1979 |
LE MARXISME DE TROTSKY
Ce petit travail doit son existence aux encouragements, aux conseils et à l’aide pratique de Tony Cliff.
Si le traitement de la pensée de Trotsky y est à tous égards inhabituel, c'est qu'il dépend largement de l’analyse critique élaborée par Tony Cliff à partir de 1947. Bien sûr, Cliff n’est pas responsable de l’accent que j’ai pu mettre sur tel ou tel aspect.
Trois autres remerciements sont dus, à Nigel Harris, dont les écrits et la conversation ont considérablement modifié ma première approche de Trotsky ; à John Molyneux, dont le livre Marxism and the Party m’a influencé bien plus qu’il ne peut y paraître si l’on considère de façon superficielle nos travaux respectifs sur le sujet ; et à Chanie Rosenberg qui a converti mon écriture en caractères d’imprimerie dans les moments de liberté de sa vie politique très active et sans les efforts de laquelle il n’aurait jamais vu le jour.
Duncan Hallas
Juillet 1979
Léon Trotsky, né en 1879, est devenu un adulte conscient dans un monde qui a disparu, celui du marxisme social-démocrate de la Deuxième Internationale.
Dans toutes les générations il y a de nombreux univers mentaux possibles, inscrits dans les contextes historiques, les organisations sociales et idéologies très différents qui coexistent dans une même période. Celui de la social-démocratie était l’approximation la plus avancée, la plus proche d’une vision du monde scientifique et matérialiste, qui existât alors.
Pour Lev Davidovitch Bronstein (le nom Trotsky a été emprunté à un gardien de prison), né dans une famille de paysans juifs ukrainiens, parvenir à une telle vision était en soi assez remarquable. Le vieux Bronstein était un agriculteur aisé, un koulak – sinon Trotsky n’aurait reçu qu’une éducation formelle très limitée – et il était Juif dans un pays où l’antisémitisme était officiellement encouragé et les pogroms fréquents. En tout état de cause, le jeune Trotsky devint, après une période initiale de romantisme révolutionnaire, un marxiste. Et très vite, dans les conditions de l’autocratie tsariste, un révolutionnaire professionnel et un prisonnier politique. Arrêté à l’âge de 19 ans, il fut condamné, après avoir passé 18 mois en prison, à quatre ans de déportation en Sibérie. Il s’évada en 1902 et, de ce moment jusqu’à sa mort, la révolution fut sa profession.
Ce petit livre se préoccupe davantage des idées que des évènements. Il n’est pas une tentative de biographie. Les trois volumes d’Isaac Deutscher, quelle que soit la façon dont on considère les conclusions politiques de l’auteur, resteront longtemps l’étude biographique de référence.*
Cela dit, toute tentative de présenter un résumé des idées de Trotsky se heurte d’emblée à une difficulté. Bien plus que la plupart des grands penseurs marxistes (Lénine excepté), Trotsky a été concerné toute sa vie par les problèmes immédiats du mouvement ouvrier auxquels avaient à faire face les révolutionnaires. Presque tout ce qu’il a dit ou écrit se relie à une question, à une lutte en cours. Le contraste avec ce qu’il est aujourd’hui convenu d’appeler le « marxisme occidental » (ou marxisme académique) ne pourrait être plus marqué. Un sympathisant de cette dernière tendance a écrit : « La première et la plus fondamentale de ses caractéristiques est le divorce structurel de ce marxisme d’avec la pratique politique. »1 C’est vraiment la dernière chose que l’on pourrait dire du marxisme de Trotsky.
Il est par conséquent nécessaire de présenter, même si cela ne peut être que de façon tronquée et inadéquate, certains traits saillants du cadre dans lequel les idées de Trotsky ont pris forme.
La Russie était arriérée, l’Europe avancée. C’était là l’idée de base commune à tous les marxistes russes (et pas seulement les marxistes, bien sûr). L’Europe était avancée, parce que son industrialisation était très développée et parce que la social-démocratie, sous la forme de partis ouvriers de taille respectable proclamant leur allégeance au programme marxiste, grandissait à marche forcée. Pour les Russes (et jusqu’à un certain point de façon générale) les partis des pays germanophones étaient les plus importants. Les partis sociaux-démocrates des empires allemand et austro-hongrois étaient des partis ouvriers en expansion qui avaient adopté des programmes explicitement marxistes (le programme allemand d’Erfurt en 1891, le programme autrichien de Heinfeld en 1888). Leur influence sur les marxistes russes était immense. Le fait que la Pologne, dont la classe ouvrière s’agitait déjà, fût partagée entre les empires du tsar et ceux des deux kaisers renforçait la connexion. Rosa Luxemburg, rappelons-le, était née dans la partie de la Pologne occupée par la Russie, mais elle devint une dirigeante du mouvement en Allemagne. Il n’y avait là rien d’exceptionnel. Les sociaux-démocrates considéraient alors les frontières « nationales » comme quelque chose de secondaire.
Au niveau des idées, le mouvement en pleine croissance (illégal en Allemagne entre 1878 et 1890, mais obtenant un million et demi de voix lors d’une élection au suffrage restreint cette dernière année) était structuré par la synthèse entre le marxisme original et certains développements apportés à la fin du 19ème siècle par Friedrich Engels. Son Anti-Dühring (1878), tentative de vision globale du monde scientifiquement fondée, était la base des vulgarisations de Karl Kautsky, le « pape du marxisme » et des expositions plus approfondies du Russe Gueorgui Valentinovitch Plekhanov.
Dans ce monde intellectuel/pratique excitant – Engels et ses disciples et imitateurs avaient établi un lien entre la théorie et la pratique dans le parti ouvrier – le jeune Trotsky se forma intellectuellement et devint bientôt plus qu’un disciple des anciens. Son respect pour Engels était immense.
Il était pourtant destiné, peu de temps après sa première assimilation de la vision du monde marxiste, à contester l’orthodoxie théorique relative à la question des pays arriérés. Mais d’abord, il devait rencontrer les dirigeants émigrés du marxisme russe et jouer un rôle de premier plan dans le congrès de 1903 du Parti Ouvrier Social-Démocrate de Russie – la véritable conférence de fondation.
Trotsky s’évada de Verkholensk, en Sibérie, caché sous un chargement de paille, au cours de l’été de 1902. En octobre, il débarquait au centre directeur de la social-démocratie russe, alors situé à Londres près de la gare de Charing Cross. Lénine, Kroupskaïa, Martov et Véra Zassoulitch vivaient tous dans le quartier et c’est là que l’Iskra (l’Etincelle), l’organe des partisans d’un parti centralisé et discipliné, était produite et envoyée aux clandestins en Russie. Trotsky fut bientôt engagé dans les polémiques qui agitaient l’équipe de l’Iskra – Lénine souhaitait l’intégrer à la rédaction, Plekhanov était fermement opposé à cette idée – et en vint à connaître de près les futurs dirigeants du menchevisme, Plekhanov et Martov, aussi bien que Lénine. En effet, la scission de l’Iskra était déjà en gestation.
Elle éclata au grande jour au congrès de l’été de 1903. Les iskristes étaient d’accord pour résister aux exigences d’autonomie de l’organisation socialiste juive, le Bund, en ce qui concernait le travail parmi les populations juives, ainsi que pour s’opposer à la tendance réformiste des Economistes. Puis vint la séparation dans le groupe de l’Iskra lui-même entre la majorité (les bolcheviks) et la minorité (les mencheviks).
La rupture n’était pas très claire au début – les questions en litige elles-mêmes ne l’étaient guère. Au début, Plekhanov soutint Lénine, Trotsky se rangeant du côté du dirigeant menchevik Martov.
Deux ans plus tard, Trotsky était de retour en Russie. La révolution de 1905 était en cours. C’est là que Trotsky devait atteindre sa pleine stature. Âgé seulement de 26 ans, il devint le dirigeant révolutionnaire le plus éminent en même temps qu’une personnalité connue sur le plan international. Il émergea du milieu des petits groupes d’émigrés métamorphosé en splendide orateur et dirigeant de masse. Comme président du Soviet de Petrograd, il put exercer une très importante direction tactique et démontrer cette clarté d’esprit et ces nerfs d’acier qui devaient le caractériser à l’occasion des grands soulèvements de 1917.
La révolution fut vaincue. L’armée tsariste était ébranlée mais non brisée. A partir de cette expérience – la « répétition générale », comme Lénine l’appelait – les tendances divergentes de la social-démocratie se séparèrent encore plus. Trotsky, en principe toujours lié aux mencheviks, développa sa propre synthèse unique, la théorie de la révolution permanente.
La décennie suivante, à nouveau passée dans les petits cercles d’émigrés, fut caractérisée par des tentatives futiles pour unifier des tendances désormais inconciliables. Puis vint la guerre, l’activité anti-guerre et, en février 1917, le renversement du tsar. En juillet, Trotsky rejoignit le parti bolchevik, désormais un véritable parti ouvrier de masse, et en quelques semaines il ne le cédait en popularité qu’à Lénine aux yeux de la masse de ses partisans. Il se vit confier l’organisation du soulèvement d’Octobre, et, à l’âge de 38 ans, devint l’un des deux ou trois plus importants personnages du parti et de l’Etat, et, un peu plus tard, l’un des dirigeants du mouvement communiste mondial, l’Internationale Communiste. Il fut le principal créateur et le chef de l’Armée Rouge, en même temps qu'il exerçait une influence dans tous les domaines de la politique.
De ces hauteurs Trotsky était destiné à être abattu. La chute ne fut pas seulement une tragédie personnelle. Trotsky s’était élevé en même temps que la révolution, et il sombra lorsqu’elle déclina. Son histoire personnelle fusionne complètement avec celle de la révolution russe et du socialisme international. A partir de 1923, il dirigea l’opposition contre la réaction montante en Russie – le stalinisme. Exclu du parti en 1927 et de l’URSS en 1929, ses 11 dernières années furent consacrées à une lutte héroïque apparemment perdue d’avance pour garder intacte la tradition authentique du communisme et l’incarner dans une organisation révolutionnaire. Calomnié, isolé, il fut finalement assassiné sur l’ordre de Staline en 1940. Il laissait derrière lui une fragile organisation internationale, et une masse d’écrits qui est une des sources les plus riches du marxisme appliqué qui soit.
Ce livre se penche sur quatre thèmes. Ceux-ci n’épuisent en aucune manière la contribution de Trotsky à la pensée marxiste, car il était un écrivain aux intérêts incomparablement diversifiés.
Malgré tout, le travail de sa vie a été essentiellement centré sur ces quatre questions, et l’essentiel de ses écrits leur est relié d’une façon ou d’une autre.
Il s’agit, d’abord, de la théorie de la « révolution permanente », de son application aux révolutions russes du 20ème siècle et aux développements ultérieurs dans les pays coloniaux et semi-coloniaux – ce que l’on appelle aujourd’hui le « tiers monde ».
Deuxièmement, les suites de la Révolution d’Octobre et la question du stalinisme dans son ensemble. Trotsky a été le premier à tenter une étude historique matérialiste du stalinisme, et son analyse, quelles que soient les critiques qu’on peut lui adresser, a été le point de départ de toutes les analyses sérieuses postérieures partant d’un point de vue marxiste.
Troisièmement, la stratégie et la tactique des partis révolutionnaires de masse dans une grande variété de situations, un champ dans lequel la contribution de Trotsky n’est pas inférieure à celle de Marx et de Lénine.
Quatrièmement, le problème de la relation entre le parti et la classe, et le développement historique qui réduisait le mouvement révolutionnaire à un statut marginal dans les organisations de masse des travailleurs.
Isaac Deutscher décrivait Trotsky, dans les dernières années de sa vie, comme « le légataire résiduel du marxisme classique ». Il était cela, et bien plus. C’est cela qui donne à sa pensée son immense intérêt contemporain.
Notes:
* Ceci a été écrit en 1979. On peut aujourd’hui se reporter utilement aux ouvrages de Pierre Broué, Trotsky, Paris, Fayard, 1988, et de Jean-Jacques Marie, Trotsky, Révolutionnaire sans frontières, Paris, Payot, 2006. (NdT)
1 P. Anderson, Considerations on Western Marxism, Londres, New Left Books, 1976, p29.