1848-49 |
Marx et Engels journalistes au coeur de la révolution... Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec. |
La Nouvelle Gazette Rhénane
Le soulèvement de Francfort
Cologne, 19 septembre, 7 heures du soir.
L'armistice germano-danois a provoqué la tempête. Le soulèvement le plus sanglant qui soit a éclaté à Francfort; l'honneur de l'Allemagne, vendu par l'Assemblée nationale à un ministère prussien congédié dans la honte et l'infamie, sera défendu, au prix de leur vie, par les travailleurs de Francfort, d'Offenbach et de Hanau, par les paysans de la région.
La lutte est encore incertaine. Les soldats semblent n'avoir pas beaucoup progressé depuis hier soir. À l'exception de la Zeil [1] et de quelques autres rues et places, il est difficile d'employer l'artillerie et presque impossible d'utiliser la cavalerie. De ce côté les chances sont en faveur du peuple. Les habitants d'Hanau, pourvus d'armes prises d'assaut à l'arsenal, sont venus à l'aide. Les paysans de nombreuses localités des alentours en ont fait autant. Jusqu'à hier soir l'armée devait compter une dizaine de milliers d'hommes et un peu d'artillerie. Il semble que l'afflux des paysans pendant la nuit ait été très important, celui des soldats beaucoup moins, les alentours immédiats étaient vides de troupes.
L'esprit révolutionnaire des paysans de l'Odenwald, de Nassau et de la Hesse élective n'a pas permis l'envoi d'autres renforts; on dit que les communications sont interrompues. Bien que le soulèvement n'ait eu lieu qu'aujourd'hui, tout l'Odenwald, le Nassau, la Hesse élective et la Hesse rhénane, toute la population entre Fulda, Coblence, Mannheim et Aschaffenbourg est sous les armes et les troupes manquent pour réprimer le soulèvement. Et qui répond de Mayence, Mannheim, Marbourg, Cassel, Wiesbaden, de toutes les villes où la haine de la soldatesque est parvenue à un degré encore jamais atteint, à cause des excès sanglants des soi-disant « troupes impériales » ? Qui répond des paysans des bords du Rhin qui peuvent empêcher avec facilité des transports de troupes par eau ?
Et cependant, nous l'avouons, nous avons peu d'espoir que les courageux insurgés triomphent. Francfort est une ville trop petite, l'importance relative des troupes et les sympathies contre-révolutionnaires connues chez les petits-bourgeois sont trop prépondérantes pour que nous puissions nous bercer de trop grands espoirs.
Même si les insurgés ont le dessous, rien ne sera encore résolu. La contre-révolution deviendra insolente, elle nous asservira un moment en décrétant l'état de siège, en réprimant la liberté de la presse, les clubs et les assemblées populaires; mais pas longtemps, et le chant du coq gaulois annoncera l'heure de la libération, l'heure de la revanche.
Cologne, 20 septembre.
Les nouvelles de Francfort commencent à confirmer peu à peu nos craintes d'hier. Il semble certain que les insurgés soient chassés de Francfort et n'occupent plus que Sachsenhausen [2] où on les dit fortement retranchés. L'État de siège est déclaré à Francfort; quiconque sera pris les armes à la main ou en rébellion contre le « pouvoir impérial » sera traduit devant un tribunal militaire.
Ces Messieurs de l'église Saint-Paul sont donc maintenant dignes de leurs collègues de Paris; ils peuvent, en toute tranquillité et sous le règne de l'État de siège, réduire les droits fondamentaux du peuple allemand à un « minimum ».
La voie ferrée qui va à Mayence est arrachée en de nombreux endroits et le courrier arrive trop tard, ou pas du tout.
Il semble que l'artillerie ait mené un combat décisif dans les rues assez larges, et tracé à la troupe un chemin dans le dos des combattants des barricades. Le zèle avec lequel les bourgeois de Francfort ont ouvert leurs maisons aux soldats, leur mettant ainsi en main tous les avantages du combat de rues, la supériorité numérique des troupes transportées rapidement en chemin de fer, alors que les paysans affluaient lentement à pied, à fait le reste.
Mais si le combat n'a pas repris à Francfort même, cela ne signifie nullement que le soulèvement soit réprimé. Les paysans en fureur ne déposeront pas ainsi les armes. S'ils ne peuvent pas faire sauter l'Assemblée nationale, il ne manque pas chez eux de choses à faire disparaître. L'assaut, détourné de l'église Saint-Paul, peut se diriger sur six ou huit petites résidences, sur des centaines de manoirs; la guerre des paysans au printemps de cette année n'aura atteint son but qu'après avoir obtenu ce qu'elle cherche à obtenir, la libération des paysans du féodalisme.
D'où vient la victoire continuelle de l'« Ordre » en tous les points de l'Europe, d'où vient la série des défaites innombrables, et toujours renouvelées du parti de la révolution, de Naples à Prague, de Paris à Milan, de Vienne à Francfort ?
De ce que tous les partis savent que la lutte qui se prépare dans tous les pays civilisés est tout autre, est infiniment plus significative que toutes les révolutions qui ont éclaté jusque-là; de ce que, à Vienne comme à Paris, à Berlin comme à Francfort, à Londres comme à Milan, il s'agit de l'écroulement du pouvoir politique de la bourgeoisie, d'un bouleversement dont les conséquences les plus immédiates emplissent déjà d'effroi tous les bourgeois aimant leurs aises et la spéculation.
Y a-t-il encore un centre révolutionnaire au monde, où le drapeau rouge, emblème de la lutte du prolétariat européen fraternellement uni, n'ait pas flotté sur les barricades des cinq derniers mois ?
À Francfort aussi, c'est avec le drapeau rouge qu'on a combattu le Parlement des hobereaux et des bourgeois réunis.
La bourgeoisie se trouvant menacée directement dans son existence politique, indirectement dans son existence sociale, par chaque soulèvement qui éclate maintenant, voilà ce qui explique toutes ces défaites. Le peuple, la plupart du temps désarmé, doit lutter non seulement contre le pouvoir, repris par la bourgeoisie, de l'État organisé des militaires et des fonctionnaires, mais il a aussi à lutter contre la bourgeoisie armée elle-même. Le peuple non organisé et mal armé a, en face, de lui, toutes les autres classes de la société, bien organisées et bien armées. Et voilà pourquoi, jusqu'à présent, le peuple a succombé et succombera jusqu'à ce que ses adversaires soient affaiblis, soit parce que leurs troupes seront occupées à la guerre, soit parce qu'ils se désuniront, ou jusqu'à ce que quelque grand événement pousse le peuple à un combat désespéré et démoralise ses adversaires.
Et un tel événement se prépare en France.
C'est pourquoi nous n'avons pas besoin de désespérer si depuis quatre mois la mitraille a triomphé partout des barricades. Au contraire : chaque victoire de nos adversaires était en même temps une défaite pour eux; elle les désunissait, elle donnait le pouvoir non pas au parti des conservateurs victorieux en février ou mars, mais finalement chaque fois au parti qui avait été renversé en février ou en mars. C'est seulement au début que la victoire de juin à Paris a établi le pouvoir de la petite-bourgeoisie, des républicains purs; trois mois ne se sont pas encore écoulés et la grande bourgeoisie, le parti constitutionnel menace de renverser Cavaignac et de jeter les « purs » dans les bras des « rouges ». Il en sera de même à Francfort : la victoire ne profitera pas aux braves gens des partis du centre, elle profitera aux partis de droite; la bourgeoisie cédera le pas à ces Messieurs, les représentants de l'État des militaires, des fonctionnaires et des hobereaux, et elle goûtera assez tôt les fruits amers de sa victoire.
Grand bien lui fasse. Dans l'intervalle nous attendrons l'instant où, à Paris, sonnera l'heure de la libération.
Notes
[1] Grande artère de Francfort.
[2] Faubourg de Francfort situé de l'autre côté du Main par rapport à la ville.