1922 |
Source : Bulletin communiste n° 9 (troisième
année), 2 mars 1922. |
L'échelle mobile des salaires
Le système capitaliste se trouve en ce moment dans une crise, qui révèle aux yeux de tous combien il est absurde. Ce système était fondé sur la conception d'une stabilité relative du pouvoir d'achat de l'argent. Quand vous receviez cent francs, cette somme représentait pour vous une certaine quantité de marchandises que vous pouviez acquérir. Il n'était pas même nécessaire que vous eussiez une idée concrète de ce que vous vouliez faire de la somme que vous aviez reçue. Il vous suffisait de savoir en général que vous aviez telle possibilité d'achat. Or, la guerre a détruit toute stabilité financière, de sorte que les cent francs que vous avez reçus aujourd'hui, ne sont plus cent francs demain, mais tantôt cinquante francs, tantôt deux cents francs, autrement dit l'équivalent en marchandises que vous pouvez obtenir pour cette somme a doublé ou diminué de moitié.
Ces changements se font sentir aujourd'hui, surtout dans les pays où le change varie perpétuellement, tels que l'Allemagne, l'Autriche, la Pologne, la Hongrie, etc. Parmi les nombreux inconvénients qu'entraîne cet état de choses, il faut compter l'impossibilité absolue dans laquelle on se trouve de fixer les salaires fût-ce même par des contrats conclus pour une très courte durée. En effet, si à une date déterminée, un salaire de x francs paraît suffisant à un ouvrier pour le nourrir lui et sa famille, quelques jours plus tard, l'augmentation du coût de la vie vient détruire tout son calcul. Et le voilà forcé d'entrer en pourparlers avec son patron qui, la plupart du temps, ne se montrera guère accommodant. De là naîtront des conflits perpétuels.
Ces confits entre patrons et ouvriers ont un caractère tout particulier. Si l'ouvrier demande une augmentation de salaires, parce que le prix des vivres a augmenté, il ne demande pas plus de bien-être, mais seulement le maintien du niveau de vie qu'il a atteint. Au fond, dans l'état d'aujourd'hui, la somme qui lui a été accordée comme salaire, représente une valeur tout à fait fictive. Ce qui lui importe, ce n'est pas d'avoir un certain nombre de billets de banque, sur lesquels est inscrit tel chiffre, mais un ensemble de marchandises dont il a besoin. Il est donc en droit d'arguer du renchérissement de la vie à une augmentation équivalente de son salaire. Puisque le salaire que vous m'avez accordé n'est en ce moment en réalité que la moitié de ce qui a été convenu entre nous, dira-t-il au patron, peu m'importe que le montant de la somme inscrite sur le billet de banque soit resté le même, vous devez me donner l'équivalent de ce que j'étais ; et si le prix des vivres a doublé, vous devez, sans plus, doubler mon salaire.
De là est née l'idée de ce qu'on appelle en Allemagne la « gleitende Lohnskala », c'est-à-dire d'une échelle mobile des salaires d'après laquelle les salaires augmenteront ou diminueront automatiquement selon le prix des vivres. On dresserait donc périodiquement des tableaux du prix des vivres d'après lesquels on établirait le taux des salaires.
Cette idée paraît d'abord tout à fait logique. Il est vrai qu'on pourrait se demander d'après quel principe évaluer le coût de la vie. En effet, il n'est pas aussi facile que cela pourrait paraître d'abord, de trouver des méthodes pour fixer exactement ce que coûte la vie. Il arrivera souvent que le prix de certaines marchandises augmente, tandis que cela n'est pas le cas pour d'autres, ou bien les marchandises auront augmenté dans des proportions différentes. Peut-être direz-vous que dans ce cas il n'y a qu'à tirer la moyenne. Mais cela serait tout à fait erroné, car, il peut très bien arriver que les marchandises dont le prix a augmenté, soient précisément celles dont on peut se passer. Ainsi il est beaucoup plus grave évidemment pour un ménage d'ouvrier que ce soit le prix du pain et des pommes de terre qui ait augmenté que celui des fruits ou des primeurs. Il faudrait donc trouver une méthode qui évaluât les marchandises selon leur importance. Nous ne pouvons pas entrer ici dans de plus amples détails pour montrer les procédés dont se sont servis les économistes allemands pour établir le coût réel de la vie.
Mais, même en admettant que cette question soit parfaitement résolue, il reste encore bien des difficultés à vaincre. Au fond, ce qui se passe en ce moment en Allemagne, rappelle beaucoup les mesures prises en France sous l'ancien régime pour remédier à la fluctuation du prix du blé et qui, d'ailleurs, furent reprises pendant la guerre. On sait que ces mesures pendant la révolution donnèrent lieu à d'âpres luttes et ne purent, sous l'ancien régime, remédier aux disettes périodiques. C'était en quelque sorte la méthode inverse de celle qu'on veut suivre aujourd'hui en Allemagne. On taxait alors le pain et les vivres. Aujourd'hui le prix des vivres est considéré comme l'élément variable, et on cherche à y adapter les salaires.
Une telle tentative d'adaptation aura cependant un double inconvénient. D'après l'échelle mobile des salaires, si le prix des vivres augmente, tous les salaires seront automatiquement augmentés à leur tour. Or, cette augmentation ne pourra se faire que par une émission accrue de billets de banque. Et cette émission aura aussitôt pour conséquence de rendre la situation financière de l'Allemagne plus défavorable, avant tout, dans ses rapports avec l'étranger. C'est donc un cercle vicieux. D'autre part, si le prix des vivres diminuait, une diminution de salaire équivalente n'était pas sans difficulté. Il est peu probable, en effet, que les ouvriers se laissent faire, car le taux de salaire qu'ils avaient accepté quand le prix des vivres était très élevé, constituait certainement de leur part un sacrifice, et si la situation s'est améliorée entre temps, ils se verraient privés de tous les avantages que comporte cette amélioration, étant donné que leur salaire serait resté proportionnellement toujours le même.
Au fond, si on analyse les choses ds plus près, ce qu'on appelle l'échelle mobile des salaires signifie précisément la stabilisation des salaires, ou plutôt du niveau de vie. Autrement dit, il sera admis une fois pour toutes que les ouvriers ont droit à telle quantité de vivres, de vêtements, etc. S'ils ont la garantie que cette quantité ne peut diminuer, ils ne l'auront acquise qu'en sacrifiant tout espoir que leur situation puisse jamais s'améliorer.
On objectera peut-être que rien n'empêchera les ouvriers de faire des grèves comme par le passé, en vue de revendiquer une amélioration de leur situation. Dans ce cas évidemment l'échelle mobile ne jouerait pas. Mais il est à craindre qu'une fois cette échelle établie, on ne s'habitue peu à peu à considérer toutes les revendications des ouvriers comme pouvant être décidées par l'autorité, en l'espèce le gouvernement, qui la prendra comme base pour décider si une grève est justifiée ou non. Ainsi ce projet d'adapter périodiquement le montant des salaires au prix des vivres, tout logique qu'il puisse paraître au premier abord, ne constituerait qu'une nouvelle tentative plus subtile et moins apparente que les autres, pour porter atteinte au droit de grève.