1878 |
"A-t-on jamais vu donner
à un cheval de labour et de trait plus de foin ou d'avoine que n'en exige le
genre de travail que l'on en tire ?"
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10 septembre 1878
Mirabeau « ne connaissait – disait-il en pleine Constituante – que trois moyens de vivre dans la société: être ou voleur, ou mendiant, ou salarié ».
Nous en connaissons, pour notre part, un quatrième qui, pour ne pas plus exister en 1878 qu’en 1789, n’en est pas moins appelé à supprimer ou à absorber les trois autres – dès que le peuple saura et voudra .
Mais, étant donné qu’actuellement – comme le voulait Mirabeau – tout ce qui ne vit pas de salaire vit nécessairement d’aumône ou de vol, c’est à ceux qui, dans la France d’aujourd’hui, ne sont ni voleurs, ni mendiants, et dont le chiffre, d’après la statistique de 1851, serait de 1.331.260 pour la grande industrie, de 4.713.020 pour la petite industrie, et de 4.099.421 pour l’agriculture ; c’est à ces 10.143.701 salariés que s’adresse le présent opuscule destiné à leur fournir, en même temps que la clé de leur misère, un criterium infaillible pour discerner le vrai du faux dans la masse des panacées dont on allèche leur ignorance.
« A quiconque viendra vous parler de l’amélioration du sort de la classe ouvrière – écrivait Ferdinand Lassalle aux travailleurs de Leipzig – demandez avant tout s’il reconnaît ou non la loi des salaires. Si non, vous pouvez être sûr que cet homme vous trompe, ou qu’il est de la plus lamentable ignorance.
Si oui, demandez-lui comment il entend écarter cette loi ; et s’il ne sait que répondre, tournez-lui le dos sans remords, c’est un blagueur, etc., etc., . . . ».
Impossible de mieux dire. Et c’est pourquoi, en présentant aux travailleurs de France cet exposé – quelque peu aride – de la loi des salaires et de ses conséquences, nous leur dirons à notre tour.
Prenez et lisez ; et si, après avoir lu, vous n’en finissez pas pour toujours avec vos blagueurs d’où qu’ils viennent, qu’ils portent blouse ou paletot, ne vous en prenez qu’à vous-mêmes de l’avortement qui vous attend et dont vous ne serez pas seulement les dupes, mais aussi les complices.
10 septembre 1878
La loi des salaires – autrement dit la loi qui régit et qui régira la rétribution du travail aussi longtemps que les travailleurs ne posséderont pas le capital qu’ils mettent en valeur – n’est pas de découverte récente ou révolutionnaire. Elle a été reconnue et proclamée plus ou moins explicitement par tous les économistes depuis et avant Adam Smith.
C’est ainsi que Turgot a pu écrire : « en tout genre de travail, il doit arriver et il arrive que le salaire de l’ouvrier se borne à ce qui lui est nécessaire pour se procurer sa subsistance . »
Ecoutez maintenant Ricardo : « le travail, ainsi que toute chose que l’on peut acheter ou vendre et dont la quantité peut augmenter ou diminuer, a son prix naturel et son prix courant. Le prix naturel du travail est celui qui fournit aux ouvriers en général les moyens de subsister et de perpétuer leur espèce sans accroissement ni diminution . . . Le prix courant du travail est le prix que reçoit réellement l’ouvrier d’après les rapports de l’offre et de la demande, le travail étant cher quand les bras sont rares et à bon marché lorsqu’ils abondent. Quelque grande que puisse être la déviation du prix courant relativement au prix naturel du travail, il tend, ainsi que pour toutes les denrées, à s’en rapprocher. Quand le nombre des ouvriers s’accroît par le haut prix du travail, les salaires descendent de nouveau à leur taux naturel, et quelquefois l’effet de la réaction est tel qu’ils tombent encore plus bas ! »
J.-B Say, l’adversaire de Ricardo, ne tient pas un autre langage : « Il est difficile que le salaire du manœuvrier s’élève au-dessus ou s’abaisse au-dessous de ce qui est nécessaire pour maintenir la classe au nombre dont on a besoin. »
Mais lorsqu’ils confessaient ainsi à l’envi que dans le présent ordre économique il n’existe non seulement aucun moyen mais aucune espérance de mieux-être pour la grande majorité prolétarienne, condamnée – quelle que puisse être la richesse générale – à ne jouir de cette richesse sortie de ses mains que dans la limite de la satisfaction minimum de ses besoins les plus primordiaux, les théoriciens du statu quo social n’avaient pas à craindre de fournir une arme – et quelle arme ! – au socialisme encore à naître ou perdu dans ses conceptions à priori. Et préoccupés avant tout de prendre rang dans la science, ils pouvaient rester scientifiques impunément.
Toute autre est la situation aujourd’hui, depuis que devenu aussi critique, aussi positif qu’il s’était montré utopiste au début, le socialisme s’est mis pour ainsi dire à l’école de l’économie politique et a compris tout le parti qu’il pouvait tirer des conclusions de cette dernière en les retournant, comme la plus formelle des condamnations, contre le milieu dont elles sont à la fois le fruit et l’expression.
Aussi, assistons-nous au spectacle non moins réjouissant qu’instructif des disciples de Say, de Ricardo et de Smith, essayant de jeter par-dessus bord – dans cette question capitale de la rémunération des travailleurs – Smith, Ricardo et Say et entassant objection sur objection contre une loi dont la portée absolument subversive épouvante à bon droit le conservatisme.
Ces objections, nous aurons à les examiner à leur lieu et place et à en déterminer la valeur, c’est-à-dire le néant. Ce qu’il nous faut tout d’abord, c’est formuler cette loi que Lassalle a pu qualifier d’airain , tellement elle est inflexible et inéluctable et qui peut se résumer ainsi :
Le salaire moyen ne saurait normalement dépasser le tantum de subsistance nécessaire – dans un temps et dans un milieu donnés – pour que l’ouvrier puisse vivre et se reproduire.
Quant à ses preuves, elles sont au nombre de trois ; toutes les trois – qui plus est – fournies par l’économie politique bourgeoise elle-même.
S’il est un fait qu’aucun économiste n’a jamais contesté, qu’ils ont tous, au contraire, crié par-dessus les toits en suite de ses apparences conservatrices, c’est que le salaire ne saurait être inférieur au minimum de subsistance indispensable à l’entretien et à la reproduction de l’ouvrier.
Rien de plus exact, d’ailleurs – sous la double réserve que le nombre des ouvriers n’excède pas les besoins de la production capitaliste et que ces ouvriers ne puissent trouver des ressources en dehors de leur salaire .
Mais pourquoi en est-il et doit-il en être ainsi ?
Uniquement parce qu’on ne peut produire qu’avec des ouvriers vivants ; parce que sans travailleurs ou, ce qui revient au même, sans un salaire qui permette au travailleur de vivre et de faire vivre l’enfant destiné à prendre sa succession de travailleur, MM. les capitalistes ne retireraient aucun profit de leurs capitaux laissés à leur stérilité organique. Il est si vrai que telle est la seule raison du salaire maintenu au minimum de subsistance nécessaire, que le salaire peut descendre et descend effectivement au-dessous de ce minimum dès que les travailleurs plus nombreux qu’il n’est utile à la mise en valeur des capitaux des MM. les capitalistes, peuvent être décimés par la faim sans inconvénient pour ces derniers, ou dès qu’il leur est possible de vivre d’autre chose que de leur travail – comme c’est le cas de l’ouvrière à qui son sexe, la prostitution de son corps, le trottoir peut fournir des moyens complémentaires d’existence.
C’est l’intérêt, et l’intérêt seul de MM. les capitalistes, qui – dans les conditions que je viens d’indiquer – assure aux travailleurs le strict nécessaire pour subsister individuellement et perpétuer leur classe.
Or cet intérêt, qui agit sur le salaire pour l’empêcher de descendre au-dessous des frais d’entretien et de reproduction de l’ouvrier, agit avec non moins de force pour empêcher le salaire de s’élever au-dessus de ces frais.
Ce qu’il faut à MM. les capitalistes, c’est une certaine force de travail qui fasse valoir leurs capitaux ; ce qui fait qu’ils ne rétribueront pas au-dessous de ce qui est absolument indispensable pour vivre et se reproduire les ouvriers qui représentent cette force de travail, c’est que cette force est inséparable de ces ouvriers et périrait avec eux.
Cette force, qui est leur unique objectif, avec un minimum de subsistance ou de salaire, ils l’ont, ils sont sûrs de l’avoir et de la conserver ;
Sûrs de l’avoir, parce que tant qu’elle constituera la seule ressource de l’homme qui l’incarne, ce dernier sera toujours amené à la céder, à la vendre contre les moyens – si élémentaires soient-ils – de ne pas mourir ;
Sûrs de la conserver, puisque ce minimum , qui n’a été établi qu’à cette seule fin, y suffit nécessairement.
Dès lors, comment et pourquoi, à quel titre et dans quel but voudrait-on que ce minimum de rétribution fût dépassé, c’est-à-dire que MM. les capitalistes payassent 10, 15 ou 20, par exemple, ce qu’ils peuvent obtenir pour 5 ?
A-t-on jamais vu donner à un cheval de labour et de trait plus de foin ou d’avoine que n’en exige le genre de travail que l’on en tire ?
A-t-on jamais vu fournir au foyer d’une locomotive plus de charbon qu’elle ne peut en consommer utilement ?
La limitation du salaire au minimum de subsistance nécessaire pour que l’ouvrier puisse vivre et se reproduire est le résultat naturel et fatal d’un ordre de choses dans lequel n’existant pas plus par lui-même et pour lui-même que la locomotive ou le cheval ci-dessus, l’ouvrier ne saurait vivre, être admis à vivre que dans la limite où il peut être utile au petit nombre de ceux qui ont monopolisé avec le capital les moyens de toute vie.
De quoi dépend le taux des salaires, de l’aveu unanime des économistes ?
Dur rapport de l’offre et de la demande.
Or, en matière de travail, l’offre , ce sont les bras disponibles, c’est la somme des travailleurs obligés, sous peine de mort, de se louer, de vendre leur force de travail.
La demande , ce n’est pas – comme quelques-uns le croiraient – la quantité des produits dont peut avoir besoin une population donnée ; ce n’est pas non plus la quantité des capitaux existants – que leurs possesseurs individuels peuvent convertir, dans la mesure qui leur plaît, en fonds de consommation ou de jouissance – mais la quantité de ces capitaux qu’il peut convenir aux capitalistes d’ériger en fonds de production, déduction faite de la partie exigée pour machines et matières premières.
Et entre cette offre et cette demande, il n’y a pas quatre rapports possibles :
Ou l’offre égale la demande, ou elle la dépasse, ou elle en est dépassée.
Si l’offre égale la demande, c’est-à-dire si les capitaux qui veulent être convertis en salaire, si les fonds de rétribution du travail ou le fonds des salaires (wages fund , comme disent les Anglais), est suffisant pour faire vivre la totalité de la population ouvrière – tous les individus qui, ne possédant que leur capacité de travail, ne sauraient vivre qu’en travaillant – il saute aux yeux que la rémunération ou le salaire de ces derniers se trouvera naturellement et nécessairement limité à ce qui leur est indispensable pour se conserver et se renouveler dans leurs enfants. Etant donné par exemple que pour l’entretien d’un ouvrier en activité et de l’enfant qui doit le remplacer, le continuer en tant qu’ouvrier, il faille une somme de subsistance représentée par X : si le fonds des salaires équivaut à 100 X et que la population ouvrière soit de 100 ouvriers, évidemment chacun de ces 100 ouvriers recevra et ne pourra recevoir que l’X de subsistance ou de salaire nécessaire.
Si l’offre dépasse la demande, c’est-à-dire s’il y a plus d’ouvriers en quête de travail que de capitaux aptes à les nourrir – mettons 100 ouvriers et un fonds de salaires de 80 X au lieu de 100 X reconnus indispensables – chacun des 100 ouvriers ne pourra plus recevoir que 4/5 d’X, soit un cinquième de moins de ce qu’il lui faut pour vivre. Mais, à ce régime, une partie d’entre eux, les 20 plus faibles, moins bien organisés pour résister aux privations, succomberont fatalement ; et leur disparition, en rétablissant la proportion entre le fonds des salaires et le nombre des salariables , ramènera le salaire des 80 survivants à l’X de rigueur.
Si c’est la demande qui dépasse l’offre, si le fonds des salaires est capable de nourrir 100 ouvriers alors qu’il ne s’en offre que 80, chacun de ces 80 ouvriers pourra, il est vrai, être rétribué à raison d’un X 1/5, soit un sixième de plus que ce dont il a besoin pour subsister. Mais, sans qu’il leur faille pour cela faire plus d’enfants , par cela seul que cet excédant de salaire ou de subsistance leur permettra d’arracher à la mort un plus grand nombre de leurs petits [1] , nos ouvriers ne tarderont pas à voir leur salaire réduit à l’X fatidique par l’apparition sur le marché de ces petits devenus hommes.
Dans les trois cas, on le voit (et il n’en existe pas un quatrième), le résultat est ou sera le même : soit immédiatement, en suite de l’équilibre existant d’ores et déjà entre l’offre et la demande ; soit avec le temps, par la diminution ou l’accroissement des salariés qui rétablira cet équilibre, le salaire sera restreint au minimum de subsistance, auquel est suspendue l’existence même du salarié.
Le travail, la force de travail de l’ouvrier n’est actuellement qu’une marchandise, et le prix de toute marchandise – à travers les oscillations de l’offre et de la demande – tend toujours à se rapprocher du coût de production ou des frais de revient, par la raison facile à comprendre que si le prix dépassait de beaucoup ces frais, la marchandise, d’un écoulement si avantageux, ne tarderait pas à être produite en quantité telle qu’une baisse proportionnelle s’ensuivrait, de même que, si ces frais n’étaient pas couverts par le prix, la marchandise insuffisamment rémunératrice cesserait bien vite d’être produite.
Il n’en est pas autrement de la marchandise-travail, dont les frais de production sont la nourriture et l’entretien du travailleur et dont le prix – qui est le salaire payé au travailleur – ne saurait s’élever au-dessus de ces frais sans que la multiplication des travailleurs que provoquerait cette hausse ne l’y ramène à bref délai.
La marchandise-travail – soit dit en passant – est même sous certains rapports dans des conditions plus mauvaises que nombre d’autres marchandises, telles que le fer, la soie, etc., ces dernières, même plus offertes que demandées, pouvant, dans une certaine mesure, tenir leur prix, c’est-à-dire ne pas se vendre au-dessous de ce qu’elles ont pu coûter, parce qu’elles peuvent attendre soit une augmentation de la demande, soit une diminution de l’offre, tandis que la marchandise-travail, comme la marchandise-fruit ou la marchandise-marée – quoique pour d’autres motifs – est condamnée à s’écouler à quelque prix que ce soit, parce que, incorporée dans un homme qui ne peut vivre que du produit de sa vente, elle ne saurait attendre sans périr avec lui.
D’autre part – et l’on ne saurait trop insister sur ce point – la marchandise-travail entre dans la production de toutes les autres marchandises à titre de frais comme les matières premières que ces marchandises comportent. Et les frais de production de toute marchandise – qui comprennent, je le répète, outre le prix des matières premières, le prix du travail ou le salaire des travailleurs – la concurrence que se font et que sont obligés de se faire entre eux les fabricants, tend à les réduire toujours davantage.
C’est le fabricant qui aura réussi à payer le moins cher, non seulement le bois, le fer, la houille ou tout autre élément non humain dont se composent ses produits, mais encore et surtout le travail de ses ouvriers, qui pourra livrer à meilleur marché et l’emporter sur ses concurrents ou les ruiner. Et, naturellement, chacun pour échapper à la ruine s’efforce d’être ce fabricant-là.
De telle sorte que non seulement le salaire est nécessairement borné au minimum de la nourriture et de l’entretien du salarié, mais qu’il y a entre les salariants ou les capitalistes, comme un concours forcé pour réduire encore ce minimum , lequel s’il ne baisse pas davantage, ne le doit qu’à l’impossibilité de faire vivre à moins les travailleurs.
« S’il était possible – c’est Necker qui est obligé de l’avouer – de découvrir une nourriture moins agréable que le pain mais qui puisse entretenir le corps de l’homme pendant quarante-huit heures, le peuple (des salariés) serait bientôt réduit à ne manger que deux jours l’un, lors même qu’il préférerait son ancienne habitude . »
Et c’est parce que cette nourriture « moins agréable » et plus substantielle que le pain n’a pu être encore découverte et qu’au lieu de cela, le pain a cessé d’être, dans les conditions de la production industrielle d’aujourd’hui, suffisant pour réparer les forces du travailleur-outil de la classe machine ; c’est parce qu’une certaine proportion d’aliments azotés (viande, œufs, etc.) est devenue indispensable à la conservation de l’ouvrier moderne et que le prix de ces aliments a toujours été croissant ; c’est pour cela, et pour cela seulement, que le taux des salaires s’est successivement accru.
Ceci soit dit pour les économistes qui se sont avisés d’invoquer contre la loi des salaires cette hausse constante du prix de la main-d’œuvre depuis deux siècles.
De 1700 à 1789, les salaires se sont, dites-vous, élevés de 20%. Soit, mais est-ce le blé qui avait valu en moyenne 18 sous le setier dans la première moitié du siècle n’en valait pas à peu près 24 depuis 1766 ? Augmentation : 33 %. C’est un contemporain, l’auteur du Tableau de la Province de Touraine , qui témoigne du fait en observant très justement que « si le prix des journées et de toutes les mains-d’œuvre s’est augmenté, c’est sans avantage pour les malheureux, parce que la plus-value des denrées a absorbé cette augmentation des prix ».
Les salaires ont encore augmenté de 17% de 1824 à 1855. Cela est vrai – au moins pour l’industrie du bâtiment. Mais la statistique du ministère de l’agriculture et du commerce, qui nous fournit ce chiffre, n’est-elle pas obligée de constater que, même « abstraction faite des pommes de terre et du poulet (dont le prix s’est extraordinairement accru), l’augmentation du prix des comestibles a été pendant ces trente et un ans, de 45% ».
Le pain de 2° qualité, qui avait valu 0,14 le ½ kilo en 1824, valait 0,19 en 1855 ; augmentation : 35%. Le bœuf, de 0,36 était monté à 0,52 ; augmentation 44% ; le mouton, de 0,38 à 0,56 : augmentation 67% ; le porc, de 0,43 à 0,66 : augmentation 53%, etc.
De 1853 à 1874, nouvelle augmentation de 30% dans les salaires de quarante-sept corps d’état parisiens (hommes). La moyenne de la journée s’est élevée de fr. 3,82 à 4,98. Mais pendant ces vingt et un ans – c’est M. Husson le plus conservateur des économistes qui en fait foi – le bœuf (fr. 1.02 le kil. en 1853, fr. 1,80 en 1874) a renchéri de 76%, le mouton de 56%, le porc de 47%, les œufs de 65%, le beurre de 44%, soit un renchérissement général de 59%.
C’est-à-dire que – provoquée par la hausse des denrées – la hausse des salaires ne l’a même suivie que d’assez loin, et que, par suite, au lieu d’être plus rémunéré qu’autrefois, le travailleur le serait en réalité moins, si l’abaissement du prix du vêtement n’était venu combler ce déficit.
Cette première objection – demandée à l’expérience – est donc dénuée de toute valeur. Et, sans plus insister, nous pouvons passer à la seconde qui, pour être plus spécieuse, n’est d’ailleurs pas plus fondée.
La preuve – nous disent les économistes – que le salaire n’est pas toujours forcément restreint au minimum de subsistance nécessaire à l’entretien et à la production de l’ouvrier, c’est que dans le même pays, dans la même ville, c’est dans les mêmes conditions non seulement climatériques mais fiscales, les salaires varient d’industrie à industrie, sinon d’ouvrier à ouvrier. A Paris, par exemple, les terrassiers étaient, en 1872, payés en moyenne 4 francs, alors que les forgerons gagnaient jusqu’à 7 francs et les bijoutiers-orfèvres, de 6,50 à 11 francs. Bijoutiers-orfèvres, forgerons et terrassiers sont cependant des hommes, c’est-à-dire des organismes semblables, soumis aux mêmes exigences, qu’il leur est loisible de satisfaire au même prix.
A quoi il est facile de répondre que ce n’est pas à ce qui leur est indispensable pour subsister et se reproduire en tant qu’hommes, mais en tant qu’ouvriers spéciaux, terrassiers, forgerons, bijoutiers-orfèvres, etc., qu’est limité le salaire des salariés.
Pour la production actuelle, l’homme disparaît, ou mieux, il n’a jamais existé. Il n’y a que des ouvriers des forces quantitatives ou qualitatives de travail. Et si l’homme que nous voyons, nous autres, dans le forgeron – et qui y est – pourrait subsister aux mêmes conditions que l’homme qui est dans le terrassier, il n’en est pas de même de la force de travail du forgeron, laquelle pour atteindre ou se maintenir au degré dont il est besoin exige plus de viande, plus de vin, etc., que la force de travail du terrassier. Pour s’en convaincre, il suffit de se rappeler ce qui est advenu pour le chemin de fer d’Orléans et pour les forges d’Ivry, lorsqu’il a fallu remplacer les forgerons français par des forgerons anglais qu’une plus grande consommation de viande rendait seuls aptes à certains travaux.
Si d’autre part un bijoutier-orfèvre ne coûte pas plus à entretenir qu’un terrassier, le terrassier coûte moins cher à produire que le bijoutier-orfèvre, astreint, pour donner la qualité de travail voulue, à un apprentissage beaucoup plus long. Il faut plus de temps, plus de frais, pour faire un bijoutier que pour faire un terrassier. Et si le bijoutier n’était pas plus rétribué que le terrassier, il n’y aurait plus de bijoutier ; n’étant plus couverte de ses frais de production, la marchandise-travail bijouterie cesserait de se reproduire.
Telles sont les raisons, absolument conformes à la loi des salaires – qui sont au fond de l’inégalité de rétribution des ouvriers des diverses industries ; mais que, par suite de l’application des machines à ces industries, les ouvriers, réduits au rôle de manœuvres, ne coûtent ni plus cher à produire ni plus cher à entretenir, et cette inégalité disparaîtra comme déjà elle a disparu pour les industries dont la machinisation n’est plus à accomplir.
La troisième et la dernière objection des économistes se fonde sur la loi de l’offre et de la demande qui – à les entendre – ne fonctionnerait pas de la même façon pour la marchandise-travail que pour les autres marchandises.
Ce qui fait que quand le prix des pommes, par exemple, s’élève en suite de leur rareté au-dessus des frais de revient, il ne tarde pas à y être ramené par la multiplication des pommes ; c’est que l’on peut produire des pommes à volonté ; c’est que pour avoir plus de pommes, il suffit de planter plus de pommiers. Tandis que s’il s’agit de travailleurs, de mécaniciens, par exemple, et que, par suite du manque de mécaniciens, le salaire des ouvriers de cette partie s’élève au-dessus du minimum d’entretien et de reproduction, il y aura sans doute tendance et efforts pour produire des mécaniciens en plus grande abondance ; mais tout ce que l’on pourra dans ce but, ce sera de faire des hommes. Or, ces hommes nouveaux, rien ne garantit qu’ils seront aptes à faire des mécaniciens, ou qu’ils s’adonneront à la mécanique. Au lieu de les pousser dans les rangs incomplets des mécaniciens, leurs goûts, leurs aptitudes, pourront les entraîner à grossir le nombre des maçons, des menuisiers, etc. ; et les mécaniciens, continuant de la sorte à être plus demandés qu’offerts, continueront, pourront continuer à être rétribués au delà de ce qui leur est indispensable pour vivre et se reproduire.
Telle est l’objection dans toute sa force – ou plutôt dans toute sa faiblesse. Car pour que l’élévation du salaire des mécaniciens au-dessus du prix nécessaire n’ait pas fatalement pour effet de tourner vers la mécanique la nouvelle génération ouvrière, il faudrait que cette dernière fût absolument inapte à ce genre de travail. Et si cette question d’aptitude ou d’inaptitude a pu se poser sérieusement il y a cent ans alors que, réduit à lui-même et mis en présence d’œuvres à exécuter de toutes pièces, l’ouvrier devait se doubler d’un artiste – d’où son nom d’artisan – il n’en est plus de même aujourd’hui, depuis que la division infinitésimale du travail et les progrès du machinisme n’ont plus laissé subsister dans l’artisan que l’ouvrier et le manouvrier. Plus le rôle des machines ira s’étendant et grandissant – ce qui est la loi à la fois du progrès scientifique et du progrès industriel – et plus les ouvriers rendus également propres à toute espèce de travail ou au même genre de travail, le seul qui subsistera, celui que permet la machine, pourront se porter et se porteront sur la branche de la production qui se trouvera, pour une raison ou pour une autre, extraordinairement rémunératrice.
Ce qui est vrai – et ce que nous avons eu soin de bien spécifier dans notre formule de la loi des salaires – c’est que le minimum de subsistance, qui est le taux normal du salaire peut varier avec les temps et lieux. Non seulement il peut, mais il doit varier, parce que les conditions d’existence et de reproduction de l’ouvrier sont elles-mêmes variables. C’est ainsi que le travailleur européen ne pouvant ni vivre ni se reproduire avec la poignée de riz qui suffit au travailleur chinois, le salaire minimum du premier est nécessairement plus élevé que celui du second ; de même que l’existence et la reproduction du travailleur industriel du XIX° siècle exigeant une alimentation plus animale que le pain du travailleur presque exclusivement agricole d’avant 89, le Salaire minimum de 1878 a pu et a dû dépasser le salaire minimum d’il y a un siècle. Mais ces variations en plus du minimum de subsistance auquel est borné le salaire de l’ouvrier, toujours déterminées par les nécessités momentanées et locales d’existence et de reproduction, loin d’infirmer en quoi que ce soit la loi d’airain des salaires , en sont au contraire, la plus éclatante confirmation. Et après avoir montré le salarié moderne réduit comme l’esclave antique à ne recevoir, en échange de la richesse qu’il crée toute et qu’il accroît démesurément et sans cesse, que ses frais de nourriture et d’entretien, nous avons le droit de nous adresser à ce salarié, à ces millions de salariés dont le chiffre, loin de diminuer, va en augmentant chaque jour, et de leur dire :
Telle est exactement, sans la moindre exagération dans la forme ou dans le fond, la condition qui vous est faite, condition de fer, sans issue, que rien, absolument rien, ne saurait modifier, parce qu’elle n’est pas faite de main d’hommes, mais imposée aux hommes, aux patrons et aux capitalistes eux-mêmes par la loi même de leur conservation.
Quelle que puisse être la productivité de votre travail, que cette productivité soit décuplée, centuplée par les découvertes et les applications de la science, tant que vous ne serez pas sortis du salariat, vous ne sauriez être admis à la jouissance de vos produits que dans la mesure qui vous est absolument indispensable pour ne pas mourir. Ce sont vos besoins organiques, c’est le minimum de satisfaction de ces besoins qui détermine et qui limite en même temps votre part dans les richesses auxquelles vous êtes seuls à donner naissance .
Voyez plutôt ce qui se passe depuis un siècle :
En 1812, par suite de l’invention de Jacquard, trois ouvriers et deux ouvrières se trouvent du même coup supprimés pour chaque métier, c’est-à-dire qu’un ou deux ouvriers arrivent à produire autant, plus et mieux que sept – soit une augmentation de productivité de 350%. Le salaire du canut, de ce « pauvre, pauvre canut » qui tirait des larmes à Jacquard tout le premier, en augmente-t-il, je ne dis pas proportionnellement de 350%, mais seulement de 20 ou de 10% ? L’insurrection de la faim de 1831 répond à cette question plus éloquemment que tous les chiffres. Dix-neuf ans après cette merveilleuse découverte, le tisseur lyonnais, qui ne peut plus vivre, même mal vivre en travaillant, est réduit à mourir en combattant.
« Pour la fabrication du fer on a calculé qu’avec le mode anciennement usité, et qui subsistait encore il y a quelques années dans les Pyrénées, un ouvrier produisait en moyenne 6 kilos par jour. Avec les hauts fourneaux modernes – nous ne faisons que citer les rapports officiels – on peut évaluer aujourd’hui la journée d’un ouvrier à 150 kilos. Le travail du forgeron est ainsi devenu vingt-cinq fois plus productif et le produit obtenu est supérieur . » Inutile, n’est-ce pas, de demander si le salaire du forgeron a augmenté dans la même proportion ? Ce serait prêter gratuitement à rire aux compagnies métallurgiques dont les actionnaires ont seuls bénéficié de cette productivité vingt-cinq fois plus grande.
Depuis que les fileuses mécaniques (Richard Arkwright et Watt) ont remplacé les ouvriers fileurs, cinq personnes suffisent pour surveiller deux métiers de 800 broches ; de sorte que depuis moins d’un siècle dans l’industrie cotonnière, la puissance productive de l’homme est devenue 320 fois plus considérable . Au profit de qui une pareille augmentation de productivité ? Au profit exclusif du capital.
Les machines à coudre, enfin, ont permis de faire en 12 heures 4 minutes ce qui exigeait autrefois 119 heures 55 minutes [2] . Quant au résultat, pour le producteur, de cette productivité décuplée, c’est un député de l’ancienne Assemblée de Versailles qui va nous le faire connaître : le salaire annuel de l’ouvrier tailleur, qui était en 1846 de 900 francs, n’était plus que de 743 fr. en 1866.
L’expérience, une expérience aussi continue que douloureuse de plus de cent ans, fait donc éclater la vérité de la loi dont il m’a fallu commencer par faire la démonstration théorique, mathématique.
Et lorsque, par l’organe de leur Gambetta, les bourgeois viendront vous parler de « prospérité publique » à accroître, et vous représenter – à vous travailleurs – cette prospérité comme le levier d’affranchissement matériel et moral de ces couches profondes qui les intéressent « au-dessus de tout » (en temps d’élections), vous pourrez leur répondre qu’ils en ont menti, que cette prospérité ne vous concerne en rien, n’a et ne saurait avoir aucune action sur votre misère éternellement semblable à elle-même, étant l’essence même du salariat.
Comme vous pouvez leur répondre qu’ils en ont menti encore lorsqu’enfourchant un autre dada , par l’organe du même Gambetta, ils vous diront que l’instruction – cette instruction qu’ils vous promettent beaucoup plus qu’ils ne la tiendront – en « doublant, en suscitant, en agrandissant votre capital manuel par votre capital intellectuel », « deviendra pour vous la source de l’aisance et de la richesse ». Pas plus que l’accroissement de votre production, l’augmentation de votre « capital manuel et intellectuel » ou de votre qualité productive ne fera hausser le prix de votre travail qui à offres et à demandes égales , sera toujours le même, enfermé qu’il est – vous le savez maintenant – dans la limite de ce qu’il vous faut pour conserver dans vos personnes leur outillage humain à vos employeurs.
Ce qui ne veut pas dire que l’instruction doive ou puisse être regardée par vous avec indifférence et repoussée. Loin de là ; mais ce n’est pas parce qu’elle fera de vous de meilleurs ouvriers, de meilleurs menuisiers, de meilleurs cordonniers, de meilleurs mécaniciens, etc., qu’elle améliorera votre sort – inamériorable , je le répète, sous l’empire du salariat. Non ; mais parce qu’en vous permettant de voir plus au fond de l’enfer qui vous étreint et qui, comme celui de Dante, porte écrit sur son fronton : lasciate ogni speranza o voi ch’entrate (renoncez à toute espérance, ô vous qui êtes une fois entré dans cet abîme), elle aiguisera vos courages et augmentera votre énergie et votre vertu révolutionnaires.
Ces conclusions – si importantes qu’elles soient pour la bonne direction du mouvement ouvrier – ne sont pas, du reste, les seules qui jaillissent de la fatale loi des salaires. Cette loi bien comprise entraîne des conséquences de divers ordres, plus capitales les unes que les autres, sur lesquelles on ne saurait trop attirer l’attention de tout ce qui vit de travail et de salaire, et que nous allons indiquer en courant.
Premier ordre de conséquences , que l’on peut appeler politique : stérilité, au point de vue ouvrier, de toutes les modifications apportées à l’organisme gouvernemental.
Qu’une dynastie succède à un autre dynastie – que les divers régimes monarchiques fassent place au régime républicain ; que cette République soit fondée sur une Chambre ou sur deux ; qu’elle soit embarrassée comme aujourd’hui d’un Sénat, d’une magistrature inamovible, d’une police centralisée, d’un clergé subventionné et d’une administration non élue, ou qu’elle entre, comme le voudrait le radicalisme bourgeois, dans la voie du suffrage universel direct, unique source de tous les pouvoirs : ministériel, parlementaire, administratif, judiciaire, etc., la situation des salariés, réduits à ne recevoir en échange de leur travail que ce qui leur est strictement nécessaire pour continuer à fournir au capital approprié l’outil dont il a besoin, ne sera pas modifiée d’un iota. Souverains, de plus en plus souverains politiquement, ils ne cesseront pas d’être économiquement aussi exploités qu’ils le sont actuellement. Ce qui peut paraître désespérant à la fraction du prolétariat qui cherche son affranchissement dans des refontes constitutionnelles, et surtout aux politiciens qui vivent de cette erreur soigneusement entretenue parmi les prolétaires ; mais ce qui n’en est pas moins la vérité vraie – et ce qui n’entraîne d’autre part à aucun titre l’indifférence ou l’abstention de la classe ouvrière en matière politique.
Comme j’ai déjà eu l’occasion de l’écrire ailleurs (voir la « République et les grèves »), autant les travailleurs ont tort d’espérer la moindre amélioration d’un changement du personnel ou du matériel gouvernemental, autant ils ont le droit de tout attendre de leur constitution en parti politique distinct, poursuivant à travers et contre tous les partis bourgeois, délogés du pouvoir, leur entrée en possession du sol et des autres capitaux monopolisé présentement par la Bourgeoisie comme ils l’ont été autrefois par la Noblesse et le Clergé.
Deuxième ordre de conséquences , qui peut être dit fiscal : vanité – toujours pour les salariés – des réformes budgétaires, de la réduction ou de la modification de l’assiette de l’impôt, de la suppression de la rente d’Etat, etc.
C’est bien sur le produit du travail qu’est prélevé l’impôt, tout l’impôt, mais ce n’est pas sur la partie de ce produit que constitue le salaire du travailleur. C’est sur la partie du produit annuel qui reviendrait au capitaliste si l’impôt n’existait pas, et que le capitaliste est obligé d’abandonner au travailleur, dans la mesure devenue nécessaire à la survivance de ce dernier.
Dans le salaire de 1878, par exemple, est comprise la quotité des taxes que le salarié doit acquitter directement ou indirectement comme contribuable. En d’autres termes, l’ouvrier reçoit et ne peut pas ne pas recevoir – parce qu’autrement son existence deviendrait impossible – à titre de salaire, outre les moyens de se procurer les subsistances indispensables à son entretien, les moyens de faire face au surcroît de dépenses qu’entraînent les exigences du fisc. Si le service de la rente et les impôts tant indirects que directs qui pourvoient aux autres services dits publics représentent annuellement 90 ou 100 francs par ouvrier, le salaire de l’ouvrier est annuellement de 90 ou 100 francs plus élevé qu’il ne le serait si ces charges n’existaient pas ou venaient à être supprimées.
Le salaire – nous l’avons vu – strictement limité à ce qu’il faut au travailleur pour vivre et se reproduire ou, ce qui revient au même, pour rester en mesure de donner sa force de travail ne saurait descendre au-dessous. Lorsque par suite de lourds impôts, la vie devient plus chère, comme il faut que l’ouvrier vive pour continuer à faire produire les capitaux de MM. les capitalistes, le salaire hausse et hausse nécessairement dans la même mesure, comme il baisse ou baisserait nécessairement si la vie devenait à meilleur marché.
Les seuls, en conséquence, à retirer un bénéfice du dégrèvement fiscal qui figure en tête du programme radical bourgeois, seraient les capitalistes qui, mis dans la possibilité de payer moins « leurs » ouvriers dans la proportion de ce dégrèvement, empocheraient la différence entre les nouveaux salaires et les anciens. Quant à l’ouvrier, moins pressuré comme contribuable, mais réduit à toucher moins comme salarié, il ne serait pas moins misérable d’un centime que par le passé [3] .
Troisième ordre de conséquences , que je nommerai économique : impuissance de l’épargne ouvrière, qu’elle s’accomplisse directement et individuellement sur la consommation journalière, ou qu’elle s’opère – à consommation égale – au moyen de la réduction du prix des denrées demandées à des sociétés coopératives.
Si l’ouvrier arrivait à économiser sur sa nourriture en se privant et en habituant son organisme à ces privations, il pourrait sans doute mettre pendant quelque temps quelques sous de côté. Mais que cette économie s’étende de quelques individus à la classe entière, c’est-à-dire que la classe ouvrière établisse, au moyen de placements, par exemple, à la caisse d’épargne, qu’il lui est possible de vivre à moins de son salaire actuel, et immédiatement ce salaire baissera d’autant. Assurés par l’expérience que cette réduction ne les privera pas de « leurs » ouvriers, qui auront eux-mêmes démontré qu’une moindre satisfaction de leurs besoins suffit à leur existence, les fabricants à la poursuite du meilleur marché de leurs produits seraient invinciblement amenés à réduire le prix du travail. La vertu de l’épargne tant prêchée aux travailleurs par l’économie politique, si les travailleurs pouvaient en masse la pratiquer, n’aurait d’autre effet que d’abaisser leur rémunération déjà insuffisante et d’augmenter les profits du capital.
Quant aux sociétés coopératives de consommation, dans lesquelles un grand nombre d’ouvriers trompés croient voir le moyen de se procurer à la longue le capital qui leur manque, leur résultat, si elles pouvaient se généraliser, ne serait pas d’un autre genre.
En permettant aux travailleurs de vivre aussi bien – ou aussi mal – et à meilleur compte qu’à présent, elles entraîneraient infailliblement une réduction du salaire, toujours limité – ne l’oublions pas – à la satisfaction des besoins essentiels des travailleurs ; et en jetant sur le marché du travail, à titre de concurrents, le demi-million au bas mot d’intermédiaires et de vendeurs au détail qui, privés de leur gagne-pain, seraient obligés de s’offrir comme travailleurs aux capitalistes, elles feraient baisser d’autant le prix du travail.
Aux coopérateurs maintenant à se rendre compte à quel point ils sont joués par ceux qui ne cessent de leur représenter comme l’instrument de l’émancipation ouvrière ce qui n’est et ne saurait être qu’une aggravation de la misère prolétarienne.
Quatrième ordre de conséquences, familial celui-là : duperie du travail de l’enfant et de la femme, qui réduit, loin d’augmenter, les ressources de la famille ouvrière.
Le salaire – nous devrons dorénavant considérer ce point comme acquis, ou il ne le sera jamais – doit suffire non seulement à l’existence personnelle, mais à la reproduction de l’ouvrier. Ainsi le veut l’intérêt, l’avidité même des capitalistes, condamnés à perdre leur outillage humain si cet outillage n’était pas mis en mesure de se reproduire. Or, pour se reproduire, l’ouvrier comme le bourgeois, a besoin d’une femme qui vive et qui fasse l’enfant, comme il faut que l’enfant lui-même vive et atteigne l’âge du travail. En cas du non-travail de l’enfant et de la femme, le salaire du mari et du père devrait donc – et c’est une nécessité capitaliste – atteindre le taux au-dessous duquel l’enfant et la femme disparaîtraient. Il faudrait qu’il fût, en d’autres termes – et il le serait inévitablement – équivalent aux besoins de la famille ouvrière tout entière. Tandis que si la femme va à l’atelier, si l’enfant est converti dès 10 ans en ouvrier, ne gagnassent-ils à eux deux que 1 fr. 50 ou 2 francs, cet 1 fr. 50 ou ces deux francs seront portés en déduction du salaire du chef de famille mis par l’apport conjugal et filial en mesure de se reproduire à un prix de travail inférieur à 1 fr. 50 ou 2 francs. C’est-à-dire que l’épuisement prématuré du « petit » de l’ouvrier et l’exploitation comme ouvrière et comme femme – on peut le dire – de la « femelle » de l’ouvrier, sont sans effet, absolument sans effet sur le budget familial.
C’est ce que du reste a compris d’instinct notre classe ouvrière lorsque sous des formes plus ou moins brutales que les théoriciens du droit bourgeois n’ont pas manqué de lui jeter à la face – elle a essayé – sans succès, hélas ! – d’expulser la femme de l’atelier. Elle était dans le vrai, elle agissait dans le sens de l’intérêt de l’ouvrier et de l’intérêt de l’ouvrière elle-même [4] lorsqu’elle voulait garder la femme au foyer domestique – inutilement vide. Mais les patrons ne l’entendaient pas, ne pouvaient pas l’entendre ainsi, eux qui – pour ne pas parler du « droit du seigneur » que la femme transformée en ouvrière allait ressusciter à leur profit – devaient pour le prix dont il leur aurait fallu payer la seule force de travail de l’homme, obtenir la triple force de travail de l’homme, de la femme et de l’enfant . Et, étant donné que l’Etat c’est eux , ils devaient finir par l’emporter au nom de la liberté individuelle telle qu’elle est entendue et pratiquée aujourd’hui et dont ils sont les premiers à rire sous cape.
La cinquième et dernière conséquence, que je puisse énumérer ici, est d’ordre conclusif , si je peux m’exprimer ainsi. C’est la nécessité, l’absolue nécessité pour les prolétaires actuels – si la servitude, suivant l’expression de La Rochefoucauld ne les a pas encore abaissés jusqu’à s’en faire aimer – de sortir du salariat comme ils sont sortis de l’esclavage et du servage. En dehors de l’abolition du salariat, dont ils connaissent désormais la loi et qui n’est susceptible d’aucune amélioration, ils n’ont devant eux que la perspective d’une misère éternelle et toujours égale à elle-même.
A eux à voir si cet avenir – qui ne sera et ne peut être que la reproduction de la copie de leur présent – est de leur goût et ne dépasse pas leur patience.
Quant aux conditions dans lesquelles pourra être aboli le salariat, elles feront l’objet d’une prochaine étude.
Notes
[1]
Le Journal des Economistes
dans son numéro d’octobre dernier, évaluait à plusieurs centaines de mille les enfants qui meurent annuellement de misère
ou de manque de soins.
[2]
Chemise d’homme | 1h. 16 m | 14h. 26m |
Habit | 2h. 38m. | 16h. 35m |
Gilet de satin | 1h. 14m. | 7h 19m |
Gilet de soie | 0h. 48m | 5h. 14m |
Pantalon drap | 0h. 51m. | 5h. 10m |
Pantalon été | 0h. 38m. | 2h. 50m |
Robe soie | 1h. 13m. | 8h. 27m |
Robe mérinos | 1h. 4m | 8h. 27m |
Robe calicot | 0h. 57m | 6h. 37m |
Chemise de femme | 1h. 1m | 10h.31m |
Chemise laine | 0h. 35m | 7h. 28m |
Chemise mousseline | 0h. 10m | 7h. 1m |
Caleçon | 0h 20m | 4h. 6m |
Robe de chambre | 1h. 7m | 10h. 2m |
Tablier de soie | 0h. 15m | 4h. 16m |
Tablier uni | 0h. 9m | 1h. 26m |
12h. 4m | 119h. 55m |
[3]
Du dernier rapport de M. Germer-Ballière sur la dette municipale de Paris, il résulte que l’impôt annuel acquitté tant à l’Etat
qu’à la Ville s’élève, par habitant, à 178 fr. 66. En Belgique il n’est que de 33 fr. 80 et, en Suisse, de 14fr. 28. La situation
de l’ouvrier belge ou de l’ouvrier suisse en est-elle pour cela meilleure que celle de l’ouvrier parisien ?
[4]
Il ne s’agit ici, bien entendu, que du côté économique du travail des femmes, le côté moral de la question, à savoir si la
dignité et la liberté de la femme n’exigent pas qu’elle vive de son travail, étant hors de mon sujet. Comme il est d’ailleurs
hors de toute discussion pratique aujourd’hui, puisqu’au taux où est actuellement son salaire, la femme ne saurait vivre de
son travail et que – qu’elle travaille ou non – elle devra continuer à être l’ « entretenue » de l’homme.
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