Maurice Lime
Cellule 8 – 14e rayon
chapitre 6
1941
Quand Félix et Lucien arrivent au restaurant de l'Avenue de la Reine, les gars du bâtiment se lèvent justement pour laisser la place à ceux des usines qui ne vont pas tarder. Pendant que la serveuse en tablier blanc, serviette sur l'épaule, se hâte de leur distribuer les fiches d'addition qu'ils paieront au comptoir, l'un d'eux, un copain du parti, appelle Lucien au passage :
– Eh dis, je te fais un zanzi : tes apéros contre nos cafés.
– Tu sais bien que je ne bois pas d'apéro.
– Tu prendras un sirop, insiste l'autre.
Pour ne pas les vexer, Lucien accepte. Les dés roulent sur le zinc. Il n'aime pas les jeux et n'y comprend pas grand chose; mais pour eux aussi ce qui compte, c'est plutôt le plaisir de trinquer en fraternité avec un copain que celui de jouer et de boire.
Deux peintres en blouses blanches maculées de peinture, s'arrêtent.
– De toute façon, nous, on gagne, plaisante le plus vieux, s'invitant ainsi sans gêne, étant bien entendu que la prochaine tournée sera à leur charge.
Lucien perd; il envoie une bourrade amicale dans les côtes du maçon :
– Tu me possèdes, salaud.
Pourtant il préfère payer aux autres que de se faire « rincer ».
Le patron du bistrot avait attendu qu'ils aient fini leur jeu.
– Annoncez, messieurs ! Pendant qu'ils commandent leur verre, un type, accoudé à l'autre bout du comptoir, crie d'une voix éraillée :
– Dis donc, Lucien, ce n'est pas la peine d'être cocu, pour perdre quand même.
C'est Hippolyte, déjà à moitié saoul, que certains copains suspectent d'avoir trempé dans le vol de la machine.
En arrivant, Lucien l'avait bien remarqué, mais parce qu'au comité il avait pris sa défense, à présent il l'évite pour ne pas laisser croire à un parti pris favorable. La suspicion s'est collée à l'ivrogne et Lucien a beau se défendre de l'emprise de cette atmosphère collective, il en subit l'influence.
De plus la présence de son nouvel ami Félix le gêne ; que pourra-t-il penser du parti, avec des adhérents pareils ? Le ton de sa rebuffade en est beaucoup plus dur qu'il ne l'aurait voulu.
Hippolyte, habitué à se faire rembarrer, sent pourtant la cassure. Qu'est-ce qu'ils ont tous aujourd'hui ? Seule la servante reste la même. Maladroit, il cherche à se rattraper par une plaisanterie.
– Fais attention, Germaine, ce sont des buveurs d'eau ; régime sec ! C'est louche. Il rit en hochant la tête. Régime sec !
– Tu ferais bien de t'y mettre, lui répond la servante sans s'arrêter dans son travail ; les clients du deuxième service arrivent.
Après avoir refusé de « remettre ça » Lucien et Félix vont rejoindre la table du fond, où tous les midis une dizaine de copains du rayon se retrouvent.
– Je vous amène un bon copain.
Sans plus on intercale une chaise pour Félix. Lucien raconte la version officielle de son accident ; mais bientôt il revient à ses préoccupations de militant.
– A la veille du 1er août, vous feriez mieux de quitter ce bistrot.
– Ici il n'y a pas de danger, le patron nous avertirait s'il y avait quelque chose. Et à te dire la vérité, je n'ai pas envie de casser la croûte tout seul entre mes quatre murs. Manger, c'est un acte collectif, je préfère le restau.
Les réparties de Bernard étonnent parfois Lucien par ce qu'elles lui laissent deviner chez ce copain, coléreux et plutôt borné, de longs et pénibles « processus d'élaboration ».
Heureusement qu'au comité ils se trouvent tous deux sur une « plate-forme politique » voisine, sinon, avec un pareil entêté contre soi, il ne serait pas aisé de diriger le rayon. Aussi, dans l'intérêt du travail, Lucien évite de le contrarier sur des questions secondaires.
– Est-ce que les tracts sont déjà là ?
Gabriel, qui s'était montré très avenant avec le nouvel ami de Lucien, un peu en protestation contre un sentiment désagréable qui remuait en lui contre cet inconnu, lui répond :
– Non, pas encore, Serge a dit au patron qu'il passerait vers midi et demi.
– Tiens, voilà le plus beau ! s'exclame Bernard en guise de salutations à Citard, le dernier arrivant de leur table. Bernard est le seul qui ose ainsi manifester son antipathie, mais les autres n'en pensent pas moins.
Citard tend d'abord la main à Lucien avant de la donner à ceux qui sont près de lui. Devant Félix il hésite brusquement, puis se décide quand même avec un sourire incertain :
– Oh mais ! Ce n'est pas toi qui venait danser au « Muguet » ?
Félix prend avec une visible répugnance la main que l'autre lui tend :
– Tu sais bien que c'est moi.
L'intonation trahit de vieilles rancunes. Le froid produit par ce heurt inattendu n'est pas encore dissipé qu'Hippolyte, complètement saoul maintenant, louvoie à travers la salle encombrée vers leur table, pour venir relancer Lucien.
– Je sais que t'es un pur. Vous êtes tous des purs, et moi je suis un salaud. Oui, oui, je suis un salaud : je sais, mais ce n'est pas une raison. Qui donc vend les journaux ? Alors là, les purs, il n'y en a plus, envolés !
Et des deux mains, il mime un battement d'ailes.
– Et si je suis un bon à rien, eh bien je serai un bon à rien pour tout, et vous irez vendre votre canard tout seuls, compris, tout seuls.
Il s'était monté au fur et à mesure qu'il parlait ; les dernières paroles, il les avait presque criées. Aux tables voisines, on commençait à prêter l'oreille ; justement maintenant qu'il fallait éviter d'attirer l'attention. Citard souriait comme si tout cela l'amusait.
Heureusement une petite vieille, mendiante professionnelle, venait de commencer une romance. Gabriel se lève et doucement entraîne l'ivrogne dehors. La petite vieille, habile, continue par la chanson du vieil ouvrier et de sa médaille... 25 ans de services dévoués mais pas de pension. C'est un petit succès et quand elle passe parmi les tables ramasser les gros sous, personne ne pense plus à l'incident de la table du fond.
Gabriel revient seul.
– Alors ?
– Je l'ai convaincu d'aller se coucher pour se reposer un peu.
Serge n'est toujours pas arrivé avec les tracts ; bientôt il va être trop tard.
Bernard après avoir changé de place, commence une belote avec ses trois partenaires habituels. Les autres se remettent à lire ou bien discutent.
Enfin voilà Serge qui arrive avec plusieurs paquets ; le restaurant est déjà presque vide ; pas un instant à perdre. Ils se forment en trois équipes, se répartissent les paquets et filent chacun vers l'usine qu'ils doivent toucher.
Félix s'était sans mot dire joint à Lucien et Gabriel qui allaient distribuer au « Matériel téléphonique ».
En route, Lucien prend Gabriel un instant à part :
– Tu sais, Marthe a le béguin pour toi ? En tous cas, n'aie pas de scrupules à cause de moi.
– Justement je voulais t'en parler, répond Gabriel avec soulagement et ses yeux bleu clair retrouvent toute leur limpidité.
Le vol de la machine restait mystérieux. Se sentant trahis, les camarades manquaient de hardiesse. Dans cette tension générale, les soupçons naissaient de la moindre équivoque et devenaient vite des certitudes qui se passaient de vérification.
Ainsi le bureau de rayon avait décidé une réunion secrète pour demander à Hippolyte où il prenait l'argent de ses saouleries.
Bernard et Lecomte sont partis au bistrot le chercher ; malgré l'heure avancée, il doit encore y traîner.
Lucien s'est assis derrière la table, un dossier ouvert devant lui, Gabriel à son côté griffonne d'un air ennuyé des arabesques sur un vieux tract, alors que Citard sifflote en tambourinant la vitre de ses doigts nerveux.
– Les voilà. Il vient s'asseoir à côté de Gabriel. Dans la cour, le chien pousse un court aboiement qui finit vite dans un grognement. Puis des pas lourds et incertains résonnent dans l'escalier vermoulu du grenier.
On entend Hippolyte regimber.
– J'y vais, mais ne me touche pas. ils s'arrêtent ; Bernard s'impatiente :
– Eh bien ! avance !
Hippolyte irrité mais avec un accent de peur :
– Ne me touche pas que je te dis ; j'y vais tout seul.
– Mais oui, on sait; mais enfin on ne va pas coucher ici.
Quand ils entrent, et qu'Hyppolite voit les trois assis en juges derrière la table, il a un mouvement de recul, mais se heurte aux deux copains derrière lui. Il est dessaoulé, ses nerfs affaiblis par l'alcool se tordent dans une subite frayeur.
– Qu'est-ce que vous me voulez ? La machine... ce n'est pas moi que je vous dis, ce n'est pas moi.
– Camarade Hippolyte, qui c'est qui t'a dit que c'était au sujet de la machine que nous t'avions convoqué ? lui demande Lucien qui s'étonne du ton solennel de sa voix. Il avait toujours affirmé que les mouchards devaient être supprimés. L'ivrogne venait de se trahir lui-même. Pour un ennemi en pleine possession de ses moyens, il n'aurait pas hésité, c'était rendre service à l'humanité de la débarrasser d'un être assez malfaisant pour vendre ses camarades. Mais devait-il être aussi impitoyable pour ce « faiblard » qui avait certainement agi sous l'empire de la boisson ?
La panique d'Hippolyte ne fait qu'augmenter ; il sent qu'il lui sera presque impossible de se disculper devant ces militants implacables qui voient en lui un traître.
– Mais puisque je vous dis que ce n'est pas moi...
Les figures autour de lui restent fermées, personne ne le croit. Ils vont l'exclure du parti; demain ils le chasseront même des réunions ; tous ceux à qui il vendait l'Huma sauront qu'il est un traître; au bistrot même il ne pourra plus se présenter ; les copains croiraient qu'il vient là pour les espionner ; déjà depuis quelques jours il sent qu'on évite de lui serrer la main, le patron sera tout heureux de l'occasion de se débarrasser de lui. Il sait bien qu'il fait du tort au parti en se saoulant ; il ne devrait pas, mais c'est plus fort que lui.
– D'où est-ce que tu prenais l'argent que tu as dépensé la semaine dernière ? demande Citard à son tour.
Voilà que celui-là aussi voulait poser au juge ! Les autres, encore, c'était des dévoués, mais ce salaud-là, ah non ! La colère alterne avec la peur.
– Je ne t'ai pas demandé d'où que tu prenais l'argent quand tu faisais le maquereau, lui riposte-t-il.
Citard cafouille ; Lucien, indigné, tranche :
– Camarade Hippolyte, nous ne sommes pas ici pour entendre des injures. Ton cas est grave ; je te repose la question : d'où avais-tu l'argent que les camarades t'ont vu dépenser ?
– Quel argent ? J'en ai pas dépensé tant que ça, et j'ai travaillé.
– Il y a quinze jours, tu as emprunté dix francs à Bernard, reprend Lucien. Tu n'avais plus de quoi manger, parait-il ; depuis tu n'as pas travaillé, alors ?
– Oui, j'ai reçu un mandat, avoue gêné l'ivrogne.
– Un mandat ? De qui ? insiste Lucien.
– De mon frère.
– Mais tu n'as pas de frère.
– Si, j'ai un frère ; oh ! et vous m'embêtez à la fin avec vos questions ; laissez-moi partir.
Les copains, à la porte, le rejettent en arrière.
– Laissez-moi partir, hurle l'ivrogne, repris subitement par sa terreur. Les ombres s'allongent, sinistres, le long des poutres. Ces geôliers vont le maltraiter, l'assommer pour le faire avouer et ne le croiront pas, peut-être le tuer et le déposer sur la route pour faire croire qu'il est tombé étant saoul.
– Laissez-moi partir ! Complètement affolé, il se débat. Lucien lui crie :
– Tais-toi, imbécile ; c'est dans ton intérêt de répondre. Mais l'ivrogne ne l'écoute pas. Citard, la face mauvaise veut se précipiter vers lui.
– Fermez-lui la gueule à cette canaille !
Mais Gabriel excédé, d'un revers de main le rassoit. Il frappe un coup de poing sur la table :
– En voilà assez, laissez-le partir !
Les deux copains regardent Lucien. Décontenancé par cette attitude brutale, celui-ci acquiesce d'un signe de la main; ce n'est pas en se chamaillant entre eux qu'ils pourront liquider cette affaire; tant pis ! Aussitôt lâché l'ivrogne se sauve ; dans sa hâte, il trébuche, se relève, tombe encore ; dégringole l'escalier avec des petits cris, des sanglots de bête humaine traquée.
Quand la porte de la rue a claqué, on n'entend plus dans le grenier que la respiration des cinq hommes.
– Avec ta sentimentalité, tu viens de nous foutre dans une belle pagaille. Que dire maintenant aux copains au sujet de la machine ? Il suffira à un type de brailler pour que tout lui soit permis !
Lucien est fâché contre son ami, surtout que celui-ci vient de prendre la responsabilité d'une décision qui normalement lui revenait. Lentement, regardant ses poings posés sur la table, Gabriel répond :
– Un jour il m'a dit qu'il avait en Bretagne un frère qui était curé. Il ne voulait pas que cela se sache à cause de la mise en boite des autres.
Citard qui a mal digéré la bousculade, s'énerve :
– Ce n'est encore pas une preuve qu'il n'a pas fait le coup.
– Chacun peut en dire autant, approuve Lecomte.
Contre son habitude, Bernard n'a encore rien dit. La casquette poussée en arrière sur un crâne tondu presque ras, appuyé contre une poutre du grenier, il observe Citard. Ne voulant pas trop enfoncer son copain, maintenant que la faute était faite, Lucien essaye de conclure :
– Evidemment, ça ne prouve rien, mais ça change quand même les données du problème. T'aurais dû nous en parler avant; parce que maintenant, c'était lancé, il fallait aller jusqu'au bout. Si Hippolyte est sincère, il se serait sacrifié au parti. Par la suite, s'il s'amendait, on pouvait toujours le repêcher.
Gabriel fixe de grands yeux étonnés sur Lucien :
– T'accepterais, toi, de te laisser salir ?
Vexé d'être mis sur le même pied que l'ivrogne; Lucien répond :
– Je n'ai pas nui par mon attitude au parti. Mais si l'intérêt du parti l'exigeait, j'accepterais ! Quand le bonheur de millions d'hommes est en jeu, des générations futures mêmes, un seul ne compte pas. Tant pis pour les erreurs judiciaires, mon vieux; c'est le déchet inévitable.
Lucien avait élevé le ton pour résister à cette morale petite-bourgeoise qui veut tout peser gramme par gramme. La discussion menace de devenir mauvaise. Bernard se détache de sa poutre à laquelle il était resté adossé. Tout ce que les deux copains étalent là comme subtilités n'est que du vent; l'affaire d'Hippolyte pour lui est classée ; mais une phrase jetée par celui-ci a fait germer en lui une idée qu'il vient de suivre jusqu'à présent. Il se campe devant Citard qui lève vers lui des yeux inquiets :
– Au fait ! Qu'est-ce que cette allusion à ton sujet ? Est-ce que, par hasard, Monsieur se ferait entretenir par une poule ?
– Moi ? Allons, tu ne crois pas ça ! II l'a dit parce qu'il ne savait pas quoi répondre.
Sans ménagement, Bernard insiste :
– C'est de la veine pour toi; parce que, tu sais, tous les « macs » sont dans la main de la police
Citard se lève en criant, sans toutefois s'approcher davantage de Bernard qui reste planté là, les deux mains dans les poches, le mépris gravé, sur sa figure osseuse.
– Camarades, je vous prends à témoin. Je demande une commission de contrôle contre le camarade Bernard. S'il n'est plus possible de militer sans se faire insulter, je démissionne du bureau et du comité du rayon.
Son indignation est si vive que les autres doivent intervenir pour arranger cet incident qui risque de jeter les camarades des cellules dans une débandade complète.
Depuis cette pénible séance, Lucien, profitant de ce qu'il était à l'assurance pour passer parfois au cours de la journée à la permanence, y avait à plusieurs reprises surpris Citard faisant un travail pour l'une ou l'autre cellule du rayon. Voulait-il se rendre indispensable ? Chaque fois, il avait su justifier sa présence là, pendant les heures de travail : déplacement d'un chantier à l'autre, patron absent ou quelque autre motif.
Lucien n'aimait pas ce camarade par trop flatteur. La réaction de Félix et les allusions d'Hippolyte n'avaient fait que renforcer sa méfiance. Pour un soi-disant électricien, il trouvait Citard trop bien habillé, avec des mains trop blanches. L'autre expliquait qu'il s'occupait souvent des écritures du petit patron qui l'employait.
Tout cela demandait une enquête, mais accaparé par ses multiples tâches, Lucien n'avait pas encore eu le temps de s'en occuper.
Aujourd'hui, à son arrivée à la permanence, il trouve Citard en conversation confidentielle avec un homme court et grassouillet. C'est Dubois, le « permanent » du « Centre » qui assure la liaison avec le rayon. Les deux font la paire.
Depuis que le rayon est en désaccord avec la direction du parti, ils avaient hérité de ce type-là ; auparavant personne ne venait les aider. Belle aide, cet ex ingénieur; un fonctionnaire, mais jamais de la vie un révolutionnaire.
Des bruits couraient, des histoires louches, auxquelles le gros aurait été mêlé en province mais le Centre le couvrait et l'utilisait comme outil docile pour toutes les besognes plus ou moins propres.
Quand Lucien s'approche, les deux se taisent.
– As-tu vu cela ?
– Oui, c'est le tract qu'on a distribué lundi dernier, répond Lucien sans hésiter.
– C'est toi qui l'a écrit ?
Dans le ton inquisiteur du personnage, Lucien devine un danger. D'habitude le permanent n'ose pas lui parler ainsi ; mal vu dans ce rayon prolétarien, il prend plutôt un ton bonhomme. Faut-il qu'il se croie fort ? Ce tract ne contenait pourtant que des choses banales retrouvées journellement dans la presse du parti. Lucien jette un regard étonné sur Citard ; mais celui-ci, avec un sourire gêné, se dérobe ; il n'ose pas encore prendre nettement parti, ni pour ni contre lui.
Enlevant assez brusquement le papier des mains potelées du permanent, Lucien s'approche d'une lucarne pour lire attentivement le passage que l'autre lui a indiqué du doigt. A sa stupéfaction, il ne reconnaît pas son texte. C'est pourtant bien le tract qui a été distribué ; les premières et les dernières phrases sont bien les mêmes, mais, dans le développement, on défend un point de vue contraire à la ligne du parti, qui est critiquée assez vertement et qualifiée « d'aventurisme bureaucratique ».
– Alors ? fait triomphalement Dubois.
Lucien se garde bien de lui dire qu'il est d'accord avec beaucoup de critiques contenues dans ce papier.
– Le comité a chargé un camarade du tirage de ce tract; on établira les responsabilités : quant aux autres copains, ils l'ont distribué, comme ils font d'habitude, sans même le lire.
– Et toi, qui as la responsabilité du rayon ?
Lucien se retranche :
– Je suis prêt à discuter sur le texte établi par nous. Quant au sabotage, je t'ai déjà dit qu'on établira les responsabilités. Pour préparer le 1er août, on va faire une réunion du comité, élargie aux cellules. T'auras qu'à venir. On s'expliquera.
La discussion avait attiré un groupe de copains venus à l'appel du comité pour coller des affiches et qui, pendant que l'un d'eux préparait la colle, maquillaient de vieux timbres décollés des affiches de cinéma. Aussitôt ils prirent fait et cause pour Lucien. Le permanent dut battre en retraite en s'excusant : il n'avait pas dit cela pour Lucien, il ne fallait pas mal interpréter ses paroles.
C'était une gaffe de sa part d'avoir attaqué à la légère; le terrain n'était pas encore suffisamment préparé ; il y avait été entraîné par l'arrivée inopinée de cette tête brûlée !
Une jeune femme qui s'écoutait un peu parler venait d'entreprendre assez vivement Dubois. C'était la camarade « Yvonne » dont personne ici ne connaissait le vrai nom. D'après son accent, elle devait être polonaise. Lucien savait seulement qu'elle habitait le Quartier Latin, qu'elle était diplômée et que c'est sur sa demande que le parti l'avait affectée à ce centre ouvrier.
« Encore une qui vient au peuple » avait dit Lucien ironiquement après la première prise de contact. Non pas qu'il sous-estimât la conduite de ces jeunes gens lâchant le milieu bourgeois pour venir lutter à leur côté ; mais ces « compagnons de route » posaient trop aux sauveurs des humbles, au lieu de prendre place, simplement, dans le rang. La camarade Yvonne, sans s'en rendre compte, ne faisait pas exception.
Citard, désireux de taire oublier sa dérobade, s'approche de Lucien :
– Je m'étais toujours douté que ce Serge était un trotskyste. Mais ça, évidemment, ce n'est pas ta faute.
Cet air d'intimité indispose Lucien : il ne répond pas. Sans désemparer, l'autre continue :
– Des camarades de chez Farman ont vu Hippolyte entrer à la permanence des « Unionistes ». C'est la preuve qu'il était dans le coup. Mais certainement il n'était pas seul.
Il montre le tract.
Lucien savait déjà qu'Hippolyte était passé de l'autre côté et en ressentait un remords. Qui sait si ce n ‘était pas eux qui l'avaient poussé à se réfugier dans les bras de l'ennemi.
Parmi les copains qui enduisent les affiches d'avance, prêtes à être placardées instantanément, à la barbe des flics, Lucien vient de découvrir le frère d'Aline, Robert, qui s'explique avec le grand pinceau à colle. Pour se dégager, il l'interpelle joyeusement :
– Alors, t'apprends le métier ?
– C'est amusant; je viens déjà pour la deuxième fois. Tu parles d'une séance quand je l'ai dit à la mère
– Et la frangine ? Elle travaille toujours chez son patron aux gros yeux ?
– Oui. Oh, c'est toute une histoire ! Le camarade Gabriel ne t'a pas raconté ? Elle l'avait giflé et était revenue à la maison. L'autre vieil imbécile l'a faite rappeler par son commis, avec promesse formelle que personne ne l'incommoderait plus. Elle y est retournée. Entre nous, ça lui plaît de se faire admirer.
Lucien ressent à ces mots comme un pincement.
– Tu diras le bonjour à tout le monde.