ouvriers salariés. La Russie est le pays le plus petit-bourgeois d'Europe.
Une formidable vague petite-bourgeoise a tout submergé ; elle a écrasé le prolétariat conscient non seulement par le nombre, mais aussi par son idéologie, c'est-à-dire qu'elle a entraîné de très larges milieux ouvriers, les a contaminés de ses idées politiques petites-bourgeoises.44
La petite-bourgeoisie tendait à faire confiance aux capitalistes :
La crédulité aveugle à l'égard des capitalistes, ces pires ennemis de la paix et du socialisme : voilà ce qui caractérise la politique actuelle des masses en Russie ; voilà ce qui s'est développé avec une rapidité révolutionnaire sur le terrain économique et social du pays le plus petit-bourgeois d'Europe. Telle est la base de classe de l' « accord » … entre le gouvernement provisoire et le soviet des députés ouvriers et soldats...45
Du fait de l'influence de la petite-bourgeoisie, le pouvoir avait été donné à la bourgeoisie.
Autre particularité très importante de la révolution russe : le Soviet des députés soldats et ouvriers de Pétrograd qui, tout porte à le croire, jouit de la confiance de la majorité des soviets locaux, remet volontairement le pouvoir d'Etat à la bourgeoisie et à son Gouvernement provisoire, cède volontairement le pas à ce dernier après avoir conclu avec lui un accord pour le soutenir...46
Le résultat était le double pouvoir.
Cette dualité de pouvoir se traduit par l'existence de deux gouvernements : le gouvernement principal, véritable, effectif, de la bourgeoisie, le « Gouvernement provisoire » de Lvov et Cie, qui a en mains tous les organes du pouvoir, et un gouvernement à côté, complémentaire, un gouvernement « de contrôle », représenté par le Soviet des députés ouvriers et soldats de Pétrograd, qui n'a pas en mains les organes du pouvoir d'Etat, mais s'appuie directement sur la majorité indéniable du peuple, sur les ouvriers et les soldats en armes.47
Mais cela ne pouvait durer longtemps.
La dualité de pouvoir ne reflète qu'une période transitoire du développement de la révolution, la période où cette dernière est allée au-delà d'une révolution démocratique bourgeoise ordinaire, mais n'a pas encore abouti à une dictature du prolétariat et de la paysannerie « à l'état pur ».48
La Révolution de Février avait échoué à renverser le capitalisme non pas du fait d'une loi supra-historique du « marxisme » menchevik, mais à cause de l'immaturité de la révolution, c'est-à-dire du manque de conscience de classe et d'organisation du prolétariat. Comme le dit Lénine dans ses Thèses d'avril (voir chapitre 7) :
Ce qu'il y a d'original dans la situation actuelle en Russie, c'est la transition de la première étape de la révolution, qui a donné le pouvoir à la bourgeoisie par suite du degré insuffisant de conscience et d'organisation du prolétariat, à sa deuxième étape, qui doit donner le pouvoir au prolétariat et aux couches pauvres de la paysannerie.49
La Révolution de Février avait abouti à l'établissement du Gouvernement provisoire, dirigé par le prince Lvov et constitué essentiellement de cadets et d'octobristes. Ses personnalités les plus importantes étaient Milioukov (affaires étrangères) et Goutchkov (guerre). Kérensky , ministre de la justice, était le seul « socialiste » à en faire partie. Ce gouvernement avait le soutien des dirigeants conciliateurs du Soviet – les socialistes-révolutionnaires, dont le principal dirigeant était Tchernov , et les mencheviks, dont le leader à l'époque était N.S. Tchkheïdzé .
Notes
1 Browder et Kerensky, vol.1, p.34.
2 Browder et Kerensky, vol.1, pp.34-35.
3 Browder et Kerensky, vol.1, pp.35-36.
4 Chamberlin, vol.1, p.77.
5 Browder et Kerensky, vol.1, pp.38-39.
6 N.N. Soukhanov, Записки о революции .
7 I.A. Alouf, « О некоторых вопросах Февральской революции », Вопросы истории КПСС, n° 1, 1967.
8 Trotsky, Histoire de la révolution russe,I. Février , Paris, Seuil, 1950, p.144.
9 Soukhanov, op. cit.
10 General E.K. Klimovitch, Падение царского режима , Leningrad 1927, vol.1, p.98.
11 V. Kaiourov, Дни Февральской революции, http://dk1868.ru/bolshev_vosp/S7305126.JPG et http://dk1868.ru/bolshev_vosp/S7305127.JPG
12 A.G. Chliapnikov, Семнадцатый год , Moscou-Petrograd 1923, vol.1, p.86.
13 Browder et Kerensky, vol.1, pp.37-38.
15 Iakhontov, op. cit.
17 Ibid.
18 Ibid.
19 V.V. Koutouzov, ed., Великая Октябрьская социалистическая революция – Хроника событий, Moscou 1957, vol.1, p.219.
30 Où à la fois le Comité provisoire de la Douma – et plus tard le Gouvernement provisoire – et le Soviet des députés ouvriers et soldats tenaient leurs réunions.
31 V.B. Stankevich, Воспоминания. 1914-1919 Г., Berlin 1920, pp.70-71.
35 A.G. Chliapnikov, Семнадцатый год .
36 A.L. Sidorov et al., eds., Великая октябрьская Социалистическая революция : Документы и материалы, Moscou 1957, vol.1, p.283.
37
M. Ferro, La révolution de 1917, Albin Michel, 1997, p. 252.
La même sous-représentation des grandes usines et la
sur-représentation des petites unités existait dans les soviets
d'autres villes. Ainsi, à Moscou, les vingt entreprises géantes (comme
Goujon, Dynamo, etc.), avec leur 72.000 ouvriers, étaient représentées
au Soviet par 60 délégués, alors que les petites entreprises (moins de
400 ouvriers), qui comptaient aussi 72.000 ouvriers, avaient plus de
cent délégués. (A.V Loukachev, « Борьба большевиков за
революционную политику Московского Совета рабочих депутатов в период
двоевластия », Вопросы истории КПСС, n° 8, 1967.)
42 A.G. Chliapnikov, Семнадцатый год , p.299.