CINQUIÈME ACTE
Avant que ne se lève le rideau, on entend le bruit d'une ardente discussion. On croit assister à la fin d'un long échange d'arguments.
Même décor qu'au quatrième acte 8. Chaddâd et les deux hommes sont en scène.
On n'entend encore que la voix de Chaddâd, cependant que le rideau se relève lentement.
CHADDAD
Non et non ! Je ne serai pas idiot à ce point ! Je ne serai pas comme vous ! Ah non ! Qu'il me jette en enfer, qu'il me laisse en proie à l'ennui et au doute, mais je n'obéirai pas...
LE PREMIER HOMME
Cela ne te servira à rien.
CHADDAD, s'adressant aux deux.
Le rideau est maintenant relevé
Vous ne voyez pas qu'il nous trompe ? ! Il nous donne une occasion unique de choisir notre sort, puis il nous ferme au nez toutes les autres portes. Nous sommes victimes de cette ignoble escroquerie. Il nous enferme dans cette pièce avec l'impossible et il nous dit : choisissez ! Il sait bien pourtant qu'entre l'ennui total et une tâche insignifiante, nous n'avons d'autre ressource que de choisir l'insignifiant ! Pour quoi faire ?
Il s'approche d'eux et se saisit brutalement de l'étoffe.
Vous travaillez à coudre, sans aucune dignité, sans but, rien que pour échapper à l'ennui !
Il jette l'étoffe au loin. L'un d'eux se lève et va la ramasser.
A-t-on jamais vu plus stupide ? ! Pourquoi ne pensez-vous pas à autre chose ?
LE PREMIER HOMME
A quoi pourrions-nous penser ?
CHADDAD
Autre chose qu'obéir. Je l'ai combattu sur la terre, je le combattrai ici.
LE PREMIER HOMME
Pourquoi le combattrais-tu ?
CHADDAD
Je veux le vaincre. C'est là ma mission. Là-bas et ici...
LE PREMIER HOMME
Le vaincre ? ! Il ne sera vaincu que s'il meurt.
CHADDAD
Eh bien, qu'il meure !
LE PREMIER HOMME
Puéril ! As-tu entendu dire que quelqu'un pourrait tuer Houbâ ?
CHADDAD
Non, en effet. Et c'est pour cela qu'il continue à vivre.
LE DEUXIÈME IIOMME
Mais comment ?
Chaddâd arpente la scène, songeur. Il se met à parler, comme dans un rêve.
CHADDAD
Si j'avais ses pouvoirs ! Ah, si je pouvais déchaîner contre lui la tempête et le feu, comme je le réduirais en cendres comme il a fait pour moi ! Comme je détruirais son monde comme il a fait pour le mien ! C'en serait fini de cette ignoble comédie !
Il réfléchit un moment.
S'il me combattait en tant qu'être vivant, il serait plus facile de s'en défaire. Mais il me combat en tant qu'idée. Esprit contre esprit...
LE PREMIER HOMME, se levant et venant à lui
Cela est exact. Tu as attrapé le bout du fil. Il l'a dit lui-même. As-tu entendu ?
CHADDAD, dans l'attente
Qu'a-t-il dit ?
LE PREMIER HOMME
Il a dit que l'univers et lui ne faisaient qu'un. De même que toi et Iram. Tu es seul capable de prendre sa succession, si tu parviens à le détruire en t'appropriant l'idée de son univers.
CHADDAD
Bien. Mais qu'est-ce que tout cela signifie ?
LE PREMIER HOMME
C'est le premier pas, celui qui compte le plus. Il t'a détruit à seule fin de détruire Iram. Cela signifie qu'Iram et toi le concurrençaient lui et son univers. Tu peux encore les combattre.
CHADDAD, hors de lui
Mais comment le combattre, lui ? C'est l'important de l'affaire ! Comment ?
PREMIER HOMME
Il a dit aussi qu'il mourait par la naissance.
LE DEUXIÈME HOMME
Oui. Je crois que tout le secret est là.
CHADDAD
Réfléchissons donc à partir de là. Il naît à la mort...
Il réfléchit.
Cela signifie qu'il naît ici... Si un homme pouvait revenir d'ici, ce serait de nouveau la naissance...
LE PREMIER HOMME
Mais oui, c'est vrai ! Nous touchons le fin mot de l'allaite !
CHADDAD
Mais comment un homme pourrait-il en revenir ?
Il se lève, marche, et soudain hurle comme frappé de démence :
Ah ! Si l'on pouvait revenir sur terre et leur dire qu'il ne peut rien, rien ! Si je pouvais retourner auprès de ma mère et lui dire : Mère ! Ne sacrifie plus de victimes aux pieds de sa statue plantée au beau milieu des gens comme une vulgaire souche ! Ne le crains plus ! Il ne peut rien. Il ne te fait peur qu'à travers notre univers, celui de la mort... Mais qu'il tombe de là-haut, et il mourra en chemin, vaincu comme les autres !
Il se dirige vers la porte, essaie d'en agripper les battants. Comme il n'y parvient pas, il la secoue, mais c'est peine perdue.
LE PREMIER HOMME
N'essaie pas ! Elle est dure et froide comme une dalle. Tu ne pourras pas sortir d'ici.
CHADDAD
Il vit par la mort ! Par la mort ! Sans elle, il ne pourrait se perpétuer. C'est pour cela qu'il ferme cette porte et nous retient ici. Pour que nous n'en revenions pas. Vous n'avez donc pas encore compris ? ! Nous sommes son seul secret ! Nous ! Toi, lui, moi ! Son secret ! Il vit à nos dépens. Il nous mène comme un troupeau.
LE PREMIER HOMME
On ne peut pas sortir d'ici. Ne t'ai-je pas dit depuis le début qu'il ne s'intéresse pas à ce que nous pouvons dire et faire ? Et aussi... (il se retourne vers son compagnon) qu'il nous tue, une fois de plus, parce que maintenant, nous sommes plus importants à son égard que dans la vie...
Il se lève, secoue violemment Chaddâd en désignant la porte.
Tu vois cette porte ? Regarde-la bien. Je m'y suis usé les ongles à la griffer comme un chat en folie ; je m'y suis rompu les os à force de me jeter dessus ; je m'y suis cassé la tête à vouloir y faire un trou d'où pourrait jaillir au dehors un seul mot de vérité ! Pour en arriver à quoi ? A me retrouver plus faible que du coton ! Et toujours enfermé ici ! Dans cette pièce où tu te gonfles comme un paon. Crois-tu être le seul à en avoir percé le secret ? Nous l'avons tous fait avant toi. Tous. Au bout d'un jour, d'une heure, d'une année, d'une génération... L'important est que nous l'avons percé. Crois-tu que cela mérite de s'y tuer ?
Il s'écarte de lui, le montre du doigt des pieds à la tête, comme pour le mesurer.
Regarde ce que tu as fait de toi, insensé ! Tu te retrouves ici ! Allez, vas-y ! Brise-toi dessus ! Jamais tu n'arriveras à sortir du piège où tu t'es jeté !
CHADDAD, calmement, comme peiné
En dépit de tout, je ne m'avouerai pas vaincu. Je l'ai combattu là-bas, je le combattrai ici... Je sais que la graine que j'avais semée en bâtissant Iram, grandira un jour, et que, quoi qu'il arrive, elle s'élèvera triomphante sur les ruines qu'il a brûlées et les cendres qu'il a jetées au vent...
Il se rue sur l'homme.
Tu ne comprends donc pas, toi qui as trahi ton ami en lui volant son épouse ? Je ne suis pas mort comme toi pour oublier. Je suis mort pour un paradis que j'ai voulu édifier face à celui de Houbâ. Plus beau, plus tangible et plus vrai que le sien. J'ai affronté pour le combattre les terribles nuées déchaînées par sa voix. Parce que je défendais ce qui m'a fait comprendre le prix de la mort, cette mort que j'acceptais avec joie comme mon destin forgé de mes propres mains...
LE PREMIER HOMME
Mais tu es mort ! Mort ! Tu as tout perdu de ce que possèdent les hommes. La vie...
CHADDAD
Je ne l'ai pas perdue. Je l'ai gagnée au contraire. C'est toi qui l'as perdue !
LE PREMIER HOMME
Ils t'insultent là-bas. Ils te traitent d'impie perdu par son orgueil. Ton fils même, en prenant la couronne, crachera sur ton nom le feu de la haine et te dénoncera devant le peuple et les prêtres réunis aux pieds de l'idole encore assoiffée de sang...
CHADDAD
Et en dépit de tout cela, c'est moi qui ai fait ce fils, qui l'ai hissé sur le trône de ma propre volonté. Un jour, il partira pour Iram. Il trouvera mon idée refleurie dans les cendres, et il changera. Il changera...
LE PREMIER HOMME
Et toi ? Quel avenir t'attend ?
CHADDAD, montrant la porte
Je m'attaquerai à cette porte jusqu'à ce qu'elle se brise, ou que je me brise dessus. Et eux, ils s'y attaqueront du dehors... Eux, les vivants, Marthad, son fils, sa descendance... Nous l'userons sous nos épaules, jusqu'au bout... As-tu compris ? Jusqu'à la dernière lamelle ! Dussè-je supporter pour l'éternité le poids de son battant...
Tandis qu'il désigne la porte, voici qu'elle s'ouvre lentement.
Houbâ fait de nouveau son entrée, comme la première fois, et s'adosse à l'huis refermé.
CHADDAD, violemment, sans la moindre surprise
Que veux-tu maintenant ?
HOUBA
Je viens te dire que tu as tout découvert. Je suis fier de toi, et c'est vrai. Cela est vrai aussi que je ne puis régner sur la terre, ni même sur vous en ces lieux. Passe cette porte, et ta liberté redevient totale. Tu es bien moins libre ici, dans un sens, que tu ne l'étais autrefois.
CHADDAD
De quelle liberté parles-tu ? Tu m'as assailli à l'improviste, et tu prétends que j'avais toute ma liberté !...
HOUBA
Je ne t'ai pas assailli. C'est le hasard qui t'a tué. C'est atroce et risible, mais tu devrais savoir que le hasard est ma seule arme pour surprendre mes ennemis et les faire ramper à mes pieds, pour insuffler aux hommes la foi qu'ils ont en moi...
CHADDAD
Tu parles de hasard, et puis de liberté ! Elle est risible, cette liberté dont on ne parle qu'associée au hasard !
HOUBA
Je parle de la liberté qui n'a pas de contrepartie ! Celle qui est elle-même toute contrepartie !
CHADDAD
Et quelle liberté m'as-tu donnée dans cette pièce hermétique et blindée ?
HOUBA
Tu ne dois jamais oublier que tu es mort maintenant ! Bien. Tu dois te convaincre que la liberté traditionnellement donnée aux morts... c'est la liberté de l'ennui et de l'esclavage éternels... Rien de plus.
Il ouvre la porte et, avant de sortir, regarde calmement les trois hommes pétrifiés. Il désigne la porte et dit lentement en appuyant sur les mots :
Voici mon royaume : cette porte ! Ce n'est qu'un petit royaume, mais il tient fermement sur ses bases. Le secret du pouvoir intangible est de rester caché de tous, et le sceptre invisible le défend pour l'éternité...
Il sort. La porte se referme lentement. Les deux hommes se remettent à coudre. Chaddâd arpente la scène. Il heurte le ballon et y donne un grand coup de pied, relève la tête et fixe la porte...
RIDEAU FINAL
Ghassân KANAFANI
Traduit de l'arabe par Michel Barbot.
8. Et non au "troisième" comme porte le texte. Même remarque qu'en note 3 de l'acte précédent.