1922 |
Source : numéro 3 du Bulletin communiste (troisième année), 19 janvier 1922. |
A propos du front unique
Le Comité directeur a décidé, dans sa dernière réunion, la convocation à Paris pour le 22 janvier d'une Conférence nationale des secrétaires fédéraux du Parti communiste. A l'ordre du jour, une seule question, celle du front prolétarien unique, à laquelle une Conférence internationale spéciale, qui se tiendra à Moscou, le 10 février et où notre Parti sera représenté par quatre délégués, s'efforcera de donner une solution assez largement compréhensive pour que tous les Partis affiliés puissent immédiatement l'appliquer.
Le Bulletin Communiste a publié dans son dernier numéro deux documents fondamentaux dont la lecture est indispensable à tous ceux de nos camarades qui veulent se faire une opinion sur la question du front unique : le premier document était une thèse, ou plutôt un ensemble de thèses adoptées le 18 décembre, à l'unanimité, par le Comité exécutif de l'Internationale Communiste : le second était un discours prononcé par Zinoviev à la séance de l'Exécutif du 4 décembre. Nous publions plus loin, pour compléter cette documentation préliminaire, l'appel que les Comités exécutifs de l'Internationale Communiste et de l'Internationale Syndicale rouge ont addressé le 1er janvier aux prolétaires de tous les pays. Dans les semaines qui vont venir, la question du front unique figurera vraisemblablement à tous les sommaires du Bulletin. Dès maintenant, la discussion en est ouverte : toutes les opinions auront licence de se faire jour, à la seule condition de s'exprimer objectivement.
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Le mot d'ordre du front unique n'a pas, dans l'Internationale, rencontré partout une égale faveur. Tandis que l'Allemagne et l'Italie l'adoptaient pour ainsi dire d'emblée, la France lui faisait un accueil réservé. C'est que la scisssion a laissé derrière elle, en France, un cortège de haines tenaces qui opposent provisoirement à toute velléité d'ententes partielles entre communistes et socialistes un obstacle difficile à franchir : lorsqu'il y a quelques mois, il fut question chez nous de nous associer aux dissidents pour l'action à mener contre la famine russe, la proposition en fut écartée d'un haussement d'épaules. Pas d'entente, même partielle, avec les scissionnistes de Tours ; pas d'entente, même momentanée, avec les aspirants scissionnistes de la C. G. T. majoritaire : « Nous seuls, et c'est assez ! »
Mais aujourd'hui, le problème se pose non plus sur le plan national, mais sur le plan international. Sans vouloir parler en prophète, on est enclin à conjecturer que la Conférence du 10 février lui donnera une solution conforme aux vœux évidents de l'Exécutif et que le mot d'ordre du front unique s'imposera d'ici peu à toutes les sections de l'Internationale, auxquelles il ne restera plus, le mot d'ordre étant formulé, qu'à en déterminer, chacune en son secteur respectif, les modalités d'application.
Je ne veux ni ne puis prendre ici, dans l'état présent du problème, qu'une simple position d'attente. Mais c'est mon droit et mon devoir de rappeler aux camarades du Parti que des problèmes internationaux comme celui du front unique ne sauraient être envisagés que dans un esprit international. Affirmer péremptoirement, comme l'ont fait divers camarades : Le front unique est peut-être excellent pour les Allemands, mais en France nous n'en voulons pas — c'est méconnaître dès l'abord l'une des vérités élémentaires qui, depuis le Manifeste communiste, sont à la base de l'internationalisme ouvrier, à savoir que les prolétaires de tous les pays sont liés les uns aux autres par une solidarité de fait qui leur impose la solidarité dans l'action.
On pourrait dire du front unique ce que, dans les fameux préambules aux statuts de la vieille Internationale, Marx a dit de l'émancipation des travailleurs : qu'il n'est pas « un problème simplement local ou national », mais un problème intéressant tous les pays où existe la société moderne et dépendant, quant à sa solution, du concours théorique et pratique des plus avancés d'entre ces pays. Vouloir donner une solution nationale à un problème qui dépasse de si loin les bornes de la nationalité, c'est ne rien comprendre au problème et tourner à jamais le dos à la solution. Le problème du front unique qui se pose à cette heure, avec des différences d'acuité dans tous les pays où le capital s'efforce de ramener les prolétaires sous le joug, ne saurait être résolu qu'internationalement : d'où la convocation, par l'Exécutif de la Conférence du 10 février ; d'où l'obligation pour les communistes de France de se faire, du problème posé, une conception qui ne soit pas étroitement française.
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Ils sont nombreux ceux qui s'étonnent du nouveau mot d'ordre de l'Internationale. Je ne suis pas de ceux-là. Le mot d'ordre du front unique n'est pas en contradiction avec ceux qui l'ont précédé. L'Internationale, quoi qu'on ait pu dire, n'a jamais préconisé systématique ment la scission ; elle s'y est résignée là où la scission était inévitable, là où l'adhésion des vieux partis au communisme apparaissait comme une chimérique entreprise. Par la création spontanée de Partis communistes ou par la transformation graduelle des anciens Partis socialistes, partout l'Internationale déploie désormais son drapeau. Plus de pays au monde qui n'ait aujourd'hui, en face des vieux Partis prolétariens réformistes, son jeune et vivant Parti communiste. Et la phase apparaît à peu près terminée où le mot d'ordre était : Séparez- vous théoriquement et pratiquement des vieux Partis socialistes ; débarrassez-vous des vieux chefs en qui vous n'avez plus confiance, formez des organisations indépendantes, répudiant la défense nationale et les méthodes légalitaires ; condensez tout votre programme dans cette formule de ralliement : dictature du prolétariat.
Une nouvelle phase est aujourd'hui ouverte. Contradictoire avec la précédente ? Non pas. Complémentaire plutôt. Il ne s'agit plus de créer des Partis communistes. Il s'agit aujourd'hui, en présence de l'offensive capitaliste qui, dans tous les pays, menace le prolétariat tout entier, et non pas seulement le prolétariat communiste, d'unir — de tenter d'unir — autour de programmes concrets, les prolétaires politiquement désunis, les prolétaires qui croient encore aux miracles parlementaires et ceux qui n'y croient plus.
Les programmes concrets qui, dès demain, pourraient permettre l'action commune, tiennent en un petit nombre de points : défense des salaires et de la journée de huit heures, lutte contre le chômage résultant de la désorganisation capitaliste et de la paix impérialiste, revendication du contrôle ouvrier, guerre à la guerre et au militarisme, reconnaissance par tous les Etats bourgeois de la Russie soviétique... La liste pourrait être aisément allongée.
Le mot d'ordre du front unique peut se heurter à des obstacles flagrants. En France principalement, ces obstacles ne sauraient être méconnus : d'une part, la grande majorité des prolétaires organisés politiquement appartient au Parti communiste, qui se soucie par conséquent assez peu de rechercher l'alliance des prolétaires dissidents ; d'autre part, la C. G. T. majoritaire est en pleine décomposition et nul ne peut dire actuellement si l'organisation rivale que viennent de constituer les syndicalistes révolutionnaires n'aura pas finalement raison d'elle. Ce sont là de sérieux obstacles ; ce ne sont là pourtant que des obstacles. La revendication du front unique n'en mérite pas moins d'être posée. Elle a pour elle l'avenir, parce qu'elle tend à unir et non à diviser, parce que les prolétaires ont toujours eu conscience de leur solidarité de classe ; parce qu'ils ont hâte d'en finir avec les querelles intestines provoquées par la trahison des vieux chefs, l'impuissance des vieilles organisations et l'équivoque des vieilles tactiques.
Que l'Internationale communiste appelle les masses au front unique, c'est un signe de confiance en elle-même et de confiance dans les masses. Forte de sa doctrine et de sa constitution, elle n'a rien à redouter d'alliances transitoires qui ne la feront pas dévier de la ligne droite qu'elle entend suivre et qui soumettront à son action des prolétaires auprès desquels elle n'a pu trouver audience jusqu'ici. Elle sait que pour gagner les masses au communisme, il faut aller résolument à elles, quitte à passer pour les atteindre par-dessus la tête de leurs chefs. Car ce n'est pas aux chefs, mais aux masses, que s'adresse l'Internationale ; c'est des masses et non des chefs qu'elle attend dans un avenir rapproché l'établissement du front prolétarien unique. Les chefs résisteront tant qu'ils pourront, mais les masses passeront outre, à la fin, à la malveillance des chefs.
Front unique n'est pas unité. Il ne peut y avoir unité organique là où il n'y a pas un minimum d'unité doctrinale. Il ne s'agit donc pas de reconstituer les unités brisées et justement brisées, puisqu'elles n'avaient de l'unité que le nom. Au vieux rêve unitaire, l'Internationale oppose aujourd'hui le front prolétarien unique, c'est-à-dire des actions communes en vue d'objectifs limités. C'est une tactique nouvelle dont les difficultés évidentes ne sauraient nous cacher la grandeur. Notre Parti français aura à dire si, pour son compte, il en propose une autre qui, par des moyens différents, atteindrait le même but. Demandons-lui, en tout cas, de se prononcer sans hâte, sans parti pris d'hostilité ni d'enthousiasme, sans préoccupations étrangères à l'objet de son examen. Autant la discipline est nécessaire dans l'action, quand l'action a été décidée, autant la délibération doit être libre. Mais quelle animatrice que l'Internationale ! Problèmes de tactique, problèmes d'organisation se succèdent sans relâche à ses ordres du jour. Elle en saisit à la même heure toutes ses sections nationales et dans le monde entier, tous les communistes organisés sont appelés à se prononcer en même temps. Le problème du front unique est posé. Notre Parti l'examinera dans un libre effort de raison, de réflexion et d'étude : le sentiment ni la passion n'ont rien à faire là-dedans.
Amédée DUNOIS.
P.-S. — Certains journaux syndicalistes et socialistes se sont amusés, paraît-il, de cette phrase de mon dernier article, où je disais que ce que pensent les communistes, c'est à Moscou qu'il faut aller le demander.
Evidemment, ce n'était là qu'une boutade, et ceux qui me connaissent ne s'y sont pas trompés. Au surplus, il faut être journaliste pour ignorer que la Constitution de la 3e Internationale, de l'Internationale Communiste, est profondément démocratique, et que ce sont les congrès qui y dictent la loi et non le Comité Exécutif, lequel se borne à l'appliquer. Est-ce ma faute ou celle des ennemis ne la Révolution Soviétique si les congrus de la 3e Internationale se sont depuis trois ans tous tenus à Moscou ? — Am. D.