1998 |
(...) Ce livre est à propos de ma vie, à propos du passé, mais j’espère qu’il sera aussi une arme dans la longue lutte pour l’avenir. |
Lorsque, jeune reporter, je me rendis à Glasgow à l'automne de 1961, j'étais porteur du salut des socialistes regroupés autour de la New Left Review. " Fais attention ", m'avertit Stuart Hall, rédacteur en chef de la NLR à l'époque, " il y a beaucoup de trots dans les Young Socialists de Glasgow ". Je lui répondis que je me sentais capable de me mesurer avec les trots, même si je n'avais pas la moindre idée de ce qu'était un " trots ". J'avais une vague vision d'inadaptés sociaux, légèrement dérangés et hystériques, dont on pouvait facilement détourner les masses à l'aide d'une dose de rhétorique ordinaire de l'Oxford Union. J'avais été président de l'Union l'été passé à Oxford, et n'étais que récemment entré en contact avec des socialistes, quels qu'ils fussent.
Comme on me l'avait été prédit, je ne fus pas long à rencontrer les trots de Glasgow. La plupart d'entre eux étaient dans les Young Socialists de Govan et Gorbals, au sud de la Clyde. Leur mentor de l'époque était un coiffeur plein d'énergie répondant au nom d'Harry Selby, qui faisait la navette entre les cellules des Young Socialists de la ville. S'il pensait que vous étiez si peu que ce soit intéressé par ses idées, il fouillait dans son sac et produisait des textes de Marx, Engels, Lénine et Trotsky, qu'il consentait à vous prêter contre remise d'une petite caution. Selby était membre du Parti Travailliste, dans sa profonde conviction que les socialistes révolutionnaires devaient rejoindre les organisations politiques des travailleurs pour faire en sorte que celles-ci deviennent révolutionnaires. Il était tellement persuadé de la validité de ce concept d' " entrisme profond " qu'il a fini par devenir député travailliste de la circonscription de Govan, et plutôt inefficace. Il était traité avec méfiance par le Labour Party, et avec une espèce de haine par le Parti Communiste, qui contrôlait alors le Glasgow Trades Council. Aux jeunes travailleurs qui affluaient dans les Young Socialists (organisation de jeunesse du Labour) récemment créés, il apportait son enthousiasme, son humour et des idées fascinantes selon lesquelles la laide et cruelle société capitaliste pouvait être rapidement changée par une révolution. Quand on l'interrogeait sur la Russie, il répondait que c'était un " Etat ouvrier dégénéré " dont le socialisme avait été corrompu par une clique stalinienne. Ladite clique pouvait être facilement renversée par une révolution, mais pas une révolution sociale. La distinction était un peu difficile à comprendre mais devait, me semblait-il, être acceptée provisoirement. Mon approche générale était que l'Oxford Union n'avait pas grand chose à apporter à ces jeunes excités, et je considérais comme raisonnable de me tenir tranquille. Ainsi je tins ma promesse de " me mesurer avec les trots " en acceptant en fait tout ce qu'ils disaient. Si j'avais des doutes, je les refoulais rapidement. La construction du Mur de Berlin, expliquai-je lors d'un meeting en plein air organisé près de Sauchiehall Street, avait une fonction évidente : empêcher les " éléments bourgeois ", vitaux pour la croissance économique, de quitter le pays. Lorsqu'une espèce de brute s'exclama : " Foutaise ! C'est pour garder les travailleurs dedans ! ", je choisis, fort commodément (et pertinemment), de le cataloguer comme un ivrogne.
Pendant l'hiver 1961-62, Gus MacDonald, un des plus capables et des plus intéressants parmi les Young Socialists de Glasgow, décida que le mouvement avait besoin d'une injection de théorie plus conséquente que celle fournie par Harry Selby. Il me confia qu'il avait entendu parler d'une secte trotskyste basée à Londres, appelée le Groupe Socialist Review, et que ses deux dirigeants, Tony Cliff et Michael Kidron, étaient d'extraordinaires orateurs. Il organisa donc un week-end de débat théorique avec ces deux hommes. Les sujets traités couvraient l'ensemble de la planète, y compris la Russie.
J'allai avec Gus au terminal de British European Airways à Enoch Square pour rencontrer le mystérieux duo. Ils arrivèrent en retard sur un vol parti de Londres. Lorsqu'ils pénétrèrent dans le terminal je fus frappé par la différence d'aspect qu'il y avait entre eux. Mike Kidron était vêtu impeccablement, urbain et charmant. Son compagnon, Cliff, petit et négligé, avait à l'évidence très peur de s'ennuyer. Le bavardage habituel sur l'heure de l'avion et le trajet vers le lieu où ils logeaient l'irrita et le gêna visiblement. En montant dans un taxi je remarquai une affiche de journal sur la guerre au Congo. " Le Congo ", soupirai-je, " je ne sais vraiment pas quoi en penser ". Vif comme l'éclair, l'homme à la tenue débraillée s'éveilla à la vie, et sans faire la moindre pause pour un moment de dialogue, lança une volée de phrases impossibles à déchiffrer mais également impossibles à ne pas comprendre. Je ne me souviens pas exactement ce qu'il a dit dans les dix minutes qui ont suivi, tout ce que je sais c'est que je n'ai plus jamais eu de doutes sur le rôle des impérialismes européen et américain au Congo, et la soumission des Nations Unies à ces impérialismes. A ma grande surprise, j'éclatai de rire, non pas parce j'avais entendu quelque chose de drôle, mais simplement parce que l'explication politique était tellement évidente.
Encore et encore, pendant les quarante années qui ont suivi cette première conversation, il a fallu que je me retienne d'exploser de rire lorsque Cliff parlait. Ce n'est pas seulement dû au fait qu'il est un orateur naturellement et exceptionnellement drôle, mais surtout à sa façon d'expliquer un problème avec tant de force et de clarté que je ne pouvais m'empêcher de me moquer de ma propre incapacité à le comprendre jusque là. Une autre chose me frappa au cours de ce week-end décisif. Les contributions de la tribune semblaient complètement dénuées de l'autosatisfaction et de l'ego que je m'étais habitué à considérer comme caractéristiques normales des orateurs politiques. Il n'y avait pas de votes à gagner, pas de carrières en jeu. Il y avait une seule force motrice, une unique raison derrière tout ce qui était dit : la conviction.
La première bombe que fit exploser Cliff fut que la Russie n'était pas un Etat ouvrier dégénéré, en fait pas un Etat ouvrier du tout. Les formes d'organisation politique en Russie - pas de bourse ni de profits privés - pouvaient paraître socialistes, mais le contenu de cette organisation, l'exploitation de la classe ouvrière par une nouvelle classe dirigeante, était capitaliste. Si la Russie était un capitalisme d'Etat, au surplus, c'était également le cas de ses satellites en Europe de l'Est, de même que la Chine, de même (c'était difficile à avaler pour moi à l'époque, si peu de temps après la révolution castriste) que Cuba.
Dans cette petite histoire de sa vie Cliff révèle qu'il s'est interrogé sur cette question pendant des années avant de sauter du lit un beau matin et de déclarer à sa compagne de longues années de souffrances, Chanie : " La Russie est un capitalisme d'Etat ".
Cette question peut sembler lointaine, presque dénuée d'importance dans les années 1990, mais pour un jeune socialiste au début des années 60, elle était absolument cruciale. La politique de la gauche tout entière était dominée par la Russie et ses supporters du Parti Communiste Britannique. Mon tout premier souvenir d'une discussion politique difficile se rapporte à la prétendue différence entre l'invasion anglo-française de l'Egypte en 1956 et celle de la Hongrie par les troupes russes quelques semaines plus tard. La première était à l'évidence un acte impérialiste caractérisé ; la seconde (puisque la Russie était un Etat ouvrier dégénéré) une manuvre habile destinée à protéger les Etats ouvriers de la réaction venue d'ailleurs, y compris de la cinquième colonne de droite à Budapest. Une autre conséquence du soutien de la Russie contre l'Occident était un scepticisme à l'égard de la démocratie. En fait, le mot " démocratie " lui-même était suspect, puisqu'elle ne semblait exister que dans l'Ouest capitaliste et pas du tout dans les Etats ouvriers de l'Est.
Cliff détruisit tout cet édifice. La Russie était capitaliste d'Etat, proclama-t-il, et par conséquent impérialiste. L'invasion de la Hongrie par les Russes était tout aussi scandaleuse que celle de Suez par la Grande Bretagne et la France. L'essence du socialisme était le contrôle de la société par en bas ; et il n'y avait rien de tout cela en Russie, encore moins dans ce qu'il appelait les satellites de Staline en Europe de l'Est. En fait, observait-il, bien qu'il fût là pour parler de l'Union soviétique, il ne pouvait même pas commencer puisque le mot " soviet " signifiait en russe conseil ouvrier et qu'il n'y avait aucun véritable soviet dans tout l'Empire russe.
Il est difficile, si longtemps après, de donner une idée de l'impact qu'avaient de telles opinions dans l'atmosphère politique du début des années 1960. Dans son livre, c'est presque en passant que Cliff raconte l'histoire de sa conversion à la théorie du capitalisme d'Etat. Pour ceux d'entre nous, jeunes socialistes, pour lesquels la théorie était entièrement nouvelle à l'époque, l'effet fut le contraire de quelque chose de passager. Il fut dévastateur. La théorie menaçait non seulement un reliquat de sympathie pour ce qui ressemblait au moins à de la planification étatique en Russie, mais aussi toute une vision politique, incluant, de façon centrale, la notion que le changement socialiste pouvait venir du haut de la société, planifié et exécuté par des gens éclairés, des ministres et des bureaucrates cultivés. Toute la démarche de l'Oxford Union était mise en péril par ce message. Si la Russie était un capitalisme d'Etat, quel intérêt y avait-il à travailler politiquement avec d'autres gens éclairés, par exemple pour obtenir davantage de contrôle étatique de l'industrie britannique ?
Je résolus à ne me laisser sous aucun prétexte prendre en otage par cette nouvelle hérésie. Je mis la main sur un exemplaire en piteux état du livre de Cliff sur ce sujet, intitulé à l'époque La Russie stalinienne : une analyse marxiste, et le lus si soigneusement qu'il tomba en morceaux. Les grandes lignes de la théorie me fascinaient presque autant qu'elles m'horrifiaient. Mais ce n'était pas cela qui était vraiment important. Le style littéraire de Cliff était désespérant - il n'avait pas la moindre idée de la façon d'utiliser la langue anglaise pour exprimer ses idées. Ce qui finit par me convaincre fut le détail inlassable de l'argumentation. C'est le chapitre concernant la séparation du Parti Communiste russe de la base de la classe laborieuse du pays, les pages dans lesquelles Cliff retrace l'élimination politique de tout vestige de la Révolution Russe ou de la base ouvrière, que ma résistance fut enfin vaincue. Il était totalement impossible de décrire une telle société bureaucratique, rigide et brutale, comme socialiste ou comme Etat ouvrier, ni même comme marginalement démocratique. " Capitalisme d'Etat " était le terme approprié.
Un peu plus tard, en 1963, alors que j'étais encore à Glasgow, le troisième volume de la majestueuse biographie de Trotsky par Isaac Deutscher fut publié. Je dévorai rapidement les trois volumes, fasciné par la profondeur de l'analyse et la beauté du langage. Lorsque je fis part de mon enthousiasme à Cliff, il était tout sauf impressionné. Dans un article du numéro de l'hiver 1963 de la revue trimestrielle International Socialism, dont j'attendais chaque parution avec une passion intellectuelle toujours renouvelée, il écrivit une attaque féroce contre Deutscher, intitulée : " Le bout du chemin : la capitulation de Deutscher devant le stalinisme ". Sans le moindre mot d'appréciation pour la magnifique biographie, il cognait sur un passage d'un article de Deutscher dans une série d'essais intitulée Hérétiques et renégats, dans lequel le sage donne son avis à un " homme de lettres ex-communiste " comme lui-même. " Il ne peut rejoindre ni le camp stalinien ni la sainte-alliance antistalinienne sans faire violence à ce qu'il y a de meilleur en lui. Alors, qu'il surmonte la vaine ambition d'avoir un doigt dans la tarte politique. Il peut, au contraire, se retirer sur la tour de guet - pour observer avec détachement et amusement le chaos du monde ". Cette conclusion jetait Cliff dans des paroxysmes de rage. Quiconque disait un mot en faveur d'Isaac Deutscher était apostrophé interminablement : " A la tour de guet ! A la tour de guet ! ". De tous les crimes affreux de la gauche, aucun ne rendait Cliff aussi furieux que la passivité. Pour des gens qui savaient que le monde était pourri, s'installer confortablement et ne rien faire était pour lui l'aberration suprême.
Il en était de même pour Trotsky. De nombreuses années plus tard, Cliff lui-même écrivit une biographie de Trotsky en quatre volumes. Je persiste à recommander celle de Deutscher mais, comme sa biographie de Lénine, également longue, le Trotsky de Cliff est indispensable à tout socialiste moderne. Tout au long de ses livres, le thème est l'action. La question clé qui domine toutes les autres est celle de Lénine : que faire ? A chaque détour de l'affrontement entre les classes, une forme d'action est nécessaire pour la majorité exploitée. C'est la raison pour laquelle la question la plus fondamentale est celle de la construction d'une organisation socialiste qui s'inspire des batailles des travailleurs contre leurs dirigeants, et qui peut unifier dans une action disciplinée les ressources non pas seulement de ceux qui veulent changer le monde, mais aussi de ceux qui sont prêts à faire quelque chose pour le monde.
Cette histoire commence par l'enfance de Cliff en Palestine. Il disait souvent qu'il fallait moins de deux minutes pour comprendre la nécessité du socialisme - un simple regard sur le monde et la façon dont il est divisé entre riches et pauvres règle la question immédiatement. Un simple regard sur la façon dont les enfants arabes étaient traités en Palestine dans les années 1930 a suffit pour faire de Cliff un socialiste. La déception vis-à-vis d'un Parti Communiste de plus en plus compromis devait bientôt suivre. De telle sorte que la jeunesse de Cliff a été consacrée sans désemparer à un but des plus fantastiques : la construction d'une organisation trotskyste dans la pauvre vieille Palestine, misérable, pillée et divisée. Lorsqu'il s'avéra que le fruit de ses efforts était maigre, voire inexistant, il consacra avec conséquence presque tout le reste de sa vie à un but encore plus fantastique : la construction d'une organisation socialiste révolutionnaire dans la Grande-Bretagne bourgeoise et prospère de l'après-guerre. Tout, autour de lui, militait contre cet objectif. Un gouvernement travailliste était aux affaires, nanti d'une vaste majorité, soutenu par les larges masses de la classe ouvrière. Toute l'activité sur la gauche du Labour Party était monopolisée par le Parti Communiste. Pour faire bonne mesure, les premiers efforts de Cliff furent frustrés par son expulsion de Grande-Bretagne, suivie de cinq années d'un exil forcé, dans la solitude et la plus extrême pauvreté, à Dublin. Quand on lit la narration rapide qu'il en fait dans son livre, on ne peut s'empêcher de se demander : où a-t-il trouvé la force de continuer ? Même lorsqu'on lui permit enfin de rejoindre sa femme et sa famille à Londres, le nombre de membres du Groupe Socialist Review ne dépassait pas 20 personnes. Ce livre raconte l'histoire plutôt mouvementée de la façon dont, contre toute attente, le Groupe Socialist Review devint les International Socialists qui, à leur tour (pour des raisons qui ne sont toujours pas entièrement claires), donnèrent naissance au Socialist Workers Party. L'édifice comparativement énorme du Parti Communiste étant parti en fumée en 1989, le SWP (même s'il était toujours petit) devint le regroupement socialiste le plus important du pays. En fait, les seuls socialistes qui ont survécu à la chute du stalinisme en 1989 avec une certaine confiance sont ceux qui l'ont dénoncé de manière constante.
L'humilité n'était pas la qualité centrale de Cliff et sa narration (qu'il entreprit essentiellement parce qu'il craignait de ne pas survivre au scalpel du chirurgien) pêche rarement par excès de modestie. Non qu'elle le devrait. Car la caractéristique qui, plus que toute autre, s'évince de son existence est son entêtement. Malgré sa vaste intelligence, sa maîtrise d'au moins quatre langues et sa culture étendue, il ne s'est pas une seule fois en 82 ans laissé détourner de son propos. Une résolution aussi ferme est quelque chose de rare parmi les gens qui se consacrent à changer le monde. Lorsque Cliff était accusé, comme cela lui arriva souvent, de donner trop d'importance aux grandes personnalités de l'histoire du socialisme - Marx, Engels, Lénine, Trotsky, Luxemburg - il répondait que, si l'on veut voir ce qui se passe derrière la foule, il faut se tenir sur les épaules des géants.
Il aurait été gêné, quoique, je pense, très heureux, d'être considéré comme l'un des grands, mais il y a un certain nombre d'entre nous, révolutionnaires britanniques, qui remercient leur bonne étoile d'avoir pu, durant quelque quarante années, se tenir sur ses épaules.