1883 |
"Si la centralisation des forces économiques qui sopère tous les jours plus complète, a pour terme nécessaire lappropriation
collective, ce nest que lorsque, par suite de laction révolutionnaire de la classe productive et non propriétaire, elle
sera entrée dans sa période socialiste, que cette évolution, inévitable ne se doublera pas, comme en régime capitaliste, de
la misère des travailleurs et de la ruine des propriétaires expropriés."
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Il y a six ans, la classe ouvrière qui n’était pas encore remise de l’épouvantable saignée de 1871, avait abandonné la tradition révolutionnaire en n’attendait plus son affranchissement que des associations coopératives généralisées. Les mots parti ouvrier et collectivisme , aujourd’hui passés dans notre langue politique, étaient, peut-on dire, inconnus ; les idées qu’ils représentent ne comptaient plus en France que de rares partisans, sans lien, sans possibilité d’action commune.
C’est le journal L’Egalité , fondé, à la fin de 1877, sur l’initiative de Jules Guesde et dirigé par lui, qui a seul donné l’impulsion au mouvement socialiste révolutionnaire actuel. Tel est le fait que ne réussiront pas à effacer les personnalités envieuses empressées à le masquer, ou tout au moins à l’amoindrir, ayant bien soin, dans leurs prétendues histoires, de cacher les dates qui ne laissent aucun doute à cet égard.
A ce moment, il y avait utilité à distinguer le communisme scientifique sorti de la savante critique de Marx, du vieux communisme utopique et sentimental français. La même dénomination pour deux théories différentes aurait favorisé une confusion d’idées qu’il était essentiel d’éviter; aussi avons-nous alors exclusivement employé le mot collectivisme .
Maintenant, nous écrivons collectivisme ou communisme indifféremment. Au point de vue de leur dérivation, ces deux termes sont également exacts; au point de vue usuel, ils ont les mêmes inconvénients. S’il y a eu un communisme dont nous devions nous distinguer, il y a des formes de collectivisme, les diverses contrefaçons belges par exemple, que nous répudions. L’important est de connaître non pas l’étiquette que chacun prend, mais ce que chacun met sous son étiquette.
A la suite d’une aventure galante qui s’est, paraît-il, passée quelques jours après la création du monde, l’homme a été condamné par Dieu à gagner son pain à la sueur de son front. Aujourd’hui que Dieu est en train de mourir sans postérité, n’ayant jamais su assurer l’exécution de son ordonnance, le socialisme se propose de ramener à l’observation de l’arrêt divin ceux qui, depuis trop longtemps, gagnent leur pain, avec beaucoup de beurre dessus, à la sueur du front des autres. Ce but peut-il être atteint ? oui, par la socialisation des moyens de production à laquelle tend notre milieu économique.
Là où le travail fourni à peine ce qui est indispensable à la vie de tous, là où, dès lors, il absorbe presque tout le temps de chacun, la division de la société en classes plus ou moins subdivisées, est fatale. Une minorité parvient par la violence et la fraude à s’exempter du travail directement productif, pour se consacrer à la direction des affaires, c’est à dire à l’exploitation de la majorité vouée au travail. Grâce à l’habitude, à la tradition, cette majorité en arrive à subir, sans résistance, une organisation qu’elle a fini par regarder comme naturelle, jusqu’au jour où cette organisation, ne répondant plus aux besoins de la société, est éliminée par une combinaison plus en rapport avec la nouvelle manière d’être de la production matérielle.
L’esclavage et le servage ont été conformes à la nature de la production. Ils ont disparu lorsque le degré de développement de la production a rendu le travail de l’homme libre plus utile que le travail de l’esclave ou du serf ; la justice et la fraternité n’ont été pour rien dans cette disparition.
Quelle que puisse être la valeur subjective de la morale, du progrès et autres grands principes mirobolants, cette belle phraséologie n’influe pas sur les fluctuations des sociétés humaines, elle est par elle-même impuissante à amener le moindre changement. Les évolutions sociales sont déterminées par des considérations moins sentimentales. Leurs causes se trouvent dans la structure économique, dans le mode de production et d’échange qui préside à la distribution des richesses et, par conséquent, à la formation des classes et à leur hiérarchie. Lorsqu’elles s’opèrent, ce n’est pas parce qu’elles correspondent à un idéal supérieur de justice, c’est parce qu’elles s’accordent avec l’ordre économique du moment.
Toutefois, ces mouvements sociaux ne s’effectuent jamais pacifiquement : les éléments nouveaux ont à réagir violemment contre l’état de choses qui les a élaborés et que, pour pouvoir continuer leur évolution, ils doivent briser, de même que le poussin doit briser la coquille dans l’intérieur de laquelle il vient de se former.
Si l’avènement de la bourgeoisie a eu pour conséquence la destruction des privilèges nobiliaires et l’abolition du régime corporatif, c’est qu’à la production capitaliste il fallait le travail libre : la liberté du travail à instituer a entraîné l’affranchissement du travailleur de la dépendance féodale et de la hiérarchie corporative. Il fallait, en outre, à la bourgeoisie, la possibilité d’accaparer les sources des richesses : l’anéantissement des prérogatives surannées des nobles l’a mise en possession de la terre qu’ils détenaient et du pouvoir qu’ils monopolisaient.
Le travailleur libre, pouvant en droit disposer de sa personne, a été en fait obligé d’en disposer pour vivre, n’ayant pas autre chose à vendre. Il a été condamné, dès lors, au rôle de salarié à vie.
Le renversement de l’ordre féodal n’a pas été marqué par la suppression des classes, mais par la substitution d’une nouvelle oppression à l’ancienne, par l’établissement de conditions restreignant la lutte entre les deux camps opposés qui peu à peu englobent toute la société : la bourgeoisie capitaliste et le prolétariat.
En somme, ce qui, de différentes façons conformes exclusivement à la situation économique différente des milieux et des époques, a été organisés jusqu’à présent, c’est la satisfaction des besoins d’une partie de la collectivité à l’aide du travail d’une autre partie. Les uns consomment avec superflu ce que les autres sont astreints à produire en recevant à peine pour eux-mêmes le nécessaire.
Substitué aux autres formes de travaux forcés, le salariat a avantageusement déchargé le capitaliste de l’entretien des producteurs. Qu’on le fit ou non travailler, l’esclave était assuré de sa pitance quotidienne ; le salarie ne peut acheter la sienne qu’à la condition que le capitaliste ait besoin de son travail ; et l’insécurité pour le producteur réel est telle, que la charité publique doit nourrir certains de ceux à qui incombe, de par le mode d’organisation sociale, la tâche de nourrir la société, et qui, de par le même mode d’organisation, sont plus ou moins fréquemment exclus de la possibilité d’accomplir leur tâche !
Le socialisme combat pour la disparition du salariat. Certes, notre théorie est adéquate à l’idée de justice, comme l’engendrent dans notre état économique les intérêts humains à satisfaire également ; mais ce n’est point parce qu’elle est juste que nous poursuivons sa mise en pratique, nous avons trop, en effet, que les plus généreuses revendications formulées par la raison pure ne peuvent suppléer les données de l’expérience.
Pour qu’une théorie soit applicable, si légitime qu’elle paraisse, son fondement doit se trouver dans les faits, avant de se trouver dans le cerveau. Aussi les premiers théoriciens socialistes n’ont-ils pu faire sortir le socialisme du domaine de l’utopie, à une époque ou n’existaient pas encore les conditions économiques qui permettent, qui imposent sa réalisation. L’expérience acquise n’étant pas telle qu’ils pussent donner une base matérielle à leurs intuitions, malgré leur génie, malgré leurs aspirations philanthropiques, malgré leurs récriminations indignées, malgré l’acuité des souffrances auxquelles ils voulaient porter remède, ils ne pouvaient rendre le socialisme praticable. S’il l’est à l’heure actuelle, c’est que, devenue adéquate à la manière d’être des forces productives, la solution communiste n’est que le terme naturel de la phase sociale que nous traversons.
Reposant sur l’insuffisance de la production, la division en classes n’a plus, en effet, de raison d’être. L’industrie mécanique a prodigieusement développé la puissance productive de l’homme, tout en diminuant le temps de travail nécessaire à la satisfaction des besoins généraux. Pour la première fois apparaît la possibilité de procurer à chacun, moyennant un léger temps de travail, de larges facilités d’existence matérielle qui iront en s’élargissant. L’esclavage des uns a été la condition du bien-être des autres ; avec les machines, ces esclaves de fer, le bien-être de tous est possible.
Qui dit machinisme, qui dit vapeur, dit nécessairement concentration économique, et le collectivisme n’est que le couronnement de cette concentration sortant, non de notre imagination, mais de l’ordre des choses.
Au point de vue agricole, il est vrai, la concentration est fort peu avancée en France. Notre sol est morcelé et notre régime de petits propriétaires cultivateurs empêche la division du travail, le machinisme, l’exploitation méthodique. Seulement ce régime renferme les éléments d’une dissolution plus rapprochée qu’on ne pense.
Le paysan ne doit pas se contenter de produire pour son usage personnel ; afin d’acheter le peu dont il a besoin, de payer ses impôts, d’acquitter les intérêts de ses dettes, il doit produire pour échanger, c’est-à-dire entrer en concurrence avec les autres producteurs. Dès lors, que la concentration soit effectuée quelque part, et nos petits propriétaires en ressentiront les effets.
Or, la concurrence américaine, encore à ses débuts, apporte déjà sur notre marché des produits à plus bas prix que ceux de nos agriculteurs. Pour lutter contre les produits américains, il faudrait rapidement diminuer les frais de production, et recourir à l’outillage mécanique incompatible avec la petite propriété et la petite culture. Cependant, si on ne modifie pas ce qui est, la lutte sera bientôt impossible ; nos propriétaires en sont à rechercher expédients de salut.
Mentionnons que cette petite propriété rurale, si vantée et si peu rémunératrice, est une des principales causes, par la stérilité préméditée de gens ne voulant pas que leur petit domaine s’émiette, de l’affaiblissement de la natalité en France : c’est dans les départements où le sol est le plus divisé, où les petits propriétaires sont le plus nombreux, qu’on a le moins d’enfants.
La petite propriété rurale est vouée à la disparition ; mais sa fin inévitable sera d’autant moins ruineuse pour les intéressés directs et pour la nation, qu’on préviendra plus tôt ce qui ne saurait être esquivé.
Au point de vue commercial, la concentration est commencée et en bonne voie ; les avantages qui en résultent sous le rapport du choix et du meilleur marché, assurent au grand commerce une prompte extension.
Au point de vue industriel, qui touche spécialement la classe ouvrière, la concentration est en grande partie opérée. La propriété industrielle revêt de plus en plus la forme sociétaire et obligataire. Toute idée de retour à la forme individuelle primitive est chimérique, étant donné le développement de la production.
Au point de vue financier, la concentration est faite, et le crédit est le plus puissant moteur de la centralisation économique ; c’est la finance qui régit la production et l’échange en drainant l’argent des petits capitalistes, en agglomérant les capitaux et en les manœuvrant souverainement ; c’est elle qui préside à la politique intérieure et extérieure, aux divers mouvements de la société moderne.
A tous les points de vue, la grande appropriation collective succède progressivement à la petite appropriation privée. Les ponts, les canaux, qui ont été propriété individuelle, sont aujourd’hui, presque sans exception, propriété nationale ou collective. Propriété nationale aussi les postes et les télégraphes ; nationalisés en partie les chemins de fer.
De ce que c’est là un argument qui prouve que l’évolution économique aboutit en tous ordres à la centralisation des forces productives, il ne faut pas conclure, à l’exemple des partisans du socialisme ou du communisme d’Etat, que cette évolution aboutit à la forme spéciale de centralisation représentée par le service public.
Le phénomène important, incontestable, est que la centralisation économique s’accomplit ; à présent, qu’elle s’accomplisse entre les mains des individualités de la classe dirigeante ou entre celles de l’Etat sous le commandement de cette classe, pour le résultat final cela est indifférent : en elle-même, l’absorption des entreprises privées par l’Etat ne ferait pas faire un pas à la solution de la question sociale.
Sans qu’il faille une longue réflexion, on peut constater que la plupart des branches de production, si elles tendent à se centraliser, ne tendent nullement à se constituer en services publics. Dès l’instant que cette forme spéciale de centralisation ne résulte pas de la nature des choses, il faut examiner si nous avons intérêt, le cas échéant, à la favoriser.
L’Etat n’est pas, ainsi que l’imprime certain bourgeois entré dans le parti socialiste, comme le ver dans le fruit, pour contenter ses appétits malsains en le désorganisant, « l’ensemble des services publics déjà constitués », c’est-à-dire quelque chose qui n’a besoin que de corrections par-ci, d’adjonctions par-là.
Il n’y a pas à perfectionner, mais à supprimer l’Etat, qui n’est que l’organisation de la classe exploitante pour garantir son exploitation et maintenir dans la soumission ses exploités. Or, c’est un mauvais système pour détruire quelque chose que de commencer par le fortifier. Et ce serait augmenter la force de résistance de l’Etat que de favoriser l’accaparement par lui des moyens de production, c’est-à-dire de domination. Ne voyons-nous pas les ouvriers des industries d’Etat courbés, comparativement aux autres, sous un joug plus pénible à secouer ?
Tandis qu’elle serait, de la sorte, préjudiciable aux ouvriers, la transformation en services publics, par les rachats auxquels elle donnerait lieu, serait une source nouvelle de tripotages financiers et bénéficierait aux capitalistes.
D’autre part, cette transformation ne faciliterait en rien la tâche du socialisme. Il ne sera pas plus difficile de s’emparer de la Banque de France ou des chemins de fer que des postes et télégraphes ; la prise de possession des grands organismes de production appartenant à des sociétés de capitalistes, sera aussi aisée que s’ils appartenaient à l’Etat.
La centralisation économique s’opère, voilà le fait. Partout la petite propriété d’un seul fait place à la grande propriété de plusieurs. La mise en commun des choses et des hommes est de plus en plus générale.
N’est-ce pas une application quotidienne du régime communiste, que l’organisation du travail dans les ateliers importants et les fabriques ?
En même temps que l’agglomération de producteurs régulièrement organisés a concordé avec la mise en commun des choses, les capacités directrices et administratives que réclame toute production sur une large échelle, se sont constituées en dehors de la minorité privilégiée. A mesure que l’instrument de travail prenait les proportions gigantesques qu’il a atteintes, il échappait au contrôle, à l’impulsion de son possesseur qui, graduellement, a rejeté sur des gérants, sur des employés, la surveillance et l’administration.
Autrefois, de l’activité du patron, de son intelligence, de son économie, dépendait le sort de sa petite entreprise. Le succès était attaché à la personne du maître qui remplissait ainsi une fonction sociale.
Aujourd’hui, avec le patronat individuel détrôné par la forme sociétaire, le possesseur des capitaux ne se préoccupe que de toucher ou, plus exactement, de manger ses revenus. Il n’a nul besoin de connaissances spéciales. Quel rôle joue l’actionnaire, le propriétaire actuel ? Qu’il soit idiot ou dépensier, qu’il meure ou qu’il se ruine, qu’importe à la prospérité de l’entreprise dont il accapare, sous forme d’actions, une part plus ou moins considérable de propriété ?
Ce sont des salariés, ingénieurs ou administrateurs plus ou moins bien rétribués, mais en définitive des salariés, qui remplissent, à l’heure présente, les anciennes fonctions du propriétaire là où la forme collective de la propriété a remplacé la forme individuelle. C’est en dehors de la féodalité capitaliste, que s’est élaborée l’élite intellectuelle pourvue des aptitudes nécessaires à la mise en œuvre des forces productives. La suppression des actionnaires, c’est-à-dire du propriétaire devenu rouage inutile, n’occasionnerait donc aucun trouble dans la production.
Si le capitaliste n’intervient plus dans l’acte de production qu’une fois le bénéfice obtenu pour se l’approprier, il ne voit que ce bénéfice à obtenir. De par sa volonté, son entreprise n’a qu’un but, qu’une orientation, la réalisation du plus grand bénéfice possible.
Pour ce faire, on exténue, d’abord, on épuise le producteur, ensuite on altère le produit. Les produits n’ont plus que l’apparence ; en tout et partout la falsification est la règle. Peu importe que des économies sordides provoquent la dégénérescence de la race par l’étiolement du producteur, l’empoisonnement du consommateur par sophistication des matières, la mort ou la mutilation par accidents sur les voies ferrées, etc. ; avant tout il faut remplir la caisse. Le règne grossier de la bourgeoisie a effrontément fait de tout une question d’argent, un article de commerce, et du commerce une escroquerie légalisée.
D’un autre côté, comme plus on vend plus on gagne, chaque entreprise rêve de monopoliser toutes les ventes de sa partie, et, à cet effet, produit tant qu’elle peut. Du reste, elle est poussée à produire sans cesse par l’intérêt qu’il y a à ne pas laisser dormir les coûteux instruments de production. Aussi le marché s’encombre, les marchandises s’entassent abondantes et invendables, des crises qui se renouvellent périodiquement éclatent ; les ouvriers alors chôment et meurent de faim parce qu’on leur a fait créer trop de moyens de consommation !
De tout ce qui précède, il suit que les exigences de la production entraînent tous les jours une plus large application de la division de travail et du machinisme ; le produit est de moins et moins une œuvre individuelle ; l’instrument de travail, colossal, demande, pour entrer en mouvement, une collectivité d’ouvriers ; le propriétaire, non seulement perd tout rôle utile, mais devient nuisible ; son élimination est donc nécessaire : les forces productives doivent fatalement marcher vers la destruction des obstacles qui entravent leur évolution normale, obstacles provenant du mode d’appropriation.
Comme pour la Révolution du siècle dernier, la préparation préliminaire de toute transformation sociale est accomplie pour le collectivisme ; les éléments matériels et intellectuels de la rénovation par nous poursuivie, qu’a engendrés le milieu actuel, sont suffisamment développés.
Les progrès de l’industrie mécanique permettent de réduire considérablement le temps de travail indispensable, tout en accroissant la production dans des proportions énormes ; le mode d’appropriation finissant par se conformer au mode de production, et celui-ci étant collectif, l’appropriation strictement individuelle va sans cesse diminuant ; l’organisation du travail correspondant à cet état de choses a écarté la caste propriétaire, en dehors de laquelle se recrutent les capacités directrices ; la possession par la bourgeoisie a abouti au plus funeste gaspillage des producteurs, des moyens de production et des produits.
Voilà les faits déjà déterminés par la force des événements, et ces faits conduisent à une organisation économique où la production, réglée socialement, le sera en vue des besoins d’une société qui n’envisagera les produits que sous le rapport de leur utilité respective ; où le gouvernement désordonné des hommes sera remplacé par l’administration consciente des choses soumise au contrôle de l’homme au lieu de peser tyranniquement sur lui ; où, avec le propriétaire privé, aura disparu le travail pour d’autres, le salariat.
Cette suppression de la propriété individuelle, et par suite du salariat et des maux de toute espèce qu’elle entraîne, n’est pas une fatalité parce que la justice le prescrit, mais pare que l’évolution de l’organisme producteur l’impose impérieusement. « Le socialisme, ainsi que l’a écrit Engels, n’est que le reflet dans la pensée du conflit qui existe entre forces productives et forme de production . »
Théorie scientifiquement déduite, notre collectivisme ou communisme repose sur l’observation, il constate les tendances et conclut à ce que les moyens de production, achevant leur évolution actuelle, soient socialisés.
Socialisés, disons-nous, et non pas communalisés comme le voudraient quelques-uns. Car les inconvénients de la propriété individuelle se retrouveraient dans la propriété communale, et aussi dans la propriété corporative, à cause, notamment, des partages inégaux qui en seraient la conséquence, de la productivité différente des moyens de production, etc. Que la lutte s’engage entre communes et communes, corporations et corporations ou patrons et patrons, il y aura inégalité entre travailleurs fournissant une même somme de travail et concurrence ruineuse ; ce serait, sous une autre forme, la continuation de la société présente.
S’en tenant aux faits, le socialisme scientifique ne peut préciser expérimentalement que le mode d’appropriation vers lequel marchent les forces productives. C’est le mode d’appropriation qui régit le mode de répartition des produits. Il est évident qu’une fois les moyens de production socialisés, c’est-à-dire ayant revêtu comme appropriation la forme communiste qu’ils ont déjà comme action, une distribution communiste des produits suivra. Seulement elle ne s’opérera pas d’après le vieux cliché si cher aux dévots de l’anarchisme et du possibilisme : « chacun donnant selon ses forces, recevra suivant ses besoins. »
De chacun selon ses forces, mais qui mesurerait la force de chacun ? Que ce fût l’individu lui-même ou un étranger, on se heurterait toujours à l’arbitraire. Du reste, notre tendance n’est pas, ne peut pas être de tirer de l’homme le maximum d’efforts dont il est capable ; nous devons chercher, au contraire, à diminuer l’effort humain, à raccourcir le plus possible le temps de travail, afin d’augmenter le temps consacré aux jouissances physiques et intellectuelles, au plaisir.
A chacun suivant ses besoins, mais ici encore qui mesurerait les besoins de chacun ? Si l’organisme producteur est tel, que les produits soient en quantité suffisante pour que chacun puisse consommer à sa guise sans restreindre la consommation des autres, pourquoi ne pas dire : à chacun suivant sa volonté ? Si les produits sont en quantité insuffisante pour satisfaire complètement tous les besoins de tous, comment proclamer le droit de chacun à consommer proportionnellement à des besoins par lui-même appréciés ? On ne peut nier que, dans cette dernière hypothèse, s’imposerait une limitation de la consommation individuelle, basée sur les conditions d’existence matérielle réalisées ; et quelle limitation concordant mieux avec le nouveau mode économique, que celle dont la mesure serait non la productivité individuelle, laquelle favoriserait les individus doués d’avantages naturels au détriment des moins bien pourvus, mais le temps de travail qui, égal pour tous, garantirait à tous les travailleurs une possibilité de consommation égale ?
Si le salariat touche déjà à son terme, si sa période est ainsi destinée à être beaucoup plus courte que celles de l’esclavage et du servage, c’est que les conditions extérieures qui rendent son élimination inévitable, se sont produites plus rapidement. Cela n’étonne pas lorsqu’on songe que les combinaisons sociales de l’époque bourgeoise, troublées à chaque instant par des modifications fondamentales des forces productives, sont loin d’avoir le caractère éminemment conservateur des modes de production précédents, et sont, par conséquent, plus aptes que ces derniers à créer rapidement une situation révolutionnaire.
Un prolétariat, assemblage de misérables sans volonté d’indépendance, sans conscience de la possibilité de s’émanciper, serait incapables de profiter de cette situation ; c’est pour obvier à ce mal que s’est formé le parti ouvrier.
Pour une classe ne devant être affranchie que par son propre action, son premier pas vers l’affranchissement est, en effet, sa formation en parti sciemment hostile à ses oppresseurs. Organisation en dehors de tous les partis bourgeois, quelle que soit leur cocarde, de tous les condamnés au salariat, de tous ceux qui voient leur activité subordonnée dans son exercice à un capital monopolisé par la minorité bourgeoise ; organisation de la force intéressée à briser la société capitaliste, séparation des classes sur tous les terrains et guerre des classes pour arriver à leur suppression, voilà la raison d’être du parti ouvrier.
A ceux qui entreprennent une guerre de classe, il faut un même signe de ralliement, un drapeau identique faisant l’union autour de l’idée commune ; il faut un programme de classe, tableau de revendications qui, étant collectives, doivent être à l’abri des fantaisies individuelles. La latitude laissée à chaque groupe de rédiger son programme, engendre des programmes contradictoires, source de divisions ; elle ouvre la porte à toutes les compromissions, à toutes les basses spéculations personnelles. Aussi les congrès ouvriers nationaux du Havre et de Roanne ont-ils donné au parti son programme unique de combat.
Constitué et armé, le parti ouvrier ne vise pas à recruter exclusivement ses adhérents parmi les prolétaires des villes ; si ces derniers sont « la force motrice historique de la société », il n’écarte pas dédaigneusement les paysans et les petits bourgeois. Il s’efforce de rendre conscients de leur position de classe inférieure, tous ceux dont les intérêts sont diamétralement opposés aux intérêts de la bourgeoisie capitaliste, aux intérêts de la classe vivant de l’exploitation du travail d’autrui.
Or, il n’est pas niable que le même antagonisme qui existe entre le prolétariat des villes et cette bourgeoisie, existe aussi entre cette bourgeoisie et les paysans, les petits propriétaires, les petits patrons. Cet antagonisme qui, dans le premier cas, provient de l’accaparement déjà effectué des moyens de production, sort, pour le second, de la menace d’un accaparement prochain.
Petits boutiquiers et petits patrons se consument en vains efforts dans leur lutte avec les grands magasins et les grandes usines, contre lesquels la concurrence est tous les jours plus pénible, de même que la concurrence signalée plus haut des produits de nos paysans contre les produits agricoles étrangers. Ils tentent de compenser, par la dépréciation notamment du tarif de la main-d’œuvre, les charges qui leur incombent. Eussent-ils les meilleures intentions en faveur de leurs collaborateurs salariés, la nécessité de vivre les contraint à l’exploitation de leur travail ; notre organisme économique n’autorise pas, en effet, à cesser d’être exploiteur sans devenir immédiatement exploité, il annihile les bonnes volontés individuelles.
Que ceux dont l’expropriation est imminente, fassent cause commune avec ceux dont elle est achevée. En régime capitaliste, cette expropriation inévitable les laissera sans ressources, tandis que, en régime communiste, ils continueront à disposer librement de leurs moyens de travail. Si les prolétaires ont à combattre afin d’acquérir la libre disposition de ces moyens, les petits bourgeois ont à combattre afin de la conserver. De la part des premiers c’est une guerre offensive, de la part des seconds ce doit être une guerre défensive, mais toujours contre le même adversaire, qui a enfermé les uns dans l’enfer du prolétariat et qui peu à peu y pousse les autres.
Cette guerre franche et consciente des classes, nous le prêchons conformément aux enseignements fournis par l’étude du mode d’évolution de l’humanité.
C’est sous forme de guerre des classes entre elles et de guerre des individus entre eux dans le sein de la classe régnante, guerres suscitées par les intérêts matériels, qu’apparaît dans la société humaine la lutte pour l’existence. C’est la guerre des classes créées par les relations économiques des diverses époques, qui domine tout le mouvement historique, qui explique les différentes phases de la civilisation. Guerre de classe, il n’y a pas eu autre chose sous les sentiments à panache, les formules pompeuses, les majestueuses apparences et les immortels principes des Constituants et des Conventionnels. En la préconisant, loin d’être ignorants de l’histoire, nous sommes fidèles à ses leçons.
On a essayé de légitimer scientifiquement l’existence des classes et de justifier les inégalités sociales en se basant sur la conception originale de Darwin, sur la sélection naturelle résultant de la concurrence vitale, du combat pour la vie.
Comment cette manière d’être de la matière qu’on appelle la vie, est-elle passée de l’humble cellule aux formes compliquées des organisations supérieures, à quelle cause mécanique rapporter la transformation graduelle des organismes et leur développement progressif, voilà ce qu’à recherché l’illustre savant ; la théorie darwinienne est l’indication d’un procédé de constitution des espèces. Mais, à côté de la sélection naturelle, et plus puissantes ou plus générales qu’elle, il peut exister d’autres causes de la production des espèces : il en est que l’on commence à soupçonner, il peut en être d’autres encore entièrement à découvrir.
En tout cas, loin d’être une source constante de progrès, la concurrence vitale est, en particulier lorsqu’elle s’exerce entre les hommes, cause d’affaiblissement.
Ce qu’il faut entre les hommes, c’est l’action commune, la solidarité, dans la lutte contre le reste de la nature, cette lutte devant être d’autant plus féconde que tous les efforts seront concentrés sur ce point, qu’une part d’activité ne se dépensera pas en une lutte intestine.
En admettant que la lutte entre organismes semblables s’impose aux animaux autres que l’homme, on en trouve la raison dans ce fait que l’animal consommant sans produire, la part consommée par les uns peut réduire la possibilité de consommation des autres. Tandis que l’homme, capable de produire et produisant plus qu’il ne consomme, peut vivre et se développer sans restreindre pour cela la consommation de ses semblables.
D’autre part, le travail humain est d’autant plus productif, qu’il repose sur une plus large combinaison de travailleurs fonctionnant ensemble dans un but commun ; l’utilité d’un tel mode d’exécution du travail tend à exclure la lutte, la division, entre les hommes.
De plus, la lutte entre les hommes civilisés, la guerre, entraîne non la suppression, mais la persistance des plus faibles ; les plus robustes, les mieux bâtis, étant pris par le service militaire.
En outre, la sélection sexuelle, favorable chez les animaux aux plus beaux, aux plus vigoureux ou aux plus intelligents, a chez l’homme un effet contraire : hommes et femmes sont généralement attirés par la richesse seule, et la richesse s’allie souvent à l’infériorité intellectuelle et physique.
Enfin, s’il est vrai que le progrès naît parfois de la lutte pour l’existence, c’est que les êtres en lutte opposant leurs qualités intrinsèques, la victoire appartient incontestablement à celui qui est supérieur. Dans les sociétés humaines, les combattants pour la vie sont dans des conditions d’inégalité étrangères à leur nature, les uns reçoivent une instruction dont les autres sont privés, les uns profitent des capitaux dont les autres sont dépourvus. Dès lors, le résultat de la lutte n’indique pas celui qui est réellement le meilleur, mais celui qui est socialement le mieux armé.
Et non seulement, de par notre civilisation, l’homme réduit à ses forces organiques à peu près incultes, l’homme sans armes, a dans la vie pour adversaire l’homme armé de toutes pièces, qui a eu les moyens de se développer et qui a les moyens d’agir, mais encore il n’est permis à ce paria d’user des seules forces qu’il possède, ses forces naturelles, que dans les limites étroites où l’enferme une législation uniquement destinée à protéger les forts contre les faibles. Non contente de ne pas armer ses adversaires, de les placer dans des conditions d’inégalité artificielle, la loi bourgeoise les garrotte et les jette ainsi liés dans le combat pour la vie.
La lutte, d’ailleurs, a perdu son caractère individuel en passant des sociétés animales dans les sociétés humaines. Les animaux luttent avec leurs armes naturelles incorporées à leur organisme, tandis que l’homme lutte avec des armes artificiellement adjointes à son être; or, les possesseurs de ces armes n’en sont qu’exceptionnellement les créateurs. En conséquence de cette particularité, la lutte prend, dans les sociétés humaines, le caractère de lutte de classes, lutte que, loin de la consolider, l’évolution humaine vise à éliminer avec la contradiction qui lui sert de base.
Pour offrir un dérivatif aux passions populaires menaçantes, les Napoléon III, les Bismarck et les Alexandre de Russie ont songé à substituer les guerres de races aux luttes nationales intérieures. Ces diversions qui peuvent avoir pour leurs auteurs une utilité momentanée, sont désormais impuissantes à ressusciter le chauvinisme, à donner l’étranger comme aliment aux haines intestines détournées de leur but.
Le capital n’a pas de patrie, il va là où il trouve de bons placements. Si l’exploitation bourgeoise est nécessairement devenue, par le fait des développements économiques, une exploitation internationale, si elle ne connaît ni races ni frontières, s’exerçant indifféremment partout où il y a à voler et l’intervention gouvernementale se produisant en sa faveur partout où elle s’exerce, en face de ce cosmopolitisme financier, de l’Internationale jaune, l’internationalisme ouvrier se dresse, correspondant au véritable antagonisme des intérêts en jeu.
Aujourd’hui les forces économiques, en se concentrant, accentuent, sans distinction de frontières, la séparation de la société en deux classes, obligeant les uns, la majorité tous les jours plus nombreuse, à vendre sa puissance de travail pour vivre, et permettant aux autres, la minorité de plus en plus restreinte, de l’acheter pour s’enrichir. Ce qui oblige, en effet la classe ouvrière à vendre sa puissance de travail, c’est que la possibilité directe de la mettre en activité, c’est que les moyens en travail lui manquent. Plus elle la vend, plus elle enrichit les capitalistes et plus, par suite, elle les met à même de monopoliser les moyens de travail qui, lui faisant toujours défaut, perpétuent sa subalternisation.
La classe moyenne, guidée par ses instincts conservateurs mais peu clairvoyants, s’interposait entre la bourgeoisie capitaliste et le prolétariat, au bénéfice de la première ; elle tend à disparaître, car la centralisation économique s’accroît, à ses dépens, par l’absorption constante des moyens de production appartenant aux petits détenteurs dans l’impossibilité de soutenir la concurrence des gros capitaux.
Cette distinction en classes et la lutte dont elle l’origine, ne disparaîtront qu’avec la suppression des inégalités artificielles, que par la reconnaissance de l’égalité sociale de tous devant les moyens de développement et d’action des facultés musculaires et cérébrales.
L’égalité devant les moyens d’action découlera de la socialisation des forces productives que prépare, nous l’avons vu, la centralisation économique actuelle.
L’égalité devant les moyens de développement résultera de l’admission de tous, je ne dirai pas, en employant la formule usitée qui ne pouvant évidemment pas être prise au pied de la lettre est mauvaise, à l’instruction intégrale, mais à l’instruction scientifique et technologique, générale et professionnelle.
Ce qu’il faut assurer à tous, c’est ce que réclame le mode moderne de production, une instruction qui, par des vues d’ensemble, mette les individus à même de tout aborder, de comprendre les relations générales dérivant des résultats empiriques des sciences particulières, en leur faisant néanmoins acquérir des capacités spéciales concordant avec leurs aptitudes et leurs goûts, une instruction, en un mot, qui adapte le travailleur aux exigences multiples du travail.
Ce n’est que par cette égalité devant les moyens de développement et d’action, dont la garantie sociale assurée à tout être humain sans distinction de sexe est conforme aux nécessités si variées de la production moderne, que sortira l’affranchissement de la femme comme celui de l’homme.
Bête de luxe ou bête de somme, voilà ce qu’est presque exclusivement aujourd’hui la femme. Entretenue par l’homme lorsqu’elle ne travaille pas, elle est encore obligée d’être entretenue par lui lorsqu’elle se tue à travailler.
A quantité et qualité égales, le travail de la femme est moins rétribué que celui de l’homme. Donc, qu’elle soit ou non sous la dépendance patronale, elle n’échappe pas à la dépendance masculine et est, de toutes façons, contrainte à chercher dans son sexe, transformé d’une manière plus ou moins apparente en marchandise, le supplément à des ressources insuffisantes.
Si elle a été longtemps placée par sa nature même dans une situation inférieure, à cette heure existent les conditions qui lui ouvrent les divers genres d’activité. Le développement de l’industrie mécanique a élargi la sphère étroite dans laquelle la femme était confinée. Il l’a débarrassée des anciennes fonctions ménagères et, en supprimant l’effort musculaire, l’a rendue apte aux emplois industriels. Aussi, déjà arrachée au foyer domestique et jetée dans la fabrique, devenue l’égale de l’homme devant la production, il ne lui reste plus qu’à s’émanciper en tant qu’ouvrière, pour être socialement son égale en tous ordres, pour être maîtresse d’elle-même.
Son infériorité légale n’étant que le reflet de l’asservissement économique particulier dont elle est victime, son égalité civile et civique ne saurait être efficacement poursuivie en dehors de ce qui peut amener l'émancipation économique, à laquelle, pour elle comme pour l’homme, est subordonnée la disparition de toutes les servitudes.
Parce que le socialisme parle d’égalité, sans prendre la peine d’examiner ce qu’il entend par là, on l’accuse de rêver un nivellement aussi chimérique qu’universel, d’aboutir à une médiocrité uniforme.
Il résulte de ce qui précède que le socialisme demande l’égalité devant les moyens de développement et d’action, c’est-à-dire l’égalité du point de départ. Or, cette égalité n’entraîne, en aucun cas, ni l’égalité d’allure, ni l’égalité au point d’arrivée. En assurant à tous les organismes humains part égale devant les possibilités d’éducation et d’exercice, loin de réaliser l’uniformité, le socialisme fera germer et accentuera les inégalités naturelles, musculaires ou cérébrales. Ce sont là des différences que, quand même ce serait possible, le socialisme scientifique se garderait bien d’effacer, sachant que cette hétérogénéité est une des conditions essentielles du perfectionnement de l’espèce.
Tant que l’égalité sociale devant les moyens de développement et d’action, déduite des tendances intimes de la production moderne, ne sera pas établie, proclamer le droit de l’homme à être libre équivaudra à accorder libéralement à un paralytique la permission de marcher. Avec cette égalité seule, la liberté, autrement dit le jeu de tous les organismes humains suivant leur volonté consciente, deviendra une réalité.
Le socialisme veut la liberté entière de l’homme, mais ici il ne faut pas qu’il ait d’équivoque. Il n’est pas de mot plus élastique que le mot de liberté, c’est un pavillon qui couvre toute espèce de marchandises.
Sous prétexte de liberté des cultes, les champions du plus radical des libéralismes toléreraient en tout état de choses les pratiques religieuses, c’est-à-dire le danger avéré du viol intellectuel des enfants, risquant d’être dans l’impuissance morale d’exercer sciemment leur faculté de vouloir.
D’autres défendent une liberté du père de famille, qui n’est souvent qu’un attentat légitimé contre l’enfant empêché de devenir normalement ce que sa nature comporte.
Au nom de la liberté du travail, on consacre la liberté pour le capitaliste d’exploiter à sa guise le travailleur, et pour le travailleur l’obligation de se soumettre.
Ces libertés, prodigalement accordées à quelques-uns, sont aussi fondées que le serait la liberté pour l’aiguilleur de manœuvrer les aiguilles et d’opérer les changements de voie au gré de ses caprices.
La liberté est pour chacun, non le droit, qui ne signifie rien, mais le pouvoir moral et matériel de satisfaire ses besoins naturels ou acquis. Dérivant de l’égalité devant les moyens de développement et d’application des facultés organiques, en d’autres termes, de l’universalisation de l’instruction et de la socialisation des forces productives, elle implique l’action commune, la solidarité.
Isolé, l’homme ne connaîtrait d’autres limites à son action que celles de sa force ; son action se trouverait du coup singulièrement restreinte. C’est pourquoi, sous l’empire de l’intérêt personnel, l’action commune se substitue de plus en plus à l’action strictement individuelle. L’homme est pour l’homme un auxiliaire nécessaire ; la communauté d’action, visant par des fonctions différentes, mais respectivement indispensables, à la réalisation d’un but commun, le bien-être, doit évidemment se compléter par la communauté d’avantages.
La solidarité qui a été successivement familiale, communale, nationale, tend à devenir internationale. La faculté, dès lors, pour l’homme d’agir seul, d’être absolument indépendant de l’action des autres, en un mot, l’autonomie si obstinément glorifiée, si elle n’était rendue irréalisable par l’évolution économique qui domine toutes les relations humaines, serait un retour en arrière, une diminution de puissance, c’est-à-dire de liberté, pour l’individu, au lieu d’en être un accroissement.
La liberté étant d’autant plus grande qu’elle est moins subordonnée dans son exercice à des circonstances étrangères à la volonté, et les obstacles contre lesquels se heurte la volonté étant d’autant plus faciles à vaincre que les forces qui les combattent sont moins éparpillées, la centralisation, grâce à laquelle on peut atteindre au maximum des résultats avec le minimum d’efforts, s’impose comme garantie d’expansion pour la liberté individuelle.
D’ailleurs, c’est seulement hors de l’atelier que l’activité corporelle et intellectuelle pourra revêtir le caractère de liberté qui en fait le charme. Une organisation mécanique, en effet, ne permet pas l’essor spontané des facultés humaines ; l’homme n’est là qu’un rouage du machinisme, réduit à s’adapter aux mouvements automatiques de l’ensemble. Plus la machine sera perfectionnée et universalisée, moins l’homme aura de travail à accomplir, mais moins aussi, prise en masse, le travail sera le libre jeu de l’initiative humaine et plus il sera ennuyeux pour un plus grand nombre de travailleurs. Avec la courte durée du travail, la diversité saine dans l’ennui inévitable, voilà ce qui sera aisément réalisable.
Il y aura, peut-on objecter, obligation de travail.
La liberté sera en matière de travail tout ce qu’elle peut être en n’importe quelle autre matière : le jeu de l’activité humaine, non entravé socialement, et seulement limité par les fatalités organiques ou extérieures. En supposant qu’il soit demain permis d’aller tout nu, les gens, avec la température de nos hivers, continueraient à se vêtir, non par contrainte du fait d’autrui, mais par nécessité provenant de leur organisme. Est libre l’homme dont la volonté n’est déterminée que par des mobiles pris en lui-même, qui peut à sa guise s’accommoder aux conditions nécessaires de sa vie : sera donc libre l’homme dont la volonté de travailler ne proviendra, comme sa volonté de manger, que de ses besoins personnels à satisfaire, ne travaillant qu’à ce qui lui conviendra, sachant qu’il ne travaille que pour lui, ayant conscience de travailler de son seul gré.
Ce ne sera probablement pas par plaisir qu’on travaillera, étant donnée la manière d’être, cependant aussi améliorée que possible, du travail ; on aura pour guide unique l’intérêt, l’intérêt qui est le point de départ réel de tous les actes de l’homme, qui régit tous les rapports de l’individu avec le milieu ambiant.
C’est également en excitant l’intérêt, qu’on assurera l’exécution des travaux tout particulièrement dangereux ou répugnants, grâce à une majoration du prix de l’heure de travail ordinaire. On établira que quatre heures, par exemple, consacrées à une de ces spécialités ingrates équivaudront à six ou sept heures de travail simple. Il n’y aura pas là, du reste, de détermination arbitraire ; la différence, pour un même gain, entre le temps employé à des travaux ordinaires et celui employé à des travaux pénibles, variera d’après l’offre et la demande de ces derniers travaux. On n’aura pas à condamner une catégorie de travailleurs à les exécuter. Il n’existera pour personne en cette matière, ni obligation directe émanant d’une législation spéciale, ni obligation indirecte conséquence de l’impossibilité de trouver à vivre en faisant autre chose. Ceux qui accompliront ces besognes seraient absolument libres de se livrer à d’autres travaux. On ne spéculera donc point comme aujourd’hui sur leur misère, mais sur ce désir très réel chez beaucoup, soit d’un gain plus fort pour un même temps de travail, soit d’un loisir plus grand avec un même gain. Mentionnons que l’esprit de dévouement qui existe chez l’homme comme chez le chien par exemple, pourra aussi s’exercer et s’exercera d’autant plus que l’entraînement, l’émulation, comprimés aujourd’hui chez ceux qui savent qu’ils travaillent pour d’autres, prendront enfin leur essor.
Dans ces conditions, l’homme ne travaillant plus pour obéir à une contrainte étrangère à son organisme, le travail, selon l’ingénieuse expression d’un des plus érudits penseurs socialistes, Paul Lafargue, ne sera pour tous que le « condiment des plaisirs de la paresse ». Reprenant son individualité annihilée par la besogne mécanique que les progrès de la technologie tendront à abréger et à alléger, l’homme pourra, son travail terminé, goutter, au gré de ses désirs, les jouissances physiques résultant du complet exercice de ses organes, et les jouissances intellectuelles que procure la culture de la science et de l’art. Le plaisir, but de tout organisme vivant, se réalisera alors pour chacun conformément à sa nature.
Mais cette liberté est subordonnée à la socialisation des moyens de production ; la collectivité n’en jouira que lorsqu’elle aura les moyens économiques d’en jouir. Or, les détenteurs privilégiés de ces moyens, condition sine qua non de la liberté, les abandonneront-ils, dès l’instant qu’ils seront libres eux aussi, libres de ne les pas abandonner ?
Liée à la possibilité pour chacun d’avoir à sa disposition l’instrument et la matière de travail, la liberté ne sortira que d’une pression exercée sur leurs propriétaires actuels, sur ceux qui sont trop libres alors que la majorité laborieuse ne l’est pas du tout. Instruits par l’expérience de toute l’histoire qui montre que les classes dirigeantes ne se suicident – quand elles se suicident – que lorsqu’elles s’aperçoivent qu’on va les tuer, sachant que, logiquement et chronologiquement, la nuit des 4 août ne vient qu’après les 14 juillet, nous sommes révolutionnaires.
Nous sommes partisans du recours à la force pour arriver à la liberté, de même qu’on a recours dans certains cas pathologiques à la camisole de force pour amener la guérison. Une fois guéri, en état de santé, on a la liberté entière des mouvements ; tant qu’on est malade, il peut y avoir défense de remuer pour la partie du corps dont les mouvements compromettraient la santé générale. Si, dans la période de traitement qu’exigera la modification de l’ordre social, refuser la liberté à ceux dont l’action pourrait mettre en péril notre réorganisation, c’est être autoritaire, nous sommes autoritaires. Nous voulons procéder autoritairement contre la caste ennemie, nous voulons supprimer les libertés capitalistes qui entravent l’épanouissement des libertés ouvrières.
Mais qu’ici les jésuites rouges ou tricolores ne dénaturent pas notre pensée. L’autorité que nous affirmons utile, n’est point l’autorité césarienne des individualités, quelles que soient ces individualités, sur la masse, c’est l’autorité de la masse sur les individualités qu’elle emploie, c’est l’action directe des intéressés, l’autorité du prolétariat et non sur le prolétariat. Cette autorité de l’ensemble de ceux qui ont intérêt à être libres, ne saurait être pour eux oppressive, à moins d’admettre l’oppression des gens par eux-mêmes. La dictature de classe devra régner, jusqu’au jour où la liberté possible pour tous pourra, sans inconvénients pour personne, être reconnue à tous.
Le recours à la force, à la révolution, par la classe qui, afin d’être libre, est obligée de conquérir les moyens de l’être, ne sera pas autre chose que la force retournée par les exploités contre les exploiteurs.
La minorité possédante a placé ses monopoles sous la protection d’une force capable de refréner les tentatives de révolte de la majorité déshéritée ; c’est dans l’existence de classes antagoniques, qu’on trouve la raison d’être des armées permanentes, qui ne sont que la permanence de la force nécessaire à la sécurité de la classe privilégiée – la Belgique, par exemple, a une armée permanente quoique sa neutralité ait été établie par les puissances européennes – et qui ne disparaîtront qu’avec leur cause.
Si l’armée permanente est, dans toute sa brutalité, l’organisation de la force à laquelle n’hésitent jamais à s’adresser les fondés de pouvoir de la caste propriétaire en péril, la légalité n’est que la force systématiquement coordonnée en sentences. Entre l’emploi de la force brutale et l’emploi de la force méthodique, il n’y a qu’une simple question de forme ; le résultat est le même. Qu’on soit assommé sauvagement ou conformément aux règles de la boxe, on n’en est pas moins assommé. La loi n’est que la consécration de la force chargée de maintenir intacts les privilèges économiques de la caste possédante et dirigeante ; et c’est en opposant victorieusement la force à la force, en brisant violemment, par conséquent, cette forme de la force qu’est la légalité, qu’une classe inférieure parvient à son affranchissement.
Si notre but, la socialisation des forces productives, est une nécessité économique, notre moyen, la force, est une nécessité historique.
Tous les progrès humains, toutes les transformations sociales et politiques de notre espèce, ont été l’œuvre de la force. S’en tenant à l’histoire moderne de notre pays, on constate que la déchéance de la royauté du droit divin et celle de l’ordre féodal sont dues à la révolution de 1789 ; que la disparition d’une religion d’Etat a résulté de la révolution de 1830 ; qu’on doit l’établissement du suffrage universel à la révolution de 1848, et la proclamation de la République à la révolution de 1870.
Aussi il y eu un droit, que dis-je, un devoir d’insurrection inscrit dans l’évangile bourgeois, dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. De ce droit dont elle faisait un devoir pour la masse à son service, la bourgeoisie a largement usé ; elle s’est émancipée par l’insurrection ; c’est par l’insurrection qu’elle est graduellement parvenue à la toute-puissance. Dès l’instant qu’elle a atteint son maximum de domination, ce droit, ce devoir, n’existe plus, et elle réprouve, employée contre elle, cette force qu’elle a utilisé à son profit : le droit à l’insurrection doit être périmé puisqu’elle n’en a plus besoin. C’est pourquoi elle cherche à convaincre le prolétariat de l’inefficacité de la méthode révolutionnaire. Que lui offre-t-elle à la place ?
L’argument cher à nos réformistes platoniques, c’est qu’il faut avant tout modifier les idées et les sentiments de la nation. Instruire le peuple, clament-ils, toute la question sociale est là, c’est dans les esprits que doit se faire la révolution.
L’instruction est incapable d’atténuer en quoi que ce soit l’exploitation de la classe laborieuse. Pour si grands que fussent les progrès de son éducation, la majorité non possédante, contrainte pour vivre à vendre sa puissance musculaire ou cérébrale, ne cesserait pas d’être sous la dépendance de la minorité possédante. L’universalisation de l’instruction sans l’universalisation de la propriété, ne changerait rien à la situation matérielle présente du salarié, les moyens de travail ne pouvant lui manquer dans une proportion moindre parce que, toujours dépossédé, il serait plus instruit.
Si nous sommes forcés de constater qu’elle ne saurait amener la plus légère amélioration dans le sort du prolétariat, nous sommes loin de faire fi de l’instruction. Nous reconnaissons d’autant plus son utilité que, répandue dans la masse, elle aura une heureuse action au point de vue révolutionnaire. Plus la masse sera instruite, plus elle prendra vite conscience de sa position d’exploitée, et moins elle sera disposée à souffrir en silence ; tout salarié instruit sera bien près d’être un révolté. Mais si l’éducation de la classe ouvrière peut la pousser à employer la force pour hâter la solution nécessaire, elle est incapable de suppléer à cet emploi.
Quant à l’espoir de modifier directement l’état mental de la nation considérée dans son ensemble, c’est une utopie. Le milieu économique déterminant, avec les conditions d’existence, les idées de l’homme, pour changer chez tous celles-ci, il faut commencer par modifier les phénomènes extérieurs dont elles ne sont que la représentation cérébrale. La seule transformation à poursuivre est la transformation du mode de propriété, quel que soit le point de vue qu’on envisage, religieux, moral, politique ou économique.
Au point de vue religieux, il y a simplement projection de phénomènes naturels en dehors et au-dessus du monde réel. En butte à des forces extérieures, les hommes ont incarné des personnages mythiques dans ces forces. A cette heure, les forces naturelles à peu près domptées par l’homme, de plus en plus conscient de leurs effets, et rapportées à leurs causes véritables, ne donnent plus lieu à personnification, à divinisation.
Seulement, aux forces de la nature se sont ajoutées, pesant sur l’existence de l’homme et la dominant de jour en jour d’une façon plus prépondérante, les forces sociales. C’est dans l’origine inexpliquée des douleurs subies, dans leur apparence inévitable métamorphosée en institution surnaturelle, qu’il faut aujourd’hui chercher la source des idées religieuses. Tant que la masse sera le jouet du mode de production, les misères que le mode capitaliste engendre et dont elle souffre, conserveront à ses yeux un caractère extra-humain ; la peur de cet inconnu qui l’accable, le sentiment religieux, persistera.
La religion n’est plus que le reflet cérébral des forces sociales, les dernières forces externes que leur manière d’être fait paraître à l’homme comme découlant d’une puissance supérieure. L’affranchissement de la pensée est donc lié à l’affranchissement du travail, de la vie pratique. Le despote terrestre, le capitaliste, entraînera dans sa chute le croquemitaine céleste : l’homme régissant la production au lieu d’être régi par elle, trouvant enfin le bien-être sur la terre, ayant une vue nette et précise de sa situation dans l’univers en général et dans la société en particulier, le besoin du genre d’espérances et de consolations, conséquence de la tyrannie actuellement mystérieuse pour la masse, la croyance en un être suprême, dispensateur souverain des bonheurs et des souffrances, disparaîtront universellement.
Nos bruyants anti-cléricaux, ridicules amateurs de baptêmes civiles et autres rites, qui s’imaginent dégager la société civile de toute attache mystique et mystificatrice en mangeant une andouillette le vendredi-saint, font de la libre-pensée la condition première de la régénération sociale. Ils ne voient pas, ou ne veulent pas voir, que les religions ne sont pas des organismes indépendants du milieu économique dans lequel elles évoluent. Les groupes libre-penseurs, ainsi que les loges maçonniques, sont d’excellentes pépinières de candidats, des tremplins que l’usage a montrés commodes pour sauter dans les assemblées électives, mais c’est tout ; ils n’aboutiront même pas à la suppression du budget des cultes, car, en tant que service public ou engin de domination, ce qui est tout un, la religion est un rouage trop utile à tout gouvernement de caste.
Au point de vue moral, sans parler des actes délictueux ou criminels qui, lorsqu’ils ne sont pas des produits organiques d’un genre particulier relevant de maisons de santé, proviennent des conditions sociales issues d’un ordre économique reposant sur la poursuite effrénée des moyens de jouissance sans effort correspondant, considérons la réprobation dont l’opinion publique frappe la maternité en dehors du mariage et la naissance illégitime. D’où vient cette réprobation ?
Les mœurs sont les rapports que les intérêts en contact établissent entre les hommes. Jusqu’à ce jour, il n’y a eu en présence que des intérêts antagonistes, dont les uns ont toujours été sacrifiés à la prospérité des autres. Il est clair, dès lors, que les intérêts des plus forts ont seuls déterminé le mode de relations entre les hommes, et imposé les appréciations relatives à ce qui devait être considéré comme bien et à ce qui devait être considéré comme mal. Les mœurs prépondérantes d’une époque sont les mœurs de la classe dominante, la morale vulgaire est toujours celle qui est conforme à ses intérêts.
Si on cessait de mépriser les filles qui se laissent faire un enfant, si on traitait l’enfant né hors mariage comme l’enfant légitime, la liberté des relations sexuelles s’étendrait au détriment du mariage. Or, c’est le mariage qui imprime à la classe possédante son caractère héréditaire et développe ainsi ses instincts conservateurs.
Aussi, pour la femme non mariée, l’honnêteté est censée résider dans la continence, et quand elle « succombe », avec quelle dureté les plus libertins lui jettent l’insulte et ricanent de ce qu’on appelle son déshonneur ! Bien clairsemés sont ceux qui ne suivent pas le courant. Même chez les écrivains qui ont maladivement cherché à l’idéaliser, le fait pour la femme de se livrer à celui qu’elle aime et qui la désire, sans que cela ait été préalablement affiché, publié et contresigné, est un acte des plus tragique.
L’utilité du mariage, qui est un règlement de propriété, un contrat d’affaires, avant d’être une union de personnes, résulte de la structure économique d’une société basée sur l’appropriation individuelle. En offrant des garanties pour les enfants légitimes et en leur assurant les capitaux paternels, il perpétue la domination de la caste détentrice des forces productives. Et, entre parenthèses, malgré le divorce, les considérations pécuniaires qui président à la conclusion du mariage et qui jouent le principal rôle pendant sa durée, maintiendront en fait, sauf de rares exceptions, son indissolubilité. Les susceptibilités morales céderont devant les intérêts matériels, et on ne s’avisera pas, pour quelques irrégularités de conduite du conjoint, de rompre une bonne affaire.
Le mode de propriété transformé, et après cette transformation seulement, le mariage perd sa raison d’être, et librement alors, sans crainte de mésestime, filles et garçons pourront écouter leur nature, satisfaire leurs besoins amoureux, et exercer tous les organes dont l’hygiène exige le fonctionnement régulier.
L’égalité des moyens d’action et de développement réalisés pour tous, l’entretien des enfants soustrait au hasard de la naissance et devenu, comme l’instruction, charge sociale, il n’y aura plus place ni pour la prostitution, ni pour le mariage qui n’est dans son ensemble que la prostitution par-devant le maire.
La prostitution, en effet, consiste dans la subordination des rapports sexuels à des considérations financières. De toutes façons aujourd’hui la femme est l’entretenue de l’homme. Celles qui ne peuvent acheter un mari chargé par cela même de pourvoir à toutes les dépenses, se louent temporairement pour vivre ; mariées ou non, en général, c’est de l’homme et par l’homme qu’elles vivent. Les plus vertueuses indignations n’y changeront rien ; il en sera ainsi jusqu’à ce que la femme soit émancipée au point de vue économique. Alors les rapports sexuels n’étant plus dominés par des mobiles étrangers à leur fin naturelle, seront des rapports essentiellement privés, basés sur ce qui seul les rend dignes, sur l’amour, sur le désir mutuel, aussi durables ou aussi variés que le désir qui les provoque.
Au point de vue politique, la bourgeoisie ressasse aux ouvriers que, s’ils désirent des réformes, ils sont souverains, ils ont le suffrage universel opérant dans les conditions qu’il lui a plu d’indiquer, au moment choisi par elle. Ils seraient vraiment bien difficiles de ne pas se contenter de cette arme de papier, avec laquelle ils ne peuvent rien contre ceux qu’ils ont à combattre.
Détentrice des moyens de production, la minorité est maîtresse absolue de l’existence d’une majorité qui ne peut satisfaire ses besoins organiques les plus urgents qu’à l’aide du salaire. Pour avoir ce salaire indispensable, elle est obligée de s’incliner devant les volontés de ceux qui, pouvant seuls le fournir, disposent souverainement de la vie et de la liberté de tous.
La souveraineté sans la propriété n’est pas seulement inutile, elle est le plus perfide des pièges. Avant l’instauration du suffrage universel, le cens servait de barrière entre possédants et dépossédés ; ceux-ci se trouvant écartés du gouvernement comme de la propriété, leur organisation en classe distincte, qui aurait été menaçante pour les prérogatives capitalistes le jour où ils seraient parvenus à la conscience nette de leur état de classe systématiquement infériorisée, résultait de l’ostracisme légal qui les frappait.
A la suite de l’octroi à tous du droit de participation intermittente aux affaires publiques, une confusion funeste s’établit. Les exploités dont on n’avait jusque-là tenu compte que sous la forme de salariés, de soldats et de contribuables, furent victimes d’une illusion qui profita à la caste dirigeante. Souverains nominalement, ils se crurent les maîtres. Suivant leur éducation, leurs préjugés ou leur tempérament, ils s’enrégimentèrent dans les différents partis bourgeois, ils renforcèrent les cadres de leurs ennemis de classe, permettant simplement, par l’appoint de leurs voix, à telle ou telle fraction de la bourgeoisie, de l’emporter sur les autres.
L’ouvrier n’est plus exclusivement ouvrier. Croyant voter pour des coreligionnaires politiques, il livre le pouvoir à des hommes dont les intérêts économiques sont en opposition formelle avec les siens ; il ne saurait, en effet, y avoir communauté d’intérêts entre celui qui peut exploiter à sa guise et celui que la faim contraint à accepter les conditions d’exploitation qu’on lui pose.
Par le suffrage universel, ceux qui étaient sous la dépendance économique de la classe bourgeoise, sont devenus les facteurs de sa domination politique. Quelle que soit la couleur de leur drapeau, les gouvernants bourgeois sont tous d’accord pour s’opposer à ce qui porterait atteinte à leur propriété, à ce qui affaiblirait leurs monopoles de caste. C’est pourquoi, si la forme gouvernementale a fait un pas avec l’installation de la République, dernier terme de l’évolution purement politique, l’organisation sociale, cause fatale de la misère , n’a pas varié et ne variera pas tant qu’on ne touchera pas à la forme de propriété.
Le suffrage universel voile, au bénéfice de la bourgeoisie, la véritable lutte à entreprendre. On amuse le peuple avec les fadaises politiciennes, on s’efforce de l’intéresser à la modification de tel ou tel rouage de la machine gouvernementale ; qu’importe, en réalité, une modification, si le but de la machine est toujours le même, et il sera le même tant qu’il y aura des privilèges économiques à protéger ; qu’importe à ceux qu’elle doit toujours broyer, un changement de forme dans le mode d’écrasement ?
Prétendre obtenir par le suffrage universel une réforme sociale, prétendre arriver par cet expédient à la destruction de la tyrannie de l’atelier, de la pire des monarchies, de la monarchie patronale, c’est singulièrement s’abuser sur le pouvoir de ce suffrage. Les faits sont là : qu’on examine les deux pays où le suffrage universel fonctionne depuis longtemps, favorisé dans son exercice par une plénitude de liberté dont nous ne jouissons pas encore en France.
Lorsque la Suisse a voulu échapper à l’invasion cléricale, lorsque les Etats-Unis ont voulu supprimer l’esclavage, ces deux réformes, dans ces pays de droit électoral, n’ont pu sortir que de l’emploi de la force ; la guerre du Sonderbund et la guerre de sécession sont là pour le prouver.
Néanmoins, comme il faut en tout et pour tout s’adapter aux conditions du milieu dans lequel on a à vivre, dès l’instant que le suffrage universel existe, il faut en tenir compte, s’ajuster à la situation créée par son établissement, et tâcher d’utiliser de son mieux un état de choses qu’on n’aurait pas provoqué, mais qu’on ne peut pas ne pas subir.
Le système abstentionniste ne mènerait à rien. Les abstentions vont en augmentant parce que, ne votant pas pour le plaisir d’accomplir l’acte de souveraineté qui consiste à jeter un bulletin dans une boîte, on s’aperçoit tous les jours davantage de la stérilité du suffrage universel en tant qu’instrument de réformes. Mais si l’action électorale est stérile, l’abstention ne l’est pas moins. Les abstentions n’arrêtent nullement la machine électorale et, parce qu’on ne participe pas à la fabrication des députés, ces députés n’en sont pas moins nommés, et on n’en est pas moins soumis aux lois tripotées par eux. On n’entravera pas, en refusant d’y prendre part, la politique de la bourgeoisie.
Si on doit user du suffrage universel puisqu’il existe, il ne faut lui demander ce qu’il peut donner. Qu’il serve à réparer le mal causé par la fusion politique du prolétariat et de la bourgeoisie, en formant, en dehors de tous les partis bourgeois, l’armée de la révolution sociale.
Ce n’est pas l’entrée de quelques socialistes au parlement qu’on doit avoir spécialement en vue, ce n’est pas à une action parlementaire quelconque qu’on doit viser, on ne doit chercher qu’à rallier la classe ouvrière éparpillée dans les divers partis républicains bourgeois, et à la séparer de ceux dont les intérêts économiques sont contraires aux siens. Procédé de groupement du prolétariat pour la lutte, le suffrage universel peut contribuer à accentuer la scission entre les classes confondues politiquement par lui, mais c’est là tout ce qu’il est capable de faire.
Le moyen de hâter, à l’aide du suffrage universel, cette formation de l’armée ouvrière, c’est la candidature de classe, continuant en politique la guerre des classes qui régit notre état social, affirmant sur le terrain électoral l’antagonisme de ceux, quelles que soient leurs vues politiques, qui détiennent les forces de production, et de ceux qui, n’ayant que leur force de travail, doivent se plier pour vivre aux exigences des premiers.
Mais il ne faut pas identifier la candidature de classe et la candidature ouvrière. Cette dernière n’étant que la candidature d’un ouvrier à idées plus ou moins radicales, loin d’avoir à l’égard de la bourgeoisie une signification hostile, sera petit à petit prônée et soutenue par elle ; c’est là un nouveau piège tendu à la naïveté d’un prolétariat qui commence à se méfier des politiciens de profession, à comprendre qu’il a été berné par ceux et que, s’il a été légalement élevé au rang de souverain, il est toujours réellement resté sujet.
On cherchera à retenir sa confiance qui s’échappe en proposant à ses suffrages un des siens. La candidature ouvrière tâchera d’empêcher la guerre entre ouvriers et bourgeois de se substituer aux innocentes escarmouches entre républicains de diverses nuances. Que ce soit un bourgeois ou un ouvrier enrôlé sous une bannière quelconque de la bourgeoisie qui soit élu, le résultat sera le même. La candidature ouvrière, en tant qu’elle n’est que la candidature d’un ouvrier, est un leurre ; il faut, pour la candidature de classe, transporter dans la sphère politique la guerre des classes qui remplit l’histoire, et pour cela choisir le candidat en vertu des services qu’il peut rendre et non de l’état qu’il exerce.
Si, en effet, de même que la malade a de sa douleur une notion plus exacte que le médecin qui le soigne, l’ouvrier a plus que tout autre une idée précise des privations qu’il endure, dès qu’il s’agit du remède à appliquer, les ouvriers, en tant qu’ouvriers, ne sont pas plus aptes à indiquer la solution de la question sociale, que les malades à découvrir le traitement convenable ; quand elle existe, leur compétence en cette matière provient d’études spéciales et non de leur position d’ouvriers.
Est-il besoin de spécifier, après ce qui précède, que nous n’entreprenons pas de campagne pour l’admission actuellement des femmes aux droits politiques, et que, dès lors, la fantaisie de la candidature féminine ne nous compte pas au nombre de ses partisans, quoique, dans les groupes du parti ouvrier, les femmes soient sur le pied de la plus complète égalité avec les hommes ?
Sachant que le droit de suffrage est impuissant à amener l’émancipation humaine, nous ne pouvons commettre la faute de perdre un temps précieux à poursuivre un but qui, par impossible supposé atteint, serait incapable d’améliorer la situation de la femme. Ce serait pour elle et pour ceux dont les efforts auraient été égarés, une déception de plus à ajouter à toutes celles que le suffrage universel a causées ; seulement la responsabilité, cette fois, retomberait entière sur ceux qui se seraient abandonnés à un sentimentalisme par trop irréfléchi. L’émancipation féminine est subordonnée à la transformation économique, et ce n’est qu’en travaillant à celle-ci qu’on fera réellement quelque chose pour celle-là ; agir autrement, c’est sciemment ou non, se faire complice de diversions nuisibles aux intérêts qu’on affecte de défendre.
Au point de vue économique, on a parlé d’association. Mais l’association ouvrière est chimérique pour tout ce qui est grande industrie, pour ce qui, de plus en plus, englobe la majorité des ouvriers, étant donnée la forme gigantesque que revêt l’instrument de travail et l’élévation des avances nécessaires à la création d’une entreprise.
Que serait l’épargne ouvrière, même en l’admettant praticable, en face de l’accumulation des capitaux indispensable ? D’ailleurs, si par extraordinaire l’épargne pouvait être propagée, elle serait une duperie. Qui dit épargne généralisée dit diminution de la consommation, c’est-à-dire diminution dans la demande de produits, dit, dès lors, diminution de la production et augmentation des chômages au préjudice de ceux qui n’ont les moyens de vivre qu’à la condition d’être occupés.
Quant à l’intervention de l’Etat, le crédit aux associations ouvrières aurait pour effet de faire à la bourgeoisie une guerre heureuse et tendrait, par conséquent, à abaisser ses bénéfices ; or, comme c’est la bourgeoisie qui tient l’Etat, elle s’empressera, quoi qu’en disent quelques habiles qui aspirent à se faire une popularité en réclamant avec fracas ce qu’ils savent ne pouvoir obtenir, de ne pas fournir au prolétariat la possibilité de la ruiner dans un temps plus ou moins long.
Pour la petite industrie, où l’instrument de travail relativement de peu de valeur permet d’envisager la possibilité de l’association, ces associations dans la pratique se heurtent à des obstacles difficiles, sinon impossibles, à surmonter.
Le modeste capital des ateliers coopératifs leur interdisant les entreprises importantes, ne laissant pas la faculté de faire crédit aux clients, les place, en face des patrons, dans la position défavorable du petit producteur vis-à-vis du gros, avec, en plus, infériorité sur le petit patron que rien n’empêche, en temps de chômage, de congédier tout ou partie de son personnel salarié ; car il n’a pas à s’inquiéter de savoir comment ses ouvriers vivront sans travail, il ne se préoccupe que de diminuer ses frais, tandis que, ne pouvant pas renvoyer les associés qui, s’ils ne travaillent pas, n’en ont pas moins besoin de manger, l’atelier coopératif dépenserait ses avances, s’endetterait. Les instants de prospérité, loin de profiter à l’ouvrier, seraient consacrés à combler les trous faits à la caisse durant la stagnation des affaires ; l’ouvrier travaillerait comme par le passé pour le capitaliste, qui s’appellerait seulement le créancier au lieu de s’appeler le patron, heureux encore s’il n’aboutissait pas à la ruine.
La plupart du temps, ces associations coopératives ne visent que l’affranchissement de quelques-uns et deviennent, quand par hasard elles réussissent, des patronats collectifs bénéficiant du travail de simples salariés et partageant les profits entre quelques actionnaires, sans se soucier des anciens compagnons de misère autrement que pour les exploiter.
Lorsqu’on songe que, dans une industrie privilégiée comme la typographie, plusieurs milliers d’ouvriers sont en dehors de la tentative d’émancipation, si incomplète soit-elle, à l’aide de l’association ouvrière, on est réduit à convenir que cet exemple, le « tarte à la crème » des réformistes pour la frime, ne prouve qu’une chose, l’impuissance de la société coopérative et l’impossibilité de la généraliser.
Un autre remède fort recommandé, c’est la participation aux bénéfices, et l’empressement avec lequel on conseille ce mode particulier de rétribution s’explique, car il est aujourd’hui établi que les seuls à s’en bien trouver sont les capitalistes, rattrapant d’un côté, grâce à ce système, plus qu’ils n’ont l’air d’abandonner de l’autre.
La participation aux bénéfices, donnant à l’ouvrier l’illusion qu’il travaille pour lui-même et qu’il touchera d’autant plus qu’il produira davantage, attache l’ouvrier à l’atelier, supprime les grèves, assure la diminution des frais généraux pour l’économie des matières premières, et pousse l’ouvrier à fournir la plus grande somme possible de travail. Elle précipite ainsi, par le surplus de production qui en résulte, la venue des chômages et des crises périodiques. La participation aux bénéfices n’est donc qu’un moyen d’accroître le degré d’exploitation.
Ajoutons que la sphère où elle est applicable, c’est-à-dire utile aux patrons, est étroite. Là où les mouvements de l’ouvrier doivent forcément s’adapter aux mouvements ininterrompus de la machine, où l’emploi de la matière première peut être strictement calculé, où la surveillance est facile, la participation étant inutile au capitaliste n’est pas et ne sera pas appliqué.
Il en est qui parlent de transformer le sort de la classe ouvrière par un perfectionnement de notre système absurde d’impôts, et surtout par l’abolition des octrois.
Notre système fiscal frappe lourdement les objets de première nécessité ; la modification de son assiette pourrait améliorer immédiatement la position de l’ouvrier, seulement ce ne serait là qu’une amélioration passagère. Le salaire tend à se régler sur le prix des subsistances indispensables au travailleur, et, leur prix baissant à la suite du dégrèvement obtenu par impossible, le salaire finirait à la longue par baisser ; à la vie à meilleur marché correspondrait un salaire moindre, et la situation réelle serait la même qu’avant cette réforme improbable. Une diminution du prix de ses subsistances ne peut pas plus bénéficier, en définitive, au salarié que la diminution du prix du foin à la bête qui le mange.
D’ailleurs l’expérience est faite. La Belgique a supprimé les octrois depuis 1860 ; l’ouvrier belge acquitte annuellement une bien plus faible moyenne d’impôts que l’ouvrier parisien, en est-il moins exploité pour cela ? En quoi son existence est-elle préférable à celle de nos prolétaires ? La sujétion ouvrière est indépendante du système d’impôts.
Quant au libre-échange et à la protection, panacées vantées par quelques-uns, ce sont querelles entre capitalistes dans lesquelles la classe ouvrière n’a pas à prendre parti. Les uns, ayant à protéger leur champ d’exploitation national menacé par la concurrence étrangère, réclament des taxes sur les produits étrangers ; les autres, ayant besoin du libre accès du marché universel pour l’épanouissement de leur exploitation, aspirent à la liberté des échanges. Tous ne songent qu’au maintien profitable d’une puissance qui naît uniquement du mode d’appropriation, et qui donne naissance aux désordres économiques et aux misères prolétariennes.
Il y aurait naïveté à essayer de persuader aux capitalistes de renoncer à l’ordre de choses dont ils jouissent. Une amélioration ruineuse pour eux et effectuée cependant par eux du sort du travailleur, est aussi vraisemblable que l’intervention du Saint-Esprit. Je me les représente difficilement le rôle touchant d’appauvris par persuasion. Compte-t-on suppléer à une action volontaire problématique par l’action législative ? Mais comment espérer des hommes de la bourgeoisie, en tant que députés, ce qu’on ne peut espérer d’eux, en tant que patrons, ce que, individuellement, ils refusent, lorsque leurs ouvriers sollicitent une légère augmentation de salaire ou une diminution du temps de travail ?
Pour modifier l’homme et ses institutions, il faut commencer par modifier le milieu économique dont ils sont le produit. Bien que conforme aux conditions économiques du moment, une transformation sociale telle que l’abolition de l’esclavage aux Etats-Unis et l’abolition du salariat actuellement chez nous, ne s’opère pas sans perturbation violente. L’ordre de choses ancien, matrice de l’organisme supérieur appelé à le remplacer, ne subit pas sans résister l’éclosion des éléments nouveaux qu’il a engendrés : tout enfantement est accompagné d’effusion de sang.
Et ce n’est pas en parlant au nom du droit qu’on pourrait éviter de recourir à la force. Les temps sont passés où, en soufflant dans leurs trompettes, les Hébreux faisaient tomber les murs de Jéricho, les périodes les plus ronflantes sur le droit et la justice ne détacheraient pas une pierre de la forteresse capitaliste. S’il est vrai au point de vue subjectif que la force ne peut pas constituer un droit, en réalité il en est autrement ; la force constitue le droit en ce sens que tout droit qui n’a pas la sanction de la force, est confiné dans le domaine spéculatif.
Une classe, toute l’expérience de l’histoire nous le démontre, n’abdique pas ; une caste propriétaire ne se dépossède pas spontanément. Placer l’intérêt général au-dessus de l’intérêt particulier alors qu’ils sont antagoniques, est un fait de générosité que peuvent accomplir isolément certains individus, et encore, avec la concurrence qui régit la production, un patron ne peut pas payer ses ouvriers plus cher que ne le font ses compétiteurs, sans courir le risque de causer sa ruine et de se mettre ainsi en situation de ne plus pouvoir les payer du tout ; mais c’est un sacrifice dont n’est pas capable une classe en tant que classe. Le grand révolutionnaire Auguste Blanqui, en France, et Marx, en Allemagne, sont les premiers à avoir affirmé qu’une entente n’était pas possible, et que la rénovation sociale se fera, non avec ou par la bourgeoisie, mais contre la bourgeoisie. Tout au plus celle-ci, acculée dans ses derniers retranchements, accordera-t-elle quelques réformes afin d’apaiser des revendications alarmantes. Et ce ne sont pas les socialistes qui la verraient de mauvais œil entrer dans cette voie.
C’est avec joie qu’ils accueilleraient, par exemple, la limitation des heures de travail. Les heures exténuantes employées à enrichir les capitalistes, pourraient être alors utilisées pour l’action politique et la propagande socialiste, auxquelles est physiquement réfractaire l’ouvrier maintenu des douze et quinze heures dans les bagnes industriels. Le malheur continu, la grande misère, la constante souffrance, loin d’exciter les colères et d’échauffer les esprits, dépriment les intelligences et abattent les courages, engendrent la prostration et non la fermentation.
Accorder des réformes, c’est nous jeter des armes, c’est nous rendre plus forts contre nos adversaires devenant plus faibles à mesure que nous le sommes moins. L’appétit vient en mangeant. Plus on obtient et plus on exige ; aussi les réformes effectuées, au lieu d’enrayer le mouvement révolutionnaire, pousseraient à lutter, en même temps qu’elles fourniraient des hommes plus aptes à la lutte. Les socialistes seront donc heureux de toute réforme. Seulement ces réformes, conquêtes de détail, ne sauraient faire faire l’économie du combat final, parce que, quels que puissent être les amoindrissements successifs de ses privilèges par elle consentis sous la pression des événements, la bourgeoisie voudra toujours en garder quelque chose.
Qu’on le déplore ou non, la force est le seul moyen de procéder à la rénovation économique de la société. Quoique les intérêts que représente le parti ouvrier soient ceux de la majorité, il n’est encore que la minorité consciente du prolétariat, et néanmoins il fait appel à la force ; quel aveuglement s’écrie-t-on ! En le critiquant sur ce point, on oublie que la plupart des révolutions sont l’œuvre de minorités dont la volonté tenace et courageuse a été secondée par l’apathie de majorités moins énergiques. Serions-nous en République, si on avait attendu, avant de l’établir, l’adhésion de la majorité du pays à l’idée républicaine ?
Le nombre est une force, mais il n’est pas à lui seul la force ; il peut en être simplement un des éléments, au même titre que le degré de développement, l’énergie, l’organisation, les armes dont on dispose.
Le nombre ne suffit pas, du reste, pour dispenser de l’emploi de la force. En 1789, le tiers état était majorité dans la nation, il était majorité dans les états généraux ; malgré cette situation, sans le 14 juillet, il aurait échoué : « Cette petite action de guerre, a déclaré le 29 juin 1880 à la tribune du Sénat un historien bourgeois, M. Henri Martin, sauva l’avenir de la France ».
En matière de révolution, nous ne prêchons pas l’art pour l’art, comme ces fantoches à la Pyat, révolutionnaires d’opéra-bouffe, tutoyant le peuple, faisant parler la poudre en style amphigourique et ne prenant que la poudre d’escampette, portant des toasts à de petites balles mais ayant soin « de partir avant que les fusils ne partent ». La révolution n’est pas notre but, elle n’est que le moyen que nous imposent les circonstances pour l’atteindre.
Ce que nous poursuivons, ce n’est pas l’instauration par un coup de force d’une forme sociale dont nous avons le plan dans la tête, c’est le remplacement de l’ordre capitaliste par l’ordre dont les éléments, ainsi que cela a été précédemment montré, se développent chaque jour davantage dans le sein même de l’ordre actuel. Cette transformation est subordonnée à la prise de possession préalable du pouvoir politique. La classe ouvrière doit s’emparer par la force de ce pouvoir qui, entre ses mains, sera l’instrument de l’expropriation économique de la bourgeoisie et de l’appropriation collective des moyens de production.
La première chose à faire est de déloger la bourgeoisie du gouvernement comme celle-ci en a délogé la noblesse. L’Etat n’est, en effet, que l’appareil gouvernemental permettant de maintenir sous la coupe des possédants la classe dépossédée, et la bourgeoisie ne consolide pas l’instrument de domination qu’est exclusivement l’Etat, pour ne pas s’en servir d’une façon légale ou extra-légale le jour où elle serait en danger ; il faut donc lui enlever d’abord toute possibilité de résistance.
C’est ainsi que la logique commande de procéder, c’est ainsi qu’a agi le tiers état. Il s’empara en premier lieu du pouvoir, ensuite il toucha à la propriété. Et la révolution bourgeoise a été durable à ce point, que les représentants de la société aristocratique ont été impuissants en 1815, même avec l’appui de l’étranger, à ressusciter l’ordre de choses ancien, ce qui, entre parenthèses, démontre l’efficacité de cette méthode révolutionnaire. La Charte bourbonienne fut obligée de consacrer l’irrévocabilité des acquisitions faites par les voleurs des biens nationaux ; la question de propriété, base de l’édifice social, telle qu’elle avait été réglée, fut sauve.
Une révolution sociale n’étant un phénomène ni spontané, ni local, nous ne pouvons être partisans des mouvements partiels dus à l’initiative d’individualités, des groupes ou même de villes, qui éclaircissent les rangs des révolutionnaires sans compensation. La Commune dont nous célébrons l’anniversaire comme celui d’une des étapes de l’évolution socialiste, a échoué parce qu’elle a commis notamment la faute de restreindre son action à Paris. L’émancipation de Paris est liée à l’émancipation de la France ouvrière ; c’est pour les idées bourgeoises de fédéralisme et de communalisme que se sont battus en 1871 presque tous les Parisiens, alors qu’il aurait fallu soulever, ou du moins tenter de soulever, toute la masse ouvrière du pays en l’intéressant directement à la lutte.
La tâche des révolutionnaires n’est pas de déterminer l’heure de cette révolution, qui sortira fatalement des complications économiques et politiques dont l’Europe est destinée à être bientôt le théâtre. Une fois la tendance des phénomènes économiques constatée, une fois analysés et connus les éléments matériels de la transformation qui se prépare, les révolutionnaires n’ont qu’à organiser les éléments intellectuels, à recruter l’armée capable de faire tourner à son profit les événements qui s’élaborent, à tenir la force ouvrière prête aux luttes que le déchaînement des antagonismes sociaux doit nécessairement amener.
Les révolutionnaires n’ont pas plus à choisir les armes qu’à décider du jour de la révolution. Ils n’auront à cet égard qu’à se préoccuper d’une chose, de l’efficacité de leurs armes, sans s’inquiéter de leur nature. Il leur faudra évidemment, afin de s’assurer les chances de victoire, n’être pas inférieure à leurs adversaires et, par conséquent, utiliser toutes les ressources que la science met à la portée de ceux qui ont quelque chose à détruire. Sont mal venus à les blâmer ceux qui les forcent à monter à leur niveau, qui, dans notre siècle dit civilisé, président aux boucheries humaines l’ensanglantant périodiquement, et s’attachent à perfectionner les engins de destruction.
En résumé, c’est pour la conquête du pouvoir politique dont la possession est indispensable à son affranchissement, que le prolétariat doit recourir à la force. A la force bourgeoise, à la légalité bourgeoise, systématisation de la force mise à tout instant au service des privilèges économiques de la bourgeoisie, il faut opposer la force ouvrière qui, une fois maîtresse du pouvoir politique, fera à son tour une légalité nouvelle, et procédera légalement à l’expropriation économique de ceux qu’elle aura déjà violemment renversés du pouvoir. Ce mode d’action est prescrit par les faits, ceux qui usent de la force ne peuvent être vaincus que par la force.
Pour la transformation économique à effectuer légalement, ce sont encore les faits qui seront les éléments directeurs des modifications successives à opérer.
Le but du socialisme est de fournir à chacun les moyens de mettre en activité ses facultés développées, tandis qu’aujourd’hui l’action de la majorité est subordonnée à un capital qui lui fait défaut, et nous savons que ce but ne peut être atteint que par la socialisation des forces productives.
Là où les moyens de travail se trouvent entre les mains de celui qui les met en œuvre, bien qu’ils s’y trouvent sous la forme d’appropriation individuelle, le parti ouvrier n’aura qu’à laisser faire les événements qui éliminent de plus en plus cette forme d’appropriation. Dans le cas, par exemple, du paysan cultivant lui-même le lopin de terre qu’il possède, du petit industriel mettant lui-même en mouvement le modeste instrument de travail qui lui appartient, il y a effort personnel, il n’y a pas exploitation. Loin d’être exploiteurs, ils sont, eux aussi, exploités, étant la proie des intermédiaires financiers et commerciaux auxquels ils doivent avoir recours. Il ne saurait là y avoir lieu à confiscation ; ce qui leur enlèvera leur petite propriété, ce sont les nécessités de la production auxquelles tôt ou tard il leur faudra se plier.
Seulement, en attendant que les faits aient opéré cette expropriation inévitable, en attendant qu’ils aient obligé le paysan à devenir, au lieu de propriétaire nominal d’une parcelle de terre grevée d’hypothèques, ne lui procurant qu’une vie dure et pénible, co-propriétaire du sol national avec rémunération équivalente à son temps de travail, le parti ouvrier l’intéressera à l’ordre communiste.
A peine au pouvoir, le prolétariat annoncera aux paysans l’annulation de toutes leurs dettes non hypothécaires, la suppression de l’impôt foncier en particulier, la faculté de payement en nature pour toutes leurs redevances, la confiscation au profit de la collectivité des dettes hypothécaires réduites de 50 p. c., ainsi que la mise gratuite à leur disposition d’engrais, semences et machines agricoles.
Le paysan propriétaire individuel de la terre qu’il cultive lui-même, trouvera de la sorte son bénéfice dans le nouveau régime jusqu’au jour où, soit la nécessité résultant de la concurrence des grands propriétés actuelles socialisées, soit les avantages réels qu’il verra découler de l’exploitation sociale du sol, l’amèneront à renoncer à la propriété exclusive de son morceau de terre.
Il ne s’agit donc à son sujet ni de violence, ni de persuasion ; mais on verra si le paysan ne comprend pas le langage employé, et si son égoïsme satisfait dans la large mesure que je viens d’indiquer, n’assiste pas impassible à l’expropriation des grands propriétaires, et même à quelque chose de plus, pour le cas où ceux-ci auraient la maladroite inspiration de faire les récalcitrants.
La modification économique de l’ordre social est immédiatement possible pour tout ce qui est grande industrie ou grand commerce, partout où la concentration des capitaux est accomplie.
A l’égard de ce qui se trouvera sous la main de l’Etat, pas de difficulté ; il faudra ajouter à la prise de possession des services publics, la suppression de cette épouvantable Dette pour les intérêts de laquelle la France paye chaque année un milliard deux cents millions, c’est-à-dire trente-deux francs par tête, cent soixante francs en moyenne par famille de cinq personnes.
A l’égard de tout ce qui sera constitué sous la forme sociétaire, pas de difficulté non plus ; il n’y aura qu’à annuler les titres, actions ou obligations, ramenant tous ces papiers maculés à leur valeur au poids. L’appropriation collective des capitaux déjà réalisée, revêtira ainsi, sans bouleversement dans le mode de production, au lieu de la forme sociétaire qui ne profite qu’à quelques-uns et qui nuit à presque tous, la forme sociale au bénéfice de tous.
Ce sera une reprise pure et simple. Cette idée d’expropriation sans indemnité indigne les défenseurs de la bourgeoisie.
D’où est sortie cette propriété qui ne compte pas encore un siècle d’existence ? D’une expropriation semblable à celle qui leur répugne tant. C’est sans indemnité qu’ont été expropriés la noblesse et le clergé, que leurs biens, et, ce qui est plus grave, une partie des biens communaux, ont été transformés en domaines privés. Les ventes de ces biens purement et simplement confisqués, dont, malgré de solennelles promesses, les prolétaires n’ont eu miette, ne furent, selon un des hommes qui ont le plus soigneusement étudié la période révolutionnaire, Georges Avenel, « qu’une sorte d’orgie territoriale où tous les capitalistes firent chère lie ».
N-a-t-on pas vu, de nos jours, les ateliers de tissage mécanique exproprier de leur instrument de travail les propriétaires des métiers à bras ? Les a-t-on indemnisés pour ces métiers qu’ils n’ont plus en qu’à brûler ? Les chemins de fer, dont chaque nouvelle ligne rend inutile un service de voitures, indemnisent-ils les voituriers ? Par arrêté du Préfet de police en date du 16 décembre 1881, « l’entrée du théâtre Déjazet est interdite au public » ; d’un trait de plume, directeur et artistes ont été, toujours sans indemnité, expropriés l’un de sa propriété, les autres de leurs moyens d’existence, au nom de l’intérêt public qui exige l’expropriation de la bourgeoisie.
Contrairement à ce qu’à fait le tiers état pratiquant le ôte-toi de là que je m’y mette, l’expropriation socialiste sera une expropriation au profit de tous. Les capitaux ayant fait retour à la collectivité, le capitaliste aura disparu en tant que capitaliste ; en tant qu’homme, les moyens de production socialisés seront à la disposition de son activité aux mêmes conditions que pour tous et, comme tous, il touchera la rétribution afférente à son temps de travail. S’il est infirme ou vieux, la collectivité l’entretiendra, comme elle entretiendra largement tous les vieillards et tous les infirmes.
En définitive, l’évolution du milieu économique actuel aboutit fatalement à la disparition de l’appropriation strictement individuelle. Tel est le fait contre lequel nos préférences personnelles ne peuvent rien. Mais si la centralisation des forces économiques qui s’opère tous les jours plus complète, a pour terme nécessaire l’appropriation collective, ce n’est que lorsque, par suite de l’action révolutionnaire de la classe productive et non propriétaire, elle sera entrée dans sa période socialiste, que cette évolution, inévitable ne se doublera pas, comme en régime capitaliste, de la misère des travailleurs et de la ruine des propriétaires expropriés.
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