1931-1933 |
"L'élément décisif de toute situation est la force organisée en permanence et préparée depuis longtemps, et qu'on peut faire avancer quand on juge qu'une situation est favorable (et elle est favorable dans la seule mesure où une telle force existe et où elle est pleine d'une ardeur combative) ; aussi la tâche essentielle est-elle de veiller systématiquement et patiemment à former, à développer, à rendre toujours plus homogène, compacte, consciente d'elle-même cette force." Une édition électronique réalisée à partir du livre d'Antonio Gramsci, Textes. Édition réalisée par André Tosel. Une traduction de Jean Bramon, Gilbert Moget, Armand Monjo, François Ricci et André Tosel. Paris : Éditions sociales, 1983, 388 pages. Introduction et choix des textes par André Tosel. Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec. |
Notes sur Machiavel, sur la politique et sur le Prince moderne
5. Internationalisme et politique nationale
Ce qu'a écrit Giuseppe Bessarione1 (sous forme de questions et réponses) en septembre 1927 sur quelques points essentiels de science et d'art politiques. Le point qui me semble devoir être développé est le suivant : comment, d'après la philosophie de la praxis (dans sa manifestation politique), soit dans la formulation de son fondateur, soit et surtout en tenant compte des précisions apportées par son plus récent grand théoricien, la situation internationale doit-elle être considérée dans son aspect national ? En réalité, le rapport « national » est le résultat d'une combinaison « originale » unique (en un certain sens) et c'est dans le contexte de cette originalité et de cette unicité que la combinaison doit être comprise et conçue, si on veut la dominer et la diriger. Il est certain que le développement se fait en direction de l'internationalisme, mais le point de départ est « national », et c'est de là qu'il faut partir. Mais la perspective est internationale et ne peut être qu'internationale. Aussi faut-il étudier de très près la combinaison de forces nationales que la classe internationale devra diriger et développer en fonction de la perspective et des directives internationales. La classe dirigeante mérite ce nom à la seule condition qu'elle interprète exactement cette combinaison, dont elle est elle-même composante, ce qui lui permet, en tant que telle, de donner au mouvement une certaine orientation, dans certaines perspectives. C'est sur ce point que me parait s'établir la divergence fondamentale de Léon Davidovitch2 et de Bessarione, pour l'interprétation du mouvement majoritaire.3 Les accusations de nationalisme sont ineptes, si elles se réfèrent au fond du problème. Quand on étudie l'effort accompli de 1902 à 1917 par les majoritaires, on voit que son originalité consiste à épurer l'internationalisme de tout élément vague et purement idéologique (au sens défavorable du terme) pour lui donner un contenu de politique réaliste. Le concept d'hégémonie est celui où se nouent les exigences de caractère national, et on comprend pourquoi certaines tendances ne partent pas de ce concept, ou se contentent de l'effleurer. Une classe de caractère international, dans la mesure où elle guide des couches sociales étroitement nationales (intellectuels), et même souvent moins encore que nationales, particularistes et municipalistes (les paysans), doit se « nationaliser », en un certain sens, et ce sens n'est d'ailleurs pas très étroit, car, avant que se forment les conditions d'une économie planifiée à l'échelle mondiale, il est nécessaire de traverser des phases multiples où les combinaisons régionales (de groupes de nations) peuvent être variées. D'autre part, il ne faut jamais oublier que le développement historique suit les lois de la nécessité tant que l'initiative n'est pas nettement passée du côté des forces qui tendent à construire suivant un plan de division du travail fondé sur la paix et la solidarité. Que les concepts non nationaux (c'est-à-dire qui ne se réfèrent pas à chaque pays particulier) soient erronés, on le voit clairement par l'absurde : ils ont conduit à la passivité et à l'inertie dans deux phases bien distinctes : 1. dans la première phase, personne ne croyait devoir commencer, autrement dit chacun pensait qu'en prenant l'initiative, il allait se trouver isolé; dans l'attente d'un mouvement d'ensemble, personne ne bougeait, personne n'organisait le mouvement ; 2. la seconde phase est peut-être pire, car on attend une forme de « napoléonisme » anachronique et antinaturel (en effet, toutes les phases historiques ne se répètent pas dans la même forme). Les faiblesses théoriques de cette forme moderne de l'ancien mécanisme sont masquées par la théorie générale de la révolution permanente qui n'est rien d'autre qu'une prévision générique qu'on présente comme un dogme et qui se détruit d'elle-même, par le fait qu'elle ne se manifeste pas dans les faits.
(Mach., pp. 114-115 et G.q. 14, § 68, pp. 1728-1730.)
[1932-1933]
Notes
1 Staline.
2 Trotski.
3 Le bolchevisme