1882 |
Conforme au texte publié en annexe à « l'Origine de la Famille, de la Propriété privée et de l'Etat » Editions Sociales, Paris, 1976 |
[1] Dans l'intérieur de la grande Germanie, les armées romaines n'ont pénétré que suivant un petit nombre d'itinéraires, et pendant peu de temps ; et encore ne sont-elles parvenues que jusqu'à l'Elbe ; négociants et autres voyageurs n'y sont également entrés que rarement jusqu'à l'époque de Tacite et ils ne sont pas allés loin. Rien d'étonnant à ce que les informations sur ce pays et ses habitants soient si insuffisantes et contradictoires ; il est plutôt surprenant que nous ayons somme toute tant de renseignements sûrs.
Parmi les sources, les deux géographes grecs ne peuvent être utilisés à coup sûr que là où ils trouvent confirmation indépendamment l'un de l'autre. Tous deux avaient une science livresque, ils étaient des compilateurs ; à leur manière et selon leurs moyens, ils ont aussi passé au crible de la critique une documentation perdue en majeure partie actuellement pour nous. Il leur manquait la connaissance personnelle du pays. En ce qui concerne la Lippe, si bien connue des Romains, au lieu qu'elle se jette dans le Rhin, Strabon la fait couler parallèlement à l'Ems et à la Weser jusqu'à la mer du Nord ; mais il est assez honnête pour avouer que la région au delà de l'Elbe était totalement inconnue. Tout en éliminant les contradictions de ses sources et ses propres doutes, moyennant un rationalisme naïf qui rappelle souvent le début de notre siècle, le géographe scientifique Ptolémée tente d'assigner aux diverses tribus germaniques citées dans ses sources des places mathématiquement définies dans l'inexorable réseau rectiligne de sa carte. Autant l'oeuvre d'ensemble de Ptolémée est grandiose pour son temps, autant sa géographie de la Germanie nous induit en erreur [2]. Premièrement les informations dont il dispose sont pour la plupart indécises et contradictoires, souvent carrément fausses. Mais, deuxièmement, le dessin de sa carte est erroné, le cours des fleuves et les chaînes des montagnes y sont portés pour une grande part d'une manière totalement inexacte. C'est comme si un géographe berlinois, qui n'a pas voyagé, se sentait obligé, aux environs de 1820, de remplir la partie vide de la carte d'Afrique, en mettant en harmonie les renseignements de toutes les sources depuis Léon l'Africain et en assignant à chaque fleuve et à chaque montagne un tracé défini, à chaque peuple un habitat précis. Quand on tente ainsi de réaliser l'impassible, les erreurs des sources que l'on utilise en sont nécessairement accentuées encore. C'est ainsi que Ptolémée porte deux fois de nombreux peuples : les Lakkobards, sur le cours inférieur de l'Elbe, les Langobards, du Rhin moyen au cours moyen de l'Elbe ; il connaît deux Bohèmes, l'une habitée par des Marcomans, l'autre par des Bainochaimes, etc... Alors que Tacite dit expressément qu'il n'y avait pas de villes en Germanie, à peine cinquante ans plus tard, Ptolémée est déjà capable de citer par leur nom quatre-vingt-seize localités. Beaucoup de ces appellations peuvent être des noms exacts ; Ptolémée semble avoir recueilli beaucoup d'informations de négociants qui, à cette époque déjà, visitaient en assez grand nombre l'est de l'Allemagne et apprenaient à connaître les noms qui, peu à peu, devenaient fixes, des lieux qu'ils fréquentaient. D'où viennent les autres, le seul exemple de la prétendue ville de Siatutanda l'illustre : notre géographe le lit dans les mots: Ad sua tutanda [3] de Tacite, sans doute sur un mauvais manuscrit. A côté de cela, on trouve des renseignements d'une surprenante exactitude et de la plus haute valeur historique. C'est ainsi que Ptolémée est le seul parmi les Anciens à situer les Langobards, à vrai dire sous le nom déformé de Lakkobards, exactement à l'endroit où aujourd'hui encore. Bardengau et Bardenwik en portent témoignage ; de même les Ingrions dans l'Engersgau où l'on trouve aujourd'hui encore Engers sur le Rhin, près de Neuwied. C'est ainsi qu'il est également le seul à citer les noms des Galindes et des Sudites lithuaniens, qui subsistent encore de nos jours dans les régions de Gelünden et de Südauen, en Prusse orientale. Mais ces cas prouvent seulement sa grande érudition et non l'exactitude de ses autres indications : de surcroît, le texte est effroyablement corrompu, en particulier en ce qui concerne l'essentiel, les noms.
Ce sont les Romains qui restent la source la plus directe, surtout ceux qui ont visité eux-mêmes le pays. Velleius a été soldat en Germanie, et il écrit en tant que tel, un peu à la manière dont un officier de la Grande Armée [4] parle des campagnes de 1812-1813. Son récit ne permet même pas de localiser les événements militaires ; ce qui n'est pas étonnant dans un pays sans villes. Pline avait également servi en Allemagne comme officier de cavalerie et visité entre autres la côte chauque ; il avait aussi décrit en vingt livres toutes les guerres faites contre les Germains ; c'est là que Tacite a puisé. Pline a été en outre le premier Romain à s'intéresser aux choses en pays barbares autrement que d'une façon politique et militaire, à y prendre un intérêt théorique. De plus, c'était un savant. En conséquence, ses renseignements sur les tribus germaniques doivent avoir un poids particulier, car ils reposent sur l'information personnelle du savant encyclopédiste de Rome. La tradition affirme que Tacite a été en Germanie : je n'en trouve pas de preuve. A son époque, il ne pouvait en tout cas recueillir des renseignements directs qu'au voisinage immédiat du Rhin et du Danube.
Deux ouvrages classiques ont vainement tenté de mettre en harmonie les tableaux des peuples de la "Germanie" [de Tacite] et de Ptolémée avec le chaos confus des autres informations des Anciens : ce sont Les Germains et leurs voisins (Die Deutschen und ihre Nachbarstämme) , de Kaspar Zeuss, et l'Histoire de la langue allemande, de Jacob Grimm. Ce que n'ont pu réussir ces deux savants de génie, et qu'on n'a pas réussi non plus depuis, on pourra bien le considérer comme insoluble, étant donné nos moyens actuels. L'insuffisance de ces moyens ressort précisément du fait que tous deux ont été contraints de se construire des théories d'appoint qui sont fausses ; Zeuss, la théorie selon laquelle il faut chercher dans Ptolémée le dernier mot de toutes les questions litigieuses (et pourtant personne ne stigmatise avec plus de netteté que lui les erreurs fondamentales de Ptolémée) ; Grimm, celle qui voudrait que la puissance qui a renversé l'Empire mondial de Rome ait grandi sur un sol plus vaste que le territoire compris entre Rhin, Danube et Vistule, qu'en conséquence il faille poser encore comme germanique, avec les Goths et les Daces, la majeure partie du pays situé au nord et au nord-est du Danube inférieur. Les hypothèses de Zeuss, tout comme celles de Grimm, sont aujourd'hui dépassées.
Essayons tout au moins de mettre quelque clarté dans cette affaire en limitant la tâche. Si nous réussissons à mettre sur pied une classification assez générale des peuples, selon un petit nombre de groupes principaux, l'investigation dans le détail y aura acquis pour l'avenir un terrain solide. Et, en cela, le passage de Pline nous offre un point d'appui dont la solidité se confirmera de plus en plus dans la suite de notre étude et qui, en tout cas, nous conduit à moins de difficultés, 'nous embrouille dans moins de contradictions qu'aucun autre.
Bien entendu, si nous partons de Pline, il nous faut renoncer à appliquer d'une manière absolue la triade de Tacite et la vieille légende des trois fils de Mannus : Ing, Isk et Ermin. Mais, premièrement, Tacite, lui-même ne sait que faire de ses Ingévones, Istévones et Herminones. Il ne fait pas la moindre tentative pour réunir sous ces trois groupes principaux les peuples qu'il a énumérés un à un. Et, deuxièmement, personne n'y est arrivé non plus par la suite. Zeuss fait des efforts prodigieux pour faire entrer de farce dans la triade les peuples gothiques qu'il rassemble sous le nom d"'Istévones", et le résultat n'en est qu'une confusion plus grande encore. Il ne cherche même pas à y faire entrer les Scandinaves et il les constitue en quatrième groupe principal. Mais de ce fait la triade est tout aussi rompue qu'avec les cinq groupes principaux de Pline.
Voyons maintenant ces cinq groupes dans le détail :
1. Vindili, quorum pars Burgundiones, Varini, Carini, Guttones [5].
Nous avons ici trois peuples : les Vandales, les Burgondes et les Goths eux-mêmes, dont il est établi, premièrement, qu'ils parlaient des dialectes gothiques et, deuxièmement, qu'ils habitaient à cette époque tout à fait à l'est de la Germanie : les Goths à l'embouchure de la Vistule et au delà, les Burgondes placés par Ptolémée dans la région de la Warta jusqu'à la Vistule, les Vandales situés par Dion Cassius (qui donne leur nom au Riesengebirge) vers la Silésie. Dans ce groupe principal gothique (nous le désignerons ainsi d'après sa langue), nous pouvons bien ranger purement et simplement tous ces peuples dont Grimm a ramené le dialecte au gothique, donc au premier chef les régions auxquelles Procope attribue, comme aussi aux Vandales, le gothique pour langue [6]. Nous ne savons rien de leur séjour antérieur, rien non plus de celui des Hérules, que Grimm range également parmi les Goths, à côté des Skires et des Rugiens. Pline mentionne les Skires sur la Vistule, Tacite mentionne les Rugiens sur la côte, au voisinage immédiat des Goths. Le dialecte gothique occupe donc un territoire assez compact entre les Monts vandaliques (Riesengebirge), l'Oder et la Baltique jusqu'à la Vistule et au delà.
Nous ne savons pas qui étaient les Carins. Les Varnes causent quelques difficultés. Tacite les mentionne à côté des Angles, parmi les sept peuples sacrifiant à la déesse Nerthus, à propos desquels Zeuss remarque déjà, à juste titre, qu'ils ont l'air proprement Ingévoniens. Mais Ptolémée compte les Angles au nombre des Suèves, ce qui est manifestement erroné. Dans un ou deux noms déformés chez ce même géographe, Zeuss voit les Varnes et les range en conséquence dans le pays de la Havel et parmi les Suèves. Le titre de l'ancienne Loi (Volksrecht) identifie sans ambages Varnes et Thuringiens ; mais cette loi elle-même est commune aux Varnes et aux Angles. Tout ceci laisse dans le doute la question de savoir s'il faut rattacher les Varnes au groupe gothique ou au groupe ingévonien ; comme ils ont totalement disparu, la question n'a pas non plus d'importance particulière.
2. Altera pars Ingaevones, quorum pars Cimbri, Teutoni, ac Chaucorum gentes [7].
Ici, Pline assigne donc comme lieu de résidence aux Ingévoniens, en premier la péninsule cimbrique et la région côtière entre l'Elbe et l'Ems. Des trois peuples cités, les Chauques étaient bien sans aucun doute les plus proches parents des Frisons. La langue frisonne règne aujourd'hui encore le long de la mer du Nord, dans la Frise occidentale néerlandaise, dans le Saterland du Oldenbourg, dans la Frise du Nord du Slesvig. A l'époque carolingienne, on ne parlait presque que le frison sur toute la côte, depuis le Sinkfal (baie qui constitue aujourd'hui encore la frontière entre les Flandres belges et la Zélande hollandaise) jusqu'à Sylt et à Widau dans le Slesvig, et probablement plus haut encore vers le nord ; ce n'est que sur les deux rives de l'embouchure de l'Elbe que la langue saxonne parvenait jusqu'à la mer.
Pline entend manifestement par Cimbres et Teutons les hommes qui habitaient à l'époque la Chersonèse cimbrique et faisaient donc partie du groupe linguistique chauque-frison. Par conséquent, nous pouvons voir avec Zeuss et Grimm les descendants directs de ces premiers Germains péninsulaires chez les Frisons du Nord.
Dahlmann (Histoire du Danemark) prétend certes que, venant du sud-ouest, les Frisons du Nord n'auraient immigré dans la péninsule qu'au Vº siècle. Mais il ne donne pas la moindre preuve à l'appui, et dans toutes les recherches ultérieures l'indication qu'il donne n'a pas été non plus, à juste titre, prise en considération. Ainsi, au premier chef, ingévonien serait l'équivalent de frison, en ce sens que nous donnons à tout le groupe linguistique le nom de la langue qui seule nous a laissé des monuments anciens et des dialectes encore vivants. Mais cela épuise-t-il l'extension du groupe ingévonien ? Ou Grimm a-t-il raison quand il englobe sous ce terme la totalité de ce qu'il qualifie, d'une façon un peu inexacte, de bas-allemand, donc aussi les Saxons à côté des Frisons ?
Concédons d'emblée que Pline assigne aux Saxons une place tout à fait erronée en comptant les Chérusques parmi les Herminones. Il s'avérera par la suite qu'il ne reste pas d'autre possibilité que de ranger également les Saxons parmi les Ingévones, et de concevoir ce groupe principal comme groupe frison-saxon.
Il faut ici parler des Angles, que Tacite classe probablement, et Ptolémée avec certitude, parmi les Suèves. Celui-ci les place sur la rive droite de l'Elbe, face aux Langobards ; ainsi, s'il y a somme toute quelque chose d'exact dans cette indication, il ne pourrait s'agir que des vrais Langobards sur le cours inférieur de l'Elbe ; les Angles se placeraient donc du Lauenbourg jusqu'à peu près à la Priegnitz. Plus tard, nous les trouvons dans la péninsule elle-même, où leur nom s'est conservé et d'où, avec les saxons, ils sont passés en Angleterre. Leur langue apparaît maintenant comme un élément de l'anglo-saxon, et, qui plus est, comme l'élément résolument frison de ce dialecte de formation récente. Quoi qu'il ait pu advenir des Angles demeurés ou dispersés à l'intérieur de la Germanie, ce seul fait nous oblige à ranger les Angles parmi les Ingévones et, en vérité, dans leur branche frisonne, c'est à eux que l'on doit tout le vocalisme de l'anglo-saxon, bien plus frison que saxon, c'est à eux que l'on doit le fait que le développement ultérieur de cette langue offre en beaucoup de cas un parallélisme frappant avec celui des dialectes frisons. De tous ceux du continent, ce sont aujourd'hui les dialectes frisons qui sont le plus proches de l'anglais. La transformation propre à l'anglais des gutturales en chuintantes n'est pas non plus d'origine française, mais frisonne. L'anglais ch = c au lien de k, l'anglais dz au lieu de g pouvaient bien venir du frison tz, tj pour k, dz pour g, mais non du français ch ou g.
Avec les Angles, il nous faut aussi ranger dans le groupe frison-ingévonien les Jutes, que ceux-ci aient été déjà établis dans la péninsule au temps de Pline ou de Tacite, ou qu'ils y aient immigré plus tard seulement. Grimm trouve leur nom dans celui des Eudoses, un des peuples de Tacite rendant un culte à la déesse Nerthus ; si les Angles sont ingévoniens, il sera difficile d'attribuer une autre souche aux autres peuples de ce groupe. Les Ingévones s'étendraient dans ce cas jusque dans la région de l'embouchure de l'Oder et la lacune entre les peuples gothiques et eux serait comblée.
3. Proximi autem Rheno Iscaevones (alias Istaevones), quorum pars Sicambri [8].
Grimm déjà, et d'autres après lui, par exemple Waitz, identifiaient plus ou moins Istévones et Francs. Mais c'est la langue qui induit Grimm en erreur. Depuis le milieu du IXº siècle, tous les documents allemands de l'empire franc sont rédigés dans un dialecte qu'il est impossible de séparer du vieux haut-allemand ; Grimm admet donc que le vieux-franconien aurait disparu à l'étranger et aurait été remplacé dans le pays par le haut-allemand ; et, de cette manière, il en vient finalement à ranger les Francs parmi les Hauts-Allemands.
Le vieux-franconien a la valeur d'un dialecte autonome qui tient le milieu entre le saxon et le haut-allemand : Grimm lui-même admet que c'est à cela qu'aboutit son étude des vestiges linguistiques qui se sont conservés. Cela suffit pour l'instant ; une étude plus détaillée des rapports linguistiques franconiens, au sujet desquels règnent encore de nombreuses obscurités, devra faire l'objet d'une note particulière.
Certes, le territoire qui échoit au groupe istévonien paraît relativement petit pour tout un groupe principal germanique, et surtout pour un groupe qui a joué un rôle aussi prodigieux dans l'histoire. A partir du Rheingau, il accompagne le Rhin, pénétrant vers l'intérieur jusqu'aux sources de la Dili, de la Sieg, de la Ruhr, de la Lippe et de l'Ems, coupé de la mer du Nord par les Frisons et les Chauques, et en outre entremêlé près de l'embouchure du Rhin de débris de peuples d'un autre groupe, du groupe chatte pour la plupart : les Bataves, les Chattuaires, etc. De plus, font encore partie des Francs les Germains fixés sur la rive gauche du Rhin inférieur ; les Triboques, les Vangions, les Némètes aussi ? Cependant la faible étendue de ce territoire s'explique par la résistance que les Celtes et, depuis César, les Romains opposaient à l'extension des Istévones, tandis que dans leur dos les Chérusques s'étaient déjà installés et que sur le flanc les Suèves, en particulier les Chattes, selon le témoignage de César, les poussaient de plus en plus. Qu'une population dense, relativement à l'état de choses en Germanie, ait été ici comprimée dans un petit espace, c'est ce que montre la tendance constante à affluer de l'autre côté du Rhin : par bandes conquérantes au début, par passage de bon gré en territoire romain ensuite, comme chez les Ubiens. C'est pour cette raison que, de bonne heure déjà, les Romains réussirent facilement ici, et ici seulement, à transférer des portions importantes des peuplades istévoniennes en territoire romain.
L'étude qui sera faite dans la note sur le dialecte franconien fournira la preuve que les Francs constituent un groupe à part parmi les Germains, comportant une structure intérieure en peuplades différentes, qu'ils parlent une langue particulière qui se subdivise en dialectes variés, bref qu'ils possèdent toutes les caractéristiques d'un groupe principal germanique, indispensables pour les identifier avec les Istévones. Jacob Grimm a déjà dit ce qu'il fallait sur les divers peuples appartenant à ce groupe principal. Outre les Sicambres, il y compte les Ubiens, les Chamaves, les Bructères, les Tenctères et les Usipètes, donc les peuples habitant le territoire de la rive droite du Rhin que nous avons définis précédemment comme étant les Istévoniens.
4. Mediterranei Herminones, quorum Suevi, Hermunduri, Chatti, Cherusci [9].
Jacob Grimm a déjà identifié les Herminones (pour utiliser l'orthographe plus précise de Tacite) avec les Hauts-Allemands. Le nom de Suèves, qui, selon César, et pour autant qu'il les connaissait, englobait tous les Hauts-Allemands, commence à se différencier. Les Thuringiens (Hermondures) et les Hessois (Chattes) font figure de peuples séparés. Les autres Suèves restent encore indifférenciés. Si nous laissons d'abord de côté, parce qu'impénétrable, la foule d'appellations mystérieuses, disparues dès les siècles suivants, ces Suèves n'en doivent pas moins englober trois grands groupes, parlant le haut-allemand, qui par la suite interviennent dans l'Histoire : les Alamans-Souabes, les Bavarois et les Langobards. Les Langobards, nous le savons avec certitude, habitaient sur la rive gauche de l'Elbe inférieure, autour du Bardengau, isolés du reste de leurs compagnons de groupe, en position avancée, au milieu de peuples ingévoniens ; Tacite décrit parfaitement, sans en connaître la cause, cette situation isolée qui est la leur et qu'il leur a fallu maintenir au prix de longs combats. Les Bavarois, nous le savons également depuis Zeuss et Grimm, occupaient sous le nom de Marcomans la Bohême, les Hessois et les Thuringiens leurs séjours actuels et les territoires attenants vers le Sud. Or comme au sud des Francs, des Hessois et des Thuringiens commençait le territoire romain, il ne reste pas d'autre emplacement pour les Souabes-Alamans qu'entre l'Elbe et l'Oder, dans l'actuelle marche de Brandebourg et le royaume de Saxe ; et ici nous trouvons un peuple suève, les Semnones. Ils s'identifieraient donc sans doute avec ceux-ci et confineraient au nord-ouest avec les Ingévones, au nord-est et à l'est avec les tribus gothiques.
Jusqu'ici tout se passe assez bien. Mais voilà que Pline range aussi les Chérusques parmi les Herminones, et sur ce point il commet carrément une erreur. Déjà César les sépare catégoriquement des Suèves, parmi lesquels il classe encore les Chattes. Tacite, lui, ne sait rien non plus de l'appartenance des Chérusques à quelque groupe haut-allemand. De même Ptolémée, qui étend cependant jusqu'aux Angles le nom de Suèves. Le simple fait que les Chérusques comblent l'espace entre les Chattes et les Hermondures au sud et les Langobards au nord-est est loin d'être suffisant pour en conclure à une parenté de groupe plus précise ; bien que ce soit peut-être précisément ce fait qui a ici induit Pline en erreur.
A ma connaissance, aucun savant dont l'opinion ait quelque poids n'a rangé les Chérusques parmi les Hauts-Allemands. Il reste donc uniquement à savoir s'il faut les classer parmi les Ingévones ou les Istévones. Les quelques noms qui nous sont transmis ont un caractère franconien ; ch au lieu de h ultérieur dans Cherusci, Chariomerus, e au lieu de i dans Segestes, Segimerus, Segimundus. Mais presque tous les noms germaniques, qui, venant du côté du Rhin, parviennent aux Romains, semblent leur être transmis par des Francs sous une forme franconienne. Et en outre, nous ne savons pas si la gutturale spirante de la première mutation consonantique, qui, chez les Francs, était encore ch au VIIº siècle, ne se prononçait pas ch au Iº siècle chez tous les Germains de l'Ouest pour ne s'affaiblir que plus tard et devenir le h commun à tous. Nous ne trouvons non plus aucune autre parenté de groupe entre les Chérusques et les Istévones, telle qu'elle apparaît par exemple dans l'adoption par les Sicambres des restes des Usipètes et des Tenctères qui avaient échappé à César. De même, le territoire de la rive droite du Rhin occupé par les Romains à l'époque de Varus et traité en province coïncide avec le domaine istévonien-franc. C'est là qu'étaient Aliso et les autres citadelles romaines ; du pays des Chérusques, c'est tout au plus la bande entre l'Osning et la Weser qui paraît avoir été effectivement occupée ; au delà, les Chattes, les Chérusques, les Chauques, les Frisons étaient des alliés plus ou moins incertains, tenus en bride par la crainte, mais jouissant de l'autonomie dans leurs affaires intérieures et libérés de l'occupation romaine constante. Lorsque, dans cette région, ils rencontraient une résistance plus forte, les Romains faisaient toujours de la frontière ethnique la limite provisoire de la conquête. C'est ainsi que César avait également procédé en Gaule ; il fit halte à la frontière des Belges, et ne la franchît qu'une fois qu'il pensa être sûr de la Gaule appelée proprement celtique.
Il ne reste donc pas d'autre solution que de ranger, avec Grimm et selon la conception courante, les Chérusques et les petits peuples voisins qui leur sont le plus directement apparentés dans le groupe saxon et par suite parmi les Ingévones. A l'appui de cette thèse vient aussi le fait que, sur le vieux territoire chérusque, le vieil a saxon s'est conservé le plus pur, face au o du génitif pluriel et du masculin faible qui domine en Westphalie. De ce fait, toutes les difficultés disparaissent ; le groupe ingévonien y gagne un territoire aux contours assez arrondis, comme celui des autres, dans lequel seuls les Langobards herminoniens font un peu saillie. Des deux grandes subdivisions du groupe, la branche frisonne-angle-jute occupe la côte et tout au moins la partie septentrionale et occidentale de la presqu'île, la branche saxonne occupe l'intérieur du pays et dès maintenant peut-être une partie de la Nordalbingie, où peu après Ptolémée nomme en premier les Saxones.
5. Quinta pars Peucini, Bastarnae contermini Dacis [10].
Le peu que nous sachions de ces deux peuples les marque – la forme du nom Bastarnae y suffit déjà – comme apparentés au groupe des Goths. Si Pline en fait un groupe particulier, la raison en est sans doute qu'il obtint les informations qu'il avait sur eux du Danube inférieur, par l'intermédiaire des Grecs, tandis que sa connaissance des peuples gothiques sur l'Oder et la Vistule avait pour origine les bords du Rhin et la mer du Nord, et qu'en conséquence la liaison entre Goths et Bastarnes lui a échappé. Bastarnes et Peucins sont des peuples germaniques, demeurés le long des Carpathes et de l'embouchure du Danube, encore assez longtemps nomades, qui préparent le futur empire des Goths dans lequel ils ont sombré.
6. Les Hilleviones sont le nom collectif sous lequel Pline mentionne les Germains scandinaves ; je n'y fais allusion que pour des raisons d'ordre et pour constater une fois encore que tous les auteurs anciens n'assignent à ce groupe principal que les îles (en y incluant la Suède et la Norvège), mais l'excluent de la péninsule cimbrique.
Nous aurions donc cinq groupes principaux avec cinq dialectes essentiels.
Le gothique, à l'est et au nord-est, a le génitif pluriel du masculin et du neutre en –ê, le féminin en –ô et ê ; le masculin faible est en a.
Les flexions à la conjugaison du présent (de l'indicatif) se rattachent encore étroitement (en tenant compte de la mutation consonantique) à celles des langues primitives apparentées en particulier le grec et le latin.
L'ingévonien, au nord-ouest, a le génitif pluriel en a, le masculin faible également en a ; au présent de l'indicatif les trois personnes du pluriel sont en d ou en dh, avec élision de toutes les nasales. Il se divise en deux branches principales, le saxon et le frison, qui se fondent de nouveau pour ne faire qu'un dans l'anglo-saxon. Le groupe scandinave se rattache à la branche frisonne ; génitif pluriel en a, masculin faible en i, qui est un affaiblissement du a comme le montre toute la déclinaison. Au présent de l'indicatif, le s primitif de la deuxième personne du singulier s'est transformé en r, la première personne du pluriel conserve le m, la deuxième le dh ; les autres personnes sont plus ou moins estropiées.
Face à ces trois groupes, les deux groupes méridionaux, I'istévonien et l'herminonien, appelés plus tard le franconien et le haut-allemand. Tous deux ont en commun le masculin faible en o ; très vraisemblablement aussi le génitif pluriel en ô, bien qu'il ne soit pas appuyé par des documents pour ce qui est du franconien et que dans les plus anciens documents occidentaux (saliens) l'accusatif pluriel se termine en as. A la conjugaison du présent, les deux dialectes, pour autant que nous puissions donner des preuves pour le franconien, sont intimement liés et se rattachent étroitement, semblables en ceci au gothique, aux langues primitivement apparentées. Mais confondre en un seul les deux dialectes nous est interdit par toute l'histoire de la langue, à commencer par les particularités très importantes et antiques du franconien le plus ancien, pour aller jusqu'à la très grande distance qui sépare aujourd'hui les parlers de l'un et de l'autre ; de même que toute l'histoire des peuples nous met dans l'impossibilité de les confondre en un seul groupe principal.
Si, au cours de toute cette étude, je n'ai pris en considération que les désinences et non les rapports phonétiques, cela s'explique du fait des importantes modifications qui se sont produites en eux – tout au moins dans de nombreux dialectes – entre le Iº siècle et la date de rédaction de nos sources linguistiques les plus anciennes. Il suffit que je rappelle la deuxième mutation consonantique en Allemagne ; en Scandinavie, les assonances des antiques chansons montrent combien la langue s'est modifiée entre l'époque où elles furent composées et celle où elles furent consignées par écrit. Ce qui reste à faire dans ce domaine, les linguistes allemands spécialistes le feront sans doute encore ; cela n'aurait fait ici que compliquer inutilement l'étude.
Notes
[1] La première partie de cette note est perdue.
[2] La géographie de la Germanie constitue le 2º et 3º livre de sa géographie.
[3] Pour protéger ses biens.
[4] En français dans le texte.
[5] Les Vindiles dont font partie les Burgondes, les Varins, les Carins, les Gothones.
[6] Procope : De bello Gothico, IV, 5.
[7] Les Ingévones constituent une autre fraction dont font partie les Cimbres, les Teutons et les peuples chauques.
[8] Mais les voisins les plus proches du Rhin sont les Iskévones (ou encore les Istévones), dont les Sicambres constituent une fraction.
[9] A l'intérieur du pays, les Herminones dont font partie les Suèves, les Hermondures, les Chattes, les Chérusques.
[10] La cinquième partie se compose des Peucins et des Bastarnes, voisins immédiats des Daces.