1931-1933 |
"L'élément décisif de toute situation est la force organisée en permanence et préparée depuis longtemps, et qu'on peut faire avancer quand on juge qu'une situation est favorable (et elle est favorable dans la seule mesure où une telle force existe et où elle est pleine d'une ardeur combative) ; aussi la tâche essentielle est-elle de veiller systématiquement et patiemment à former, à développer, à rendre toujours plus homogène, compacte, consciente d'elle-même cette force." Une édition électronique réalisée à partir du livre d'Antonio Gramsci, Textes. Édition réalisée par André Tosel. Une traduction de Jean Bramon, Gilbert Moget, Armand Monjo, François Ricci et André Tosel. Paris : Éditions sociales, 1983, 388 pages. Introduction et choix des textes par André Tosel. Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec. |
Notes sur Machiavel, sur la politique et sur le Prince moderne
9. Centralisme organique, centralisme démocratique, discipline
Comment doit-on comprendre la discipline, si l'on veut signifier par ce terme un rapport continuel et permanent entre gouvernés et gouvernants, réalisant une volonté collective ? Certainement pas comme une acceptation passive et paresseuse des ordres, comme l'exécution mécanique d'une consigne (ce qui sera pourtant nécessaire dans certaines occasions, au cours d'une action déjà décidée et commencée par exemple), mais comme une assimilation consciente et lucide de la directive à réaliser. La discipline n'annihile donc pas la personnalité au sens organique, elle limite seulement l'arbitraire et l'impulsivité irresponsables, pour ne pas parler de la vanité qui consiste à se mettre en avant. Il en va de même, si l'on y réfléchit, du concept de « prédestination » propre à quelques courants du christianisme qui n'annihile pas ce qu'on appelle « libre arbitre » dans la conception catholique, puisque l'individu accepte « volontairement » le vouloir divin (c'est ainsi que Manzoni pose le problème dans la Pentecôte1 auquel, il est vrai, il ne pourrait pas s'opposer, mais auquel il collabore ou non de toutes ses forces morales. La discipline n'annihilie donc ni la personnalité, ni la liberté : la question de « la personnalité et de la liberté » ne se pose pas pour le fait de la discipline; elle se pose au niveau de l' « origine du pouvoir qui commande la discipline ». Si cette origine est « démocratique », c'est-à-dire si l'autorité est une fonction technique spécialisée et non pas un « arbitraire » ou une obligation extrinsèque et extérieure, la discipline est un élément nécessaire de l'ordre démocratique, de la liberté. Il faut dire fonction technique spécialisée lorsque l'autorité est exercée dans un groupe socialement (ou nationalement) homogène ; quand elle est exercée par un groupe sur un autre groupe, la discipline sera autonomie et liberté pour le premier groupe, mais pas pour le second.
Dans le cas d'une action commencée ou même déjà décidée (sans qu'on ait le temps de remettre utilement en discussion la décision), la discipline peut aussi sembler extrinsèque et autoritaire. Mais elle est alors justifiée par d'autres éléments. Il s'agit d'une observation de sens commun : une décision (orientation) partiellement fausse peut faire moins de mal qu'une désobéissance même justifiée par des raisons générales, puisqu'aux dommages partiels de l'orientation partiellement fausse s'ajoutent d'autres dommages provoqués par la désobéissance et par la multiplication des orientations (cela s'est souvent vérifié dans les guerres, lorsque des généraux n'ont pas obéi à des ordres partiellement erronés ou dangereux, en provoquant des catastrophes pires et souvent irrémédiables).
(P.P., pp. 65-66, et G.q. 14, § 48, pp. 1706-1707.)
[1932-1933]
Note
1 La Pentecôte : œuvre de Manzoni en forme d'hymne écrite en 1821 ; Manzoni projeta de consacrer à des sujets religieux une série de douze hymnes sacrés qui devaient célébrer les grandes fêtes solennelles de l'Eglise. Cinq seulement virent le jour dont La Pentecôte est le plus important.