1889 |
La constitution de la II° Internationale : un processus qui n'est pas allé sans combats... |
Lettre à F.-A. Sorge
8 juin 1889
8 juin 1889
Londres, le 8 juin 1889
Les possibilistes [1] n’ont, en dehors de la Social-Democratic Federation[2], pas une organisation socialiste dans toute l’Europe. Ils retombent donc sur les Trade-Unions non socialistes et donneraient tout au monde pour avoir eux-mêmes les vieilles Trade-Unions, Broadhurst et consorts, mais ceux-ci en avaient assez ici en novembre [3]. D’Amérique, ils ont un « Knight of Labor [4] ».
Le principal là-dedans, c’est – et ç’a été pour moi le motif d’entrer ainsi dans le jeu – que voilà la vieille coupure dans l’Internationale qui reparaît au grand jour, la vieille bataille de La Haye [5]. Les adversaires sont les mêmes, sauf que l’enseigne anarchiste a été changée pour la possibiliste : vente du principe à la bourgeoisie contre des concessions dans le détail, et surtout contre des postes bien payés pour les chefs (conseillers municipaux, Bourses du travail, etc.). Et la tactique est tout à fait la même. Le Manifeste de la Social-Democratic Federation, évidemment écrit par Brousse, est une nouvelle édition de la circulaire de Sonvilier [6]. Et Brousse le sait bien : il attaque le marxisme autoritaire toujours avec les mêmes mensonges et calomnies, et Hyndman l’imite – ses sources principales concernant l’Internationale et l’action politique de Marx, ce sont les mal-contents du Conseil Général, Eccarius, Jung, et Cie.
L’alliance des possibilistes et de la Social-Democratic Federation devait constituer le noyau de la nouvelle Internationale qui devait être fondée à Paris : avec les allemands, s’ils s’inséraient en tiers dans l’alliance, autrement contre eux. De là tous ces petits congrès successifs croissant sans cesse en nombre; de là l’exclusivisme avec lequel les alliés traitaient toutes les autres tendance françaises et anglaises comme non existantes; de là les conjonctions, notamment avec les petites nations sur lesquelles Bakounine aussi s’appuyait. Mais ces agissements devinrent gênants lorsque les allemands, par la résolution de St. Gall [7] entrèrent tout naïvement – dans l’ignorance absolue de tout ce qui arrivait au-dehors – dans le mouvement de congrès à leur tour. Et comme ces bonshommes aimaient mieux marcher contre qu’avec les allemands – qui passaient malgré tout pour trop marxisés – la lutte devenait inévitable. Mais de la naïveté des allemands tu n’as aucune idée. Il m’a coûté des peines infinies pour faire comprendre même à Bebel de quoi proprement il s’agit, quoique les possibilistes le sachent très bien et le proclament tous les jours. Au milieu de tous ces tours et détours, j’avais peu d’espoir que les choses aillent bien, que la raison immanente qui, dans cette histoire, se développe d’elle même par degrés en connaissance, dût vaincre dès maintenant. J’ai d’autant plus de plaisir à avoir la preuve que, tout de même des choses comme celles de 1873 et 1874 ne sont plus possibles. Les intrigants sont dès à présent battus et l’importance du congrès – qu’il attire à soi l’autre ou non – réside en ce que l’unanimité des partis socialistes d’Europe est manifestée aux yeux du monde entier et que les quelques brouillons qui ne se soumettent pas restent à la porte au frais.
Notes
[1] Courant socialiste réformiste dirigé par le français P. Brousse.
[2] Social-Democratic Federation : organisation fondée en 1884 à partir de la fédération démocratique. Cette organisation très hétérogène était dirigée par le réformiste Hyndman. Un groupe de marxistes, dont la fille de Marx, Eleanor, y avaient adhéré. Mais dès la fin 1884, ils la quitteront pour former la Socialist League (Ligue Socialiste).
[3] En novembre 1888 avait eu lieu à Londres le congrès international des syndicats, avec des représentants d’Angleterre, de Belgique, de Hollande, du Danemark, d’Italie ainsi que des possibilistes français. Les marxistes français et les social-démocrates allemands et autrichiens s’étaient vus interdire la participation au congrès par des artifices de procédure. Le congrès appela à la lutte pour des lois sur la protection du travail, la journée de 8 heures et décida de convoquer un congrès ouvrier international en 1889, à Paris. Son organisation sera confiée aux possibilistes.
[4] Les Knights of Labor (Chevaliers du Travail) : organisation ouvrière fondée en 1869 à Philadelphie, ayant un caractère de société secrète jusqu’en 1878. Cet « ordre » groupait surtout des ouvriers peu qualifiés dont beaucoup de noirs. Il se proposait de créer des coopératives et d’organiser le secours mutuel. Mais cette organisation rejetait l’action politique et prônait la collaboration de classe – en 1886, ses dirigeants s’opposeront à une consigne de grève générale. Après, l’influence des « knights » diminue et l’ordre cesse d’exister à l’orée du XX° siècle.
[5] Le congrès de La Haye de la I° Internationale (1872) est celui de l’affrontement entre marxistes et anarchistes. Il ouvre la pèriode de désintégration de l’Internationale.
[6] Circulaire adoptée par le congrès de la fédération jurassienne bakouniniste (12 novembre 1872). Dirigée contre le Conseil Général de l’Internationale, elle se prononçait pour l’indifférentisme politique et l’autonomie complète des sections. Elle appelait les autres fédérations à exiger la tenue d’un congrès international afin de modifier les status internationaux et blâmer le Conseil Général.
[7] Lors de son congrès de St. Gall, le S.D.A.P. allemand décidera de convoquer pour 1888 un congrès ouvrier international.