1935

Des extraits des cahiers de prison de l'un des principaux fondateurs du communisme italien...

Une édition électronique réalisée à partir du livre d’Antonio Gramsci, Textes. Édition réalisée par André Tosel. Une traduction de Jean Bramon, Gilbert Moget, Armand Monjo, François Ricci et André Tosel. Paris : Éditions sociales, 1983, 388 pages. Introduction et choix des textes par André Tosel. Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


La philosophie de la praxis contre l'historicisme idéaliste
L'anti-Croce (cahier 10)

Antonio Gramsci


3. Le philosophe

Une fois posé le principe que tous les hommes sont « philosophes », c'est-à-dire qu'entre les philosophes professionnels ou « techniciens » et les autres hommes, il n'existe pas une différence « qualitative » mais seulement « quantitative » (et dans ce cas, quantité a un sens particulier, qui ne peut être confondu avec celui d'une somme arithmétique, puisque ce mot indique plus ou moins d'« homogénéité », de « cohé­rence », de « possibilités logiques » [logicità], etc. (c'est-à-dire quantité d'éléments qualitatifs), il faut voir toutefois en quoi consiste la différence. Ainsi, il ne sera pas exact d'appeler « philosophie », toute tendance de pensée, toute orientation générale, etc. et même pas toute « conception du monde et de la vie ». On pourra appeler le philosophe « un ouvrier qualifié », par rapport aux ma­nœu­vres, mais cette expression non plus n'est pas exacte, car dans l'industrie, en plus du manœuvre et de l'ouvrier qualifié, il y a l'ingénieur, qui non seulement connaît le métier pratiquement, mais le connaît théoriquement et historiquement. Le philoso­phe professionnel ou technicien, non seulement « pense » avec plus de rigueur logique, avec plus de cohérence, avec plus d'esprit de système que les autres hommes, mais il connaît toute l'histoire de la pensée, c'est-à-dire qu'il est capable de s'expliquer le développement que la pensée a eu jusqu'à lui, et qu'il est en mesure de reprendre les problèmes au point où ils se trouvent après avoir subi le maximum de tentatives de solutions, etc. Il a, dans le domaine de la pensée, la même fonction que celle assumée dans les divers domaines scientifiques, par les spécialistes.

Il y a toutefois une différence entre le philosophe spécialiste et les autres spécia­listes : le philosophe spécialiste s'approche davantage des autres hommes que ne le font les autres spécialistes. L'analogie qu'on a établie entre le philosophe spécialiste et les autres spécialistes de la science, est précisément à l'origine de la caricature du philosophe. En effet, on peut imaginer un entomologiste spécialiste, sans que tous les autres hommes soient des entomologistes « empiriques », un spécialiste de trigono­métrie, sans que la majeure partie des autres hommes s'occupent de trigonométrie, etc. (on peut trouver des sciences très raffinées, très spécialisées, nécessaires, mais pas pour autant « communes »), mais on ne peut penser aucun homme qui ne soit pas en même temps philosophe, qui ne pense pas, précisément parce que le fait de penser est le propre de l'homme en tant que tel (à moins qu'il ne soit pathologiquement idiot).


(M.S., p. 24 et G.q. 10 (II), § 52, pp. 1342-1343.)

[1935]



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