Selon la légende stalinienne, le Parti bolchevik, à de rares exceptions près, a toujours suivi la volonté de Lénine. Le parti aurait été pratiquement monolithique. En fait, rien n'est plus éloigné de la vérité. De façon répétée, Lénine a dû batailler pour obtenir l'accord de ses camarades.
1976 |
La Conférence d'Etat de Moscou avait clairement démontré que quels que fussent les efforts déployés par les conciliateurs, les conditions de la dualité de pouvoir menaient inéluctablement à la guerre civile et à l'élimination d'un élément par l'autre. L'épreuve de force fut accélérée par les événements du front. Alors que l'offensive du 18 juin avait déclenché la manifestation armée spontanée des 3 et 4 juillet, les défaites au front nourrissaient maintenant les complots de la droite.
Le 21 août, Riga tomba aux mains des Allemands. La réalisation de la prédiction de Kornilov à la Conférence de Moscou devint le signal d'une attaque générale de la presse bourgeoise contre « les soldats qui ne veulent pas se battre » et « les ouvriers qui ne veulent pas travailler ».
« … Les bolcheviks – écrit Stankévitch – s'étaient mis à répandre le bruit que la ville aurait été livrée aux Allemands à dessein, parce que le commandement voulait se débarrasser de ce nid, de cette pépinière du bolchevisme. Ces bruits ne pouvaient que rencontrer créance dans l'armée où l'on savait qu'en somme il n'y avait eu ni défense ni résistance. » Effectivement, dès décembre 1916, les généraux Roussky et Broussilov s'étaient plaints de ce que Riga était « la plaie du front Nord », un « nid gagné par la propagande », contre lequel on ne pouvait lutter autrement que par des exécutions.1
Aussi bien les ouvriers que les soldats soupçonnaient que les contre-révolutionnaires seraient heureux de sacrifier Pétrograd – le cœur de la révolution – aux Allemands. Et ils avaient des preuves à l'appui de leurs soupçons. Ainsi Rodzianko , ancien président de la douma, déclara à Outro Rossi que la prise de Pétrograd par les Allemands serait une bénédiction, parce que cela détruirait les soviets et débarrasserait de la flotte révolutionnaire de la Baltique :
Pétrograd est en danger. Je me dis, « Que Dieu garde Pétrograd ». Ils craignent que si Pétrograd est perdu les organisations centrales de la révolution seront détruites. A cela je réponds que je me réjouis si ces organisations sont détruites ; car elles n'apporteront à la Russie que des désastres...
Avec la prise de Pétrograd, la flotte de la Baltique sera également détruite... Mais il n'y aura rien à regretter ; la plupart des navires de guerre sont complètement démoralisés.2
John Reed , un témoin digne de foi de la révolution, a attesté qu'une proportion considérable des classes possédantes exprimaient leur préférence pour une victoire de l'Allemagne contre celle de la révolution. « Au cours d'une soirée que je passai chez un marchand de Moscou – raconte-t-il, entre autres exemples – on demanda pendant le thé aux onze personnes présentes qui elles préféraient de Guillaume ou des bolcheviks. Dix voix contre une se prononcèrent pour Guillaume.3 Il s'entretint aussi sur le front Nord avec des officiers « qui préférait franchement le désastre militaire à la coopération avec les comités de soldats ».
Le 19 août Kornilov télégraphia à Kérensky : « J'affirme avec insistance la nécessité qu'il y a à me subordonner le district de Pétrograd. » Le général tentait ouvertement de faire main basse sur la capitale.
« Le 22 août – écrit Kérensky – Savinkov se rendit au grand quartier général, entre autres choses pour exiger, mandaté par moi, du général Kornilov qu'il mît à la disposition du gouvernement un corps de cavalerie. » Savinkov lui-même définissait de la façon suivante cette mission comme s'il était obligé de se justifier devant l'opinion publique :
Solliciter du général Kornilov un corps de cavalerie pour la vraie réalisation de l'état de siège à Pétrograd et pour la protection du Gouvernement provisoire contre toutes menées attentatoires, particulièrement contre celles des bolcheviks, de qui l'attaque... d'après les données du contre-espionnage à l'étranger, se préparait de nouveau en liaison avec une descente allemande et un soulèvement en Finlande.4
Le fait que Kérensky complotait avec Kornilov pour soumettre Pétrograd à une dictature militaire ne peut être mieux établi que par le général Alexéïev , lui-même impliqué dans le complot. Il écrivait le 12 septembre à Milioukov :
L'action de Kornilov n'était pas un mystère pour les membres du gouvernement. La question a été discutée avec Savinkov, avec Filonenko – et par leur intermédiaire, avec Kérensky... La participation de Kérensky est indiscutable... La marche du 3ème Corps de Cavalerie sur Pétrograd fut entreprise selon les instructions de Kérensky, transmises par Savinkov. Le point auquel l'accord (qui trouve son explication dans l'action qui était attendue de la part des bolcheviks) avait été mûri et établi peut être démontré à vos yeux par le bref télégramme suivant :
27 août. 02h30. Au ministre adjoint de la guerre. Les corps se concentreront dans les faubourgs de Pétrograd au soir du 28 août. Je vous requiers de déclarer Pétrograd sous la loi martiale le 29 août. 6394. Général Kornilov.'
Je pense qu'il serait superflu d'expliquer la signification de ce télégramme. Les membres du gouvernement qui ont participé à l'action et qui, pour une raison ou pour une autre, se sont désistés au moment décisif avaient décidé pendant la nuit du 26 au 27 août, c'est-à-dire à l'heure même où Kornilov écrivait son télégramme N°6394, de le relever de ses fonctions de commandant suprême. Mais là, il était déjà impossible de stopper le mouvement des troupes et d'abandonner l'action5
Le Premier Ministre Kérensky, dans le dos de son gouvernement, dans le dos des soviets qui lui avaient donné le pouvoir et sans en informer le parti SR auquel il appartenait, avait conspiré avec les généraux pour un changement radical dans le régime. Mais à la dernière minute il commença à avoir peur que la dictature militaire ne le livre sans défense entre les mains du général.
Kérensky, tout comme Kornilov [écrit Soukhanov], s'était donné pour but de mettre en place une dictature bourgeoise (même si, là aussi comme Kornilov, il n'en était pas conscient).
Ces deux-là … s'étaient séparés sur la question de savoir lequel serait en charge de cette dictature. L'un représentait la bourse, le capital, et les rentiers ; l'autre, les mêmes, plus des groupes encore largement intermédiaires : la « petite industrie » démocrate, l'intelligentsia, le « troisième élément » des sommités salariées de l'industrie et du commerce nationaux.
Ni l'un ni l'autre — ni Kornilov, ni Kerensky — ne pouvait y arriver seul. (...)
Chacun essayait d'utiliser l'autre pour ses propres buts. (...) Kornilov poussait vers une pure dictature de la rente et du capital boursiers, mais devait accepter Kérensky comme otage de la démocratie. Kérensky se donnait pour but la dictature d'un bloc de la grande et de la petite bourgeoisies, mais devait payer un lourd tribut à son allié, qui détenait la force réelle. Et chacun d'eux essayait de s'assurer qu'au poteau d'arrivée il serait le maître réel et formel de la situation.6
Kérensky « était kornilovien – à la seule condition que ce soit lui qui dirige le soulèvement de Kornilov ».7
Malheureusement pour le complot, au dernier moment, avant que les troupes de Kornilov ne reçoivent l'ordre de marcher sur Pétrograd, Kérensky se dégagea de l'étreinte du général et se retourna contre lui. Le 27 août, il publiait la déclaration nationale suivante :
Lé 26 août, le général Kornilov m'a envoyé un membre de la Douma d'Etat, Vladimir Lvov, ne demande d'abandon, de la part du Gouvernement provisoire, de tous es pouvoirs civils et militaire, afin qu'il puisse former, à sa discrétion personnelle, un nouveau gouvernement pour administrer le pays...
Je prends toutes les mesures nécessaires pour protéger la liberté et l'ordre du pays, et la population sera informée en temps utile du contenu de ces mesures...
J'ordonne par la présente :
au général Kornilov de céder son poste de commandant suprême au général Klembovsky, commandant en chef du front Nord, qui barre la route de Pétrograd ; et au général Klembovsky d'assumer temporairement la charge de commandant suprême, tout en demeurant à Pskov.
La ville et l'ouezd de Pétrograd sous loi martiale, lui étendant les régulations concernant les régions déclarées sous loi martiale.8
La réponse du général Kornilov montra clairement que ses efforts n'allaient pas seulement dans le sens de débarrasser la Russie du bolchevisme, mais également des soviets. Il lança une déclaration au peuple :
Peuple de Russie! Notre grande patrie se meurt. L'heure de sa mort est proche. Contraint de parler ouvertement, je déclare, moi général Kornilov, que sous la pression de la majorité bolchevique des soviets, le Gouvernement provisoire agit en harmonie complète avec les plans de l'état-major allemand, et simultanément avec le débarquement prochain des forces ennemies sur les côtes de Riga, il tue l'armée et détruit les fondations mêmes du pays.9
Le général pensait qu'il gagnerait facilement : après tout, tous les généraux le soutenaient, de même que les milieux d'affaires et les ambassades étrangères alignées derrière les Britanniques et les Français.
Le 28 août, le prince Troubetskoï, représentant du ministère des affaires étrangères à Stavka, envoya le télégramme suivant au ministre :
Une évaluation sobre de la situation nous contraint à admettre que l'ensemble du personnel de commandement, l'écrasante majorité des officiers et les meilleures unités combattantes de l'armée suivront Kornilov. A l'arrière, l'ensemble des Cosaques, la majorité des écoles militaires et les meilleures unités de combat passeront au côté de Kornilov. S'ajoutent à la force physique la supériorité de l'organisation militaire sur la faiblesse des organes gouvernementaux, le soutien moral de tous les éléments non socialistes de la population, un mécontentement croissant des classes inférieures à l'égard de l'ordre existant. La majorité des masses populaires et urbaines est devenue indifférente à l'ordre existant et se soumettra au premier claquement de fouet. Sans aucun doute, l'immense majorité des socialistes de mars n'hésitera pas à se ranger à ses côtés.10
Le général Krasnov , qui devait commander la Cinquième Division de Cavalerie caucasienne, une des unités engagées dans l'expédition sur Pétrograd, se vit assurer, avant de quitter Moghilev, que « personne ne soutiendra Kérensky. Il s'agit d'une simple promenade. »11 Si la question n'avait été que de défendre Kérensky, Kornilov n'aurait rencontré que très peu de résistance. Mais le prince Troubetskoï, reclus à Stavka, se trompait complètement sur l'état d'esprit des masses. Le général Krasnov aussi.
Le Parti bolchevik, à moitié illégal, interdit et harcelé par le gouvernement Kérensky, ses dirigeants calomniés comme agents allemands par le même, n'hésita pas une seconde à proposer une alliance avec les geôliers et les calomniateurs – Kérensky, Tsérételli et consorts – pour combattre Kornilov.
Les écrits de Lénine au cours de ces journées décisives sont de loin les plus clairs et les plus précis qui soient jamais sortis de sa plume. Dans une lettre au Comité central, il écrivit :
La rébellion de Kornilov est tout à fait inattendue (inattendue à un tel moment et sous une telle forme) et marque, on peut le dire, un tournant vertigineux dans le cours des événements.
Comme chaque tournant brusque, celui-ci exige une révision et une modification de la tactique.12
Cela dit, lorsqu'un changement de tactique radical est nécessaire, « il faut être archiprudent pour ne pas faire preuve d'absence de principes ». Il ne doit pas y avoir de dissimulation des désaccords de principe, aucun affaiblissement de la critique de la position de l'allié temporaire, aucun recul sur les divergences.
Aller jusqu'à admettre le point de vue de la défense nationale (comme Volodarsky), ou jusqu'à faire bloc avec les socialistes-révolutionnaires, jusqu'à soutenir le Gouvernement provisoire (comme d'autres bolcheviks), c'est, j'en ai la conviction, faire preuve d'absence de principes. Nous ne deviendrons partisans de la défense nationale qu'après la prise du pouvoir par le prolétariat, après avoir offert la paix, après avoir dénoncé les traités secrets et rompu toute attache avec les banques. Après seulement. Ni la prise de Riga, ni la prise de Pétrograd ne feront de nous des partisans de la défense nationale. (Je vous prie instamment de faire lire ceci à Volodarsky). Jusque là, nous sommes pour la révolution prolétarienne, nous sommes contre la guerre, nous ne sommes pas pour la défense nationale.
Même à présent, nous ne devons pas soutenir le gouvernement Kérensky. Ce serait ne pas avoir de principes. Comment, nous demandera-t-on, il ne faut donc pas combattre Kornilov ? Bien sûr que si! Mais ce n'est pas une seule et même chose ; il y a une limite entre les deux ; et cette limite, certains bolcheviks la franchissent en cédant à l' « esprit de conciliation », et en se laissant entraîner par le flot des événements.
Nous faisons et nous continuerons de faire la guerre à Kornilov, comme les troupes de Kérensky ; mais nous ne soutenons pas Kérensky, nous dévoilons au contraire sa faiblesse. Il y a là une différence ; une différence assez subtile, mais tout à fait essentielle, et qu'on ne doit pas oublier...
… Quant aux phrases sur la défense du pays, sur le front unique de la démocratie révolutionnaire, sur le soutien du Gouvernement provisoire, etc., etc., il faut les combattre impitoyablement, en montrant précisément qu'elles ne sont que des phrases. L'heure est à l'action : ces phrases, MM. Les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks, vous les avez galvaudées depuis longtemps. L'heure est à l'action. Il faut faire la guerre à Kornilov avec des méthodes révolutionnaires, en entraînant les masses, en les exaltant, en les enflammant (or, Kérensky a peur des masses, a peur du peuple).
En quoi consistait donc le changement dans la tactique des bolcheviks qu'apportait la révolte de Kornilov ?
En ce que nous modifions la forme de notre lutte contre Kérensky. Sans atténuer le moins du monde notre hostilité envers lui, sans rétracter aucune des paroles que nous avons dites contre lui, sans renoncer à la renverser, nous disons : il faut tenir compte du moment, nous n'essaierons pas de le renverser tout de suite, nous le combattrons maintenant d'une autre façon et plus précisément en soulignant aux yeux du peuple (qui combat Kornilov) la faiblesse et les hésitations de Kérensky. Nous le faisions déjà auparavant. Mais c'est maintenant devenu le principal : voilà en quoi consiste le changement.
Le changement de tactique des bolcheviks en réponse à la révolte de Kornilov devait impliquer la mise au premier plan, comme thème central de l'agitation du parti, de
« revendications partielles » en disant à Kérensky : arrête Milioukov, arme les ouvriers de Pétrograd, rappelle les troupes de Cronstadt, de Vyborg et de Helsingfors à Pétrograd, dissous la Douma d'Etat, arrête Rodzianko, légalise la transmission des domaines des grands propriétaires fonciers aux paysans, établis le contrôle ouvrier sur le blé et les usines, etc., etc. Et ce n'est pas seulement à Kérensky que nous devons présenter ces revendications, ce n'est pas tant à Kérensly qu'aux ouvriers, aux soldats et aux paysans entraînés dans la lutte contre Kornilov. Il faut les entraîner plus loin, les encourager à rosser les généraux et les officiers qui se sont prononcés pour Kornilov, insister pour qu'ils réclament immédiatement la transmission de la terre aux paysans, leur suggérer la nécessité d'arrêter Rodzianko et Milioukov, de dissoudre la Douma d'Etat, de supprimer la Retch et les autres journaux bourgeois et de les déférer aux tribunaux. Il importe surtout de pousser dans cette voie les socialistes-révolutionnaires « de gauche ».
Dans tous ces changements tactiques, Lénine insistait de façon répétée sur l'idée que la question centrale de la révolution ne devait pas être oubliée une seconde :
On aurait tort de croire que nous nous sommes éloignés de notre objectif : la conquête du pouvoir par le prolétariat. Non. Nous nous en sommes considérablement rapprochés, pas en ligne droite, mais de biais. Et il faut, sans perdre un instant, faire contre Kérensky plutôt de l'agitation indirecte que de l'agitation directe et cela, en exigeant une lutte active, active au maximum, et vraiment révolutionnaire, contre Kornilov. Seul le développement de cette lutte peut nous mener au pouvoir ; en faisant de l'agitation il ne faut guère en parler.13
Ainsi, avec une grande simplicité et une économie d'expression remarquable, se trouva énoncé le tournant stratégique le plus fondamental et le plus soudain de la période révolutionnaire.
A la suite de la clarification opérée par Lénine, l'agitation bolchevique fut cruciale dans la défaite du putsch de Kornilov. Le 27 août, la fraction bolchevique du Comité exécutif du Soviet déclara que la lutte en cours entre le gouvernement de coalition et les généraux de Kornilov était une lutte entre deux méthodes de liquidation des conquêtes révolutionnaires. La déclaration énumérait toute une série de revendications : la destitution des généraux contre-révolutionnaires, et leur remplacement par voie d'élections mises en œuvre par les soldats révolutionnaires ; la transmission immédiate de toutes les terres des grands propriétaires aux comités agraires ; la journée légale de huit heures, et l'organisation d'un contrôle démocratique sur les usines, les fabriques et les banques ; l'abolition immédiate de tous les traités secrets, et l'offre d'une paix générale démocratique ; et, last but not least, le transfert de tout le pouvoir aux ouvriers, paysans et soldats révolutionnaires.14
Combattre Kornilov ne signifiait aucunement soutenir Kérensky, proclamait le quotidien bolchevik de Moscou, le Sotsial-Demokrat, le 30 août. « Le prolétariat révolutionnaire ne saurait tolérer ni la dictature de Kornilov ni celle de Kérensky. »15
Au début, il semblait que Kornilov allait de succès en succès.
D'heure en heure arrivaient des informations, l'une plus que l'autre menaçante, sur l'approche des troupes de Kornilov. La presse bourgeoise les recueillait avidement, les exagérait, les amplifiait, créant une atmosphère de panique.
A midi et demi, le 28 août : « Un détachement envoyé par le général Kornilov s'est concentré aux approches de Louga. » A deux heures et demie : « Par la gare d'Orédej ont passé neuf nouveaux trains avec des troupes de Kornilov. Dans le train de tête se trouve un bataillon de cheminots. » A trois heures de l'après-midi : « La garnison de Louga s'est rendue aux troupes du général Kornilov et a livré toutes ses armes. La gare et tous les édifices gouvernementaux de Louga sont occupés par le troupes de Kornilov. » A six heures du soir : « Deux échelons de troupes de Kornilov ont fait une percée, venant de Narva, et se trouvent à une demie-verste de Gatchina. Deux autres échelons sont en route, marchant sur Gatchina. » A deux heures du matin, le 29 août : « A la station d'Antropchino (à 33 kilomètres de Pétrograd) un combat a commencé entre les troupes du gouvernement et celles de Kornilov. Des deux côtés il y a des tués et des blessés. » Dans la même nuit, on apprit que Kalédine menaçait de couper Pétrograd et Moscou de leurs communications avec le Sud, grenier de la Russie.16
Mais lors d'une réunion du Comité exécutif central des soviets, craignant pour sa peau,
le menchevik de droite Weinstein proposa, au nom de sa fraction, qu'un « comité pour la lutte contre la contre-révolution » spécial soit formé... La résolution menchevique fut bien évidemment adoptée. Plus tard, le nouveau corps reçut le nom de Comité militaire révolutionnaire. C'est cette institution qui porta tout le poids de la lutte contre la campagne de Kornilov.
Que devait faire ce comité ? « Ses créateurs n'en avaient pas une idée très claire. En tout état de cause, il devait fournir toute espèce d'aide technique aux organes officiels du gouvernement dans la lutte contre Kornilov. »17
L'attitude des bolcheviks fut décisive.
Ce sont précisément les bolcheviks qui devaient définir tout le caractère, le destin et le rôle de la nouvelle instance... Le Comité militaire-révolutionnaire, en organisant la défense, dut mettre en mouvement les masses d'ouvriers et de soldats. Et ces masses, pour autant qu'elles étaient organisées, furent organisées par les bolcheviks et les suivaient. A ce moment-là seule leur organisation qui soit importante, soudée par une discipline élémentaire, et liée aux entrailles démocratiques de la capitale. Sans elle, le Comité militaire-révolutionnaire était impuissant... Avec les bolcheviks... le Comité militaire-révolutionnaire avait à sa disposition toute la forces organisée d'ouvriers-soldats disponibles, de quelque type que ce soit.18
… bien qu'ils fussent minoritaires, il était tout à fait clair que dans le Comité militaire-révolutionnaire l'hégémonie revenait aux bolcheviks. C'était dans l'ordre des choses. D'abord, si le comité voulait agir sérieusement, il devait agir de façon révolutionnaire, c'est-à-dire indépendamment du Gouvernement provisoire, de la constitution existante, et des institutions officielles en activité. Seuls les bolcheviks pouvaient agir de cette manière, et non les « conciliateurs » du Soviet. Deuxièmement, seuls les bolcheviks avaient les moyens réels d'une activité révolutionnaire sous la forme du contrôle des masses.19
La mesure la plus efficace prise par le Comité militaire révolutionnaire fut l'armement des ouvriers.
Il va sans dire qu'il s'agissait non seulement d'une initiative, mais d'une mise en demeure des bolcheviks. Autant que je sache, c'était une condition de leur participation au Comité militaire-révolutionnaire. (...) La majorité du comité était obligée d'accepter cette condition. (...) Les organisations démocratiques, militaires et syndicales des alentours de Pétrograd câblèrent au Comité militaire révolutionnaire qu'elles étaient prêtes à se mettre complètement à sa disposition. Sans commentaires superflus, le Soviet de Kronstadt écarta la direction d'après-juillet et installa son propre commandant de la forteresse. Le Comité exécutif de la flotte de guerre se rangea lui aussi à la position révolutionnaire et était prêt au combat – sur terre ou sur mer – à la première demande du Comité exécutif central.
Dans la même nuit [28 août] et au petit matin les bolcheviks avaient commencé à déployer une activité fiévreuse dans les districts ouvriers. Leur appareil militaire (...) organisa des meetings dans toutes les casernes. Partout, des instructions furent données, et obéies, de rester en armes, pour se mettre en marche à la première demande... Dans l'ensemble, Smolny se préparait à rencontrer Kornilov tous feux allumés.20
Les comités d'usine, dans tout Pétrograd, organisèrent rapidement des détachements de Gardes Rouges formés essentiellement de bolcheviks – comportant jusqu'à 40.000 ouvriers. La Poudrerie de Schlüsselburg envoya à la capitale une barge de grenades que le Comité central des Comités d'usine de Pétrograd distribua parmi les ouvriers du district de Vyborg.21
L'entreprise géante de Poutilov devint le centre de la résistance dans le district de Péterhof. On crée en hâte des droujiny de combat. Le travail dans l'usine marche jour et nuit : on s'occupe du montage de nouveaux canons pour former des divisions prolétariennes d'artillerie. L'ouvrier Minitchev raconte : « On travailla, ces jours-là, à raison de seize heures par jour... On monta environ cent canons. »
Sans recours à la force, sans tirer un seul coup de feu, la conspiration de Kornilov se désintégra, s'affaissa.
Le Vikjel (Comité exécutif panrusse des cheminots), récemment créé, dut immédiatement recevoir le baptême du feu. Les cheminots avaient des motifs particuliers de redouter la victoire de Kornilov, qui avait inscrit dans son programme l'état de siège des voies ferrées... Les cheminots démontaient et obstruaient les voies pour arrêter les troupes de Kornilov.22
Les cheminots, pendant ce temps, faisaient ce qu'ils avaient à faire. De mystérieuse façon, les échelons étaient dirigés sur d'autres voies que celles de leur destination. Les régiments tombaient sur des divisions qui n'étaient pas les leurs, les effectifs d'artillerie étaient coincés dans des impasses, les états-majors perdaient leur liaison avec leurs contingents. Toutes les grandes stations avaient leurs soviets, leurs comités de cheminots et de soldats. Les télégraphistes les tenaient au courant de tous les événements, de tous les déplacements, de toutes les modifications. Les mêmes télégraphistes interceptaient les ordres de Kornilov. Les informations défavorables pour les korniloviens étaient immédiatement transcrites en de nombreux exemplaires, transmises, affichées, communiquées de bouche en bouche. Le mécanicien, l'aiguilleur, le graisseur devenaient des agitateurs. C'est dans cette ambiance qu'avançaient, ou bien, pis encore, restaient sur place les échelons de Kornilov.23
Le putsch s'effondra au bout de quatre jours. « La révolte – écrit Trotsky – refluait, se fractionnait, était absorbée par le sol. » Même dans l'armée, Kornilov et ses co-conjurés se retrouvèrent complètement isolés.
Les fronts ne soutinrent pas le Grand Quartier Général. Une tentative plus sérieuse fut faite seulement par le front du Sud-Ouest. L'état-major de Dénikine avait entrepris en temps voulu des mesures préliminaires. Les effectifs attachés à la garde de l'état-major sur lesquels on ne pouvait compter avaient été remplacés par des Cosaques. Dans la nuit du 26 au 27, l'imprimerie avait été occupée. L'état-major essayait de jouer le rôle d'un maître de la situation sûr de lui et avait même interdit au Comité du front de se servir du télégraphe. Mais les illusions ne subsistèrent même pas quelques heures. Les délégués de différents contingents se présentèrent au Comité avec des offres de soutien. Survinrent des autos blindées, des mitrailleuses, des canons. Le Comité subordonna immédiatement à son contrôle l'activité de l'état-major... Vers trois heures, le 28, l'autorité sur le front Sud-Ouest fut entièrement concentrée entre les mains du Comité. « Jamais encore – se lamentait Dénikine – l'avenir du pays n'avait paru si sombre, notre impuissance si vexante et si accablante. »24
Les choses n'était pas très différentes sur les autres fronts.
Tout bien pesé, comme Milioukov dut l'admettre dans son Histoire de la Révolution Russe, Kornilov échoua parce qu'il était isolé des soldats.
En fait, la question fut décidée non pas tant par les mouvements de troupes, ou par les succès stratégiques et tactiques des régiments du gouvernement ou de Kornilov, que par le moral des soldats. La question fut décidée – aussi bien ici qu'au front – non par les généraux, mais par les soldats...25
Le lendemain de l'effondrement du putsch de Kornilov, Lénine invitait à un examen de la nouvelle situation. Dans un article intitulé Au sujet des compromis , il argumentait :
Nous sommes maintenant en présence d'un tournant tellement brusque et tellement original de la révolution russe que nous pouvons, en tant que parti, proposer un compromis volontaire, non certes à la bourgeoisie, notre ennemi direct, mais à nos adversaires les plus proches, aux partis « dirigeants » de la démocratie petite-bourgeoise, aux socialistes-révolutionnaires et aux mencheviks.
Ce n'est qu'à titre exceptionnel, ce n'est qu'en vertu d'une situation spéciale, qui, vraisemblablement, durera très peu de temps, que nous pouvons proposer un compromis à ces partis et que nous devons, me semble-t-il, le faire.
Ce qui est un compromis pour nous, c'est le retour à notre revendication d'avant juillet : tout le pouvoir aux soviets, formation d'un gouvernement de socialistes-révolutionnaires et de mencheviks, responsable devant les soviets.
En ce moment, et en ce moment seulement, peut-être pendant quelques jours tout au plus ou pendant une semaine ou deux, un tel gouvernement pourrait se former et s'affermir d'une manière toute pacifique. Il pourrait très vraisemblablement assurer la progression pacifique de la révolution russe et de très grandes chances de progrès au mouvement mondial vers la paix et vers la victoire du socialisme.26
Quel compromis les bolcheviks devaient-ils offrir ?
Ce compromis serait que, sans prétendre à la participation gouvernementale (impossible pour un internationaliste sans que soient effectivement assurées les conditions de la dictature du prolétariat et des paysans pauvres), les bolcheviks renonceraient à réclamer la remise immédiate du pouvoir au prolétariat et aux paysans pauvres et à employer les méthodes révolutionnaires pour faire triompher cette revendication. Une condition allant de soi, qui n'aurait rien de nouveau pour les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks, ce serait l'entière liberté de l'agitation et la convocation de l'Assemblée constituante à la date fixée, ou même dans un délai plus rapproché.
Les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires, en tant que bloc gouvernemental, consentiraient (à supposer que le bloc soit réalisé) à former un gouvernement entièrement et exclusivement responsable devant les soviets, auxquels serait transmis tout le pouvoir central et aussi local. Telle serait la condition « nouvelle ».
Le compromis suggéré par Lénine ne pouvait marcher qu'à la condition que les deux parties – les bolcheviks d'un côté et les conciliateurs de l'autre – y voient un avantage pour eux-mêmes.
Les bolcheviks gagneraient à ce compromis en ce sens qu'ils auraient la possibilité de propager librement leurs idées et, grâce à la réalisation effective d'une démocratie intégrale, de gagner de l'influence dans les soviets...
Les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires gagneraient... en ce sens qu'ils auraient d'emblée l'entière possibilité de réaliser le programme de leur bloc, en s'appuyant manifestement sur l'immense majorité du peuple et en s'assurant la faculté d'utiliser « pacifiquement » leur majorité dans les soviets.
« Mais peut-être n'est-ce plus possible ? », se demande Lénine, et il répond : « Peut-être. S'il ne restait pourtant qu'une chance sur cent, cette chance vaudrait d'être tentée. »
Quelque difficulté que présente maintenant sa réalisation (après juillet et août, deux mois qui valent vingt ans de « paisible » torpeur), il me semble qu'il lui reste encore une petite chance, et cette chance est fournie par la décision qu'ont prise les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks de ne pas participer au gouvernement avec les cadets.27
Dans toutes les modifications tactiques, on doit éviter de sacrifier les principes et de sombrer dans l'opportunisme. Un des dangers principaux du mot d'ordre « Pouvoir aux soviets », est qu'il pourrait dégénérer simplement en un appel à un « gouvernement des partis de la majorité du Soviet ». Il doit signifier beaucoup plus que cela. Il doit comporter un changement radical dans la nature du pouvoir d'Etat :
Un « ministère formé par les partis qui ont la majorité dans les soviets », cela veut dire des changements de personnes dans la composition du cabinet, tout l'ancien appareil gouvernemental demeurant intangible, appareil foncièrement bureaucratique, foncièrement antidémocratique, incapable de réaliser aucune réforme sérieuse, même celles qui figurent au programme des socialistes-révolutionnaires et des mencheviks.
« Le pouvoir aux soviets », cela signifie une refonte radicale de tout l'ancien appareil d'Etat, appareil bureaucratique qui entrave toute initiative démocratique ; la suppression de cet appareil et son remplacement par un appareil nouveau, populaire, authentiquement démocratique, celui des soviets, c'est-à-dire de la majorité organisée et armée du peuple, des ouvriers, des soldats et des paysans ; la faculté donnée à la majorité du peuple de faire preuve d'initiative et d'indépendance non seulement pour l'élection des députés, mais encore dans l'administration de l'Etat, dans l'application de réformes et de transformations sociales.28
Ce mot d'ordre signifie : confiance dans « l'initiative et l'indépendance du peuple ».
… faites confiance aux organisations révolutionnaires des masses, et vous verrez les ouvriers et les paysans déployer dans tous les domaines de la vie publique la force, la grandeur, l'invincibilité dont ils ont fait preuve lorsqu'ils se sont unis et se sont dressés contre le coup de force de Kornilov.29
Dans la ligne du compromis proposé par Lénine, lors de la Conférence démocratique du 18 septembre, le groupe bolchevik fit une déclaration dans laquelle on pouvait lire :
… nous considérons comme nécessaire de déclarer à nouveau ici, devant tout le pays, qu'en luttant pour le pouvoir afin d'appliquer son programme, notre parti ne cherche pas et n'a jamais cherché à prendre le pouvoir contre la volonté organisée de la majorité des masses laborieuses du pays. Si tout le pouvoir passait aux soviets, ni la lutte des classes ni la lutte entre partis dans le camp démocratique ne cesseraient. Mais dans les conditions d'une liberté pleine et entière d'agitation et d'un renouvellement constant des soviets par en bas, la lutte pour l'influence et le pouvoir se mènerait dans le cadre des organisations soviétiques.30
Cela dit, une semaine plus tard Lénine pouvait écrire avec justesse : « les socialistes révolutionnaires et les menchéviks ont rejeté notre compromis ».31 Ils persistaient à soutenir, contre vents et marées, le Gouvernement provisoire.
La politique du gouvernement était plus réactionnaire que jamais. Kérensky tentait énergiquement, quoique sans le moindre succès, de restaurer la discipline dans l'armée et de réprimer les révoltes paysannes, comme si les événements du 26 au 31 août ne s'étaient jamais produits.
Le 30 août, il fut contraint de renvoyer Savinkov de son poste de gouverneur général de Pétrograd, parce qu'il était impliqué jusqu'au cou dans le complot de Kornilov et venait d'être exclu du Parti S.R. Mais un équivalent politique de Savinkov fut immédiatement nommé à ce poste – Paltchinsky, qui inaugura sa carrière en interdisant le journal bolchevik Rabotchi et le quotidien de Gorky Novaïa Jizn.
Le 3 septembre, en tant que commandant suprême (en remplacement de Kornilov), Kérensky publia un ordre du jour à l'armée et à la flotte conjointement avec le général Alexeïev , ancien chef d'état-major sous le tsar et occupant à nouveau cette fonction, déclarant :
A la suite de la révolte du général Kornilov, la vie normale de l'armée est complètement désorganisée.
Afin de restaurer l'ordre, je commande : La cessation de toute lutte politique au sein des troupes... A toutes les organisations de soldats et aux commissaires de fonctionner de manière correcte, exempte de toute intolérance politique et de tout soupçon ainsi que de toute interférence... La cessation immédiate des arrestations de supérieurs, dans la mesure où les prérogatives de tels actes appartiennent exclusivement aux autorités d'investigation, aux procureurs, et à la Commission d'enquête extraordinaire, organisée par moi, qui a déjà commencé son travail. La cessation pure et simple des remplacements et des renvois de commandants de leurs postes, dans la mesure où cette prérogative appartient exclusivement aux organes autorisés et n'est d'aucune manière de la compétence des organisations des comités. L'arrêt immédiat de la formation arbitraire de détachements sous le prétexte de combattre l'action contre-révolutionnaire.32
L'ordre de Kérensky provoqua une protestation du journal pourtant modéré des conciliateurs, les Izvestia.
Que dire de l'ordre, publié hier par Kérensky, de dissoudre immédiatement les comités qui ont fait la guerre à la contre-révolution, ces mêmes comités qui ont vu le jour au cours de ces journées terribles et qui sont devenus tout de suite le centre de toutes les forces publiques restées loyales à la révolution ?...
Les dissoudre maintenant, alors qu'il reste tant à faire pour tranquilliser le soldat et lui inspirer la conviction que personne ne couvrira plus les complots contre-révolutionnaires... les dissoudre maintenant, alors que ce n'est que grâce à eux que les masses révolutionnaires sont organisées et disciplinées, les dissoudre maintenant démontre une assez faible compréhension des circonstances.33
Une conférence interdistricts des soviets de Pétrograd adopta la résolution de « ne pas dissoudre les organisations révolutionnaires pour la lutte vis-à-vis de la contre-révolution. » « La pression d'en bas était si forte que le Comité militaire révolutionnaire, conciliateur, résolut de ne pas admettre les ordres de Kérensky, et invita ses organes locaux « en raison de la situation alarmante qui subsistait, à travailler avec l'énergie et l'endurance de naguère ». Kérensky se tut : il ne lui restait rien d'autre à faire. »34
Par ailleurs, la direction suprême des conciliateurs – le Comité exécutif central des soviets – donna le 3 septembre un soutien ouvert à l'ordre du jour.
Soldats de la révolution russe. Contrôlez votre courroux. Qu'il n'y ait pas de représailles ou de lynchages d'officiers. La grande majorité d'entre eux sont nos camarades de la révolution...
Dans l'intérêt de la révolution, ne procédez pas à des lynchages.
Faites montre de retenue, soldats!
Mettez fin aux lynchages !35
Le mouvement paysan se développait à vive allure. Comment le gouvernement y fit-il face ? Le 7 octobre, un nouveau ministre de l'intérieur, le menchevik Nikitine , publia une circulaire appelant au renforcement de la milice par des « éléments sûrs ».
La situation interne du pays, qui se détériore sans cesse, me pousse à m'adresser aux commissaires (d'oblast, de gubernia et municipaux) dans un appel à rassembler tous les éléments sains de la population dans le but de combattre l'anarchie qui se développe et qui mène le pays à la ruine!... Si vous considérez que les conditions locales le rendent utile, je suggère que vous créiez et vous attachiez un comité spécial de lutte contre l'anarchie, constitué des représentants de la ville et du gouvernement autonome des zemstvos, du commandant de la garnison locale, et des représentants de l'autorité judiciaire. Prenez des mesures urgentes pour l'organisation adéquate de la milice ; renforcez ses cadres par des hommes sûrs triés sur le volet [venus] des agents actuellement renvoyés des services ou détachés dans le but de renforcer la milice, en conformité avec l'ordre donné aux commandants des districts militaires par le Ministère de la guerre.36
Quatre jour plus tard, le 11 octobre, le nouveau ministre de la guerre, le général Verkhovsky, ajoutait son ordre à celui de Nikitine :
La milice existant actuellement n'est pas en mesure de garantir cette préoccupation suprême de l'Etat. L'armée a le devoir de prêter assistance aux commissaires du gouvernement et aux organisations de la ville et du zemstvo, avec tous ses moyens et toute son expérience.
L'anarchie qui monte dans le pays nous contraint à exécuter cette tâche d'urgence, sans attendre un seul jour... J'autorise l'intégration à la milice, à la requête des gouvernements autonomes de la ville et du zemstvo, des meilleurs soldats, de préférence les Cavaliers de St Georges et ceux qui ont été blessés.
Les Cavaliers de St Georges avaient fait partie des très rares partisans sûrs de Kornilov !
Dans le but de garder les chemins de fer, les meilleurs officiers et hommes de troupe, de préférence des Cavaliers de St Georges qui ont été au feu et ont été blessés, doivent être mis à la disposition des autorités des chemins de fer... Dans le but d'organiser des gardes montés, j'autorise les commandants de district à recruter dans des unités de cavalerie, à la requête des commissaires du gouvernement ou des gouvernements autonomes locaux, les meilleurs officiers et les meilleurs hommes (avec leurs chevaux), de préférence des Cavaliers de St Georges qui ont été au feu et ont été blessés.
Les officiers et les hommes assignés à ce service seront immédiatement réintégrés dans les rangs de l'armée à la moindre velléité de refus d'obéissance ou à la moindre infraction à l'ordre et à la discipline militaire stricte.37
Malheureusement pour lui, le gouvernement n'avait guère le pouvoir d'imposer une véritable discipline.
Le processus de décomposition de l'armée fut puissamment accéléré par les événements des dernières journées d'août. Stankévitch a résumé la situation qui régnait après le coup de force de Kornilov :
L'autorité des commandants fut détruite une bonne fois pour toutes. Les masses de soldats, voyant comment un général, commandant en chef, s'était dressé contre la révolution, se sentaient entourées de toutes parts par la trahison et voyaient un traître dans tout homme qui portait des épaulettes. Et quiconque tentait d'argumenter contre ce sentiment paraissait lui aussi être un traître.38
Le commissaire menchevik aux armées, Voïtinsky , donnait une version semblable :
L'affaire Kornilov a eu un effet désastreux sur le moral des troupes. Elle a rouvert la vieille blessure, la méfiance entre soldats du rang et officiers. Tous nos efforts pour réconcilier les deux groupes ont été anéantis!... Les soldats ne faisaient pas de différence entre Kérensky et Kornilov, entre leurs commandants directs et les généraux qui jouaient à la politique à Moghilev. Pour eux, tous les officiers étaient membres de la même bande.39
Un rapport de renseignement émanant du commandant du Sixième Corps sibérien et de la Troisième Division sibérienne concernant la période du 7 au 18 septembre déclarait :
une hostilité et une animosité ouvertes sont manifestes de la part des soldats ; l'événement le plus insignifiant peut provoquer des troubles. Les soldats disent entre eux que tous les officiers sont des affidés de Kornilov et des partisans de l'ancien régime, et que pour cette raison ils devraient être détruits... Il y a un manque total d'autorité et aucune force ne peut contraindre à l'accomplissement du devoir.40
Le 11 septembre, le ministre de la guerre s'adressait au Comité central du Parti Socialiste-Révolutionnaire :
Le général Verkhovsky a décrit de façon vivante la désintégration de l'armée à la suite de l'action de Kornilov, particulièrement à la lumière du fait que tout de suite après avoir déclaré Kornilov rebelle, l'armée a reçu pour instructions de continuer à exécuter ses ordres d'opérations. Personne ne voulait croire qu'un ordre en telle contradiction avec les instructions précédentes pouvait être vrai. En général, il y a eu une augmentation des agressions d'officiers par des soldats, des coups de feu et des jets de grenades par les fenêtres des réunions d'officiers, etc.41
Mais comme Knut le Grand, Kérensky avait une réponse à la marée montante de la révolution chez les soldats : la discipline. Le 18 septembre, il lança un ordre dissolvant le Comité central de la flotte de la Baltique.
Les matelots répondirent : « L'ordre de dissolution du Centroflot, étant illégal, doit être considéré comme non avenu, et son annulation immédiate est exigée. » Le Comité exécutif intervint, et supplia Kérensky de trouver un prétexte formel pour annuler sa décision trois jours plus tard.
L'extravagance inconsciente de Kérensky n'avait pas de limites. Cinq jours avant d'être balayé par la Révolution d'Octobre, il rédigeait un décret établissant des « mesures disciplinaires plus strictes » :
Les unités militaires et leurs subdivisions (compagnies, bataillons, etc.) dans lesquelles des manquements sérieux au devoir, à l'ordre ou à la discipline militaires, répétés ou massifs, se sont produits, sous la forme du refus d'obéissance aux autorités légales, omission d'exécuter les ordres de bataille, le non-consentement à s'acquitter des tâches, les actes de violence ou similaires, sont placés, du fait de la nature grave et manifeste des susdits manquements, dans une catégorie disciplinaire spéciale par l'autorité du commandant de l'armée (commandant en chef du district militaire) ou le commandant en chef des armées au front, en accord avec les commissaires militaires correspondants et les comités d'armée appropriés, ou par l'autorité du commandant suprême et du ministre de la guerre. Une unité ou un commandement placé dans une catégorie disciplinaire reçoit, en plus de son nom, le qualificatif de « pénal » et doit être privé de ses droits à avoir des organisations militaires élues, en conséquence de quoi tous les comités et tribunaux disciplinaires de cette unité mettent fin à leurs activités, et l'autorité disciplinaire est transmise aux commandants.42
C'était une bouffonnerie. Ceux que les dieux condamnent, ils les privent d'abord de tout bon sens!
Pour colmater les brèches du gouvernement et pour tenter de démontrer qu'il bénéficiait d'un soutien populaire, les dirigeants conciliateurs décidèrent d'appeler à une Conférence démocratique du 14 au 19 septembre.
Les bolcheviks gagnaient de plus en plus de soutien dans les soviets, et comme leur lutte pour un gouvernement soviétique était de plus en plus populaire, les dirigeants mencheviks et SR décidèrent de tenir cette Conférence démocratique pour rivaliser avec le Congrès des soviets. Ils essayaient de se pourvoir d'une base nouvelle – par une combinaison artificielle de toutes sortes d'organisations. Les délégations étaient proportionnées de façon très arbitraire, mais en suivant une règle – que les organisations des couches supérieures de la société soient mieux représentées que les basses. Les zemstvos et les coopératives avaient un poids bien supérieur à celui des soviets.
Mais même la Conférence démocratique ne pouvait empêcher l'effondrement du régime de Février. Elle ne fit que démontrer sa faillite totale.
A la conférence 766 députés votèrent pour un gouvernement de coalition, avec 688 voix contre et 38 abstentions.43 Les deux camps étaient équilibrés. Un amendement excluant les cadets de la coalition obtint une majorité de 595 contre 493 et 72 abstentions. Mais sans les cadets, comme le déclara le dirigeant SR, « une coalition [était] impossible ».
L'échec total de la politique des conciliateurs est clairement montrée par les votes des représentants des soviets à la conférence sur la question de la coalition.
Groupes |
Pour |
Contre |
Abst. |
Soviets des députés ouvriers et soldats |
83 |
192 |
4 |
Soviets des députés paysans |
102 |
70 |
12 |
Total |
185 |
262 |
16 |
Parmi les « groupes non-russes », les opposants à la coalition constituaient une majorité de 40 voix contre 15. La politique de Kérensky de violence envers les nationalités opprimées avait porté ses fruits.
Avant de se disperser, la conférence constitua un corps permanent composé de 15 % des membres de chacun des groupes – 350 délégués en tout. Les institutions des classes possédantes devaient recevoir 120 sièges supplémentaires. Le gouvernement, en son propre nom, ajouta 20 sièges pour les Cosaques. Tous ceux-ci réunis devaient constituer un Conseil de la République, ou pré-parlement, censé représenter la nation jusqu'à la réunion de l'Assemblée constituante. Ce pré-parlement était destiné à tituber comme un homme ivre jusqu'à ce que la Révolution d'Octobre s'en débarrasse en même temps que des autres institutions du régime de Février.
Le 31 août, les bolcheviks obtenaient la majorité au Soviet de Pétrograd, et Trotsky en fut élu président. Le 5 septembre, le Soviet de Moscou, le second en importance du pays, passa aux mains des bolcheviks, et un vote de défiance envers le Gouvernement provisoire obtint 335 voix contre 254. Kiev, la capitale de l'Ukraine, suivait l'exemple quelques jours plus tard, ainsi que Kazan, Bakou, Nikolaïev et nombre d'autres villes industrielles. Les soviets finlandais donnèrent un soutien encore plus massif aux bolcheviks.
Dès le 1er septembre, le journal bolchevik Rabotchi annonça que 126 soviets avaient requis du Comité exécutif central des soviets qu'il assume le pouvoir. Le Comité, élu au premier congrès des soviets et dominé par les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires, n'avait pas la moindre intention de se conformer à cette requête ; mais l'humeur des soviets locaux n'en était pas moins significative. Le 5 septembre, un congrès des soviets tenu dans le centre sibérien radical de Krasnoïarsk fit apparaître une majorité bolchevique ; le jour suivant, un message d'Ekatérinbourg, la plus grande ville de l'Oural, annonça que le pouvoir était passé, dans cette importante région minière et industrielle, entre les mains des soviets. Dans la grande usine Briansk d'Ekatérinoslav, en Ukraine, les ouvriers votèrent une résolution qui déclarait : « nous ne pouvons pas reconnaître le Gouvernement provisoire ». Le même mouvement de balancier à gauche était perceptible dans les villes de la Volga et dans le bassin du Donetz. Il n'était plus possible de pronostiquer, comme en été, que les provinces les plus conservatrices s'opposeraient à un assaut révolutionnaire à Pétrograd.
Plus significative encore, parce que plus proche du centre nerveux du régime de Kérensky, était la tendance dans la flotte de la Baltique et en Finlande. Le 10 septembre, un congrès régional des soviets de Finlande adopta les résolutions bolcheviques à de fortes majorités. Les socialistes-révolutionnaires élus au congrès étaient presque tous membres de l'aile gauche du parti, qui gagnait constamment en force, et votait et agissait souvent avec les bolcheviks.
La flotte de la Baltique, qui avait toujours joué un rôle pacificateur dans l'agitation contre le Gouvernement provisoire, prit après l'affaire Kornilov une position de ferme opposition. Son attitude envers son commandant en chef, Kérensky, fut affirmée sans équivoque dans une résolution publiée par le congrès de la flotte de la Baltique, qui exprimait les sentiments suivants :
Nous demandons l'exclusion des rangs du Gouvernement provisoire de l'aventurier politique Kérensky, une personne qui, par ses stratagèmes éhontés en faveur de la bourgeoisie, déshonore la grande révolution et, avec elle, tout le peuple révolutionnaire. Sur vous, Bonaparte Kérensky, traître à la révolution, nous lançons notre malédiction.44
A Saratov, avant le coup de force de Kornilov, la section des soldats du soviet était représentée par 260 délégués SR, 90 mencheviks et 50 bolcheviks. Après la tentative de putsch, ils étaient représentés par 60 SR, 4 mencheviks et 156 bolcheviks.
Le tournant peut-être le plus brusque du pays fut pris par les soldats de la garnison de Moscou entre les deux élections municipales de juin et de septembre. Dans le premier cas, la garnison avait donné 70 % de ses suffrages aux SR ; dans le second, 90 % des voix se portèrent sur les bolcheviks.45
Des millions d'hommes se dirigeaient vers un bolchevisme spontané.
Dans les rapports des autorités locales [écrit Trotsky], militaires et civiles, le bolchevisme devient, entre-temps, le synonyme de toute action de masse en général, de revendications audacieuses, de résistance à l'exploitation, de mouvement en avant ; en un mot, c'est l'autre nom de la révolution. Ainsi, c'est donc ça, le bolchevisme ? se disent les grévistes, les matelots protestataires, les femmes de soldats mécontentes, les moujiks révoltés. Les masses étaient comme contraintes d'en haut à identifier leurs pensées intimes et leurs revendications avec les mots d'ordre du bolchevisme. C'est ainsi que la révolution prenait à son service l'arme dirigée contre elle.46
Si les Journées de Juillet avaient donné un essor à la contre-révolution, l'échec du soulèvement de Kornilov éperonna le bolchevisme. Comme l'a dit Soukhanov : « après la révolte de Kornilov, le bolchevisme se mit à fleurir de façon luxuriante, et à creuser des racines profondes dans tout le pays ».47
Notes
1 Trotsky, Histoire de la révolution russe, 2. Octobre , op cit, p.203-204.
2 John Reed, Ten days that shook the world .
3 John Reed, Dix jours qui ébranlèrent le monde .
4 Trotsky, Histoire de la révolution russe, 2. Octobre , op cit, p.214.
5 Browder et Kerensky, Vol.3, p.1604.
7 ibid.
8 Browder et Kerensky, Vol.3, pp.1572-1573.
9 Ibid., p.1573.
10 Ibid., pp.1573-1574.
11 Chamberlin, op. cit., Vol.1, p.213.
12 Lénine, « Au comité central du P.O.S D.R. », Œuvres, vol.25, p.312.
13 ibid, pp.312-315.
14 Sidorov, op. cit., Vol.5, pp.476-477.
15 ibid., p.572.
16 Trotsky, Histoire de la révolution russe, 2. Octobre , op cit, p.234.
18 ibid..
19 ibid..
20 ibid.
21 Amossov, op. cit., Vol.2, p.48.
22 Trotsky, Histoire de la révolution russe, 2. Octobre , op cit., p.246.
23 Ibid., p.255.
24 Ibid., p.257.
25 Milioukov, История второй русской революции , Vol.2, p.263.
26 Lénine, Œuvres, vol.25, p.334-336.
27 Ibid., pp.336.
28 « Une des questions fondamentales de la révolution », ibid., p.400.
29 Ibid., p.402.
30 Протоколы Центрального комитета РСДРП(б). Август 1917 - февраль 1918, p.54.
31 Lénine « Les champions de la fraude et les erreurs des bolcheviks », Œuvres, Vol.26.
32 Browder et Kerensky, Vol.3, p.1614.
33 Известия, 19 September ; Golder, op. cit., p.547.
34 Trotsky, Histoire de la révolution russe, 2. Octobre , op. cit., p.346.
35 Browder et Kerensky, Vol.3, p.1615.
36 ibid., p.1649.
37 ibid., pp.1650-1651.
38 Stankevich, op. cit., p.122.
39 Woytinsky, op. cit., pp.355, 357.
40 Browder et Kerensky, Vol.3, pp.1634-1635.
41 Ibid., pp.1620-1621.
42 Ibid., pp.1634-1635.
43 Golder, op. cit., p.547.
44 Chamberlin, op. cit., Vol.1, pp.278-279.
45 Radkey, The Agrarian Foes of Bolshevism, op. cit., pp.429-430.
46 Trotsky, Histoire de la révolution russe, 2. Octobre , op cit, p.297.