Paru dans Socialisme ou Barbarie n° 2 (mai 1949). |
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Les rapports de production en Russie
Pour la totalité des apologistes du stalinisme, et même pour ceux qui, comme Trotski, persistent à voir dans la structure de l'économie bureaucratique une solution, peut-être erronée, mais imposée par la conjoncture historique, des problèmes de " l'économie de transition ", la distinction entre la valeur du travail simple et celle du travail qualifié comme aussi la " rareté " de ce dernier, servent comme base commode d'explication et (dans le cas des staliniens avoués) de justification de l'exploitation bureaucratique. C'est aussi le cas de cet avocat discret de la bureaucratie, qu'est M. Bettelheim, dont nous aurons fréquemment l'occasion de contrôler les raisonnements au cours de ce chapitre.
Dès le début de son livre, Les Problèmes théoriques et pratiques de la planification, au long duquel cet honorable économiste oscille constamment - et consciemment - entre l'exposition des problèmes d'une " économie planifiée pure " et ceux de l'économie russe, M. Bettelheim nous dit quelle fut son hypothèse méthodique en ce qui concerne la rémunération du travail.
" Pour la simplification de l'exposé, nous avons pris comme hypothèse l'existence d'un " marché libre " du travail avec une différenciation des salaires destinée à orienter les travailleurs vers les différentes branches et qualifications conformément aux exigences du plan. Mais rien ", ajoute-t-il, " n'empêche d'envisager qu'à un certain stade du développement de la planification on puisse tendre vers l'égalité des salaires et substituer l'orientation professionnelle et des stimulants non pécuniaires (plus ou moins grande durée de la journée (le travail) à l'action de la différenciation des salaires [60]. "
Ainsi, en l'absence d'une autre explication, le lecteur verra dans ce but " purement " économique : l'orientation des travailleurs vers les différentes branches de la production conformément aux exigences du plan, la cause essentielle de la monstrueuse différenciation des revenus en Russie. A remarquer la grossière subtilité du procédé : M. Bettelheim ne nous dit pas : voilà la cause de la différenciation ; il préfère ne rien dire sur les causes concrètes et le caractère de la différenciation actuelle des revenus en Russie. Ce " marxiste " se complaît à bavarder au long de 334 pages sur tous les aspects de la " planification soviétique " hormis son aspect social de classe. Mais comme d'autre part il dit bien que dans sa planification " pure " on doit présupposer " une différenciation des salaires destinée à orienter les travailleurs ", différenciation que, par ailleurs, " rien n'empêcherait à un certain stade du développement de la planification " de remplacer par l'orientation professionnelle, la moindre durée de la journée de travail, etc. - le fondement " scientifique " est immédiatement fourni aussi bien à la paresse du lecteur qu'à la malice du propagandiste. Malice que M. Bettelheim lui-même a déployée devant nous en écrivant ses articles dans la Revue Internationale où il nous expliquait les " privilèges " de la bureaucratie en Russie comme résultant du caractère arriéré du pays et plus généralement de lois économiques incoercibles régissant l'économie de transition.
Nous aussi, qui, en matérialistes sordides, avons cette terrible déformation de ne point parvenir à nous intéresser aux problèmes éthérés de la " planification pure " et de " l'économie de transition überhaupt ", mais voulons connaître la réalité sociale concrète en Russie, nous sommes tentés de déduire des principes transcendantaux de M. Bettelheim une explication concrète de la différenciation des revenus en Russie. Ce que nous pouvons en conclure, c'est que la différenciation des salaires fut nécessaire pour orienter les travailleurs vers les branches de la production vis-à-vis desquelles ceux-ci se montraient spécialement récalcitrants ou vers des qualifications qu'ils se montraient peu disposés à acquérir, que ces manifestations sont fréquentes et naturelles dans une " économie de transition héritant d'un bas niveau des forces productives ", et qu'elles peuvent être par la suite surmontées, la politique de différenciation des salaires y aidant.
A première vue, cependant, ce tableau nous paraît peu persuasif et nous commençons à soupçonner aussi dans ce cas l'influence déterminante de " raisons historiques particulières " (analogues peut-être à celles qui ont conduit la planification russe, de l'aveu de M. Bettelheim, à se fixer comme but non pas " l'obtention d'un maximum de satisfaction économique ", mais " dans une certaine mesure (?) la réalisation du potentiel militaire maximum "). Raisons historiques particulières, sans aucun doute, et le diable sait si l'âme slave n'y prend pas une part importante. Car, après tout, ce que l'on observe en Russie, c'est que sont rémunérés beaucoup plus fortement les travaux pour lesquels personne, en principe, dans le reste du monde, n'éprouverait une répulsion particulière : directeur d'usine, par exemple, ou président de kolkhoz, colonel ou général, ingénieur ou directeur de ministère, ministre ou sous-chef génial des peuples, etc. Il ne nous reste donc qu'à supposer que les Russes, avec leur masochisme bien connu et leur complexe d'autopunition dostoïevskienne répugnent aux " travaux " agréables, confortables, voyants (et bien payés), étant attirés irrésistiblement par la tourbe, le ramassage des ordures et la chaleur des hauts fourneaux, et que pour arriver, à grand-peine, à en persuader quelques-uns d'être directeurs d'usines, par exemple, il a fallu leur promettre des salaires exorbitants. Pourquoi pas, après tout ? Tolstoï n'était-il pas un Grand-russien pur sang, lui qui s'enfuit de son château comtal pour aller mourir comme un crève-la-faim dans un monastère ?
Mais si les plaisanteries ne sont pas de notre goût, nous serons obligés de constater au moins :
Non seulement dans une économie planifiée, mais dans toute économie supposant une division social étendue du travail (c'est-à-dire ayant dépassé le stade de l'économie naturelle), se pose le problème, d'une part, de la base objective de la différenciation des revenus dus au travail d'après le caractère spécifique du travail en question (c'est-à-dire des variations du prix et de la valeur de la force de travail concrétisée dans une production spécifique), d'autre part, du " recrutement " stable et permanent des différentes branches de la production en force de travail. Nous aborderons ces deux problèmes sous un angle général, en commençant par leur solution dans l'économie capitaliste, pour les examiner ensuite dans le cadre d'une économie socialiste et de son antipode. l'économie bureaucratique russe.
a) La loi de la valeur s'applique, selon Marx et comme il est bien connu, à la marchandise " force de travail " elle-même. Toutes conditions égales par ailleurs (pour un pays, une époque, un niveau de vie, etc., donnés) la différence entre la valeur de deux forces de travail spécifiques concrètes revient à la différence des " coûts de production " de chaque force de travail spécifique. Grosso modo, ce " coût de production " comprend, d'une part, les frais d'apprentissage proprement dits, qui en sont la partie la moins importante, et, d'autre part, le temps d'apprentissage, ou, plus exactement, le temps non productif de la vie du travailleur spécifique en question, temps écoulé avant son entrée dans la production. Ce temps doit être " amorti " pendant la période productive de la vie du travailleur : ce qui se fait dans la société capitaliste, non pas sous la forme de " remboursement " des frais d'éducation et d'apprentissage par le travailleur à ses parents, mais sous la forme de la reproduction de la même (ou une autre analogue) spécification de la force de travail, c'est-à-dire par le fait que le travailleur élève ses enfants, et, dans l'hypothèse d'une reproduction simple, au même nombre et au même niveau de qualification.
Si donc on suppose que le prix de la force de travail coïncide avec sa valeur, on constate facilement que les différences de salaire dans la société capitaliste se meuvent dans des limites assez étroites. En effet, prenons les deux cas extrêmes, c'est-à-dire celui d'un manœuvre dont l'occupation ne requiert aucun apprentissage et qui commence à travailler au début de sa treizième année, qui par conséquent doit amortir pendant le reste de sa vie douze années de vie improductive, et celui d'un médecin, qui finit ses études à l'âge de 30 ans, et qui doit amortir durant le reste de sa vie trente années de vie improductive. Supposons que les deux travailleurs en question doivent s'arrêter de travailler tous les deux à l'âge de 60 ans, et laissons de côté le problème de leur entretien pendant les dernières années de leur vie. Si nous admettons de plus arbitrairement que le coût d'entretien d'un individu pendant l'enfance et l'âge mûr est le même, et en prenant comme unité le coût de production de la force de travail dépensée pendant une année à l'âge mûr, la valeur d'une année de force de travail pour le manœuvre sera 1 + 12/48, tandis que pour le médecin elle ira jusqu'à 1 + 30/30. Donc, si la loi de la valeur doit fonctionner en plein ici, la différence de salaire du manœuvre n'ayant aucune qualification et celle du travailleur ayant la qualification la plus haute possible sera de 60/48 à 60/30, moins que du simple au double (1,25 à 2). En réalité elle devrait être moindre, car la supposition arbitraire que nous avons faite en posant le " coût de production " d'une année de vie de l'enfant comme égal à celui d'une année de l'âge mûr favorise le travail qualifié; si l'on prend comme base un coût moindre pour les années d'enfance, nous arrivons, comme on peut le voir facilement, à un éventail moins écarté encore.
Mais nous laissons de côté ce facteur, pour compenser le fait que nous ne tenons pas compte des frais d'apprentissage proprement dits (frais de scolarité, livres ou instruments individuels, etc.). Comme nous l'avons déjà dit, l'importance de ces frais est minime, car même dans le cas de la formation la plus coûteuse (formation universitaire) ils ne dépassent jamais 20 % des dépenses totales de l'individu [61].
En fait, dans la situation concrète de la société capitaliste, les choses se passent d'une manière assez différente : de multiples facteurs y interviennent, tous liés d'ailleurs à la structure de classe de cette société, qui ici, comme partout ailleurs, surdétermine l'économie " pure ". Parmi ces facteurs les plus importants sont :
Néanmoins, même dans ce cadre de classe, les tendances du développement économique ont pris à la longue le dessus, et les différences de salaire entre le prolétariat manuel et le prolétariat intellectuel, par exemple, se sont considérablement réduites, dans certains cas même sont retombées en deçà de la différenciation imposée par la loi de la valeur (cf. instituteurs et employés en général en France). La tendance générale dans les pays dits " civilisés " s'exprime par la pléthore relative de travailleurs intellectuels.
b) En ce qui concerne le deuxième point, c'est-à-dire le recrutement stable des différentes branches de la production en travailleurs spécifiques, point n'est besoin de se reporter à un principe économique à part pour l'expliquer : on peut dire, qu'en général, la loi des grands nombres explique en même temps qu'elle garantit la stabilité de ce recrutement. Un philistin pourrait s'étonner de ce qu'il y a toujours suffisamment de gens qui " acceptent " d'être des boueux, malgré le caractère dégoûtant du métier et sa rémunération au-dessous de la moyenne; la convergence d'une infinité de processus individuels d'exploitation et d'aliénation dans la société capitaliste suffit pour assurer normalement ce résultat, autrement miraculeux.
Supposons cependant qu'une " irrégularité " survienne de ce point de vue, le mécanisme des prix interviendra en principe pour rétablir l'état " normal " des choses : une modique augmentation du salaire des branches sous-peuplées y ramènera la force de travail nécessaire, que chassera de la branche ou des branches relativement saturées une baisse analogue de la rémunération. Ces variations n'affecteront que le prix de la force de travail, et nullement sa valeur, parce qu'elles ne modifieront en rien par elles-mêmes le coût de production de celle-ci. Ceci même explique le caractère limité, quant au montant et à la durée, de telles variations du prix de la force de travail. Là par contre où la " pénurie " en force de travail spécifique concerne une force de travail exigeant une qualification poussée, c'est-à-dire, en définitive, exigeant une nouvelle " production " partielle de force de travail, production qui rencontre d'autres obstacles, et essentiellement celui de la mise de fonds préalable par des gens qui ne disposent ni de capitaux ni de la possibilité d'emprunter, des mécanismes beaucoup plus complexes entrent en jeu. D'abord, une élévation plus importante du prix de ces forces de travail se chargera d'éliminer une partie de la demande de cette catégorie de travail et d'assurer l'équilibre de la demande subsistante avec l'offre. Ensuite, la société capitaliste sera obligée, vu l'impossibilité pour la classe ouvrière de disposer elle-même du capital initial nécessaire pour arriver à la production supplémentaire d'une force de travail qualifiée, de consacrer une partie (évidemment minime) de la plus-value à la production de cette force de travail supplémentaire (écoles d'apprentissage, bourses d'études, etc.). La modicité extrême des sommes dépensées par la bourgeoisie dans ce but est la preuve du caractère restreint et de l'importance très limitée de ces cas dans une société capitaliste relativement développée.
a) Voilà en ce qui concerne le cas de la production capitaliste. Voici maintenant le problème dans le cadre d'une économie socialiste. Supposons - comme le veut M. Bettelheim - que cette société applique consciemment la loi de la valeur, et, de plus, avec sa forme et son contenu capitalistes (supposition qui, en ce qui concerne la comparaison avec le cas russe, est à l'avantage de la bureaucratie), c'est-à-dire donne aux travailleurs non pas, comme le disait Marx dans la Critique du programme de Gotha, l'équivalent sous une autre forme du travail que ceux-ci ont fourni à la société moins les défalcations nécessaires (c'est-à-dire essentiellement les valeurs destinées à l'accumulation) mais l'équivalent de la valeur de leur force de travail, c'est-à-dire les paie comme une entreprise capitaliste " pure ". (Nous verrons plus tard les contradictions internes de cette solution qui est cependant, d'une manière inavouée, la prémisse théorique de M. Bettelheim.) Dans ce cas, comme on l'a vu plus haut, le maximum des différences qui seraient " économiquement nécessaires " entre les salaires serait au plus de 1 à 2 (en réalité, comme nous l'avons vu, de moins). Aucun des facteurs altérant le fonctionnement de cette loi dans la société capitaliste n'entrerait alors en jeu : le monopole sur l'éducation serait aboli, la société n'aurait aucune raison pour pousser à la différenciation des revenus, mais toutes les raisons pour amoindrir cette différenciation, enfin le " niveau de vie spécifique hérité du passé " des différentes branches ne serait pas pris en considération (comme on le verra par la suite, il n'a en fait joué aucun rôle dans le cas russe, où on a procédé à la création de nouveau d'un niveau de vie surélevé pour les couches privilégiées).
b) Quid maintenant en ce qui concerne la " pénurie " éventuelle de certaines branches de la production en force de travail ? Comme nous l'avons déjà indiqué, ce n'est pas la différenciation des rémunérations qui garantit dans une société capitaliste le recrutement stable des différentes branches en force de travail dans la proportion qui leur est nécessaire. Nous allons passer en revue les trois cas principaux d'une telle " pénurie " qui peuvent se présenter.
Le premier cas est celui des travaux particulièrement pénibles, désagréables ou malsains. Il ne nous semble pas que ce cas posera un problème particulièrement difficile à résoudre pour l'économie socialiste. D'une part, son étendue est limitée, d'autre part, l'économie socialiste héritera de la situation de la production capitaliste, dans laquelle le problème est déjà en règle générale résolu. De toute façon, la société devra offrir aux travailleurs de ces branches une compensation, essentiellement sous la forme d'une durée moindre de la journée de travail, et subsidiairement sous la forme d'une rémunération supérieure à la moyenne. Déjà actuellement, en tout cas en France et aux U.S.A., le salaire des mineurs s'élève au-dessus de la moyenne du salaire des branches requérant une qualification analogue mais cet excédent ne dépasse pas 50 % du salaire moyen.
Le deuxième cas est celui d'une pénurie temporaire dont peuvent éventuellement souffrir certaines branches, pénurie en force de travail non qualifiée ou, en général, pénurie qui peut être comblée par un simple déplacement de travailleurs, sans exiger une nouvelle spécification de la force de travail existante. Ici, un " stimulant " pécuniaire serait indispensable pour une certaine période afin de rétablir l'équilibre; une réduction de la durée du travail serait contradictoire dans ce cas avec le but à atteindre. Mais cette augmentation resterait dans des limites assez étroites, des variations de 10 à 20 % suffisant amplement, comme le montre l'exemple de l'économie capitaliste, pour amener le résultat désiré.
Reste le troisième cas, qui est d'un ordre relativement différent, d'une portée beaucoup plus générale et d'un intérêt particulier après l'expérience russe. C'est le cas des travaux exigeant une qualification plus ou moins importante. Problème d'ordre différent, puisqu'il ne concerne plus la répartition de la force de travail existante entre les diverses branches de la production, mais la production même de cette force de travail. Problème d'une portée beaucoup plus générale, parce qu'étroitement lié aux problèmes politiques, culturels et humains de la société de transition. Problème enfin d'un intérêt particulier pour la discussion du cas russe lui-même, puisque le plus clair des justifications de la bureaucratie stalinienne que nous offrent ses apologistes repose sur la fameuse " pénurie de cadres " en Russie et dans la société de transition en général.
Tout d'abord, il est plus qu'improbable qu'une société post-révolutionnaire puisse se trouver durablement devant une pénurie de travailleurs qualifiés touchant l'ensemble de la production ou une partie importante de celle-ci : le moins que l'on puisse en dire, c'est qu'il s'agit là d'un objectif de production à atteindre (la production de force de travail concrètement spécifiée) analogue aux autres objectifs (production de moyens de production ou de consommation, amélioration du sol, etc.) Nous avons là un facteur de production dérivé et non pas originaire, un facteur dont la production se ramène à une dépense de travail simple et fongible. Nous repoussons catégoriquement l'ensemble des " arguments " bourgeois et fascistes (repris aujourd'hui volontiers par les staliniens) sur la rareté originaire et irréductible des formes supérieures du travail, qui justifierait soi-disant une rémunération spéciale. Nous sommes en plein accord avec Marx et Lénine pour dire qu'il y a dans la société actuelle en profusion la matière première pour la production de toutes les formes supérieures de travail, sous forme d'une pléthore d'individus pourvus de l'inclination et des capacités nécessaires. En partant de cette base, la société socialiste envisagera la spécification de cette matière première comme un objectif productif à atteindre dans le cadre de son plan général, exigeant évidemment des dépenses productives à la charge de la société. A cet objectif une société socialiste devra accorder une attention particulière et si l'on peut dire une primauté absolue, étant données les implications générales, sociales, politiques et culturelles du problème.
En ce qui concerne le recrutement de ces branches, le fait que les travaux en question sont d'une valeur plus élevée, par conséquent assurent une rémunération pouvant aller jusqu'au double du salaire de base, et que, d'autre part, ils sont beaucoup plus attirants par leur nature même - sans parler de la capacité présumée de la révolution de détecter dans le prolétariat une foule d'individus capables étouffés précédemment par l'exploitation capitaliste - suffit amplement pour le garantir. Mais si l'on suppose, malgré tout, une pénurie persistante dans certaines de ces branches professionnelles - ou dans toutes - il serait complètement absurde de supposer qu'une société socialiste puisse et veuille résoudre ce problème en surélevant les salaires de ces branches. Une telle surélévation n'amènerait aucun résultat dans l'immédiat : car, à l'opposé de ce qui se passe lorsqu'un pareil problème se présente entre des branches de la production exigeant toutes de la force de travail fongible et dont on peut amener le déplacement par des variations dans le prix du travail, une force de travail simple ne se transforme pas en force de travail qualifiée du jour au lendemain, ni même dans une ou deux années par le seul fait qu'on lui propose une rémunération supérieure (qui d'ailleurs l'était déjà de toute façon). Nous pourrons discuter ultérieurement si " l'ajustement de l'offre et de la demande ", que pourrait amener une telle surélévation, est réel et surtout rationnel du point de vue d'une économie socialiste.
Mais est-ce que cette surélévation pourrait amener le résultat désirable dans une perspective plus longue ? Est-ce qu'elle n'amènerait pas une foule d'individus à acquérir les qualifications requises, poussés par la perspective d'un revenu supérieur ? Il est visible que non. Nous avons d'abord indiqué que les mobiles pouvant pousser les individus à acquérir les qualifications en question existent indépendamment d'une élévation de la rémunération au-dessus du normal. Il est de plus clair que ce procédé - procédé foncièrement bourgeois - ne peut aboutir qu'à une sélection à rebours, du point de vue qualitatif : ce ne seront pas les plus aptes qui seront dirigés vers les spécialités en question, mais ceux qui pourront subir la dépense initiale. Et ceci nous mène au cœur du problème : l'absurdité du procédé, en ce qui concerne la production de force de travail qualifiée, consiste en ce qu'en augmentant la rémunération de cette force de travail on ne change rien aux facteurs fondamentaux du problème qui reste toujours posé dans les mêmes termes. Car pour le fils du manœuvre qui pourrait et voudrait devenir ingénieur, mais n'en a pas les moyens, le problème ne change nullement du fait qu'on lui dit : une fois ingénieur, tu auras un salaire magnifique. Devant le réservoir infini des possibilités humaines se trouve toujours la digue du manque des moyens économiques, digue infranchissable pour les neuf dixièmes des individus.
Il est évident, par conséquent, que de même qu'elle ne se fie pas à la " spontanéité du marché " pour pourvoir à ses autres besoins, la société socialiste ne pourra pas non plus s'y fier pour pourvoir à la production de la force de travail qualifiée. Elle y appliquera un plan rationnel, basé sur l'orientation professionnelle et sur une politique systématique de sélection et de développement des individus les plus aptes, et pour une telle politique elle aura besoin de fonds substantiellement inférieurs à la dépense sociale qu'exigerait la surélévation du salaire des travailleurs qualifiés, comme on peut facilement le constater.
Voyons maintenant comment le problème se présente dans le cadre de la société bureaucratique russe. Disons tout de suite qu'en dressant ce parallèle antithétique, notre intention n'est point d'opposer la réalité russe au mirage d'une société " pure " aussi socialiste soit-elle, ni de donner des recettes pour la cuisine socialiste de l'avenir, mais de dresser un barrage contre la tromperie éhontée de ceux qui, positivement ou par un complexe subtil d'affirmations et d'omissions, de bavardages et de silences, veulent cyniquement ou pudiquement justifier l'exploitation bureaucratique par des arguments économiques " marxistes ".
D'abord, quels sont les faits ? D'après les chiffres que cite M. Bettelheim lui-même, chiffres qui sont, par ailleurs, universellement connus et que l'on peut confirmer par une foule d'informations des sources les plus diverses, " l'éventail des salaires " en Russie va de 110 roubles par mois à la base, pour le simple manœuvre, à 25 000 roubles pour les sommets de la bureaucratie étatique. Ceci en 1936. Cette dernière somme n'est d'ailleurs absolument pas une exception ou quelque chose sans rapport avec le reste des revenus, puisque, selon M. Bettelheim, " beaucoup de techniciens, d'ingénieurs, de directeurs d'usine touchent de 2 000 à 3 000 roubles par mois, soit de 20 à 30 fois plus que les ouvriers les moins bien payés " [62] ; on y voit aussi que d'autres catégories occupent les échelons intermédiaires, avec des revenus de 7, 10 ou 15 000 roubles par mois.
Nous nous trouvons donc devant une pyramide de revenus allant de 1 à 250, si l'on ne tient compte que du salaire monétaire ; si l'on tient compte du salaire dit social, qui, " loin de les compenser (ces inégalités), les accroît car il profite essentiellement à ceux qui reçoivent les rétributions les plus élevées "[63], on arriverait facilement à doubler l'écart entre la base et le sommet de cette pyramide de revenus. Faisons cependant cadeau à la bureaucratie de son " salaire social " et retenons le chiffre officiel de 1 à 250, amplement suffisant pour ce que nous voulons prouver.
Quels sont les arguments " objectifs " tendant à " justifier " ou à " expliquer " cette énorme différenciation ?
Mais pourquoi diable ces travailleurs manquaient-ils ? A cause du caractère pénible, malsain ou désagréable des travaux en question ? Pas du tout. On n'a jamais entendu dire qu'en Russie on manquait de mains pour ce genre de travaux; en manquerait-on, d'ailleurs, que les " camps de travail et de rééducation " (lisez : les camps de concentration) seraient (et sont effectivement) là pour y remédier. D'ailleurs, les " travaux " les plus rémunérés sont visiblement les moins pénibles, les plus agréables, et (si l'on excepte l'éventualité de la purge) les moins malsains qu'on pourrait trouver. Non, l'ensemble de ces travaux sont des travaux " de cadres ", et le problème est ramené volontiers par la bureaucratie et ses avocats à la " pénurie des cadres ", Mais nous avons montré déjà que face à une pareille pénurie éventuelle, l'augmentation du revenu des catégories " rares " est d'un secours nul, car elle ne modifie en rien les données du problème. Comment, d'ailleurs, s'expliquer autrement le fait qu'après vingt-cinq années de pouvoir bureaucratique cette " pénurie de cadres " persiste et s'accentue, si l'on en juge par l'élargissement constant de l'éventail des revenus et l'accentuation permanente des privilèges ? Voilà une illustration amplement suffisante de ce que nous avons dit sur l'absurdité de ce procédé soi-disant destiné à pallier le manque de cadres. Comment expliquer surtout le rétablissement du caractère onéreux de l'enseignement secondaire depuis 1940 ? Car il est évident que, même en adoptant, on ne sait trop pourquoi (on le sait assez, d'ailleurs), cette politique de différenciation exorbitante des revenus pour " résoudre le problème du manque de cadres ", on n'est nullement empêché, ou plutôt on n'est nullement dispensé de chercher à accroître par des moyens centraux la production de la force de travail qualifiée en question. Au lieu de cela, la bureaucratie, consommant à elle seule et au bas mot 60 % du revenu national consommable russe, sous prétexte de " pallier le manque de travail qualifié ", interdit à ceux qui sont le seul espoir concret de dépassement de ce manque, c'est-à-dire à tous ceux qui ne sont pas fils de bureaucrates, l'acquisition des qualifications de la rareté desquelles elle se plaint tous les jours amèrement ! Mais le dixième du revenu engouffré par les parasites bureaucratiques suffirait dans cinq ans, s'il était destiné à l'éducation du peuple, à amener une pléthore de cadres sans précédent dans l'histoire.
Loin de remédier au manque de cadres, comme nous l'avons dit, cette différenciation des revenus ne fait, en réalité, que l'accroître. Nous nous trouvons ici en présence du même sophisme que dans la question de l'accumulation : la justification historique de la bureaucratie se trouverait dans le bas niveau de l'accumulation en Russie, tandis qu'en fait la consommation improductive de la bureaucratie et son existence elle-même sont le frein principal de cette accumulation. De même, l'existence de la bureaucratie et ses privilèges seraient justifiés par le " manque de cadres ", lorsque cette bureaucratie agit consciemment pour maintenir ce manque ! Ainsi les bourgeois vont parfois racontant que le régime capitaliste est nécessaire parce que les ouvriers sont incapables de gérer la société, sans cependant ajouter qu'il n'y a aucune autre cause pour cette soi-disant " incapacité " sinon les conditions auxquelles ce régime lui-même condamne les travailleurs [64]. Pendant les premières années post-révolutionnaires, lorsqu'on offrait à des " spécialistes " et des techniciens des rémunérations élevées, il s'agissait tout d'abord de retenir un grand nombre de cadres qui seraient tentés de s'enfuir pour des raisons essentiellement politiques, ensuite, d'une mesure purement transitoire destinée à permettre aux travailleurs d'apprendre auprès d'eux [65] et à attendre que l'éducation de nouveaux cadres ait donné des résultats. Mais il y a de cela trente ans. Ce que l'on a vu depuis, ce fut " l'autocréation " de privilèges par et pour la bureaucratie, leur accentuation, la cristallisation de celle-ci, et la " castification " de ses couches, c'est-à-dire la protection de leur situation sociale dominante par le monopole de fait sur l'éducation, monopole allant de pair avec la concentration intégrale du pouvoir économique et politique entre ses mains et lié à une politique consciente dirigée vers la sélection d'une couche de privilégiés dans tous les domaines, couche dépendant économiquement, politiquement et socialement de la bureaucratie proprement dite (phénomène dont la création ex nihilo d'une monstrueuse bureaucratie kolkhozienne après la " collectivisation de l'agriculture " est l'exemple le plus étonnant) ; cette politique fut complétée par une orientation vers la stratification intense dans tous les domaines, sous le masque idéologique de la " lutte contre le crétinisme égalitariste ".
En somme, nous nous trouvons devant une différenciation des revenus absolument sans rapport ni avec la valeur de la force de travail fournie ni avec une politique " destinée à orienter les travailleurs vers les différentes branches de la production, conformément aux exigences du plan ". Dès lors, comment peut-on qualifier ceux qui cherchent des arguments économiques pour justifier cet état de choses ? Disons simplement qu'ils jouent, par rapport à l'exploitation bureaucratique, le même rôle de plats apologistes que Bastiat pouvait jouer face à l'exploitation capitaliste.
Ce qui, dira-t-on peut-être, est leur droit. le plus incontestable, répondrons-nous. Mais ce qui n'est pas leur droit, c'est de se présenter ce faisant comme " marxistes ". Car, après tout, on ne peut pas oublier que les arguments justifiant les revenus des couches exploiteuses par la " rareté " du facteur de production dont ces couches disposent (l'intérêt par la " rareté " du capital, la rente foncière par la " rareté " de la terre, etc. - les revenus bureaucratiques par la " rareté " du travail qualifié) ont toujours constitué le fond de l'argumentation des économistes bourgeois visant à justifier l'exploitation. Mais, pour un marxiste révolutionnaire, ces raisonnements ne justifient rien; ils n'expliquent même rien, car leurs prémisses demandent elles-mêmes à être expliquées. En admettant, par exemple, que la " rareté " (ou l'offre et la demande) du sol cultivable " explique " la rente foncière et ses oscillations, on se demande : 1° quelles sont les bases générales sur lesquelles repose le système dans lequel s'effectue cette régulation par l'offre et la demande, quelles en sont les présuppositions sociales et historiques ; 2° et surtout, pourquoi cette rente, qui joue soi-disant ce rôle objectif, doit-elle se transformer, se " subjectiver " en revenu d'une classe sociale, des propriétaires fonciers ? Marx et Lénine ont déjà fait observer que la " nationalisation de la terre ", c'est-à-dire la suppression non de la rente foncière, mais de sa transformation en revenu d'une catégorie sociale, est la revendication capitaliste idéale ; il est, en effet, évident que la bourgeoisie, même si elle admet le principe de la rente foncière comme moyen " d'équilibrer l'offre et la demande des services de la nature " et d'éliminer du marché les " besoins non solvables ", ne comprend pas pourquoi ce prix de la terre devrait profiter exclusivement aux propriétaires fonciers étant donné que pour elle aucun monopole n'est justifié sauf celui qu'elle-même exerce sur le capital. Evidemment, cette revendication bourgeoise idéale n'aboutit jamais, pour des raisons politiques générales d'abord, et surtout à cause de la fusion rapide des classes des capitalistes et des propriétaires fonciers. Il n'empêche que cet exemple théorique prouve que même si l'on admet le principe de la " rareté " en tant que principe régulateur de l'économie - ce qui n'est en réalité qu'une mystification réactionnaire - on n'en peut nullement déduire l'adjudication des revenus résultant de cette " rareté " à certaines catégories sociales. Même l'école " néo-socialiste " l'a compris, qui veut maintenir à la fois le caractère régulateur de la " rareté " des biens et des services et l'affectation à la société des revenus qui en résultent.
Dans le cas qui nous occupe, toutes les " explications " sur la " rareté du travail qualifié en Russie " ne justifient ni n'expliquent l'appropriation des revenus, qui soi-disant en résultent, par la bureaucratie, sauf si l'on se réfère au caractère de classe de l'économie russe, c'est-à-dire au monopole exercé par la bureaucratie sur les conditions de la production en général, et de la production du travail qualifié en particulier. Lorsque l'on a compris la structure de classe de la société russe, tout s'explique et même tout se " justifie " du même coup. Mais cette justification - analogue à celle que l'on peut donner historiquement du régime capitaliste et en définitive même du fascisme - ne va pas très loin. Elle s'arrête là où commence la possibilité de la classe exploitée à renverser le régime d'exploitation - qu'il s'intitule " République Française " ou " Union des Républiques Socialistes Soviétiques " - possibilité dont le seul test est l'action révolutionnaire elle-même.
Notes
[60] Les Problèmes théoriques, etc., p. 3, note.
[61] Nous ne parlons pas ici des occupations ayant un caractère de " monopole absolu " : artistes, inventeurs, génies en tout genre, etc. Nous considérons comme positivement établi que dans la société actuelle - sans parler d'une société socialiste - il y a suffisamment d'individus pouvant accomplir avec succès tous les travaux spécifiques existants.
[62] La Planification soviétique, p. 62.
[63] Ibid, p. 63.
[64] Il faudrait toute la riche violence du vocabulaire d'un Lénine répondant à Kautsky pour caractériser avec un minimum de justice des entreprises comme celle de M. Bettelheim, se perdant volontiers dans tous les détails techniques de la " planification " russe et citant en abondance des schémas et des chiffres pour oublier lui-même, et faire oublier aux autres, ce qui est du point de vue du marxisme révolutionnaire le nœud de la question : quelle est la signification de classe de la différenciation monstrueuse des revenus en Russie ? Mais nous avons décidé une fois pour toutes d'oublier la personne même de M. Bettelheim - c'est, croyons-nous, ce qui peut lui arriver de mieux - pour nous en tenir à la chose elle-même.
[65] Lénine, Selected Works, vol. VII, pp. 372-376. [V. aussi Œuvres choisies, t. 2, pp. 840-842; t. 3, pp. 206-211.]
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