1931

 

Pierre Nikiforov

la Grève

La flottille en grève

1931

La flottille en grève

Le 4 mai au soir, à la fin du travail, copie de nos revendications fut remise à tous les capitai­nes de notre flottille. La liste de nos revendica­tions elle-même avait été signifiée, par notre délé­gation, à l'administration du port.

En remettant cette liste au chef du port, la délé­gation lui déclara : « Nous attendons une réponse jusqu'à demain midi ; si toutes nos revendications ne sont pas satisfaites, les ouvriers cesseront le travail ».

Le chef du port s'agita :

— Mais comment cela, sans nous prévenir ? Mais vous savez que les bateaux étrangers vont arriver dans une semaine ! Nous allons retarder le nettoyage du port, et vous pensez qu'on va nous dire merci pour cela à Pétersbourg ?

— Cela dépend entièrement de vous, répondit le président de la délégation, si toutes nos exi­gences sont satisfaites, les ouvriers continueront à travailler et les bateaux étrangers ne seront pas retenus à l'entrée du détroit.

Ayant salué le chef du port, la délégation sortit. Le soir, un meeting de tous les ouvriers fut orga­nisé. Je pris la parole pour montrer les difficul­tés que nous allions avoir à surmonter au cours de la lutte. Je parlai des concessions que l'admi­nistration pouvait nous faire et déclarai qu'elle allait faire son possible pour mettre ensuite les « meneurs » à la porte, c'est pourquoi il fallait, à tout prix, obtenir la possibilité de créer un comité ouvrier. Les vieux ouvriers déclarèrent :

— Les gars, il a été difficile de nous faire mar­cher, mais du moment que nous y sommes, il faut être fermes ; vous avez peiné pour nous mettre en train, on a réduit la journée de travail, obtenons d'autres améliorations.

Le lendemain, au matin, je fus congédié. Le capitaine de mon bateau m'appela dans sa cabine et déclara :

— Par ordre du commandant du port, je dois vous renvoyer ; allez vous faire régler.

Je répondis que je ne pouvais accepter mon compte tant que je ne 'connaîtrais pas les motifs de mon renvoi.

Il était clair que l'administration me considé­rait comme l'organisateur de toute l'affaire et avait résolu de se débarrasser de moi au plus vite, pour faire avorter la grève naissante.

Le capitaine déclara qu'il allait transmettre au commandant du port mon refus d'accepter l'ordre de renvoi.

Je résolus d'utiliser entièrement la « fran­chise » avec laquelle le commandant du port m'avait déclaré que les bateaux étrangers allaient bientôt arriver au détroit. En approchant du détroit, les « étrangers » allaient sans aucun doute exiger qu'on les laissât franchir celui-ci ou qu'on leur remboursât les frais de stationnement. On attendait beaucoup de bateaux, car la campagne d'exportation du blé du port de Rostov commençait déjà.

A la réunion du comité de grève et de la délé­gation, j'expliquai l'importance de l'action des étrangers sur l'administration et nous résolûmes d'attirer l'attention de toute la masse ouvrière sur les « étrangers » qui pouvaient faire notre jeu. Il fut décidé également de tenir compte de ce fait lors de nos pourparlers avec l'administration.

A midi, l'ingénieur Bouïko, délégué par le commandant du port, monta à bord du Choumski et déclara que le commandant examinerait notre « pétition » et satisferait à toutes les exigences acceptables. En même temps, il ordonnait aux ouvriers de continuer le travail.

Le tumulte s'éleva parmi les ouvriers groupés autour de l'ingénieur.

Qu'il satisfasse à tout ce qui est marqué dans la liste ; pas besoin de faire des promesses, on croit pas aux paroles, qu'il signe, qu'il signe !

Allez... laissez tomber le boulot, pas besoin d'écouter ici, qu'y parle aux délégués !

Et rapidement des inscriptions en blanc appa­rurent sur les cheminées, le sifflet du Choleski se mit à hurler et les sifflets des autres dragueurs lui firent écho. Le 5 mai, à midi, tous les ouvriers de la flottille, l'administration et les pilotes excep­tés, abandonnèrent le travail. Bouïko, ahuri par la réponse des ouvriers et le spectre de la grève qui se dressait menaçante devant lui, restait planté là, sans comprendre ce qui arrivait aux ouvriers qui n'avaient jamais parlé d'un mécontentement quelconque et qu'il tenait toujours pour si dociles et si apprivoisés. Il écartait les bras avec impuissance et marmottait d'une voix rauque : « Qu'est-ce qu'il y a ? qu'est-ce qu'il y a ? »...

Je me tenais non loin de l'ingénieur et regar­dais aussi, mais avec quelle joie prenante, les ouvriers qui descendaient en torrent du bord et s'éparpillaient en ruisseaux par les petites rues de la ville ; je ne m'attendais pas à un tel élan unanime.

— Nous remportons la première victoire, monsieur Bouïko ; informez-en le commandant du port.

Bouïko se retourna d'un coup vers moi et me fixa d'un regard féroce.

— Qui es-tu ?

— C'est Malakanov, lui répondit rapidement le capitaine.

— Malakanov ? Pourquoi n'est-il pas renvoyé ?

— Il a refusé de se faire régler, il exige qu'on lui dise les motifs de son renvoi.

— Congédiez-le immédiatement.

— Vous attendrez, monsieur Bouïko. On ré­glera nos comptes après la grève. En attendant, je vous souhaite une bonne santé !

Je soulevai ma casquette sale, lui fis un léger salut et nous descendîmes en foule à terre.

Je volais littéralement. L'ivresse de la victoire et, en même temps, l'inquiétude pour l'issue de la grève m'agitaient également.

Au bout de deux jours, la délégation se pré­senta chez le commandant du port et lui demanda sa décision au sujet de nos revendications.

Le commandant ne nous reçut pas. Nous fûmes reçus à sa place par son bras droit, le même ingénieur Bouïko, un type assez dégoûtant qui nous déclara que son chef ne voulait pas répondre à des exigences insolentes. Nous partîmes. Le lendemain, nous apprîmes du télégraphiste, un ami d'André, que le commandant avait reçu un télégramme du ministère du Commerce et de l'In­dustrie qui demandait pourquoi l'on avait arrêté le travail et ordonnait de commencer immédiatement les travaux de nettoyage du détroit.

Le cinquième jour, le chef du port nous fit savoir qu'il attendait nos représentants. Après une courte conférence, nous décidâmes de lui envoyer un des délégués pour savoir de quoi il s'agissait. Le délégué revint et nous transmit que le chef du port voulait examiner nos revendica­tions.

Il consentait à satisfaire une partie de nos exigences, mais, quant à l'autre partie, il voulait y réfléchir.

— Réfléchissez, lui répliquai-je immédiate­ment ; nous attendrons encore.

Le chef du port rougit, mais demanda posément de quel bateau j'étais et quel était mon nom. Je me nommai : Malakanov. Le chef du port bon­dit et me cria :

— Tu es renvoyé, je ne te parle pas !

Mais les autres délégués déclarèrent que j'avais refusé d'accepter mon renvoi et que, de plus, j'avais été choisi comme délégué par tous les ouvriers de la flottille. « Par conséquent, ajoutè­rent-ils, si vous ne voulez pas discuter avec lui, nous refuserons de continuer les pourparlers avec vous. » Bouïko, qui se tenait près de la table, murmura : « Ils sont vendus aux youpins. » Je fus tellement indigné par cette insolence que je me jetai sur lui les poings hauts ; effrayé, il sauta par-dessus la table et se cacha derrière le chef du port. J'attrapai un presse-papier et voulus le lui lancer à la tête. Le commandant, perdant la tête, leva les bras au ciel et se mit à les agiter en bal­butiant : « Messieurs, messieurs... mais quoi... comment pouvez-vous... calmez-vous... commen­çons à... »

La gueule dégoûtante de l'ingénieur apeuré et l'air comique du commandant me calmèrent et je reposai le presse-papier sur la table. A la suite de cette scène, le commandant ne souleva plus la question de compétence ; il nous fit asseoir autour de la table et ordonna à l'ingénieur de s'éloigner.

Il nous déclara ensuite qu'il était prêt à satis­faire une partie de nos revendications. La déléga­tion lui répondit qu'elle exigeait qu'il fît droit, non seulement aux revendications secondaires, mais à toutes les revendications que nous lui avions présentées. Le chef du port fit son pos­sible pour être aimable avec nous. Il s'efforçait de nous entraîner dans une discussion que nous éludâmes. Nous lui répétâmes encore une fois nos revendications et sortîmes.

En nous éloignant, nous entendîmes l'ingénieur qui disait, mécontent :

— Quel plaisir trouvez-vous à discuter avec cette canaille ?

— Vous gâtez tout avec votre emportement.

—Il faudrait leur lâcher un régiment de cosa­ques sur le dos.

Dans la rue, un des délégués remarqua :

— Hein, avez-vous entendu, les cosaques ?

— Y en a pas dans la ville, des cosaques, répon­dit tranquillement le président de la délégation.

Tout de même, nous devions tenir compte de cette menace. S'il n'y avait pas de cosaques, il y avait des soldats... Ils pouvaient nous organiser une provocation ; ce Bouïko était un animal fé­roce et il nous haïssait.

Notre service de renseignements nous informa que le chef du port avait envoyé une lettre au préfet en lui demandant d'intervenir et de faire cesser la grève, mais que le préfet avait répondu, que tant qu'il n'y avait pas d'excès, il ne voulait pas en provoquer par son intervention. Nous comprîmes alors pourquoi la police ne nous tou­chait pas. Le préfet connaissait sans doute nos revendications ; quant à la façon dont il les envi­sageait, nous ne le savions pas.

Nous apprîmes également que le chef du port s'était adressé au commandant de la place, auprès duquel il avait essuyé un refus. Le commandant lui avait répondu : « Chez moi non plus, la tran­quillité ne règne pas. »

Ayant reçu ces renseignements, nous les trans­mîmes aux ouvriers et les prévînmes en même temps de la possibilité de provocations policières.

Tous les dragueurs et les péniches furent ran­gés le long du quai. Aucun signe de vie à bord. Seul un ouvrier montait la garde sur chaque bâti­ment. Sa tâche était de nous informer de ce que faisait l'administration du bord. Un dragueur au milieu du détroit, à l'emplacement du travail, nous inquiétait fortement. Bien que l'équipage de ce dragueur nous ait fait savoir que le Lissovski (c'était le nom du bâtiment) s'était joint à nous, néanmoins il n'avait pas amené la drague à quai. Nous craignions qu'il ne se mît à travailler la nuit.

La délégation résolut de rejoindre le Lissovski pour l'amener à quai. Le chef du port possédait un petit remorqueur qui, dans la journée, était toujours sous pression. Nous résolûmes de l'uti­liser. Lorsque nous arrivâmes pour le prendre, nous rencontrâmes l'ingénieur Bouïko, qui, ayant appris que nous voulions aller à bord du Lis­sovski, refusa catégoriquement de nous donner le remorqueur. Nous décidâmes alors de le prendre par force.

— Ouste ! à bord les gars, pas besoin d' lambiner ici, s'écria Michaïl en sautant sur le pont du remorqueur. Mais Bouïko tourna un tuyau vers lui et lui lança un jet de vapeur à la figure. Michaïl tomba. Le mécanicien mit le moteur en marche et le remorqueur s'éloigna.

Furieux, nous engueulions l'ingénieur qui nous regardait en ricanant méchamment.

Un des délégués monta dans une barque à rames.

— Allons-y à la rame ! laissons-le se cavaler avec son remorqueur.

Nous nous assîmes dans la barque et trois paires de rames nous firent rapidement atteindre le Lissovski. Bouïko, voyant que nous étions décidés à rejoindre le Lissovski, lança le remor­queur à toute vitesse vers celui-ci, puis fit un court virage vers le bateau-signal militaire. Cette manœuvre nous inquiéta. Si Bouïko réussissait à convaincre le commandant du bateau-signal, il pourrait nous interdire l'accès du Lissovski. Je fis part de mes réflexions aux autres délégués.

— Vire sur le bateau-signal !

La barque vira vers celui-ci et nous l'atteignîmes à la suite de Bouïko. Deux délégués et moi montâmes jusqu'à la passerelle où nous fûmes reçus par le capitaine du bord.

Il riait :

— Qu'est-ce que c'est que ces visites inusitées aujourd'hui ? dit-il gaiement, en nous souhaitant le bonjour.

— Nous sommes quelque peu inquiets de la visite que l'ingénieur du port est venu vous ren­dre, répondîmes-nous ; voilà de quoi il s'agit : Nous sommes en grève afin d'améliorer nos con­ditions économiques. Un dragueur est resté dans le détroit. Nous avons voulu l'amener à quai pour qu'il ne souffre pas de la tempête, mais l'ingénieur du port s'y oppose. Nous craignons également, qu'il ne veuille vous convaincre de nous empêcher de ramener le Lissovski.

— Oui, oui, il m'a en effet prié de vous empêcher de ramener le Lissovski, mais je ne peux pas faire cela sans un ordre exprès de mes supérieurs. Je ne pourrais intervenir que si vous vous livriez à des excès à bord du Lissovski.

— Il n'y a pas d'excès qui tiennent ; de toute façon le Lissovski est en grève, seulement, en restant dans le détroit il risque de s'échouer ou de s'enliser dans la vase et nous n'avons pas le droit de le laisser s'abîmer.

Le capitaine se tourna vers l'ingénieur :

— Je vous demande pardon, M. Bouïko, mais je n'ai pas le droit de me mêler de vos affaires.

Nous redescendîmes dans la barque et rejoignîmes le Lissovski. Après avoir conféré avec l'équipage et le capitaine, nous levâmes l'ancre et amenâmes le dragueur à quai. Les ouvriers accueillirent son arrivée par des ovations joyeuses.

Un camarade du télégraphe nous apprit que le ministre du Commerce et de l'Industrie avait de nouveau télégraphié pour savoir pourquoi les travaux ne commençaient pas, le chef du port avait répondu que les ouvriers avaient organisé une grève politique. Nous décidâmes de trans­mettre télégraphiquement nos revendications au ministre, en déclarant que nous exigions com­plète satisfaction, sans quoi nous continuerions la grève.

Nous étions en grève depuis huit jours et com­mencions à souffrir de privations. La faim frap­pait déjà à la porte des familles ouvrières. Nous atteignions le passage le plus dangereux qu'il fallait absolument franchir. Dès le début de la grève, nous avions écrit à tous les syndicats de Crimée en leur demandant de soutenir notre mouvement.

Les syndicats d'Odessa et du Grand Tokmak nous déléguèrent leurs représentants avec une somme de près de cinq mille roubles. Cette aide renforça la combativité ouvrière.

L'assemblée générale des ouvriers vota, à l'una­nimité, la prolongation de la grève.

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