1930-35 |
Des extraits des cahiers de prison de l'un des principaux fondateurs du communisme italien... Transcription : sympathisants LCI (QI) |
Problèmes de civilisation et de culture
Passé et présent
Dans l'exposé critique des événements qui ont suivi la guerre et des tentatives constitutionnelles (organiques)pour sortir de l'état de désordre et de dispersion des forces, montrer comment le mouvement pour revaloriser l'usine [63], en opposition avec l'organisation professionnelle (ou mieux de façon autonome) correspondait parfaitement à l'analyse du développement du système de l'usine qui est faite dans le I° volume de la Critique de l'économie politique [64]. Une division du travail toujours plus parfaite réduisant objectivement la fonction du travailleur dans l'usine à l'exécution de travaux de détails toujours plus « analytiques » , de façon que la complexité de l'œuvre commune échappe à chacun d'eux pris en particulier et que, dans sa conscience elle-même, sa propre contribution ait si peu de prix qu'elle lui semble facilement remplaçable à chaque instant; en même temps, le travail bien élaboré et bien organisé aboutissant à une plus grande productivité « sociale » , enfin l'assimilation nécessaire de l'ensemble des travailleurs d'une usine à un « travailleur collectif » : telles sont les données implicites et nécessaires du mouvement des Conseils d'usine qui tend à rendre « subjectif » ce qui est donné « objectivement » . Mais dans ce cas, que veut dire objectif ? Pour le travailleur isolé « objectif » veut dire la rencontre des exigences du développement technique avec les intérêts de la classe dominante. Mais cette rencontre, cette unité entre le développement technique et les intérêts de la classe dominante n'est qu'une phase historique du développement de l'industrie et elle doit être conçue comme transitoire. Ce lien peut disparaître; non seulement l'exigence technique peut être conçue de façon concrète, indépendamment des intérêts de la classe dominante, mais elle peut être unie aux intérêts de la classe qui est encore subalterne. Qu'une telle « scission » , qu'une nouvelle synthèse soient historiquement mûres, cela est démontré de façon décisive par le fait même qu'un tel processus est compris par la classe subalterne et c'est précisément pour cela que celle-ci n'est plus subalterne, ou encore qu'elle manifeste la tendance à sortir de sa condition de classe subordonnée. Le « travailleur collectif » se conçoit comme tel, non seulement dans chaque usine particulière, mais dans des domaines plus vastes de la division du travail national et international et il est une manifestation extérieure, politique, de cette conscience qu'il a acquise précisément dans les organismes qui représentent l'usine comme productrice d'objets réels et non de profit. (P.P., pp. 78-79.)
[1932]
On peut juger une génération d'après le jugement qu'elle-même donne de la génération précédente; une période historique d'après la façon dont elle-même considère la période qui l'a précédée. Une génération qui abaisse la génération précédente, qui ne réussit pas à en voir les grandeurs et la signification nécessaire, ne peut qu'être mesquine et sans confiance en soi, même si elle adopte des poses de gladiateur et brûle de désirs de grandeur. C'est le rapport habituel du grand homme et du valet de chambre [65]. Faire le désert pour émerger et se distinguer : une génération vivante et forte qui se propose de travailler et de s'affirmer, tend au contraire à surestimer la génération précédente, car sa propre énergie lui donne l'assurance qu'elle ira encore plus loin; végéter simplement, c'est déjà dépasser ce qui est décrit comme mort.
On reproche au passé de ne pas avoir accompli la tâche du présent : tout serait bien plus facile si les parents avaient déjà fait le travail des enfants. Il y a une justification implicite de la nullité du présent dans la dépréciation du passé : que n'aurions-nous pas fait, nous, si nos parents avaient fait ceci et cela... mais ils ne l'ont pas fait et, par conséquent, nous n'avons rien fait de plus. Un grenier sur un rez-de-chaussée est-il moins grenier qu'un grenier sur un dixième ou un trentième étage ? Une génération qui ne sait que bâtir des greniers se plaint de ce que les prédécesseurs n'aient pas déjà construit des palais de dix ou trente étages. Vous vous dites capables de bâtir des cathédrales, mais vous n'êtes capables que de construire des greniers.
Différence avec le Manifeste [66], qui exalte la grandeur de la classe qui va mourir. (P.P., pp. 102-103.)
[1931-1932]
Enquête « sur la nouvelle génération » publiée dans la Fiera letteraria du 2 décembre1928 au 17 février 1929.
Pas très intéressante. Les professeurs d'université connaissent mal les jeunes étudiants. Le refrain le plus fréquent est le suivant : les jeunes ne se consacrent plus aux recherches et aux études désintéressées, mais visent le gain immédiat. Agostino Lanzillo répond : « Aujourd'hui surtout nous ne connaissons ni l'état d'esprit des jeunes ni leurs sentiments. Il est difficile de gagner leur esprit;ils se taisent très volontiers sur les problèmes culturels, sociaux et moraux. Est-ce méfiance ou manque d'intérêt ? » (Fiera letteraria, 9 décembre 1928). Cette réponse de Lanzillo est l'unique remarque réaliste de l'enquête. Lanzillo remarque encore : « Une discipline de fer et une situation de paix intérieure et extérieure se développent dans le travail concret et réalisateur, mais elles ne permettent pas le déchaînement de conceptions politiques ou morales opposées. Il manque une arène aux jeunes pour s'agiter, pour manifester des formes exubérantes de passions et de tendances. De cette situation naît et dérive une attitude froide et silencieuse qui est une promesse mais qui contient aussi des inconnues. »
La réponse de Giuseppe Lombardo-Radice dans le même numéro de la Fiera letteraria est intéressante : « Les jeunes d'aujourd'hui ont peu de patience pour les études scientifiques et historiques; très peu affrontent un travail qui exige une longue préparation et présente des difficultés de recherche. Ils veulent en général se débarrasser des études; ils cherchent avant tout à s'établir rapidement et se détournent des recherches désintéressées en aspirant à gagner et en répugnant aux carrières qui leur semblent trop lentes. Malgré toute la « philosophie » ambiante, leur intérêt spéculatif est pauvre; leur culture est faite de fragments; ils discutent peu, rarement ils se divisent en groupes et en cénacles dont l'enseigne soit une idée philosophique ou religieuse. Ils ont à l'égard des grands problèmes une attitude sceptique ou une attitude de respect tout à fait extérieur pour ceux qui les prennent au sérieux, ou une attitude d'adoption passive d'un « verbe doctrinal » . « En général, les mieux disposés spirituellement sont les étudiants les plus pauvres » et « les riches sont, le plus souvent, inquiets, impatientés par la discipline des études, pressés. Ce n'est pas d'eux que sortira une classe spirituellement capable de diriger notre pays » .
Ces notes de Lanzillo et de Lombardo-Radice sont les seules parties sérieuses de l'enquête, à laquelle n'ont d'ailleurs presque exclusivement participé que des professeurs de lettres. La plupart ont répondu par des « actes de foi » et non par des constatations objectives, ou bien ils ont avoué ne pas pouvoir répondre.
On trouve dans la Civiltà Cattolica du 20 mai 1933 un bref résumé des « Conclusions de l'enquête sur la nouvelle génération [67] « . On sait combien ces enquêtes sont nécessairement unilatérales et tendancieuses et combien elles donnent habituellement raison à la façon de penser de ceux qui les ont proposées. Il faut être d'autant plus prudent qu'il semble difficile aujourd'hui de connaître ce que pensent et veulent les nouvelles générations. Selon la Civiltà Cattolica, la substance de l'enquête serait : « La nouvelle génération serait donc sans morale et sans principes immuables de moralité sans religiosité et même athée, avec peu d'idées et beaucoup d'instinct. » « La génération d'avant-guerre croyait en et était dominée par les idées de justice, de bien, de désintéressement et de religion; la spiritualité moderne s'est débarrassée de ces idées, qui sont immorales en pratique. Les petits faits de la vie exigent souplesse et élasticité morales, que l'on commence à obtenir avec la liberté d'esprit de la nouvelle génération. Tous les principes moraux qui se sont imposés comme des axiomes aux consciences individuelles perdent leur valeur dans la nouvelle génération. La morale est devenue absolument pragmatique, elle jaillit de la vie pratique, des différentes situations dans lesquelles l'homme vient à se trouver. La nouvelle génération n'est ni spiritualiste, ni positiviste, ni matérialiste, elle tend à dépasser rationnellement aussi bien les attitudes spiritualistes que les positions positivistes et matérialistes surannées. Sa caractéristique principale est le manque de quelque forme de respect que ce soit pour tout ce qui incarne le vieux monde. Le sens religieux et l'ensemble des divers impératifs moraux abstraits, désormais inadaptés à la vie d'aujourd'hui, se sont affaiblis dans la masse des jeunes. Les très jeunes ont moins d'idées et plus de vie, ils ont en revanche acquis naturel et confiance dans l'acte sexuel, si bien que l'amour n'est plus conçu comme, un péché, une transgression, une chose prohibée. Les jeunes, activement orientés vers les directions qu'indique la vie ! moderne, apparaissent à l'abri de tout retour possible à une religiosité dogmatique et dissolvante. »
Cette série d'affirmations n'est, semble-t-il, ni plus ni moins que le programme du « Saggiatore » lui-même et il s'agit là, je crois, plus d'une curiosité que d'une chose sérieuse. C'est, au fond, une reprise populaire du thème du « surhomme » , issue des expériences les plus récentes de la vie nationale, un « surhomme » « strapaesien [68] « bon pour les milieux distingués et la pharmacie philosophique. Si l'on y réfléchit, cela signifie que la nouvelle génération est devenue, sous l'aspect d'un volontarisme extrême, d'une très grande aboulie. Il n'est pas vrai qu'elle n'ait pas d'idéaux : seulement ceux-ci sont tous contenus dans le code pénal que l'on suppose fait une fois pour toutes dans son ensemble. Cela signifie aussi qu'il manque dans le pays une direction culturelle en dehors de la direction catholique, ce qui laisserait supposer que l'hypocrisie religieuse doit, à tout le moins, finir par s'accroître. Il serait toutefois intéressant de savoir de quelle nouvelle génération veut parler le « Saggiatore » .
Il semble que l' « originalité » du « Saggiatore » consiste dans le fait d'avoir appliqué à la « vie » le concept d' « expérience » propre, non pas à la science, mais à l'opérateur de laboratoire scientifique. Les conséquences de cette transposition mécanique ne sont guère brillantes; elles correspondent à ce qui était bien connu sous le nom d' « opportunisme » ou de manque de principes (rappeler certaines interprétations journalistiques de la relativité d'Einstein, lorsqu'en 1921 cette théorie devint la proie des journalistes). Le sophisme consiste en ceci : lorsque l'opérateur de laboratoire fait « l'épreuve et la contre-épreuve » , son épreuve a des conséquences limitées à l'espace des éprouvettes et des alambics : il « éprouve » hors de soi, sans donner autre chose de lui-même dans l'expérience que l'attention physique et intellectuelle. Mais les choses se passent bien différemment dans les rapports entre les hommes, et les conséquences ont une tout autre portée. L'homme transforme le réel et ne se limite pas à l'examiner in vitro pour en reconnaître les lois de régularité abstraite. On ne déclare pas une guerre pour « faire une expérience » , ni on ne détruit l'économie d'un pays, etc., pour trouver les lois du meilleur ordre social possible. Qu'il faille pour construire ses propres plans de transformation de la vie se fonder sur l'expérience, c'est-à-dire sur l'importance exacte des rapports sociaux existants et non pas sur des idéologies vides ou sur des généralités rationnelles, n'implique pas que l'on ne doit pas avoir de principes, qui ne sont rien d'autre que les expériences mises sous forme de concepts ou de normes impératives. La philosophie du « Saggiatore » ,réaction plausible aux excès actualistes et religieux, est pourtant aussi essentiellement liée à des tendances conservatrices et passives et témoigne en réalité du plus haut « respect » pour ce qui existe, c'est-à-dire pour le passé cristallisé. On trouve dans un article de Giorgio Granata ( « Saggiatore » ,rapporté dans Critica Fascista du 1° mai 1933) de nombreux traits de cette philosophie : pour Granata, la conception du « parti politique » avec son « programme » utopique, « comme monde du devoir-être (!) par opposition au monde de l'être, de la réalité » , a fait son temps, et pour cette raison la France serait « inactuelle » : comme si précisément la France n'avait pas toujours donné au XIX° siècle l'exemple de l'opportunisme politique le plus plat, c'est-à-dire de la servilité envers ce qui existe, envers la réalité, c'est-à-dire envers les « programmes » en acte de forces bien déterminées et identifiables. Et l'asservissement aux faits voulus et réalisés par d'autres est le vrai point de vue du « Saggiatore » , c'est-à-dire l'indifférence et l'aboulie sous couleur d'une grande activité de fourmis : la philosophie de l'homme de Guichardin qui réapparaît toujours à certaines périodes de la vie italienne. Que pour ce résultat on ait dû se référer à Galilée et reprendre le titre de « Saggiatore » , n'est qu'une belle impudence, et il est à parier que Messieurs Granata et Cien'ont à craindre ni de nouveaux bûchers ni de nouvelles inquisitions. La conception du « parti politique » de Granata coïncide d'ailleurs avec la conception qu'exprime Croce dans le chapitre « Le parti comme jugement et préjugé » de son livre Culture et vie morale, ainsi qu'avec le « programme » de l'Unita florentine, problémiste [69], etc.[.].
Et pourtant ce groupe du « Saggiatore » mérite d'être étudié et analysé :
Rappeler le « en prouvant et en reprouvant » du député Giuseppe Canepa en tant que commissaire aux approvisionnements pendant la guerre : ce Galilée de la science administrative avait besoin d'une expérience avec des morts et des blessés pour savoir que là où manque le pain, le sang coule. (P.P., pp. 104-107.)
[1933]
Benvenuto Cellini [Vie, livre deuxième, dernières phrases du paragraphe XVII.] écrit aussi :
« Il est bien vrai que l'on dit : tu apprendras pour une autre occasion. Cela n'a pas de sens car la [fortune] survient toujours selon des modalités différentes et jamais imaginées. »
On peut dire, sans doute, que l'histoire est la maîtresse de la vie et que l'expérience comporte un enseignement; mais onne peut pas le dire pour signifier qu'il est possible de tirer de la façon dont s'est développé un complexe d'événements, un principe sûr d'action et de conduite pour des événements semblables; on ne peut le dire qu'au sens où la production des événements! réels étant le résultat d'un concours contradictoire de forces, il faut chercher à être la force déterminante. Ce qui doit être compris en plusieurs sens, car on peut être la force déterminante non seulement parce qu'on est la force qui prévaut quantitativement (ce qui n'est ni toujours possible, ni toujours réalisable), mais parce qu'on est la force qui prévaut qualitativement. Et l'on peut être cette force si l'on a l'esprit d'initiative, si on saisit le « bon moment » , si on maintient un continuel état de tension de la volonté de façon à être en mesure de démarrer au moment choisi (sans avoir besoin de longs préparatifs qui laissent passer l'instant le plus favorable, etc.). On trouve un aspect de cette façon de considérer les choses dans l'aphorisme selon lequel la meilleure tactique défensive est l'offensive. Nous sommes toujours sur la défensive contre le « hasard » , c'est-à-dire contre le concours prévisible de forces opposées qui ne peuvent pas toujours être toutes identifiées (et négliger une seule de ces forces empêche de prévoir la combinaison effective des forces qui donne toujours leur originalité aux événements) et nous pouvons « offenser » le hasard au sens où nous intervenons activement dans sa production, où, de notre point de vue, nous le rendons moins « hasard » , moins « nature » et davantage effet de notre activité et de notre volonté. (P.P., pp.107-108.)
[1932]
Selon ce concept est innovateur celui qui veut détruire tout l'existant, sans se soucier de ce qui arrivera ensuite puisque, c'est bien connu, métaphysiquement toute destruction estcréation, et même on ne détruit que ce qu'on remplace par une nouvelle création. A ce concept romantique se joint un concept rationnel ou « illuministe » . On pense que tout ce qui existe est un « piège » tendu par les forts aux faibles, par les malins aux pauvres d'esprit. Le danger vient du fait que, « du point de vue illuministe » , ces mots sont pris à la lettre, matériellement. La philosophie de la praxis est contre cette façon de voir. La vérité est au contraire : toute chose qui existe est rationnelle, c'est-à-dire qu'elle a eu ou qu'elle a une fonction utile. Que ce qui existe ait existé, c'est-à-dire ait eu sa raison d'être en tant que « conforme » au mode de vie, de pensée, d'action de la classe dirigeante, ne signifie pas que ce soit devenu « irrationnel » parce que la classe dominante a été privée du pouvoir et de sa force de donner impulsion à toute la société. Une vérité que l'on oublie : ce qui existe a eu sa raison d'exister, a servi, a été rationnel, a « facilité » le « développement historique » et la vie. Qu'à partir d'un certain point cela n'ait plus eu lieu, que de modalités du progrès qu'elles étaient telles formes de vie soient devenues un empêchement et un obstacle, c'est vrai, mais n'est pas vrai « sur toute la ligne » : c'est vrai là où c'est vrai, c'est-à-dire dans les formes de vie les plus hautes, celles qui sont décisives, celles qui marquent la pointe du progrès, etc. Mais la vie ne se développe pas de façon homogène, elle se développe au contraire par des avancées partielles, de pointe, elle se développe pour ainsi dire par croissance « pyramidale » . De tout mode de vie il importe donc d'étudier l'histoire, c'est-à-dire l'originaire « rationalité » puis, celle-ci reconnue, se poser la question pour chaque cas pris à part : cette rationalité existe-t-elle encore, pour autant qu'existent encore les conditions sur lesquelles cette rationalité se fondait ? Le fait auquel, au contraire, on ne prête pas assez attention est le suivant : les modes de vie apparaissent à qui les vit comme absolus, « comme naturels » , comme on dit, et c'est déjà énorme d'en montrer l' « historicité » , de démontrer qu'ils sont justifiés dans la mesure où existent telles conditions, mais qu'une fois changées ces conditions ils ne sont plus justifiés mais « irrationnels » . C'est pourquoi la discussion de telles façons de vivre et d'agir prend un caractère odieux, persécuteur, devient une affaire d' « intelligence » ou de « stupidité » , etc. Intellectualisme, illuminisme pur, qu'il importe de combattre sans répit.
On en déduit :
Un autre point à préciser : qu'une façon de vivre, d'agir, de penser se soit introduite dans toute la société parce qu'elle appartient proprement à la classe dirigeante, cela ne signifie pas qu'elle soit parelle-même irrationnelle et à rejeter. Si l'on y regarde de près, on voit que dans tout fait existent deux aspects : l'un « rationnel » , c'est-à-dire conforme au but ou « économique » , et l'autre relevant de la « mode » , qui est une façon d'être déterminée du premier aspect rationnel. Porter des chaussures est rationnel, mais la forme déterminée de la chaussure est due à la mode. Porter le faux-col est rationnel, parce que cela permet de changer souvent cette partie du vêtement « chemise » qui se salit plus facilement, mais la forme du faux-col dépend de la mode, etc. On voit en somme que la classe dirigeante en « inventant » une utilité nouvelle, plus économique ou plus conforme aux conditions données ou au but donné a en même temps donné une « sienne » forme particulière à l'invention et à l'utilité nouvelle.
C'est penser avec des oeillères que de confondre l'utilité permanente (dans la mesure où permanence il y a) avec la mode. Au contraire la tâche du moraliste et du créateur de coutumes est d'analyser les façons d'être et de vivre, de les critiquer en séparant le permanent, l'utile, le rationnel, ce qui est conforme au but (dans la mesure où ce but subsiste) de ce qui est accidentel, de ce qui est snobisme, de ce qui est singerie, etc. Sur la base du « rationnel » , il peut être utile, de créer une mode originale, c'est-à-dire une forme neuve qui intéresse.
Que la forme de pensée critiquée ne soit pas juste, cela se voit au fait qu'elle a des limites : par exemple personne(à moins d'être fou) n'ira prêcher qu'il ne faut plus apprendre à lire et à écrire, parce que la lecture et l'écriture ont assurément été introduites par la classe dirigeante, parce que l'écriture sert à diffuser certaine littérature ou à écrire les lettres de chantage ou les rapports des mouchards.(P.P., pp. 175-177.)
[1932-1933]
Quand on dit que telle action, telle façon de vivre, telles mœurs sont « naturelles » , ou qu'au contraire elles sont « contre-nature » , qu'est-ce que cela signifie ? Chacun, dans son for intérieur, s'imagine le savoir exactement mais si l'on demande une réponse explicite et motivée on voit bien que la chose n'est pas si facile qu'on pouvait le croire. Pour commencer, qu'il soit bien entendu qu'on ne peut parler de « nature » comme de quelque chose de fixe, d'immuable, d'objectif. Il apparaît que presque toujours « naturel » signifie « juste » et « normal » selon notre conscience historique actuelle; mais la plupart des gens n'ont pas conscience de cette actualité historiquement déterminée, ils tiennent leur façon de penser pour éternelle et immuable.
A remarquer, dans quelques groupes fanatiques de la « naturalité » l'opinion suivante : des actes qui paraissent « contre-nature » à notre conscience sont à leurs yeux « naturels » parce que les animaux agissent ainsi - et les animaux ne sont-ils pas « les êtres les plus naturels du monde » ? Opinion qu'on entend souvent exprimer, dans certains milieux à propos surtout des questions concernant les rapports sexuels. Par exemple : pourquoi l'inceste serait-il « contre-nature » s'il est répandu dans la « nature » ? D'abord, même quand il s'agit d'animaux, de telles affirmations ne sont pas toujours exactes, parce que les observations portent sur des animaux domestiqués par l'homme pour son propre avantage et contraints à une forme de vie qui pour les animaux eux-mêmes n'est pas « naturelle » mais conforme aux fins de l'homme. Mais quand il serait vrai que de tels actes se produisent parmi les animaux, en quoi cela aurait-il une signification pour l'homme ? Pourquoi devrait-il en résulter une règle de conduite ? La « nature » de l'homme est l'ensemble des rapports sociaux qui détermine une conscience historiquement définie; seule cette conscience peut indiquer ce qui est « naturel » ou « contre-nature » . De plus, l'ensemble des rapports sociaux est contradictoire à chaque instant, et en continuel développement, si bien que la « nature » de l'homme n'est pas quelque chose d'homogène pour tous les hommes de tous les temps.
On a entendu souvent dire que telle habitude est devenue « une seconde nature » ; mais la « première nature » était-elle à proprement parler la « première » ? Cette façon de parler n'implique-t-elle pas que le sens commun entrevoit l'historicité de la « nature humaine » ? Dès qu'on a constaté que, l'ensemble des rapports sociaux étant contradictoire, la conscience des hommes ne peut pas ne pas être contradictoire, un problème se pose : comment se manifeste cette contradiction et comment l'unification peut-elle être progressivement obtenue ? La contradiction se manifeste dans l'ensemble du corps social par l'existence de consciences historiques de groupe (par l'existence de stratifications correspondant à diverses phases de développement historique de la civilisation et par des antithèses dans les groupes qui correspondent à un même niveau historique); elle se manifeste dans les individus pris à part comme reflet de cette désagrégation « verticale et horizontale » . Dans les groupes subalternes l'absence d'autonomie dans l'initiative historique aggrave la désagrégation et renforce la lutte pour se libérer des principes imposés et non proposés, pour atteindre une conscience historique autonome : dans une telle lutte, les points de repère sont ! disparates, et l'un d'eux, précisément la « naturalité » , la « nature » posée en modèle rencontre un grand succès parce qu'il paraît évident et simple. Comment devrait se former, au contraire, cette conscience historique proposée de façon autonome ? Comment chacun devrait-il choisir et combiner les éléments nécessaires à la constitution d'une telle conscience autonome ?
Faudra-t-il rejeter a priori tout élément « imposé » ? Il faudra le rejeter en tant qu'imposé, non en soi, c'est-à-dire qu'il faudra lui donner une forme nouvelle qui soit propre au groupe considéré. En effet : que l'instruction soit obligatoire, cela ne signifie pas qu'elle soit à rejeter, ni non plus que ne puisse être justifiée, avec de nouvelles raisons, une forme nouvelle d'obligation : il faut faire « liberté » de ce qui est « nécessité » mais il faut pour cela reconnaître une nécessité « objective » ,c'est-à-dire objective principalement pour le groupe en question. A cet effet, on doit se référer aux rapports techniques de production, à un type déterminé de civilisation économique dont le développement exige un mode de vie déterminée, des règles de conduite déterminées, certaines mœurs. Il faut se persuader que ce qui est « objectif » et nécessaire, ce n'est pas seulement tel outillage, mais aussi tel comportement, telle éducation, telle façon de vivre ensemble, etc. C'est sur cette objectivité et nécessité historique(qui par ailleurs n'est pas évidente : quelqu'un doit la reconnaître de façon critique, s'en faire le défenseur de façon complète et presque « capillaire » ) qu'on peut fonder l' « universalité » du principe moral; bien plus, il n'y a jamais eu d'autre universalité que cette nécessité objective de la technique sociale, même si elle est interprétée au moyen d'idéologies transcendantes ou transcendantales et présentée chaque fois sous la forme historiquement la plus efficace pour que soit atteint le résultat voulu.
Une conception comme celle qui vient d'être exposée paraît conduire à une forme de relativisme et par suite de scepticisme moral. Remarquons que l'on peut en dire autant de toutes les conceptions jusqu'ici élaborées par la philosophie : leur impérativité catégorique et objective a toujours été susceptible d'être réduite par la « mauvaise volonté » à des formes de relativisme et de scepticisme. Pour que la conception religieuse puisse apparaître absolue et objectivement universelle, elle devrait au moins se présenter comme monolithique, en tout cas intellectuellement uniforme chez tous les croyants, ce qui est très loin de la réalité(différences d'écoles, sectes, tendances, et différences de classes : simples et cultivés, etc.) : d'où la fonction du pape comme maître infaillible. On peut en dire autant de l'impératif catégorique de Kant : « Agis comme tu voudrais voir agir tous les hommes dans les mêmes circonstances [70]. » Il est évident que chacun peut penser, bona fide [71], que tous devraient agir comme lui-même quand il commet des actes qui répugnent, au contraire, à des consciences plus évoluées ou de civilisation différente. Un mari jaloux qui tue sa femme infidèle pense que tous les maris devraient tuer les femmes infidèles, etc. On peut observer qu'il n'y a pas de délinquant qui ne justifie, en son for intérieur, le délit qu'il a commis pour scélérat qu'il puisse être; de ce point de vue, les protestations d'innocence de tant de condamnés ne vont pas sans une certaine conviction de bonne foi; en réalité, chacun de ces condamnés connaît exactement les circonstances objectives et subjectives dans lesquelles il a commis le délit et tire de cette connaissance, que souvent il ne peut transmettre rationnellement aux autres, la conviction d'être « justifié » ; c'est seulement un changement dans sa conception de la vie qui peut le conduire à un jugement différent : chose qui arrive souvent et explique nombre de suicides. La formule kantienne, analysée avec réalisme, ne dépasse pas les limites d'un milieu donné, quel qu'il soit, avec toutes ses superstitions morales et ses mœurs barbares; elle est statique, c'est une forme vide qui peut être remplie par n'importe quel contenu historique, actuel ou anachronique (avec ses contradictions naturellement, qui font que ce qui est vérité au-delà des Pyrénées est mensonge en deçà). La formule kantienne paraît supérieure parce que les intellectuels la remplissent de leur façon particulière de vivre et d'agir et que parfois, on peut l'admettre, certains groupes d'intellectuels sont plus avancés et civilisés que leur entourage.
L'argument du danger de relativisme et de scepticisme n'est donc pas valable. Le problème à poser est autre : la conception morale envisagée comporte-t-elle des caractères qui lui promettent une certaine durée ? Ou bien est-elle variable d'un jour à l'autre ? Ou donne-t-elle, à l'intérieur d'un même groupe, matière à formuler la théorie de la double volonté ? De plus : peut-on se fonder sur elle pour constituer une élite qui guide les multitudes, les éduque, ait la capacité d'être « exemplaire » ? Si les réponses à ces questions sont affirmatives, la conception est justifiée, valable. Mais il y aura une période de relâchement, de libertinage même et de dissolution morale. Ce n'est pas exclu, loin de là, mais ce n'est pas non plus un argument valable. Des périodes de dissolution morale, il y en a eu souvent dans l'histoire, même lorsqu'une conception morale inchangée maintenait sa prédominance : elles ont eu pour origine des causes réelles, concrètes, non des conceptions morales : très souvent elles sont l'indice qu'une conception a vieilli, s'est désagrégée, est devenue pure hypocrisie formaliste, mais tente de garder le haut du pavé par la coercition, en contraignant la société à une double vie : contre l'hypocrisie et la duplicité réagissent précisément, dans des formes excessives, les périodes de libertinage et de dissolution qui annoncent presque toujours qu'une nouvelle conception est en train de se former.
Le danger d'un manque de vitalité morale est représenté, au contraire, par le fatalisme de ces groupes qui partagent la conception de la « naturalité » selon la « nature » des brutes, et pour lesquels tout est justifié par le milieu social. Tout sens de la responsabilité individuelle finit ainsi par s'émousser et toute responsabilité particulière est noyée dans une abstraite et introuvable responsabilité sociale.
Si cette conception était vraie, le monde et l'histoire seraient toujours immobiles. En effet, si l'individu a besoin pour changer que toute la société ait changé avant lui, mécaniquement, par on ne sait quelle force extra-humaine, aucun changement n'aura jamais lieu. L'histoire est au contraire une lutte continuelle des individus et des groupes pour changer ce qui existe à un instant donné, mais pour que la lutte soit efficace, ces individus et ces groupes doivent se sentir supérieurs à l'existant, éducateurs de la société, etc. Donc le milieu ne justifie pas, il « explique » seulement le comportement des individus, surtout des plus passifs historiquement. « Explication » qui servira quelquefois à rendre indulgent envers les particuliers et fournira du matériel pour l'éducation, mais ne doit jamais devenir « justification » , sous peine de conduire nécessairement à l'une des formes les plus hypocrites et les plus révoltantes de conservatisme et de « réaction » .
Au concept de « naturel » s'oppose celui d' « artificiel » , de « conventionnel » . Mais qui signifient « artificiel » et « conventionnel » quand on fait référence aux phénomènes de masse? Cela signifie simplement « historique » , acquis à travers le développement historique, et c'est en vain qu'on cherche à donner un sens péjoratif à la chose puisqu'elle a pénétré même dans la conscience commune avec l'expression « seconde nature » . On pourra donc parler d'artifice! et de conventionnel par référence à des idiosyncrasies personnelles, non par référence à des phénomènes de masse déjà en acte. Voyager par chemin de fer est « artificiel » , mais sûrement pas de la même façon que se farder le visage.
D'après les indications du paragraphe précédent se pose le problème : qui devra décider qu'une conduite morale déterminée est la plus conforme au développement des forces productives ? Assurément, il ne peut être question de créer un « pape » spécial ou un office compétent. Les forces dirigeantes naîtront du fait même que la façon de penser sera orientée dans ce sens réaliste et naîtront du choc même des opinions contraires, sans « conventionnel » , sans « artifice » , mais « naturellement » . (P.P., pp.200-204.)
[1933-1934]
Notes
[1] Le mouvement des Conseils d'usine, lancé par le groupe L'Ordine nuovo.
[2] Critique del'économie politiq! ue est le sous-titre du Capital de Karl Marx.
[3] (Pas de grand homme pour son valet de chambre.) Hegel est revenu plusieurs fois sur cette locution proverbiale, dont il conteste la portée : le point de vue du valet de chambre ne prouve pas la petitesse du héros, mais seulement celle du valet. Plus généralement l'historien empirique, anecdotique, déforme l'histoire en n'en retenant que les petits côtés.
[4] Le Manifeste du Parti communiste, de Marx et Engels.
[5] Extrait du fascicule 28 du « Saggiatore » , Rome 1933, in 8°, p. 32 (Note de Gramsci).
[6] Strapaese (super-pays ou super-village) : était un mouvement littéraire de tendance traditionaliste s'opposant au mouvement Stracittà (super-ville) qui se voulait plus moderne.
[7] L'Unita de Salvemini.
[8] Kant écrit exactement : « Agis comme si la maxime de ton action devait être érigée par ta volonté en loi universelle de la nature. » Gramsci cite de mémoire.
[9] De bonne foi.