1920

La réponse d'un des principaux visés par "la maladie infantile du communisme"...

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Lettre ouverte au camarade Lénine

Hermann Gorter


II - La question syndicale

Après avoir établi ces bases théoriques généra­les, je veux essayer maintenant de prouver aussi dans l'application que la gauche en Allemagne et en Angleterre a, généralement, raison. Dans les questions syndicale et parlementaire en particu­lier.

D'abord la question des syndicats.

« De même que le parlementarisme exprime le pouvoir intellectuel des chefs sur les masses ouvrières, le mouvement syndical incarne leur do­mination matérielle. Les syndicats constituent, sous le capitalisme, les organisations naturelles pour l'unification du prolétariat, et à ce titre Marx, déjà de très bonne heure, a fait ressortir leur importance. Dans le capitalisme développé et plus encore à l'époque impérialiste, les syndi­cats sont devenus toujours davantage des associa­tions géantes, qui montrent la même tendance de développement qu'en d'autres temps, l'appareil d'Etat bourgeois lui-même. Dans ce dernier s'est formée une classe d'employés, une bureaucratie qui dispose de tous les moyens de gouvernement de l'organisation, l'argent, la presse, la nomina­tion des sous-ordres ; souvent les prérogatives des fonctionnaires s'étendent encore plus loin, de sor­te que, de serviteurs de la collectivité, ils devien­nent ses maîtres, et s'identifient eux-mêmes avec l'organisation. Les syndicats convergent aussi avec l'Etat et sa bureaucratie en ce que, malgré la dé­mocratie qui est censée y régner, les membres ne sont pas en situation de faire prévaloir leur volon­té contre le fonctionnarisme ; sur l'appareil artis­tement édifié des règlements et des statuts toute révolte se brise avant qu'elle puisse ébranler les hautes sphères.
« C'est seulement par une longue persévérance à toute épreuve qu'une organisation parvient quel­quefois, après des années, à un succès relatif qui ressort généralement à un changement de person­nes. Dans ces dernières années, avant la guerre et après, on en est arrivé ainsi - en Angleterre, en Allemagne, en Amérique - à des révoltes de mili­tants faisant la grève pour leur propre compte, contre la volonté des chefs ou les résolutions de l'association elle-même. Que cela puisse arriver comme quelque chose de naturel, et être envisagé comme tel, manifeste que l'organisation, loin d'être la collectivité des membres, se présente comme un être qui lui est en quelque sorte étran­ger. Les ouvriers ne sont pas souverains dans leur association, mais elle les domine comme une force extérieure contre laquelle ils peuvent se ré­volter, bien que cette force soit cependant sortie d'eux-mêmes. Encore un point de commun avec l'Etat. Puis, lorsque la révolte s'apaise, l'ancienne direction se réinstalle et sait se maintenir malgré la haine et l'amertume impuissante dans les mas­ses, parce qu'elle s'appuie sur l'indifférence et le manque de clairvoyance, de volonté homogène et persévérante de ces masses et parce qu'elle re­pose sur la nécessité interne du syndicat comme seul moyen pour les ouvriers de trouver, dans l'unification, des forces contre le capital.
« En luttant contre le capital, contre les ten­dances du capital absolutistes et génératrices de misère, en limitant ces tendances et en rendant de ce fait l'existence possible à la classe ouvrière, le mouvement syndical s'est mis à remplir un rôle dans le capitalisme et il est devenu lui-même de cette manière un membre ce la société capita­liste. Mais du moment où la révolution commence, en tant que le prolétariat, de membre de la société capitaliste, se mue en son destructeur, il rencon­tre devant lui le syndicat comme un obstacle.
« Ce que Marx et Lénine ont fait ressortir à propos de l'Etat : à savoir que son organisation, malgré ce qu'elle contient de démocratie formel­le, le rend impropre à servir d'instrument pour la révolution prolétarienne, vaut donc aussi pour les organisations syndicales. Leur puissance contre­-révolutionnaire ne peut être ni anéantie, ni atté­nuée par un changement de personnes, par le rem­placement des chefs réactionnaires par des hom­mes de gauche ou des révolutionnaires.
« C'est la forme organisatoire elle-même qui rend les masses à peu près impuissantes et qui les empêche de faire du syndicat l'instrument de leur volonté. La révolution ne peut vaincre qu'en dé­truisant cet organisme, c'est à dire en bouleversant de fond en comble cette forme organisatoire afin qu'il en sorte quelque chose de tout à fait autre.
« Le système des conseils, par son développe­ment propre, est capable de déraciner et de faire disparaître non seulement le bureaucratie étatique, mais aussi la bureaucratie syndicale, de former non seulement les nouveaux organes politiques du prolétariat contre le capitalisme, mais aussi les bases des nouveaux syndicats. Au cours des discussions dans le Parti, en Allemagne, on s'est mo­qué de ce qu'une forme d'organisation puisse être révolutionnaire, sous prétexte que tout dépendait seulement de la conscience révolutionnaire des hommes, des adhérents. Mais si le contenu essen­tiel de la révolution consiste en ce que les masses prennent elles-mêmes en main la direction de leurs propres affaires, la direction de la société et de la production - il s'ensuit que toute forme d organisation qui ne permet pas aux masses de dominer et de diriger elles-mêmes est contre-ré­volutionnaire et nuisible . pour cette raison elle doit être remplacée par une autre forme organi­satoire qui est révolutionnaire, (du fait qu'elle per­met aux ouvriers eux-mêmes de décider activement de tout » (Pannekoek).

Les syndicats, par leur nature, ne sont pas de bonnes armes pour la révolution dans l'Europe de l'ouest. Même s'ils n'étaient pas devenus les instruments du capitalisme, s’ils n'étaient pas dans les mains des traîtres, et si - dans les mains de quelques chefs que ce soit - ils n'étaient pas, par nature, voués à faire de leurs membres des escla­ves et des instruments passifs, ils n'en seraient pas moins inutilisables.

Les syndicats sont trop faibles pour la lutte, pour la révolution contre le capital organisé au plus haut degré comme il est en Europe de l'ouest, et contre son Etat. L'un et l'autre sont beaucoup trop puissants pour eux. Les syndicats sont encore, pour une part, des associations de métier, et déjà, par ce seul fait, ne peuvent faire de révolution. Et dans la mesure même où ce sont des associations d’industrie, ils ne s'appuient pas directement sur les usines, sur les ateliers, ce qui cause aussi leur faiblesse. Enfin, ce sont moins des groupements de lutte que des sociétés de secours mutuel, pro­duits de l'époque petite-bourgeoise.

Leur organisation était déjà insuffisante pour la lutte avant que la révolution ne soit là ; pour la révolution elle-même, en Europe occidentale, elle est inapte à tout service. Car les usines, les ou­vriers des usines, ne font pas la révolution dans les métiers ou les industries, mais dans les ate­liers. Par surcroît, les syndicats sont des organes à travail lent, beaucoup trop compliqués, bons seu­lement pour les périodes d'évolution. Et c'est avec ces misérables syndicats, qui, comme on l'a vu, doivent être détruits en tout cas, qu'on veut faire la révolution... Les ouvriers ont besoin d'armes pour la révolution en Europe occidentale. Les seu­les armes pour la révolution en Europe occidentale sont les organisations d'usine. Les organisations d'usine rassemblées dans une grande unité.

Les ouvriers ouest-européens ont besoin des meilleures armes. Parce qu'ils sont seuls, parce qu'ils n'ont pas d'aide. Et à cause de cela, il leur faut ces organisations d'usine. En Allemagne et en Angleterre, tout de suite, parce que là, la révolu­tion est le plus imminente. Et aussi dans les autres pays, le plus vite possible, dès que nous pourrons l'obtenir.

Cela ne vous sert à rien de dire, camarade Léni­ne : en Russie, nous avons agi de telle et telle fa­çon. Car, premièrement, vous n'aviez pas en Rus­sie d'aussi mauvaises organisations de lutte que sont beaucoup de syndicats chez nous. Vous aviez des organisations d'usine. En second lieu, l'esprit des ouvriers était plus révolutionnaire. Troisième­ment, l'organisation des capitalistes était faible. Et aussi l'Etat. Enfin, et au fond, tout dépend de cela, vous aviez de l'aide. Vous n'aviez donc pas be­soin d'avoir les meilleures entre les meilleures ar­mes. Nous sommes seuls, nous avons donc besoin des toutes meilleures armes. Sans cela nous ne vaincrons pas, sans cela une défaite suivra l'autre.

Mais il y a encore d'autres bases, morales et matérielles, qui démontrent que nous avons raison.

Représentez-vous, camarade, l'état des choses en Allemagne avant la guerre et pendant la guerre. Les syndicats, seuls et trop faibles instruments, sont entièrement aux mains des chefs comme des machines inertes et ceux-ci les exploitent au profit du capitalisme. Puis vient la Révolution. Les syndi­cats sont employés par les chefs et par la masse des membres comme arme contre la Révolution. C'est par leur aide, par leur soutien, par l'action de leurs chefs et en partie aussi par celle de leurs membres que la Révolution est assassinée. Les communistes voient leurs propres frères fusillés avec l'aide des syndicats. Les grèves en faveur de la Révolution, sont brisées. Croyez-vous, cama­rade, qu'il soit possible que des ouvriers révolu­tionnaires restent ensuite dans de telles organisa­tions ? Si encore elles sont par dessus le marché des outils beaucoup trop faibles pour pouvoir ser­vir la révolution ! I1 me semble que c'est psycho­logiquement impossible. Qu'auriez-vous fait vous-même, comme membre d'un parti politique, du par­ti menchevik, par exemple, s'il s'était conduit ainsi pendant la Révolution ? Vous auriez scission­né (si vous ne l'aviez pas déjà fait auparavant)... Mais vous allez dire : c'était un parti politique, pour un syndicat, c'est autre chose. Je crois que vous faites erreur. Dans la révolution, tant que dure la révolution, chaque syndicat, même chaque grou­pement ouvrier, joue un rôle de parti politique pour ou contre la révolution.

Mais vous allez dire, et vous le dites dans votre article, que ces mouvements sentimentaux doivent être surmontés en faveur de l'unité et de la propa­gande communiste. Je vous démontrerai que cela était impossible, en Allemagne, pendant la révolu­tion. Par des exemples concrets. Car nous devons considérer cette question-là aussi d'un point de vue tout à fait concret et unilatéral.... Supposons qu'il y ait en Allemagne 100 000 dockers, 400 000 métallurgistes et 100 000 mineurs vraiment révo­lutionnaires. Ils veulent faire la grève, se battre, mourir pour la révolution. Les autres millions, non. Que doivent faire les 300.000 ? En premier lieu s'unir entre eux, former une ligue pour le com­bat. Vous convenez de cela : les ouvriers ne peu­vent rien sans organisation. Mais une nouvelle li­gue en face des anciennes associations équivaut déjà à une scission sinon formelle, du moins réelle. Même si les partisans du nouveau groupement restent membres des anciens. Mais voici que les membres de l'organisation nouvelle ont besoin à présent d'une presse, de réunions, de locaux, de personnes payées. Cela coûte beaucoup d'argent. Et les ouvriers allemands ne possèdent à peu près rien. Pour faire vivre la nouvelle association, ils seront obligés. même s'ils n'en avaient pas envie, de quitter l'ancienne. Donc, considéré d'un point de vue concret, ce que vous vous figurez, cher ca­marade, est impossible.

Mais il existe encore de meilleures raisons ma­térielles. Les ouvriers Allemands qui ont quitté les syndicats, qui veulent détruire les syndicats, qui ont créé les organisations d'usine - et l'Union Ou­vrière se sont trouvé en pleine Révolution. Il fallait lutter immédiatement. La Révolution était là. Les syndicats ne. voulurent pas lutter. A quoi bon, dans un pareil moment dire : restez dans les syn­dicats, propagez vos idées, vous deviendrez sûrement les plus forts et aurez la majorité. Cela serait bien joli, en ne tenant pas compte de l'étouffe­ment des minorités qui est un fait d'usage et la gauche elle-même ne demanderait qu'à l'essayer si seulement on avait 1e temps. Mais il n'y avait pas à attendre. La Révolution était là. Et elle est en­core là !

Pendant la révolution (notez bien cela, cama­rade, c'était pendant la révolution que les ouvriers Allemands ont scissionné et ont créé leur Union Ouvrière) les ouvriers révolutionnaires se sépa­reront toujours des social-patriotes. Pour lutter il n'y a à un tel moment aucune autre possibilité. Quoi que vous et le Congrès de l'Internationale puissiez dire, et avec quelque mécontentement que vous considériez la scission, elle aura toujours lieu pour des raisons psychologiques et matérielles.

Parce que les ouvriers ne peuvent pas toujours supporter d'être fusillés par les syndicats et parce qu'il faut lutter.

A cause de cela, les gauchistes ont créé l'Union générale ouvrière. Et comme ils croient que la ré­volution en Allemagne n'est pas encore finie, mais qu'elle ira plus loin, jusqu'à la victoire, A cause de cela ils tiennent le coup.

Camarade Lénine ! existe-t-il dans le mouve­ment ouvrier, si deux directions se forment, un autre moyen que la lutte ? Et si ces orientations sont très différentes, opposées l'une à l'autre, peut-on en sortir autrement que par la scission ? Avez-vous jamais entendu parler d'un autre moyen ? Existe-t-il quelque chose de plus contradictoire que la révolution et la contre-révolution ?

A cause de cela aussi le K. A. P. D. et l'Union générale ouvrière ont pleinement raison.

Au fond, camarade, ces scissions, ces clarifica­tions n'ont-elles pas toujours été une bonne chose pour le prolétariat ? Est-ce qu'on ne s'en aperçoit pas toujours plus tard ? Sur ce terrain, j'ai quelque expérience. Quand nous étions encore dans le par­ti social-patriote, nous n'avions aucune influence. Quand nous avons été jetés dehors - au com­mencement - peu d'influence. Mais après cela, bientôt une grande influence, et ensuite, rapidement une très grande influence. Et comment, vous, les Bolcheviks, vous êtes-vous trouvez, après la scission, camarade? Tout à fait bien, je crois. Ce fut ainsi : d'abord petit, plus tard grand. Mainte­nant, tout. I1 dépend entièrement du développe­ment économique et politique qu'un groupe, aussi petit soit-il, devienne le plus puissant. Si la révo­lution continue en Allemagne, il y a bon espoir que l'importance et l'influence de l'Union Ouvrière de viennent prépondérantes. Qu'elle ne se laisse pas intimider par les rapports numériques : 70 000 contre 7 000 000. De plus petits groupes que ceux-là sont devenus les plus forts. Entre autres les Bolcheviks !

Pourquoi les organisations d'usine et de lieu de travail, et l'Union ouvrière qui se base sur cette organisation et qui est formée de leurs membres sont-elles d'aussi excellentes armes, à coup sûr, avec les partis communistes, les meilleures, les seules bonnes armes pour la révolution en Europe occidentale?

Parce que là les ouvriers agissent par eux-mêmes infiniment plus que dans les vieux syndicats parce qu'ils ont les chefs entre leurs mains et par eux, l'orientation elle-même ; et parce qu'ils contrôlent l'organisation d'usine, et par elle toute l'Union.

Chaque usine, chaque lieu de travail est un tout. Dans l'usine, les ouvriers élisent leurs hommes de confiance. Les organisations d'usine sont réparties en districts économiques. Pour les dis­tricts, on élit de nouveau des hommes de confiance. Et les districts élisent à leur tour la direction générale de l'Union pour le Reich entier

Ainsi, toutes les organisations d'usine sans dis­tinguer à quelles industries elles appartiennent, forment ensemble une seule Union ouvrière,

C'est, comme on le voit, une organisation toute orientée vers la révolution.

On voit encore ceci : ici, l'ouvrier, chaque ou­vrier, reçoit un pouvoir. Car il élit dans son lieu de travail ses propres hommes de confiance, et a par eux une influence directe sur le district et l'Union à l'échelle du Reich. II y a une centrali­sation forte, mais sans excès. L'individu, avec son organisation directe, l'organisation d'usine, a une grande puissance. Il peut révoquer immédiatement ses hommes de confiance, les remplacer et les for­cer à remplacer tout de suite les instances les plus hautes. Il y a de l'individualisme, mais pas trop.

Car les instincts centrales, conseils régionaux et conseil national ont une grande autorité. Individu et direction ont juste autant de pouvoir qu'il est nécessaire et possible qu'ils en aient, en Europe centrale, dans la période que nous vivons, celle de l'explosion de la révolution.

Marx écrit que, sous le capitalisme, le citoyen en face de l'Etat, est une abstraction, un chiffre. Il en est de même dans les vieilles organisations syndicales. La bureaucratie, toute l'essence de l'or­ganisation forme un monde supérieur échappant à l'ouvrier, flottant au-dessus de lui comme le ciel. L'ouvrier est en face d'elles un chiffre, une abstraction. Il n'est même pas pour elles l'homme dans l'atelier ; il n'est pas un être vivant, qui veut et qui lutte. Remplacez dans les vieux syndicats, une bureaucratie constituée par un personnel nou­veau, et en peu de temps vous verrez que celui-ci aussi acquerra le même caractère qui l'élèvera, l'éloignera, le détachera de la masse. Les quatre­-vingt-dix-neuf centièmes seront des tyrans pla­cés à côté de la bourgeoisie. Cela résulte de l'es­sence de l'organisation,

Comme c'est différent dans les organisations d'usine ! Ici, c'est l'ouvrier lui-même qui décide de la tactique de l'orientation et de la lutte, et qui fait intervenir immédiatement son autorité, si les chefs ne font pas ce qu'il veut. II est en per­manence au centre de la lutte, car l'usine, l'atelier sont en même temps la base d'organisation.

I1 est, autant qu'il est possible sous le capita­lisme, l'artisan et le maître de sa propre destinée, et comme il en est ainsi de chacun, la masse livre et dirige son propre combat. Bien plus, infiniment plus en tout cas que ce n'était possible dans les vieilles organisations économiques, tant réfor­mistes que syndicalistes [1].

Par cela même qu'elles font des individus, et par conséquent des masses, les agents directs de la lutte, ses conducteurs et leurs soutiens, les orga­nisations d'usine et l'Union Ouvrière sont vraiment les meilleures armes pour la révolution, les ar­mes dont nous avons besoin, en l'Europe Occiden­tale, pour renverser sans aide le capitalisme le plus puissant du monde entier.

Mais, camarade, ce ne sont encore, au fond, que d'assez faibles arguments au prix de la dernière et fondamentale raison, laquelle est en liaison in­time avec les principes auxquels j'ai fait allusion en commençant. Cette raison est décisive pour le K. A. P. D. et pour le parti d'opposition en An­gleterre : ces partis veulent élever largement le niveau de conscience des masses et des individus en Allemagne et en Angleterre.

A leur avis il n'y a pour cela qu'un seul moyen. Et je voudrais bien vous demander encore une fois si vous connaissez une autre méthode dans le mouvement ouvrier. C'est la formation, l'éduca­tion d'un groupe qui montre dans sa lutte ce que doit devenir la masse. Montrez-moi, camarade, un autre moyen si vous en connaissez. Moi, je n'en connais pas d'autres.

Dans le mouvement ouvrier, et particulièrement dans la révolution, à ce que je crois, il n'y a qu'une vérification, celle de l'exemple et de l'action.

Les camarades de « gauche » croient possible, avec ce petit groupe luttant contre le capi­talisme et les syndicats, d'amener les syndicats à soi, ou même, car ce n'est pas impossible, de les pousser peu à peu sur de meilleurs chemins.

Cela ne peut s'opérer que par l'exemple. Pour élever le niveau révolutionnaire des ouvriers alle­mands, ces nouvelles formations - les organisa­tions d'usine - sont donc absolument indispensables.

De même que les partis communistes se dres­sent face aux partis social-patriotes, de même la nouvelle formation, l'Union Ouvrière, doit pren­dre position face aux syndicats [2].

Pour transformer les masses asservies au réfor­misme et au social-patriotisme, il n'y a que l'exemple qui puisse servir.

J'en arrive maintenant à l'Angleterre, à la gau­che anglaise. L'Angleterre est après l'Allemagne le pays le plus proche de la révolution. Non que la situation y soit déjà révolutionnaire, mais parce que le prolétariat y est particulièrement nombreux, et la situation économique du capitaliste s'y prête au plus haut degré. Là il faut seulement une forte impulsion et le combat commence, qui ne peut se terminer que par une victoire. C'est ce que sen­tent, c'est ce que savent presque instinctivement les ouvriers les plus avancés de l'Angleterre (com­me nous tous le sentons), et parce qu'ils sentent cela, ils ont fondé là-bas, comme en Allemagne, un nouveau mouvement ... qui se dessine et tâton­ne de différents côtés, justement comme en Alle­magne - le mouvement des « Rank and File », des masses par elles-mêmes, sans chefs ou à peu prés comme s'il n'y en avait pas [3].

Ces mouvements ressemblent beaucoup à l'Union. Ouvrière allemande avec ses organisations d'usine.

Avez-vous remarqué, camarade, que ce mou­vement a surgi uniquement dans les deux pays les plus avancés ? Et du sein de la classe ouvrière elle-même. Et en beaucoup d'endroits ? [4]. Ceci est déjà par soi-même une preuve de spon­tanéité irrésistible.

En Angleterre, ce mouvement, cette lutte contre les syndicats, est presque encore plus nécessaire qu'en Allemagne. Les Trade-Unions anglais ne sont pas seulement des instruments entre les mains des dirigeants pour soutenir le capitalisme, mais ils sont des outils encore plus inutilisables que les syndicats allemands pour la révolution. Leur formation remonte aux temps de la petite guerre, chacun pour soi, souvent, jusqu'au début du XIX° ou même jusqu'au XVIII° siècle. En An­gleterre n'existe-t-il pas encore des industries qui comprennent vingt-cinq unions syndicales, les­quelles se disputent mutuellement leurs membres, pour la vie ou la mort!! Et les membres n'ont dans tout cela aucune autorité. Voulez-vous, camarade Lénine, conserver aussi ces organisations-là ?

Celles-là aussi faut-il s'abstenir de les combat­tre, de les scissionner, de les anéantir ? Si l'on est contre les Unions ouvrières, on doit être aussi contre les Shop-Committees, les Shop-Stewarts et les Unions Industrielles. Si on est pour ces der­nières, on est aussi pour les autres, car les commu­nistes ont dans les deux cas 1e même but.

Ce nouveau courant dans le mouvement des Trade-Unions pourra servir à la gauche commu­niste en Angleterre, pour anéantir les syndicats anglais, tels qu'ils sont à présent, et pour les rem­placer par des instruments neufs de la lutte de classe, qui soient utilisables pour la révolution. Les mêmes raisons que nous avons apportées pour le mouvement allemand sont valables ici aussi.

J'ai lu dans la lettre du Comité exécutif de la III° Internationale au K. A. P.D., que l'exécutif est pour les I. W. W. d'Amérique, à condition toutefois, que cette organisation veuille bien d'une action politique et de l'adhésion au Parti communiste. Et ces I. W. W. ne sont pas obligés d'aller dans les syndicats américains ! Pourtant l'Exécu­tif est contre l'Union Ouvrière en Allemagne, et lui fait un devoir de se fondre dans les syndicats, bien qu'elle soit communiste et collabore avec le parti politique.

Et vous, camarade Lénine, vous êtes pour le Rank and File mouvement en Angleterre (qui, pourtant, provoque déjà une scission, et où il y a beaucoup de communistes qui veulent la destruc­tion des syndicats !) - et vous êtes contre l'Union Ouvrière en Allemagne.

Je ne peux voir dans votre attitude et dans celle du Comité exécutif que de l'opportunisme. Et qui pis est, de l'opportunisme à faux.

Naturellement la gauche communiste en Angle­terre, étant donné que la révolution n'a pas encore éclaté, ne peut pas aller aussi loin qu'en Alle­magne. Elle ne peut pas encore organiser le Rank and File Movement dans tous les pays sur une vaste échelle et dans un but immédiatement révo­lutionnaire. Mais la gauche anglaise prépare cela. Et aussitôt que la révolution sera là, les ouvriers, quitteront en masse les vieilles organisations in­aptes à la révolution et afflueront aux organisa­tions d'usine et d'industrie.

Ils y viendront par cela-même que la gauche communiste se fait jour avant tout dans le mou­vement, qu'avant tout elle s'efforce d'y semer les idées communistes, et que tes ouvriers aussi. à son exemple, sont déjà maintenant élevés à un ni­veau supérieur [5]. Et c'est là, comme en Alle­magne, son but essentiel.

L'Union générale ouvrière (A. A. U.) et le Rank and File Movement, qui s'appuient l'une et l'autre sur les usines, les lieux de travail, et seulement sur eux, sont les précurseurs des conseils ouvriers, des Soviets. La Révolution en Europe Occidentale sera beaucoup plus difficile et par cela même qu'elle se développera lentement, il y aura une fort longue période de transition où les syndicats seront hors de service, et où les soviets ne seront pas encore là. Cette période de transition sera caractérisée par la lutte contre les syndicats à travers leur transformation, et par leur remplacement au moyen de meilleures organisations. Vous n'avez pas lieu d'être inquiet sur ce point, nous aurons bien le temps pour cela !

Encore une fois, ceci n'arrivera pas parce que nous autres, gauchistes, le voulons, mais parce que !a Révolution réclame cette nouvelle forme d'or­ganisation, sans laquelle elle ne peut vaincre.

Hardi, donc, le Rank and File Movement en An­gleterre et l'Union Ouvrière en Allemagne ! Vous êtes les précurseurs des soviets en Europe. Hardi ! vous êtes les premières organisations pour mener avec les Partis communistes, contre le capitalisme en Europe Occidentale, la lutte de la Révolution !

Camarade Lénine, vous voulez nous forcer, nous autres d'Europe occidentale, qui sommes sans alliés en face d'un capitalisme maintenant encore tout à fait puissant, extrêmement organisé (orga­nisé dans toutes les branches et en tous sens) et fortement armé, et qui pour cela avons besoin des meilleures et plus fortes armes, à en utiliser de mauvaises. Nous, qui voulons organiser la Révolu­tion dans les usines et d'après les usines, vous voulez nous imposer ces misérables syndicats. La révolution en occident ne peut être organisée que sur la base d'usine et dans les usines, et doit par conséquent l'être ainsi, puisque c'est là que le ca­pitalisme est si hautement organisé dans tous les sens, économiquement et politiquement, et puisque les ouvriers (en dehors du Parti communiste) n'ont pas d'autre arme solide. (Les russes étaient armés et avaient les paysans pauvres. Ce que les armes et l'aide des paysans pauvres étaient pour les russes, la tactique et l'organisation doivent en ce moment l'être pour nous). Et à ce moment même vous préconisez les syndicats. Nous qui de­vons, pour des raisons psychologiques et matériel­les, au milieu de la révolution, lutter contre les syndicats - vous voulez nous empêcher de mener cette lutte. Nous ne pouvons lutter que par la scis­sion et vous vous mettez en travers. Nous voulons former des groupes qui donnent l'exemple, seul moyen de montrer au prolétariat ce que nous vou­lons, et vous nous défendez de donner l'exemple. Nous voulons élever le niveau du prolétariat occi­dental et vous nous mettez des bâtons dans les roues.

Vous ne voulez pas de la scission, des nouvelles formations, ni, par conséquent, de l’élévation à un niveau supérieur !

Et pourquoi ?

Parce que vous voulez avoir les grands partis et les grands syndicats dans la III° Internationale. Cela nous paraît être de l'opportunisme, de l'op­portunisme de la pire espèce [6].

Vous agissez maintenant dans la III° Internatio­nale, tout autrement que jadis dans le parti des maximalistes. Ce dernier fut conservé très « pur » et l'est peut-être toujours encore. Tandis que dans l'Internationale on doit accueillir d'après vous tout de suite ceux qui sont communistes pour une moi­tié, pour un quart et même pour un huitième.

C'est une malédiction sur le mouvement ouvrier: dès qu'il a obtenu un certain « pouvoir », il tend à l'augmenter par des moyens sans principes. La social-démocratie elle-aussi était « pure » à son origine, dans presque tous les pays. La plupart des actuels social-patriotes étaient de véritables marxistes. On gagna les masses par la propagande marxiste. Mais aussitôt qu'on eut atteint quelque puissance, on l'abandonna.

Vous vous conduisez maintenant, vous et la III° Internationale, de la même façon qu'autrefois les social-démocrates. Naturellement aujourd'hui, non plus dans les limites nationales, mais à l'échel­le internationale. La révolution russe l'a emporté par la « pureté », par la fermeté des principes. A l'heure actuelle le prolétariat, dispose par elle d'un certain « pouvoir ». II faudrait étendre mainte­nant ce pouvoir sur toute l'Europe. Et voilà qu'on abandonne l'ancienne tactique ! !

Au lieu d appliquer maintenant aussi à tous les autres pays cette tactique éprouvée, et de renfor­cer ainsi de l'intérieur la III° Internationale, on fait présentement volte-face et tout comme la so­cial-démocratie jadis, on passe à l'opportunisme. Voici qu'on fait tout entrer : les syndicats, les In­dépendants, le centre français, une portion du La­bour-Party.

Pour sauver les apparences du marxisme, on pose des conditions, qu'il faut signer (!!). Kautsky. Hilferding, Thomas, etc., sont mis à l'index. Mais les grosses masses, l'élément moyen est ad­mis à rentrer, et tous les moyens sont bons pour l'inciter à le faire. Et pour que le centre se renforce mieux, les « gauchistes » ne sont pas admis, s'il ne veulent pas passer au centre ! Les tout meilleurs éléments révolutionnaires, tels que le K. A. P. D. sont ainsi tenus à l'écart !

Et quand on a une fois rallié la grande masse sur une ligne moyenne, on s'ébranle tous ensemble sous la discipline de fer, et sous des chefs qu'on a mis à l'épreuve de cette manière extraordinaire. Pour aller où? A l'abîme.

A quoi bon les principes imposants, les thèses brillantes de la III° Internationale si, dans la pra­tique, on est opportuniste ?

La II° Internationale aussi avait les plus beaux principes, mais elle a sombré sur cette pratique. Nous, les gauchistes, ne voulons pas de cela. Nous voulons d'abord former en Europe occiden­tale, précisément comme jadis les Bolcheviks en Russie, des noyaux très solides, très conscients, et très forts (même s'ils doivent être petits au début). Et quand une fois nous les aurons, nous les agrandirons. Mais toujours sur un terrain de plus en plus solide, de plus en plus fort, de plus en plus « pur ». C'est seulement de cette manière que nous pouvons vaincre en Europe occidentale. A cause de cela nous repoussons tout à fait votre tac­tique, camarade,

Vous dites, camarade, que nous autres, mem­bres de la Commission d'Amsterdam, avons oublié ou n'avons pas appris les leçons des révolutions antérieures. Eh bien ! camarade, je me souviens très bien d'un fait qui a trait aux révolutions pas­sées, C'est te suivant : les partis d' « extrême gau­che » y ont toujours joué un rôle éminent, de premier plan. C'était le cas dans la révolution hol­landaise contre l'Espagne, dans la révolution an­glaise, dans la révolution française, dans la Com­mune, et dans les deux révolutions russes.

Or i1 y a, quant au développement du mouve­ment ouvrier, deux courants dans la révolution Ouest-européenne : le radical et l'opportuniste. Ils ne peuvent en venir à une bonne tactique, à l'unité que par une lutte mutuelle. Mais le cou­rant radical est de beaucoup le meilleur, malgré que dans quelques détails peut-être, il aille trop loin. Et vous, camarade Lénine, vous soutenez le courant opportuniste !

Et ce n'est pas tout ! L'exécutif de Moscou, les chefs russes d'une révolution qui n'a vaincu que par l'aide d'une armée de millions de paysans pau­vres, veulent imposer leur tactique au prolétariat Ouest-européen, qui est et doit être seul.

Et pour arriver à cela, ils brisent, comme vous, le meilleur courant en Europe occidentale !

Quelle bêtise incroyable, et surtout quelle dia­lectique !

Quand la révolution éclatera dans l'occident d'Europe, vous verrez ce qu'il en sera du rêve bleu de cette tactique ! Mais le prolétariat sera la vic­time.

Vous, camarade, et l'exécutif à Moscou, savez que les syndicats sont des puissances contre-ré­volutionnaires. Cela résulte clairement de vos thè­ses. Malgré cela vous voulez les conserver. Vous savez aussi que l'Union Ouvrière, c'est à dire les organisations d'usine, le Rank and File Movement sont des organisations révolutionnaires. Vous dites vous-mêmes dans vos thèses, que les organisa­tions d'usine doivent être et sont notre but. Malgré cela vous voulez les étouffer. Vous voulez étouffer les organisations dans lesquelles les ouvriers, cha­que ouvrier, et par conséquent la masse, peut at­teindre à la force et à la puissance, et vous voulez conserver celles dans lesquelles la masse est un instrument mort dans la main des chefs. De cette manière vous voulez mettre les syndicats en votre pouvoir, au pouvoir de la III° Internationale.

Pourquoi voulez-vous cela ? Pourquoi suivez-vous cette mauvaise tactique ? Parce que vous voulez avoir des masses autour de vous, quelles qu'el­les soient, avant tout. Parce que vous estimez que si seulement vous avez des masses qui vous soient soumises par une discipline ferme et cen­tralisée (d'une façon communiste, demi-commu­niste, ou pas du tout communiste... ), vous, les chefs, arriverez bien à la victoire.

En un mot : - Parce que vous menez une poli­tique de chef.

La politique de chef n'est pas la politique qui veut des chefs et la centralisation - sans lesquel­les on ne peut rien obtenir (pas plus que sans par­ti), mais elle est la politique qui rassemble les masses sans les consulter sur leurs convictions et leurs sentiments, et qui pense que les chefs peu­vent vaincre, si seulement ils ont de grandes mas­ses autour d'eux.

Mais cette politique, que vous et l'exécutif pré­conisez actuellement dans la question syndicale, n'aura pas de succès dans l'occident européen. Car le capitalisme est maintenant encore bien trop puissant, et le prolétariat est bien trop réduit à ses propres forces. Elle échouera comme celle de la deuxième Internationale.

Ici, les ouvriers doivent devenir puissants par eux-mêmes d'abord, ensuite par vous, leurs chefs. Ici, le mal, la politique de chef, doit être détruit dans sa racine.

Avec votre tactique dans la question syndicale, vous et l'exécutif de Moscou, vous avez prouvé avec succès que, si vous ne changez pas cette tac­tique, vous ne pourrez pas conduire la révolution Ouest-européenne.

Vous dites que la « gauche », quand elle pré­tend appliquer sa tactique, ne sait que palabrer. Eh bien, camarade, la « gauche » n'a encore eu que peu ou pas l'occasion d'agir dans d'autres pays. Mais regardez seulement vers l'Allemagne, consi­dérez la tactique et l'activité du K. P. A. D. lors du Putsch de Kapp et vis-à-vis de la révolution russe, et vous serez obligé de retirer vos paroles.


Notes

[1] Naturellement, il faut. bien comprendre que cette nouvelle corrélation d'individualisme et de centralisme n'est pas déjà donnée comme un fait achevé, mais est une réalité en formation, un processus qui ne se développera et n'atteindra son aboutissement qu'à travers la lutte.

[]2 Votre remarque sarcastique, que l'Union Ouvrière elle-même ne peut être sans tache, ne nous fait pas beau­coup d'effet car elle n'est juste qu'en tant que l'Union a à lutter pour des améliorations sous le capitalisme. Elle n'est pas juste en tant que l'Union lutte pour la révolution.

[3] Les « Shop-Committees », « Shop-stewards », et, par­ticulièrement dans le Pays de Galles, les « Industrial Unions ».

[4] C'est une calomnie que de dire que ce mouvement en Allemagne a été provoqué « d'en haut »

[5] Vous nous servez ici, camarade, comme d'autres l'ont fait si souvent, cet, argument que les communistes, s'ils quittent les syndicats perdent contact d'avec les masses. Mais le meilleur contact ne se réalise-t-il pas tous les jours dans les usines ? Et toutes les usines ne sont-elles pas déjà maintenant devenues encore quelque chose de plus qu'un lieu de contact, quelque chose comme un local de délibéra­tion ?

Comment ainsi les «gauchistes » pourraient-ils perdre contact ?

[6] L'exemple suivant peut donner une idée du chaos où cet Opportunisme nous mène : II est des pays où, à côté des syndicats réformistes existent des organisations syndica­listes qui, tout en étant mauvaises, luttent mieux que les premières. Les thèses de Moscou réclament l'entrée de ces organisations syndicalistes dans les grandes organisations réformistes. Ainsi il forcent souvent les communistes à devenir des briseurs de grève, comme, par exemple, en Hollande. Mais il y a plus fort : l'Union Ouvrière allemande est condamnée parce qu'elle est sur le terrain de la scission. Mais que fait l'Internationale ? Elle bâtit une nou­velle Internationale syndicale !....


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