1991 |
A l'heure du néolibéralisme triomphant, une analyse renouvelée du röle de l'Etat dans le capitalisme. |
L'Etat et le capitalisme aujourd'hui
Eté 1991
Texte original : The state and capitalism today
Traduction publiée en 1996 par Socialisme International sous le titre Etat et capital, révisée pour la MIA en 2010
Pour comprendre comment évolue le monde aujourd’hui, il est indispensable d’étudier les relations entre l’Etat et le capital. C’est fondamental pour toute une série de débats, sur l’avenir du Tiers-monde, l’évolution des rapports entre les super-puissances après la guerre froide, la restructuration économique de l’Europe de l’Est, les débats au sein de la classe dominante sur l’Europe, la signification de la guerre des Etats-Unis contre l’Irak. Ces sujets qui ont fait l’objet de multiples débats à gauche, ont souvent débouché sur les plus grandes confusions1.
La plupart des marxistes considèrent l’Etat capitaliste comme une simple superstructure, extérieure au système capitaliste lui-même. Dans cette perspective, le capitalisme se définit par la recherche de profits pour des entreprises (ou pour parler plus précisément à l’auto-expansion des capitaux) sans considération de leur base géographique. L’Etat, par contre est une entité politique enracinée géographiquement, dont les frontières passent à travers les capitaux industriels.
Ils reconnaissent que l’Etat est une structure développée historiquement pour fournir les conditions politiques indispensables à la production capitaliste ; en protégeant la propriété capitaliste, en poliçant les relations entre membres de la classe dominante, en fournissant des services indispensables à la reproduction du système, et en réalisant des réformes nécessaires pour faire accepter à d’autres parties de la société la loi des capitalistes. Mais ils ne l’identifiaient pas au système lui-même.
Cette vision de l’Etat prétend se fonder sur le Manifeste du Parti communiste : « le gouvernement moderne n’est qu’un comité qui gère les affaires communes de la classe bourgeoise toute entière ». Mais, à l’origine, cette conception ne se trouve pas tant chez Marx que chez les économistes qui l’ont précédé. Dans le Manifeste, Marx relève simplement le fait qu’ils insistent sur le besoin d’un Etat minimal, un Etat « gardien de nuit » et en souligne le caractère de classe.
C’est pourtant la vision la plus répandue chez les universitaires marxistes. C’est celle par exemple que l’on trouvait chez Ralph Miliband, comme chez Nicos Poulantzas lorsqu’ils débattaient dans la New Left Review.2 Miliband développait ce qu’on a appelé une vision « instrumentale » de l’Etat. Il considérait que celui-ci était lié à la classe dirigeante parce que son personnel dirigeant venait du même milieu que les possesseurs de capital privé (la classe dominante « instrumentalisait » l’Etat).3
Poulantzas répondait qu’on ne pouvait caractériser un Etat seulement en établissant qui occupait les postes les plus élevés, que c’était établir une relation fortuite entre l’Etat et le capitalisme. Il développait ce qu’on a appelé la vision « fonctionnelle ». Pour lui, l’Etat doit répondre aux besoins d’une société dont il fait partie. Dans une société capitaliste, l’Etat est forcément un Etat capitaliste. L’Etat condense toujours des forces de classe et les forces qu’il condense aujourd’hui sont des forces capitalistes.4
Malgré leur apparente opposition, les analyses de Miliband et de Poulantzas peuvent toutes deux mener à la conclusion que l’Etat capitaliste peut être utilisé pour réformer la société capitaliste. En effet, si c’est le caractère de son personnel qui garantit la nature de l’Etat, alors le changement de son personnel pourrait changer la nature de l’Etat, et permettre de l’utiliser pour des objectifs socialistes. Si par contre l’Etat est fonction de la société dont il fait partie, alors, quand cette société est bouleversée par de profondes luttes de classe, celles-ci trouveraient leur expression dans l’Etat. Le « condensé des forces de classe » pourrait exprimer des pressions de la classe dominante comme de la classe ouvrière (ce qui explique peut-être pourquoi Poulantzas a pu évoluer du maoïsme à l’euro-communisme sans changer fondamentalement de cadre théorique).
Plus récemment, une autre variante de la vision de l’Etat comme externe au capital est apparue à gauche. A l’intérieur du marxisme académique, il y a une tendance croissante à opposer au système capitaliste fondé sur la capacité d’accumuler des firmes, le « système des Etats » à l’intérieur duquel il a émergé historiquement.5 Cela a conduit certains à la conclusion que les grandes guerres du XXème siècle ne résultaient pas de tendances du capitalisme à aller vers la guerre mais de conflits d’empires « d’ancien régime » que le développement capitaliste était à présent en train de démanteler.6
Nigel Harris est issu d’une tradition très différente – une tradition révolutionnaire. Ses écrits ont toujours exprimée une hostilité déclarée à l’Etat et le mépris pour ceux qui croient possible de réformer le capitalisme. Mais pour tenter de trouver une réponse à l’internationalisation du capital au cours des vingt dernières années, il a adopté une vision de l’Etat qui appartient au courant de « l’Etat comme simple superstructure ».
Il explique que les intérêts des capitalistes sont de plus en plus internationaux, ne sont plus limités par des frontières nationales. Chaque capitaliste apparu dans un Etat-nation particulier peut désormais opérer dans n’importe quel Etat, au gré de sa volonté. L’Etat-nation a été un instrument nécessaire à une étape du développement capitaliste. Cette superstructure était rendue nécessaire par l’accumulation du capital mais elle ne l’est plus désormais. Le capitalisme est amené à remettre en question l’Etat qui a accompagné son développement dans le passé, à agir « contre l’Etat absolutiste arbitraire et corrompu », à achever la révolution bourgeoise d’une manière qui rappelle 1848.7 Nigel ne veut pas dire que l’Etat dépérit simplement. Loin de là. Ses structures bureaucratiques restent intactes. Elles ont intérêt à leur propre conservation, intérêts liés à une zone géographique particulière, intérêt à maintenir la paix sociale, intérêt à attirer des capitaux pour être compétitif par rapport aux autres Etats, à construire des capacités militaires. Ainsi le monde moderne se caractérise non seulement par un volume d’échanges croissants de marchandises et de capital mais aussi par des frontières qui mettent obstacle à ce commerce d’une manière irrationnelle, du point de vue des capitalistes.
Alors que presque toute la gauche a vu une opposition entre Etat et capital, une petite tradition assimile l’un à l’autre. Elle remonte à des remarques de Lénine et Boukharine sur l’impérialisme écrites en pleine première guerre mondiale.8 Ils parlaient du fait que l’Etat « fusionne » avec le capital, parlaient de « capitalisme monopoliste d’Etat » ou simplement de « capitalisme d’Etat ». Ce sont ces remarques que Tony Cliff a utilisées lorsqu’il a développé la seule analyse cohérente de la Russie de Staline9 et de pays nouvellement libérés du joug colonial.10
Mais Mike Kidron est allé plus loin et a développé ces « idées » pour en faire une « théorie » complète du capitalisme vieillissant.11 Pour Kidron, les Etats et les capitaux se confondent : les Etats obéissent aux ordres de capitaux établis au plan national et chaque bloc de capital est inclus dans un Etat. Parler des intérêts du capitalisme français, c’est parler des intérêts de l’Etat français ; inversement, évoquer l’Etat français, c’est évoquer les opérations du capitalisme français. Ceci ne signifie pas qu’il n’y ait pas d’exception à la règle, qu’il n’y ait pas de capitaux qui échappent momentanément au contrôle des Etats nationaux ou d’Etats qui agissent à l’encontre des intérêts des capitaux nationaux. Mais ces exceptions sont pour Kidron, une survivance, une relique du passé qui disparaîtra avec le développement du système. En fait, la logique est que tous les éléments de la superstructure, même les syndicats, deviennent des instruments entraînés part la tendance du capital national à entrer en compétition avec des blocs de capitaux étrangers. Un certain nombre d’universitaires marxistes ont développé des théories similaires à celle de Kidron. Ce sont les écoles dites de la « logique du capital » ou de « l’Etat comme capital ». Pour ces théoriciens, le comportement de l’Etat est soumis à la logique de l’accumulation du capital, même s’ils ont tendance à le ramener à la logique du capital privé à l’intérieur de l’Etat plutôt qu’à le considérer comme un capital d’Etat en compétition avec d’autres.12
Ces deux visions de l’Etat posent des problèmes d’analyse et ont des conséquences politiques importantes. Si l’Etat est seulement une superstructure, alors il devient possible de soutenir que les questions politiques et économiques sont séparées et distinctes. La lutte contre la police ou le racisme n’a dans ce cas plus rien à noir avec la lutte de classe, la résistance aux patrons se déconnecte de la lutte contre la bombe atomique.13
C’est cette logique qui a conduit Bernstein et Kautsky à renoncer à leurs divergences et à proclamer qu’il était possible de lutter contre le militarisme durant la première guerre mondiale sans transformer la guerre impérialiste en guerre civile. C’est la même logique qui a conduit Edward Thomson au milieu des années 80 à parler, à propos de la compétition militaire entre Etats, d’un « exterminisme » sans rapport avec la vieille logique du capitalisme, et à proposer aux hommes et aux femmes de bonne volonté de toutes les classes de le combattre.
La vision inverse d’un Etat confondu avec le capital national a aussi des conséquences très importantes. Les formes de l’oppression maintenues par l’Etat sont alors considérées comme découlant directement des besoins de l’accumulation du capital. Il ne peut y avoir de contradiction entre les deux. L’oppression sexuelle, la discrimination raciale, les structures familiales, les hiérarchies bureaucratiques, les partis politiques, même les organisations syndicales sont tous les produits de la logique du capital.14 La conséquence d’une telle vision est d’abandonner toute distinction ente les conflits de classe fondamentaux qui peuvent remettre en cause le pouvoir des capitalistes et les conflits moins fondamentaux qui peuvent être contenus par des réformes à l’intérieur du cadre existant. Le résultat en est soit un spontanéisme ultra-gauche (du type de celui pratiqué par Lotta Continua et les autonomes italiens) qui attend de chaque lutte qu’il en sorte une révolution puisque toute forme d’oppression découle des besoins immédiats de l’accumulation. Ou bien c’est une variante du réformisme qui voit les structures essentielles pour le capital sapées par le rejet par morceaux de chaque oppression. Le but stratégique devient alors de construire des « coalitions arc-en-ciel », alliances de différents mouvements autonomes, tous considérés comme ayant une importance égale.15
Pour bien comprendre les relations entre Etat et capital aujourd’hui, il faut rejeter et la position de « l’Etat comme simple superstructure », et celle de « l’Etat comme capital ». Il faut au contraire comprendre comment, concrètement, capitaux et Etat capitaliste agissent l’un sur l’autre au cours du développement historique. Les Etats nationaux actuels ont émergé comme superstructures du développement de l’organisation capitaliste de la production. Mais ils agissent à leur tour sur cette organisation en déterminant son rythme et son orientation.
Marx relève dans le deuxième volume du Capital que le capital peut prendre trois formes : « capital productif », « capital-marchandise » et « capital-argent ». Le processus d’accumulation du capital implique des transformations répétées d’une forme à une autre : le capital-argent est utilisé pour acheter des moyens de production, des matières premières et payer la main d’œuvre. Tout ceci alimente le processus de production qui les transforme en marchandises. Les marchandises sont échangées contre de l’argent. L’argent sert à acheter des moyens de production supplémentaires, des matières premières, à payer la main d’œuvre, etc.
Les formes du capital agissent l’une sur l’autre lorsque l’une se transforme en une autre, ce qui fait qu’à tout moment, une partie du capital total prend la forme de moyens de production, une partie de marchandises en attente d’être vendues, une partie d’argent. Mais il peut aussi y avoir une séparation partielle de ces trois différentes formes. L’organisation de la production, la vente de marchandises, et la gestion de capitaux peuvent être dévolus à des groupes différents de capitalistes.
C’est cette séparation qui crée l’illusion que le capital est un objet dont la taille grandit par un processus magique. Et, de fait, il grandit pour les capitalistes qui se contentent d’acheter et vendre des marchandises, comme pour ceux qui avancent de l’argent contre intérêts.
Chacune de ces formes de capital a eu historiquement une relation différente à l'institution qui a le monopole de la violence politique sur un territoire donné, l’Etat. Le capital-argent peut (ou au moins pouvait, dans sa forme classique, quand l’or était le principal moyen de paiement) rester indifférent aux structures étatiques. Comme Marx l’a remarqué, il a pu se développer bien avant le développement général du capitalisme. Des prêteurs, à un bout de l’Europe pouvaient prêter à des gens à l’autre bout de l’Europe et comptaient sur leur besoin de nouveaux emprunts pour en garantir le paiement avec intérêts. C’est ainsi que les banquiers italiens ont financé la monarchie française et les banquiers d’Allemagne du sud la monarchie espagnole. Les financiers n’avaient pas besoin d’être liés à un Etat particulier pourvu qu’ils puissent trouver le moyen de s’assurer que l’Etat ne leur confisque pas leurs biens.
Le capital-marchandise a pu aussi prospérer dans toutes sortes de structures politiques : dans les sociétés esclavagistes de la fin de l’Antiquité, parmi les seigneurs du début de la période féodale, dans les Etats absolutistes de la fin du Moyen-âge... Cependant, plus il s’est développé, plus il en est venu à réclamer la protection des structures d’Etat qu’il pouvait influencer. Car ceux qui contrôlaient les Etats pouvaient gêner son accumulation : pillages de convois de marchandises sur les routes, permission accordée à des pirates d’intercepter le trafic maritime, droits de douanes intérieures qui empêchaient la mise en place d’un marché national, contrôles des prix qui réduisaient la possibilité de faire des profits.
C’est pourquoi, très tôt, les marchands ont encouragé la croissance de structures politiques placées sous leur contrôle. Comme le dit Braudel de la période médiévale, on vit alors se développer
les rivalités d'affaires, d'individu à individu et, plus encore, de ville à ville ou de « nation » à « nation ». Lyon au XVIe siècle [est dominé par] des groupes organisés et rivaux, vivant chacun en « nation » (...) Il s'agit là de conquêtes, de quadrillages, de noyautages, si l'on veut. Circuits et réseaux se trouvent dominés régulièrement par des groupes tenaces qui se les approprient et en interdisent l'exploitation aux autres, le cas échéant. Ces groupes sont faciles à repérer, pour peu que l'on y soit attentif, en Europe, même hors d'Europe.16
Le capital productif compte forcément bien plus que le capital des marchands sur le pouvoir d’Etat. Il ne peut fonctionner sans avoir, d’une part la garantie de contrôler ses moyens de production (une garantie qui en dernière instance repose sur un corps d’hommes armés) et de l’autre une main d’œuvre « libérée » de la contrainte des seigneurs et possesseurs d’esclaves, et dépourvue du contrôle des moyens de production.
Quand l’Etat ne permet pas l’apparition de ces conditions, la croissance du capital productif est stoppée. Ainsi, dans certains Etats absolutistes, le capital-argent a prospéré mais le capital productif ne s’est jamais enraciné. Autre exemple, certaines villes médiévales avaient des artisans qui produisaient des marchandises pour le marché mais sans que les travailleurs ne soient séparés des moyens de production, ce qui est la condition indispensable pour passer d’une simple production de marchandises à une production capitaliste.17
Quand Marx parlait de « l’accumulation primitive du capital », il ne décrivait pas seulement les moyens (les plus barbares) par lesquels les premiers capitalistes ont bâti leurs fortunes. Il relevait surtout les conditions sociales et politiques qui sont indispensables pour que les capitalistes concentrent la production dans leurs mains et pour « libérer » la main d’œuvre. Pour que le capitalisme se développe complètement, il faut que le capital productif se soumette le capital-marchandise et le capital-argent. Il n’y a que le capital productif, par l’exploitation des travailleurs, qui garantisse une masse de plus-value en croissance continuelle et donc une source de profits toujours plus vastes pour l’ensemble des capitalistes.
Si le développement du capital productif, et, dans une moindre mesure du capital-marchandise, est lié au développement de l’Etat, alors, c’est le développement de l’ensemble du capitalisme qui s’y lie, même si le capital-argent semble n’avoir pas besoin d’un Etat.
Ce point est très important : le capital argent semble toujours être la forme « pure » du capital, celle où l’on constate le mieux l’auto-expansion du capital. Mais, comme les autres formes de capital, c’est en réalité non une chose mais « un rapport social entre personnes », une relation qui implique l’ exploitation de main d’œuvre dans la production. Et cette exploitation est renforcée par les structures politiques de l’Etat. Tout capital productif grandit dans les limites d’un territoire particulier, aux cotés des autres formes de capital (Marx les décrit comme des « frères ennemis »). Ils dépendent l’un de l’autre pour les ressources, les finances, les marchés. Et ils agissent ensemble pour essayer de créer sur ce territoire les conditions sociales et politiques indispensables pour atteindre leurs objectifs.
Tout ceci implique de libérer la main d’œuvre du contrôle des autres classes, de lever les obstacles à la vente de leurs produits, de créer des infrastructures (routes, ports, canaux, chemins de fer), de fixer les règles indispensables pour réguler leurs relations (lois sur la propriété bourgeoise) et de créer un pouvoir armé pour protéger leur propriété des menaces internes ou externes. Ils y réussiront plus facilement s’ils peuvent imposer une langue écrite et parlée unique, au lieu d’une multiplicité de dialectes et langues locaux. En un mot, leur but est de créer un Etat national, avec une conscience nationale.
L’Etat national et les capitaux nationaux grandissent ensemble, comme les enfants d’une même famille. Le développement de l’un influence forcément le développement des autres. Cela ne signifie pas que les structures de l’Etat sont le produit direct des besoins du capital. Beaucoup d’éléments de l’Etat pré-capitaliste sont en effet restructurés pour être adaptés aux besoins des capitaux qui grandissent en eux, plutôt que brisés et remplacés. Mais ils sont activement refaçonnés pour fonctionner d’une manière complètement nouvelle, d’une manière qui réponde à la logique de l’exploitation capitaliste.
La production capitaliste a commencé en Europe occidentale à la fin du Moyen-âge. Les capitalistes agraires ou industriels n’étaient pas alors assez puissants pour façonner l’ensemble des structures politiques. Mais ils représentaient un contrepoids suffisant aux grands seigneurs pour que les rois puissent plus facilement substituer une monarchie absolue à la vieille féodalité décentralisée du début du moyen-âge. Les politiques « mercantilistes » de ces monarchies ont donné l’impulsion nécessaire à un large développement en leur sein du capital commercial et à un développement plus limité du capital productif. Ce poids grandissant des intérêts capitalistes est devenu décisif quand les Etats absolutistes eux-mêmes sont entrés en crise. En Angleterre, dans les années 1640, en France à la fin du XVIIIe siècle, les capitalistes ont été capables de s’assurer que la crise politique et sociale débouchait sur la mise en place de structures étatiques nationales à même de les servir. Les seules alternatives visibles à ces crises étaient proposées par ceux qui encourageaient le développement capitaliste (même si ceux qui proposaient ces alternatives comme Cromwell en Angleterre ou les Jacobins en France pouvaient contredire les désirs de certains grands capitalistes).
Ces Etats devinrent un modèle pour tous ceux qui voulaient en finir avec l'arriération du féodalisme sur le déclin ou la domination coloniale. Ce fut parfois le fait de groupes bourgeois ou petits-bourgeois qui cherchaient à bâtir un Etat national contrôlé par eux. Parfois, des intellectuels ou des officiers ont estimé leurs intérêts mieux représentés, ont utilisé le pouvoir d’Etat pour imposer des formes d’exploitation et d’accumulation capitaliste au reste de la société.
En tout cas, le développement de blocs de capitaux agraires ou industriels est inséparable de la transformation de l’aire géographique où ils sont implantés en Etat national doté d’une langue, de lois, d’un système bancaire, etc.
Les économistes classiques considéraient que l’Etat jouait un rôle négligeable dans le développement du capitalisme. Ils produisaient une théorie du capital « pur », de l’auto-expansion du capital indépendamment des frontières nationales. C’est à cette vision théorique que Marx se réfère dans Le Capital et qu’il a poussé à sa conclusion logique en montrant quelles contradictions recèle le capitalisme même si on le considère de manière très abstraite.18
Mais l’histoire réelle, concrète, du capitalisme a toujours été très liée à l’histoire de l’Etat. L’économie classique était en fait une description empirique d’une seule période, historiquement limitée, de l’histoire du capitalisme, celle du milieu du XIXe siècle. Adam Smith lui-même reconnaissait que les choses étaient très différentes lorsqu’il se désolait de l’énergie avec laquelle la classe dominante anglaise bâtissait son empire. « Le projet de fonder un grand empire, uniquement pour se créer un peuple de chalands, paraît au premier coup d'œil ne convenir qu'à une nation toute composée de marchands qui tiennent boutique. Cependant cette idée ne convient en aucune manière à une nation ainsi composée ; tandis qu'elle s'adapte merveilleusement à celle dont le gouvernement est influencé par cette classe d'individus. ».19
La croissance du capitalisme britannique, dans les deux siècles qui ont précédé Smith avait en fait été soutenue par l’Etat et les activités économiques des gouvernements. Les actes d’enclosures, les lois de navigation, l’établissement de grands monopoles d’Etat conduits par la compagnie des Indes orientales, les dépenses pour l’équipement des forces armées, en particulier la flotte de guerre, tout ceci a joué un rôle majeur dans cette croissance. Une longue période de soutien de l’Etat, de mercantilisme a été nécessaire avant que le capitalisme anglais soit suffisamment développé pour être capable de dominer le monde sur la base du marché libre préconisé par Smith.
Le capitalisme britannique n’a pas mis la doctrine de Smith en pratique avant les années 1840 et1850 avec l’abrogation des lois sur les céréales et l’abandon du contrôle de l’Inde par la compagnie des Indes orientales. D’ailleurs, même à cette époque, c’est l’Etat britannique qui a été l’instrument principal pour imposer la liberté du commerce partout dans le monde. Les guerres de l’opium n’en sont qu’un exemple.
De plus, cette période « classique » n’a pas duré plus d’un demi-siècle. Dès les années 1880-1890, les gouvernement britannique successifs ont ajouté à leurs vieilles colonies d’Asie et des Indes de nouveaux territoires en Afrique. Et même si, formellement, il n’y avait pas de mesures (tarifs, quotas) liant les économies britannique et coloniales jusqu’à l’établissement de la « préférence impériale » dans les années 1830, il existait un grand nombre de liens informels.
Les capitaux s’étaient installés en Grande-Bretagne grâce à des liens étroits avec l’Etat. Une fois installés, ils avaient utilisé cette base nationale pour s’installer partout dans le monde. Quand, au bout de quelques décennies, des capitaux étrangers ont commencé à leur faire concurrence, ils se sont de nouveau tournés vers leur propre Etat pour que des zones d'accès privilégié soient établies pour eux.
Les nouveaux centres d’accumulation du capital apparus au XIXe siècle aux côtés de la Grande-Bretagne dépendaient aussi étroitement de leur Etat que le capitalisme britannique. Les capitalistes allemands, italiens ou américains comptaient tous sur leur Etat pour imposer des mesures protectionnistes à la concurrence étrangère. L’apparition de firmes capitalistes nationales dans ces pays a été étroitement liée à la construction d’Etats unifiés prêts à répondre à leurs demandes (unification de l’Italie, victoire du Nord dans la guerre de sécession américaine, renaissance de l’empire allemand avec Bismarck).
Les capitaux ont soutenu la création d’Etats unifiés, et le succès dans la lutte pour cette unification s’est habituellement traduit par une énorme croissance du capital national (cf. l’énorme croissance du capitalisme américain après la guerre de sécession ou du capitalisme allemand après la guerre de 1870).
Historiquement, les capitaux ne se sont jamais développés selon les schémas anti-Etat des économistes classiques. Ils ont influencé et ont subi l’influence des structures étatiques dans lesquelles ils se trouvaient. Ce processus a laissé des marques sur chaque capitalisme national.
Considérés seulement sous l’angle de l’accumulation de richesse, tous les capitalismes présentent le même caractère et diffèrent seulement par la taille. Mais en fait, comme toute marchandise, le capital a deux visages. Tout en étant mesurable en termes de valeur d’échange, il a aussi une valeur d’usage concrète, c’est à dire qu’il est un ensemble de relations concrètes entre des individus et des marchandises dans le processus de production. Chaque bloc de capital a sa manière de réunir la main d’œuvre, les matières premières,les moyens de production, de trouver des financements et des crédits, d’établir des réseaux pour distribuer et vendre sa production.
Inévitablement, il demande de l’aide pour toutes ces tâches du capital local et de l’Etat. Les capitaux, dans un endroit donné, ne sont pas seulement en compétition les uns avec les autres, ils coopèrent aussi et coopèrent avec l’Etat afin de mettre en place certains mécanismes au service d’objectifs communs. Cette coopération laisse sa marque sur chaque capital et il lui serait très difficile de s’en sortir s’il était soudainement séparé des autres capitaux et de l’Etat avec lesquels il a coexisté dans le passé.
Les groupes de capitaux et l’Etat forment un système au sein duquel ils s’influencent mutuellement. Le caractère spécifique de chaque capital résulte de l’interaction avec les autres groupes de capitaux et avec l’Etat. Il reflète non seulement sa tendance à créer de la valeur, à accumuler, mais aussi l’environnement dans lequel il s’est développé. Etat et capital sont entremêlés, l’un nourrissant l’autre.
Cette interaction se produit de différentes manières. Les lois, la manière dont l’Etat opère les prélèvements influencent et sont influencées par l’organisation interne du capital (relation entre propriétaires et gestionnaires, facilité avec laquelle la main d’œuvre est recrutée ou licenciée). Elles affectent aussi et sont affectées par les relations entre capitaux, par le degré de fusion entre capital productif et capital marchand, ou entre capital financier et capital productif.
Ni l’Etat ni le capital ne peuvent facilement échapper à cette interdépendance structurelle. Pour tel capital, il sera plus facile de travailler dans un Etat plutôt qu’un autre, parce qu’il lui faudrait restructurer complètement son organisation interne s’il se transférait ailleurs. Quant à l’Etat, il doit se conformer aux besoins du capital local car il dépend de celui-ci pour ses ressources, en particulier les impôts : s’il agit contre leurs intérêts, le capital peut déplacer ses avoirs à l’étranger. Cette interdépendance structurelle explique pourquoi la structure du capital de tel Etat présente certaines différences avec celui de telle autre région. Par exemple, le niveau de monopolisation du capital anglais au début du siècle était inférieur à celui du capital allemand ou américain. Le rôle des banques était différent en Angleterre, en Allemagne ou en France à la même époque. L’Etat a joué un rôle plus important dans la constitution d’une main d’œuvre qualifiée en Allemagne qu’en Angleterre au XIXe siècle. Les entreprises japonaises trouvent des capitaux d’une manière différente des entreprises américaines ou anglaises. L’influence de l’Etat sur l’investissement privé est bien plus important en France ou au Japon qu’aux Etats-Unis.
Une telle adaptation structurelle de l’Etat au capital et vice versa s’accompagne nécessairement de liens étroits entre leurs personnels, phénomène souligné par la vision « instrumentale » de l’Etat. En effet, les relations entre capital et Etat ne sont pas des relations entre structures anonymes. Ce sont des relations entre des personnes, entre ceux qui se chargent d’exploiter la masse de la population et ceux qui dirigent le corps d’hommes armés. Chaque capitaliste recherche un contact personnel avec les dirigeants politiques de même qu’il cherche à avoir des rapports de confiance et le soutien de certains autres capitalistes. Les liens entre les dirigeants politiques et les capitalistes qui ont accumulé des richesses sont plus serrés que tout autre. Le fait que le personnel de l’Etat ait fréquenté les mêmes écoles, aille aux mêmes clubs, soit lié par des mariages est essentiel pour les capitalistes, comme le sont les liens entre dirigeants d’entreprises, banquiers, fournisseurs... Nier ce phénomène, comme certains critiques de l’analyse « instrumentale » n’hésitent pas à le faire, c’est oublier que l’Etat et capital sont des réseaux complexes de relations sociales, dans lesquels le caractère du personnel dirigeant est extrêmement important.
Les conceptions du marché des économistes classiques ou néo-classiques décrivent les capitaux comme des atomes isolés engagés dans une compétition aveugle. En réalité, les capitalistes ont toujours essayé de renforcer leurs positions en tissant des alliances avec d’autres capitalistes, avec des hommes politiques ambitieux, alliances scellées par l’argent mais aussi par des liens de mariage, des clubs, des réseaux de sociabilité.20 Pour un capitaliste, connaître la bonne personne est aussi indispensable que de trouver un financement. C’est d’ailleurs parfois la condition pour le trouver...
Ces réseaux de connaissances se sont créés autour d’Etats, en général autour des grandes villes. Aux Etats-Unis, par exemple, au milieu des années 1970, la plupart des 500 plus grandes entreprises avaient leur siège social dans le quart nord-est du pays. Malgré la croissance des activités industrielles dans le sud, on n’y trouvait que 12 % des directions d’entreprises.21 Même pour les multinationales, « l’effet siège social » comme on le nomme parfois, se fait sentir. Un commentateur remarque ainsi que « les multinationales ont tendance à localiser les activités qui créent la plus grande valeur ajoutée et qui sont les plus compétitives, le plus près possible de leurs sièges sociaux ».22
Les liens entre Etat et capital se sont tellement développés à l’intérieur des frontières que la Communauté européenne a du mal à surmonter « le refus des gouvernements, des services publics et des industries de monopole d’acheter à des fournisseurs étrangers. C’est un marché de 280 milliards de livres sterling, soit 10 % de la production européenne qui est en jeu. C’est une énorme et parfois unique demande pour des produits qui vont des générateurs de turbines à des centraux téléphoniques qui a longtemps été utilisée par les gouvernements pour encourager leur industrie nationale au détriment des concurrents étrangers. Moins de 5 % de toutes les commandes publiques, nationales ou régionales ou locales vont à des entreprises étrangères et l’adjudication de la plupart des marchés publics se fait sur une base non compétitive. »23
Dans certains cas, ceux qui contrôlent l’Etat rompent avec les détenteurs de capital du pays. Les nazis, par exemple, ont confisqué les biens de Thyssen et mis en place le groupe Hermann Goering, devenu un élément important de l’économie allemande. Le premier gouvernement de Perón en Argentine s’est emparé des superprofits des propriétaires terriens et les a utilisés pour le développement d’une industrie contrôlée par l’Etat. Nasser en Egypte, et les Baasistes en Syrie ont exproprié le grand capital (national et étranger) et l’ont transformé en capital d’Etat. Ceux qui contrôlaient les appareils d’Etat en Europe de l’Est après la deuxième guerre mondiale, s’en sont servi pour imposer une étatisation presque complète des moyens de production.
En de nombreux autres cas, ce sont les capitalistes qui agissent contre les intérêts de « leur » Etat : en plaçant leurs fonds et leurs investissements à l’étranger, en passant des accords avec des capitalistes étrangers qui nuisent à d’autres capitalistes nationaux, parfois même en vendant des armes à des Etats en guerre contre le leur. Cependant, l’Etat ne peut s’autonomiser par rapport au capital, ou l’inverse, que dans certaines limites. Pour l’Etat, la limite est que même s’il porte atteinte aux intérêts de quelques capitalistes, il ne peut pas oublier que ses revenus, et sa capacité à se défendre contre d’autres Etats dépendent en dernière analyse, de la poursuite de l’accumulation du capital. Ainsi, les nazis ont exproprié Thyssen, saisi les biens des capitalistes juifs, mis en place l’horrible machine des camps sans aucun bénéfice pour le capital allemand. Ils ont même pu poursuivre la guerre jusqu’au bout alors même qu’il était évident qu’elle allait être perdue, et que les intérêts du capitalisme allemand auraient été mieux servis par des offres de paix négociée. Mais ils n’ont pu le faire que parce qu’ils s’assuraient que l’exploitation capitaliste se faisait dans les termes les plus favorables pour le capital (d’Etat et privé) et donc que l’accumulation se poursuivait. La même remarque peut être faite pour Perón, Nasser, les Baassistes, les régimes d’Europe de l’Est, etc.
De son côté, le capital ne peut fonctionner longtemps sans un Etat à son service. Il est trop vulnérable pour tenter de survivre seul dans une jungle où il peut être la proie soit de forces venues d’en bas capables d’interrompre le rythme normal d’exploitation, soit des autres capitaux et de leurs Etats.
Pour l’Etat comme pour le capital, rompre avec l’autre est difficile et risqué. Si l’Etat s’en prend au capital privé, cela peut déboucher sur une situation où les travailleurs commencent à remettre en cause non seulement le capital privé mais l’accumulation elle-même et, du coup, les dirigeants de l’Etat. Si le capital rompt avec « son » Etat, il risque de se retrouver seul dans un monde hostile. Il n’y a donc ni une voie toute tracée vers le capitalisme d’Etat, ni des possibilités illimitées pour le capital de se déplacer d’une zone à une autre.
En général, les débats sur l’Etat et le capitalisme ne soulèvent jamais la question essentielle de la nature de classe de la bureaucratie elle-même. On la considère habituellement simplement comme une créature de la classe capitaliste dont la position repose sur la propriété privée des moyens de production. On admet parfois que la bureaucratie a des intérêts propres qui peuvent empiéter sur les intérêts du capital privé. Mais on les détaille rarement : ce n’est qu’une hypothèse qu’on expose pour rendre compte d’événements ponctuels.
Tout ceci pouvait se comprendre lorsque Marx considérait le capitalisme anglais du milieu du XIXe siècle et son petit Etat « veilleur de nuit ». Les dépenses de l’Etat étaient faibles et la fiscalité avait un effet négligeable sur le prix des marchandises ou les revenus des gens. Mais cette conception de l'Etat ne convient pas à la période absolutiste qui a vu le développement du capitalisme « productif » ou au capitalisme du XXe siècle. Dans les deux cas, la bureaucratie d’Etat est un élément social très important, les dépenses de l’Etat jouent un rôle très important pour déterminer comment la société va se développer, l’imposition et l’emprunt influencent le niveau des prix et le revenu disponible des différentes classes.
Marx a bien développé la vision qu’il mettait en avant dans le Manifeste quand en 1871, il écrivait que : « l’appareil d’Etat centralisé (...), avec ses organes militaires, cléricaux et judiciaires, omniprésents et compliqués, enserre le corps vivant de la société civile comme un boa constrictor... Tout intérêt mineur et isolé, engendré par les rapports des groupes sociaux, fut séparé de la société même, déterminé, rendu indépendant de celle-ci et mis en opposition avec elle au nom de la raison d’Etat, que défendaient des prêtres du pouvoir d’Etat aux fonctions hiérarchiques exactement définies. »
Il soulignait qu’une telle bureaucratie ne s’est pas contenté de permettre l’exploitation des travailleurs mais leur a imposé ses propres activités d’exploitation. L’Etat n’était pas « seulement un instrument de domination de classe par la violence, mais aussi le moyen d’ajouter à l’exploitation économique directe une deuxième exploitation du peuple en assurant aux familles bourgeoises toutes les riches prébendes du train de l’Etat ». La bureaucratie d’Etat est apparue pour permettre la domination de la bourgeoisie mais au cours de ce processus, elle est devenue un « parasite » capable « d’humilier sous son autorité jusqu’aux intérêts des classes dominantes. »24
Avec le capitalisme vieillissant, la part du revenu social total qui passe dans les mains de l’Etat est ordinairement bien plus grande que le revenu versé directement au capital privé sous forme de profits, intérêts ou rentes. L’investissement qui provient directement de l’Etat représente souvent plus de la moitié de l’investissement total.25 La bureaucratie a directement à sa disposition une part énorme des fruits de l’exploitation et surveille une énorme part de l’activité économique. Son caractère de classe est essentiel pour le fonctionnement de la société.
Un grand nombre de marxistes n'ont pas les idées claires sur ce qui caractérise les classes. Ils expliquent que l’appartenance à une classe dépend de la propriété privée des moyens de production et que pour cette raison, la bureaucratie d’Etat ne peut être une classe exploiteuse ni faire partie d’une classe exploiteuse. De là aussi l’idée que la couche dirigeante dans les pays de l’Est n’étaient pas une classe, même si on admet que les privatisations l’ont transformé en une classe.
Mais pour Marx, une classe est un ensemble d’individus que leur relation à la production et à l’exploitation ont obligés à agir collectivement contre d’autres ensembles d’individus. Dans un chapitre inachevé du troisième volume du Capital, Marx souligne que les classes ne peuvent simplement être identifiées par des « sources de revenus » ce qui conduirait à une division infinie en classes, à « des séparations innombrables que la multiplicité des intérêts et la division du travail social créent parmi les ouvriers comme parmi les capitalistes et les propriétaire fonciers, ces derniers devant être groupés, par exemple, en propriétaires de vignobles, de terres labourables, de forêts, de mines, de pêches. »26
Il explique ailleurs que ce qui permet de rassembler des groupes aussi divers dans les grandes classes de la société moderne, c’est la façon dont un ensemble de groupes tire ses revenus de l’exploitation d’un autre ensemble. Les relations sociales de production et d’exploitation divisent la société en deux grands groupes, dont l’un exploite l’autre. L’opposition historique classique entre eux les force à se regrouper pour résister à l’autre, à se comporter en classe.27
Ainsi, les seigneurs féodaux forment une classe car chacun d’eux dépend pour sa survie du surplus qu’il oblige les paysans à lui remettre et donc le rapproche des autres seigneurs contre tous les paysans. Qu’il participe à l’exploitation des paysans comme propriétaire de domaine, comme dignitaire d’un ordre religieux ou comme officier du roi est secondaire par rapport à sa position de classe fondamentale. Pour cette raison, ceux qui exercent de hautes fonctions dans un Etat basé sur des relations féodales d’exploitation appartiennent à la classe dominante. En effet, leur existence, les fonctions qu’ils exercent dans l’Etat dépendent de la forme dominante d’exploitation.
De même, dans le capitalisme, la couche dirigeante de la bureaucratie d’Etat dépend de la possibilité d’accumuler du capital et d’exploiter. Ce n’est qu’à cette condition qu’elle aura les revenus qu’elle réclame. Il lui faut donc créer les conditions favorables à l’accumulation du capital dans les frontières nationales, en s’assurant d’abord que les résistances à l’exploitation restent faibles, ensuite en augmentant la compétitivité du capital national par rapport au capital étranger.
Qu’une bureaucratie échoue à réunir ces conditions, elle verra se tarir les ressources indispensables à son fonctionnement et à ses privilèges. Qu’elle le veuille ou non, elle est forcée de se comporter en agent de l’accumulation, d’identifier ses intérêts et ceux des capitalistes de son pays, et doit donc s’opposer à la fois aux capitalistes étrangers et à la classe ouvrière.
C’est cette nécessité qui fixe le plus fortement les limites de « l’autonomie » de l’Etat. Un capitaliste peut choisir de se consacrer à tel type d’affaires plutôt qu’à tel autre mais doit, quel que soit son choix, se soumettre à la nécessité de l’exploitation et de l’accumulation. De même, la bureaucratie d’Etat peut faire quelques choix mais ne peut ignorer les besoins de l’accumulation sans risquer son propre avenir à plus ou moins long terme. Son autonomie se limite à décider quelles méthodes mettre en œuvre pour répondre aux besoins de l’accumulation.
La dépendance de la bureaucratie à l’égard de l’exploitation capitaliste est souvent dissimulée par la manière dont elle se procure des revenus. La taxation des revenus et de la consommation, l’emprunt ou l’utilisation de la planche à billets peuvent sembler des activités très différentes de l’exploitation capitaliste. L’Etat donne alors l’impression d’être une entité indépendante capable de se procurer des ressources en prélevant des fonds sur n’importe quelle classe.
Mais ce semblant d’indépendance disparaît dès que l’on considère les activité de l’Etat de manière plus générale. L’Etat se procure des revenus en taxant des individus. Mais ces individus vont tenter de récupérer leur pouvoir d’achat par des luttes dans le domaine de la production : les capitalistes en renforçant l’exploitation, les ouvriers en essayant d’obtenir des hausses de salaires. C’est le rapport de forces entre les classes qui détermine dans quelle mesure l’Etat peut augmenter ses revenus. Ces revenus sont en fait une partie de la plus-value, c’est à dire une part de la valeur de la production qui n’est pas payée aux travailleurs.28
En ce sens, les revenus de la bureaucratie d’Etat peuvent se comparer aux revenus d’autres sections du capital : aux loyers des propriétaires de domaines, aux intérêts du capital argent, aux profits commerciaux du capital marchandise, etc. De même qu’il y a un conflit permanent entre les différentes sections du capital quant au volume de ces différents revenus, de même il y a un conflit permanent entre la bureaucratie d’Etat et le reste de la classe capitaliste quant au volume de ses prélèvements dans la plus-value.
A l’occasion, la bureaucratie peut utiliser sa position et son monopole de la force armée pour s’en approprier une part plus grande aux dépens du reste de la classe dominante. Pour riposter, les autres sections du capital utilisent leur propre position : le capital industriel peut ajourner des investissements, le capital argent peut déplacer ses fonds par delà les frontières. Dans ces conditions, les différentes sections du capital ne peuvent oublier leur mutuelle dépendance.
L’Etat,le capital-argent et le capital-marchandise ne peuvent augmenter leurs revenus qu’à la condition que de la plus-value soit créée dans le domaine de la production. Le capital productif ne peut dégager de plus-value que si l’Etat garantit la fourniture d’une main d’oeuvre « libre » et assez formée, et lui fournit des moyens de défense. Il faut aussi que le capital-marchandise assure la réalisation de la plus-value et que le capital-argent ait fourni les fonds nécessaires à une future croissance. Ce capital-marchandise ne peut fonctionner que si l’Etat lui donne pour cadre un marché national stable et use de son influence pour lui ouvrir des marchés étrangers.
Chaque branche pousse donc de son côté, mais elle se relie toujours à un tronc commun. Ce tronc, où les différentes sortes de capital se lient à la bureaucratie d’Etat qu’elles entretiennent et dont elles dépendent, ce sont les économies capitalistes nationales.
Ceux qui dirigent ces différents éléments peuvent agir, jusqu’à un certain point comme si leur autonomie était totale. Le capital-argent et le capital-marchandise en particulier peuvent se comporter comme s’ils ne dépendaient pas des moyens de production enracinés géographiquement du capital industriel. De même, ceux qui gèrent l’Etat peuvent faire, dans une certaine mesure, comme si leurs revenus ne dépendaient pas de l’exploitation et de l’accumulation. C’est ce qui se passe quand des réformistes, des populistes ou même des fascistes prennent le contrôle de l’appareil d’Etat et l’utilisent pour promouvoir un changement social.
Cependant, l’interdépendance des divers éléments apparaît de manière dramatique lors des crises, avec la faillite des systèmes de crédit, la soudaine impossibilité de vendre des marchandises, les brutales crises de la balance des paiements et même la crainte d’une faillite de l’Etat. « L’autonomie » de ceux qui dirigent l’Etat est alors la même que celle du banquier, du marchand spéculateur, ou de l’industriel. Chacun peut jusqu’à un certain point, faire comme s’il était possible d’ignorer les contraintes de l’exploitation et de l’accumulation.
Le banquier peut prêter sans se soucier vraiment de la possibilité de se faire rembourser. Le marchand spéculateur peut oublier que la consommation et donc ses profits dépendent de la croissance de la production capitaliste. L’industriel, aveuglé par un succès momentané peut négliger l’investissement et l’innovation. Ceux qui dirigent l’Etat peuvent se lancer dans toutes sortes de projets ambitieux qui affaiblissent la possibilité du capital national de résister à la concurrence étrangère. Mais les contraintes du système global ont vite fait de les ramener dans le droit chemin.
Tout ceci est très important quand on veut définir la position de classe de ceux qui dirigent l’Etat. Ils peuvent ne pas être personnellement de gros possesseurs de capitaux. Mais ils sont dans l’obligation de se comporter en agents de l’accumulation du capital, de devenir, selon la définition de Marx, une partie de la classe capitaliste.
Marx relève dans Le Capital qu’avec le développement de la production capitaliste, un partage du travail se met en place au sein de la classe dominante. Les possesseurs de capitaux jouent un rôle moins direct dans l’organisation de la production et l’exploitation, et l’abandonnent à des gérants payés. Mais, dans la mesure où ces gérants restent des agents de l’accumulation capitaliste, ils restent des capitalistes. Le marxiste autrichien Hilferding a poussé plus loin l’analyse en divisant la classe capitaliste entre la masse des rentiers qui comptent que leurs actions leur rapporteront à un taux plus ou moins fixe, et les capitalistes « fondateurs » qui gagnent de la plus-value en rassemblant les capitaux dont ont besoin les grandes entreprises.29 Nous pouvons ajouter une distinction supplémentaire, entre ceux qui gèrent l'accumulation de capitaux individuels et ceux qui par l'Etat cherchent à promouvoir le développement des capitaux apparentés qui opèrent dans un Etat donné - que l’on pourrait appeler capitalistes d’Etat ou capitalistes politiques.
Bien sûr, beaucoup de capitalistes financiers sont aussi des capitalistes marchands et des capitalistes productifs. Beaucoup d'entrepreneurs détiennent aussi des actions. De même, ceux qui se consacrent à l’accumulation au niveau de l’Etat-nation viennent souvent des milieux industriels ou financiers et y retournent souvent par la suite.
C’est ainsi qu’en Grande-Bretagne, les directions des grandes entreprises ont attiré des individus qui ont d’abord fait carrière dans des entreprises nationalisées : dans deux cas bien connus, Adolf Robens et Richard Marsh se sont servis de leurs succès politiques dans le parti travailliste comme d’un marchepied vers la direction d’entreprises d’Etat puis sont partis dans le privé. En France, la carrière de Calvet, PDG de Peugeot, s’est déroulée à la fois dans le secteur public et dans le privé. Au Japon, il est normal que des gens qui ont fait carrière dans des agences publiques comme le puissant ministère du commerce extérieur et de l’industrie (MITI) deviennent ensuite PDG dans le secteur privé. En Italie, la direction des entreprises nationalisées, comme l’IRI et l’ENI, a longtemps été liée aux hiérarchies politiques des partis gouvernementaux, en particulier au plus grand d’entre eux, le parti démocrate-chrétien.
Rendant compte d’un célèbre scandale financier, un journaliste du Financial Times expliquait : « Pour trouver de l’argent en Italie il faut donner des garanties à une banque. Mais les banques sont soumises complètement à des personnalités politiques. Au début des années 80, près des trois-quarts du système bancaire italien étaient aux mains de l’Etat. Dans beaucoup de cas, les postes de direction sont soumis à des conditions d’appartenance politique, sont une rétribution du pouvoir. »30
Dans les années 60, « le parti démocrate-chrétien a accru son contrôle du système bancaire et de la myriade d’entreprises publiques ».31 Avec la formation de coalitions de centre-gauche, se sont déclenchées « des luttes intenses pour conquérir la direction du secteur public » entre les différents partis. « Les démocrates-chrétiens et les socialistes se sont divisés en factions en lutte les unes contre les autres comme contre la théorique opposition communiste. (...) Ces factions et cliques ont trouvé un nouveau terrain d’affrontement dans les banques et autres organismes d’Etat ».32 « Une nouvelle sorte de patrons apparaissait. Techniquement, ses membres représentaient l’entreprise et le secteur public ; mais en fait, ils se comportaient comme des piranhas financiers, agissant parfois pour leur compte, parfois pour leurs politiciens de patrons. Dans tous les cas en se servant de l’argent public. Le plus féroce de ces piranhas était Eugenio Lefis, président de l’ENI, groupe pétrolier d’Etat. Et c’est lui qui etait dérrière le plus dramatique exemple de cette politisation lorsque, en 1968, l’ENI prit secrètement le contrôle de Montedison, le plus gros groupe privé de chimie. »33
Des années auparavant, le premier patron de l’ENI, Enrico Mattei avait utilisé les fonds dont il avait la garde pour acheter des politiciens, au point qu’on le considérait comme l’homme le plus puissant d’Italie.34 Il n’a pas hésité d’ailleurs, avec des fonds en théorie publics à créer son propre journal, Il giorno.35
Aujourd’hui, on estime que l’ENI est le quatrième groupe industriel du monde hors des Etats-Unis.36
Les hommes politiques capitalistes ne doivent pas leur position privilégiée à la taille de leur portefeuille boursier. L’influence politique et l’entregent sont habituellement les clés de la réussite. Mais ils partagent avec les détenteurs d’actions et les patrons le souci de maintenir le niveau d’exploitation et d’accumulation. Comme le remarquait récemment le Financial Times, en France, « les patrons d’entreprises publiques sont nommés pour trois ans. En ce moment, la meilleure manière de faire renouveler votre contrat, quelles que soient vos amitiés politiques, est de faire des profits. »37 Ce faisant, les patrons publics se comportent comme n’importe quel capitaliste, comme des incarnations vivantes de l’accumulation sur le dos des travailleurs, comme n’importe quel entrepreneur ou actionnaire privé.
Nous comprenons maintenant le sens de l’idée de la « fusion de l’Etat et du capital » qui était si centrale dans les écrits de Lénine et Boukharine sur l’impérialisme. La logique du capitalisme conduit à une concentration et à une centralisation du capital, au remplacement d’un grand nombre de petits capitalistes par un petit nombre de grands capitalistes. Les grands groupes qui agissent dans un seul pays dépendent les uns des autres et de l’Etat, posant les bases d’une nouvelle intégration du capital industriel, financier, commercial autour de l’Etat. Chaque Etat devient le point nodal autour duquel les capitaux s'agglomèrent même lorsque leurs activités les amènent à se ramifier pour s’installer partout dans le monde.
Mais ce n’est pas tout. Les liens noués entre chaque Etat et quelques grands groupes commencent à faire disparaître les limites entre Etat et capital. Le capital utilise des pressions de plus en plus directes pour déterminer comment doit agir l’Etat (plutôt que d’attendre les pressions indirectes du marché) et la bureaucratie d’Etat se mêle de plus en plus de la gestion des grands groupes.
L’interpénétration entre les capitaux nationaux et l’Etat se manifeste dans une transformation de la compétition capitaliste elle-même. A l’intérieur des frontières, elle est de plus en plus régulée tandis que sur le plan international, la compétition se déroule au moins autant sur le plan militaire que sur celui du marché.
Cette nouvelle dimension de la compétition n’annule pas la dépendance du capital et de l’Etat à l’égard de l’exploitation et de l’accumulation. Acquérir les moyens de destruction nécessaires pour gagner une guerre dépend des mêmes mécanismes que l’acquisition des moyens de production nécessaires pour remporter la lutte pour les marchés : baisser les salaires au niveau du coût de reproduction de la force de travail, augmenter la productivité au niveau du reste du monde, et tendre à utiliser les surplus pour l’accumulation.
A cet égard, la seule différence entre la compétition militaire et la compétition économique est la forme que prend l’accumulation : soit c’est une accumulation de valeurs d’usage qui peuvent être utilisées pour produire de nouveaux biens, soit ce sont des valeurs d’usage que l’on peut gaspiller dans des guerres. Dans les deux cas, l’importance de ces valeurs est mesurée par ceux qui les contrôlent en les comparant avec les valeurs d’usage ailleurs dans le système, comparaison qui en fait des valeurs d’échange. Comme le soulignait Lénine : les périodes de compétition « pacifiques » ouvrent la voie à des périodes de guerre ouverte et les périodes de guerre ouverte préparent des périodes de compétition pacifique.38
Ainsi, même dans les périodes de « paix », les relations entre les blocs de capitaux ne dépendent pas seulement comme le croyait Marx dans Le capital des lois du marché. Dans les conditions d’une paix armée permanente, l’influence des différents Etats est déterminante pour assurer le succès des blocs de capitaux qui leur sont associés. Et cette influence dépend en dernière instance de leur capacité à accumuler de l’armement : c’est ce qui détermine leur capacité à bâtir des empires, obtenir la clientèle d’Etats, créer des alliances.
J’ai évoqué l’histoire de cette phase du capitalisme dans le livre Explaining the crisis et il est inutile d’y revenir ici.39 Il suffit de rappeler que la tendance à la fusion de l’Etat et de l’industrie – l'« impérialisme » de Lénine et Boukharine - a commencé à la fin du XIXe siècle. Mais cette tendance n'a atteint son plein développement que dans les années 1930, alors que les capitaux « privés » individuels semblaient incapables de sortir de la crise s'ils étaient laissés à eux-mêmes. Puis pendant quarante ans, le rôle de l’Etat a commencé à grandir d’une manière qui semblait irrésistible. Partout, le secteur étatisé grossissait : les industries de base, plus anciennes (charbon, acier, transport, production d'électricité), passaient sous le contrôle ou devenaient propriété de l’Etat et les secteurs de technologie avancée étaient subventionnés (et parfois nationalisés).
Bien sûr, c'est dans les capitalismes d'Etat bureaucratiques de l'URSS, d'Europe de l’Est, de Chine que le processus est allé le plus loin. Mais dans des pays aussi divers que le Japon, le Brésil, l’Argentine ou l’Italie, l’Etat a eu une énorme influence sur les activités des grandes entreprises, privées ou nationalisées, avec des individus qui passaient de la direction de ces entreprises à des responsabilités dans l’appareil d’Etat et vice-versa. Même dans le capitalisme américain, le plus libéral des capitalismes occidentaux, le rôle clé du secteur militaire a donné à l’Etat un énorme moyen d’action et les cabinets ministériels se sont peuplés de PDG des grandes firmes. Ce qui était bon pour General Motors était bon pour les Etats-Unis et quelqu'un comme Robert McNamara a pu passer de la direction de Ford à l’organisation des bombardements sur le Vietnam, puis essayer, à la tête de la banque mondiale, de créer des capitalismes prospères dans le Tiers-monde.
L’essor du capitalisme d’Etat s’est accompagnée d’un déclin du commerce international. Chaque bloc capitaliste national s’efforçait de subvenir au maximum de fonctions économiques et militaires dans la limite de ses frontières, et s’efforçait de bâtir des industries nationale métallurgique, chimique, automobile, électronique, navale, d’armement, aéronautique. Le commerce de produits manufacturés en proportion de la production mondiale était passé de 1,1 en 1900 à 1,2 en 1914. Mais il redescendit ensuite à 1,1 en 1920, 1 en 1930, avant de chuter à 0,7 en 1940 et 0,6 en 1950.40
Le commerce représentait 43,5 % du PNB britannique en 1914. Dans les années 50, il était descendu à 30,4 %. Et on note le même déclin pour d’autres pays : de 11,1 à 7,9 pour les Etats-Unis, de 29,8 à 18,8 pour le Japon, de 38,3 à 35,1 pour l’Allemagne, de 28,1 à 25 pour l’Italie.41 Il a atteint son point le plus bas quand toutes les grandes puissances, et beaucoup de plus petites, se sont engagées dans le capitalisme d’Etat militaire.
Le temps d’une génération, les échanges marchands et financiers entre capitalistes ont été subordonnés aux besoins de l’accumulation à l’intérieur des frontières nationales. Les transactions internationales étaient soumises à des négociations au niveau de l’Etat. L’Etat fournissait à chaque section nationale de capital :
une base géographique pour l’accumulation de moyens de production et de destruction (c’est-à-dire des réserves de main-d’œuvre compétente, des aides financières contre d’autres capitalistes, une protection contre la production étrangère, des matières premières à bon marché...),
une force armée pour le protéger des autres sections nationales de capital et ouvrir de nouveaux marchés,
une réglementation des relations commerciales internationales (à travers un système stable de lois) et la fourniture de monnaie échangeable contre d’autres monnaies,
une protection contre les dégâts que pourrait causer l’effondrement d’autres sections de capital avec lesquelles il était lié.
La conception de Mike Kidron est une théorisation de ce qui se passait à cette époque. Mais son côté abstrait ne permet pas de voir des éléments bien concrets de la réalité. Car le processus d’accumulation du capital continue même dans un monde de capitalismes d’Etat et peut parfois exercer des pressions contradictoires sur le complexe industriel d’Etat.
Même le capital qui est tourné essentiellement vers un développement national peut parfois accumuler plus vite s’il a accès à des fonds, à du capital-argent en dehors des frontières. Et certains capitaux d’Etat augmentent leurs taux d’accumulation s’ils peuvent investir en dehors du cadre national, en particulier si ça leur permet d’avoir un accès privilégié à certains marchés. Le fait que l’Etat serve de médiateur pour les flux de capitaux et de marchandises ne signifie pas que de tels flux n’existent pas.
Ainsi, même lorsque la fusion entre l’Etat et le capital est complète, les transformations nécessaires du capital d’une forme à une autre créent des groupes d’intérêts différents à l’intérieur de la classe capitaliste. Quant aux endroits où une fusion complète n’a jamais été possible, il y a des tendances contradictoires vers la fusion comme vers la fission. Les différents éléments du capital et de l’Etat sont liés mais poursuivent aussi leurs objectifs spécifiques.
Les pressions différentes de la compétition économique et de la compétition militaire produisent des combinaisons d’intérêts divergents et convergents. Ainsi, des sections de l’appareil d’Etat peuvent s’identifier avec l’accumulation d’armement et amener une partie du capital industriel à suivre les mêmes objectifs. D’autres sections de l’industrie peuvent trouver plus d’intérêt à une accumulation tournée vers la compétition sur les prix et essayer d’obtenir l’aide d’une partie de la bureaucratie d’Etat.
Le résultat, c’est que même au moment du plus grand développement du capitalisme d’Etat, la planification a surtout été un mythe. En réalité, une compétition permanente se déroulait entre différents groupes, chacun se servant de son influence politique pour faire son chemin. Il n’y aurait cependant jamais pu y avoir une rupture totale de l’unité nationale, puisque avoir accès à l’influence politique impliquait de mettre en avant un programme de défense des intérêts de la totalité du capital national. Les intérêts particuliers des différentes sections du capital et de l’Etat étaient liées par une dépendance à l’égard de l’accumulation nationale et du pouvoir d’Etat.
Le cadre de l’activité économique de la période du capitalisme d’Etat a commencé à changer pendant la forte croissance des années 1950 et 1960. Les échanges entre les capitalismes d’Etat se sont mis à augmenter et, ce faisant, ont posé les fondements d’une internationalisation de la production. Dans cette période, le commerce mondial progressait deux fois plus vite que la production à tel point que, dans les années 1970, le commerce de biens manufacturés était équivalent au volume de la production en 1900 (et 1930). En outre, le commerce mondial ne s’est pas contracté lors des récessions du milieu des années 1970 et du début des années 1980 comme il l’avait fait entre les deux guerres. En dépit d’une unique contraction à la fois du commerce mondial et de la production mondiale en 1982, le commerce a crû plus vite que la production au cours du reste des années 80.42Le rapport production-commerce est monté à 1,4 au milieu des années 8043 et le commerce mondial a augmenté de 40 % en six ans.44
Mais les chiffres bruts sous-estiment l’échelle de l’internationalisation pendant le boom et ensuite. Avant 1914, une part considérable du commerce et du montant des investissements se faisait entre les puissances coloniales et leurs colonies. Or, pendant les trente glorieuses, le commerce a crû surtout entre les grandes puissances elles-mêmes. Ainsi, 70 % du commerce anglais se faisaient avec des pays agricoles avant 1914 ; dans les années 1960, 70 % se faisaient avec les pays industrialisés.45
On remarque la même tendance en ce qui concerne l’investissement. Alors qu’en 1913, seulement 6 % de l’investissement anglais outre-mer se faisait dans « l’industrie et le commerce », en 1958-1961, 20 % des capitaux étaient investis dans l’industrie seule46. C’est de plus en plus entre les pays industrialisés que se développaient le commerce et les investissements pendant le grand boom. Et le phénomène s’est poursuivi dans les années 1980. Il y avait eu un courant de commerce et de capitaux en direction des NPI et de l’Europe de l’Est (en particulier la Pologne et la Hongrie) dans les années 1970. Dans les années 1980, ce courant s’est interrompu, hormis pour la poignée de pays sur les rives du Pacifique (Corée du sud, Taiwan, Thaïlande, Singapour, Hong-Kong). Pire, un flux de capital s’est même dirigé de l’Afrique et de l’Amérique latine vers les pays riches. Les riches monarchies pétrolières du Moyen-Orient elles-mêmes ont stagné dans cette période.
Les économies des pays riches ont connu un début d’intégration ainsi qu’avec les NPI du Pacifique. Ce qui se passait dans le reste de l’économie mondiale s’est mis à les concerner beaucoup moins. La forme de cette intégration est particulièrement importante. Il y avait toujours eu bien sur, des relations commerciales entre capitalismes nationaux, même dans les années 1930, lorsque le capitalisme d’Etat était au sommet de son développement. Il y avait aussi toujours eu des déplacements de capitaux par dessus les frontières, et l’incapacité des gouvernements nationaux à contrôler ces déplacements avait pesé dans la décision de développer des capitalismes d’Etat au début des années 1930. Par contre, l’organisation de la production par dessus les frontières avait été très rare. Jusqu’aux années 1950, elle s’était limitée à l’intégration d’industries extractives de pays du Tiers-monde (pétrole, huile de palme, cacao...) à des compagnies manufacturières en métropole.47
La croissance de l’industrie pendant les trente glorieuses a brisé ce modèle. La concentration de l’industrie par le biais de prises de contrôle et de fusions, souvent avec le soutien de l’Etat, a fait émerger dans certains pays des entreprises énormes capables de drainer des ressources pour l’innovation et l’investissement à une échelle jamais vue auparavant. Elles n’étaient pas seulement capables de dominer leur propre marché national mais aussi de se tailler de grosses parts du marché mondial, menaçant de chasser beaucoup de leurs concurrents. Ceux-ci, à leur tour, ne pouvaient espérer survivre que s’ils mobilisaient des ressources sur un plan international, s’ils devenaient des firmes multinationales non seulement pour le commerce, mais aussi pour la production.
Des firmes multinationales (ITT, Ford, Coca-cola...), il en existait avant la guerre. Mais elles ne reposaient pas en général sur une recherche et une production intégrées au plan international : ainsi, une filiale anglaise d’une firme automobile américaine pouvait développer et vendre ses propres modèles sans se soucier de Detroit. C’est ce qui a commencé à changer dans les années 1960 et 1970. Les entreprises qui prospéraient étaient celles qui avaient des stratégies internationales de développement, de production et de marketing. Dès les années 1950, IBM (soutenue par d’énormes commandes militaires américaines) pouvait dominer l’industrie mondiale de l’ordinateur. Boeing a commencé à envoyer au tapis les entreprises nationales rivales. Ford et General Motors ont commencé à parler au milieu des années 1970 de « voiture mondiale », au design unique et assemblée avec des composants fabriqués dans une dizaine de pays différents. La production pétrochimique ne s’est plus limitée au cadre d’un seul pays et a construit des oléoducs pour transporter les matières premières d’un pays à l’autre.
C’était le début d’une nouvelle étape de la production capitaliste, basée sur des entreprises multinationales. C’était la suite logique de l’étape précédente du capitalisme d’Etat. D’ailleurs, beaucoup d’entreprises très compétitives étaient des produits typiques de l’époque capitaliste d’Etat.
Une fois lancé, le processus d’internationalisation était impossible à arrêter. La pression des entreprises japonaises, dont les installations productives étaient encore sur une base nationale a poussé Ford et GM à parler de la « voiture mondiale » dans les années 70. La pression de l’américain Boeing a poussé les firmes aéronautiques à s’unir pour produire l'Airbus. La construction navale coréenne a obligé ses concurrents à fermer des sites et réduire leurs activités.
A la fin des années 80, rares étaient les industries qui n’avaient pas des stratégies internationales basées sur le rachat, l’alliance ou la fusion avec des entreprises d’un autre pays.
Dans l’automobile, les firmes japonaises se sont installées aux Etats-Unis, y produisant plus de voitures que la troisième entreprise automobile américaine, Chrysler. Renault a commencé à faire des acquisitions aux Etats-Unis, en commençant par American motors, le quatrième américain. Volvo a pris le contrôle de la division poids lourds de General motors. Ford et Volkswagen ont fusionné leur production au Brésil. Nissan a construit une usine au nord-est de l’Angleterre pour produire des centaines de milliers de voitures par an, alors que Honda rachetait 20 % de Rover. Dans le domaine des pneumatiques, Michelin est devenu le plus gros producteur mondial en prenant le contrôle de l’américain Uniroyal en 1988. L’italien Pirelli, sixième mondial, a tenté de s’emparer du quatrième l’allemand Continental.
Dans le domaine des machines-outils, l’américain Caterpilar et le japonais Konatsu, qui à eux deux font la moitié du marché mondial, ont tissé des alliances avec des entreprises plus petites, Konatsu reprenant Dresser, troisième américain, et Caterpillar signant un accord avec Mitsubishi.
GEC, en Angleterre, a fusionné sa production avec la filiale Alsthom de la CGE en France. La CGE a racheté les activités européennes de ITT il y a quelques années et signé un accord avec Fiat, chacun prenant une participation minoritaire dans l’autre, et de son côté GEC s’est allié à l’allemand Siemens pour acheter la firme d’électronique Plessey.
Les firmes américaines ont acquis des entreprises étrangères pour 10,9 milliards de dollars en 1985, 24,5 en 1986, 40,4 en 1987. La valeur des entreprises américaines possédées par les Japonais était de 9 milliards de dollars en 1987, les entreprises britanniques à peu près 24 milliards.48 Le total des achats français aux Etats-Unis est passé de 76 milliards de francs en 1988 à 108 en 1989.49 La vague d’achats s’est accompagnée d’une vague de joint-ventures et d’alliances internationales. Les années 1989-1990 ont vu « IBM avec Siemens, Texas instruments avec Kobe Stell et Hitachi, Motorola avec Toshiba, AT&T avec à la fois Mitsubishi Electric et Nec, Volvo avec Renault et peut être Mitsubishi motors, Pilkington’s avec Nippon Sheet Glass, Daimler Benz avec Pratt et Whitney et, le plus impressionnant de tout, la vague collaboration de Daimler Benz avec le groupe Mitsubishi. »50
Cette « multinationalisation » de la production ne s’est pas limitée aux pays développés. Elle a aussi affecté le Tiers-monde et les pays nouvellement industrialisés.
L’Argentine et le Brésil sont des exemples typiques. Les bases de leur industrie ont été posées dans les années 1940, 1950 et 1960, l’Etat investissant directement dans l’industrie lourde, surtout constituée d’entreprises publiques.51 Mais au début des années 1970, il est devenu évident pour les plus clairvoyants des industriels du secteur public comme du secteur privé qu’ils ne pourraient pas trouver les ressources, ni accéder aux technologies de pointe indispensables pour suivre l’évolution de la compétitivité mondiale, sans rompre avec les limites de l’économie nationale. Ils ont commencé à se tourner de plus en plus vers des multinationales étrangères pour obtenir des licences, des fonds, des accords de coproduction et à opérer dans d’autres pays.
Un processus similaire a été à l’œuvre au Mexique où l’Etat et le parti unique PRI ont longtemps joué le rôle principal. Au cours des deux dernières décennies, un grand nombre de filiales américaines se sont créées, tout près de la frontière avec les Etats-Unis. Une entreprise comme Alfa, le plus grand groupe industriel mexicain, avec 109 filiales fabriquant des composants automobiles, de la nourriture, des dérivés du pétrole, de l’acier, a signé une série d’accords avec des firmes étrangères. Son directeur financier explique : « les trois quarts de nos activité hors métallurgie se font dans le cadre de joint-ventures. Nous avons la culture des joint-ventures. ».
Cette évolution a conduit des gens de gauche à y voir du néo-colonialisme qui mettait en danger « l’indépendance nationale ». Mais dans le même temps, des entreprises mexicaines sont elles-mêmes devenues des multinationales. Ainsi, le fabricant de verre Vitro a acheté deux compagnies américaines et est devenu le premier fabricant de verre d’emballage, avec un marché partagé également entre le Mexique et les Etats-Unis.52
La même transition commence en Corée du sud. L’industrialisation, menée par l’Etat, a donné naissance à une industrie lourde contrôlée par une poignée de conglomérats ou Chaebol. Ceux-ci ont pu s’imposer sur un certain nombre de marchés importants comme l’acier ou la construction navale (domaine dans lequel la Corée a surpassé le Japon 25 ans après que celui-ci ait surpassé l’Angleterre). Mais au milieu des années 80, ils ressentirent le besoin de passer à une production de masse dans les domaines de l’automobile, de l’informatique, de la chimie. Ce pas ne pouvait être franchi qu’en passant à une échelle internationale. Hyundai vendit 10 % de son capital au japonais Mitsubishi et commença à discuter avec Ford de la fourniture de petites voitures pour le marché américain. Quant à Hyundai Electronics, il a installé une petite filiale dans la Silicon valley en Californie et a signé un accord (auquel s’opposait le gouvernement de Corée du Sud) pour assembler des ordinateurs IBM. Dans le même temps, dans la pétrochimie, Samsung et Hyundai s’embarquaient dans des investissements massifs en 1989-1990 destinés à approvisionner non seulement le marché sud-coréen mais aussi celui du bassin Pacifique tout entier, à faire face à la concurrence des entreprises rivales de Taiwan, Thaïlande, Singapour, Malaisie, et Indonésie.53
La multinationalisation, après les pays occidentaux, les PNI et le Tiers-monde touche maintenant l’Europe de l’Est. Comme je l’ai montré dans d’autres articles, les premiers liens entre l’ancien bloc de l’Est et l’occident ont été tissés à la fin des années 60.54 Vingt ans plus tard, le processus avait acquis une dynamique propre, et il a été l’un des facteurs qui ont amené la nomenklatura à réagir aux événements politiques de 1989 en rompant avec l’économie dirigée et à adopter le discours sur le « marché libre ». Dès 1990, il ne se passait pas un jour sans que l’on apprenne la signature d’alliances, de prises de contrôle ou d’accords de coopération entre entreprises de l’Est et de l’Ouest.
L’internationalisation financière est allée bien plus vite que l’internationalisation de la production. Il y a toujours eu des banques pour accorder des prêts à l’étranger. Mais cela s’est répandu de manière explosive dans les années 60. Les engagements financiers à l’étranger des banques d’Europe occidentale ont été multipliés par huit entre 1968 et 1974 ; entre 1965 et 1975, la dette totale des 74 pays les moins développés a triplé. Les crises des vingt dernières années n’ont pas arrêté le processus. Au cours des années 80, la dette des pays les moins développés a encore doublé. Les Etats-Unis sont passés du rang de nation créancière à celui de débiteur massif. En septembre 1985, le prêt total au système bancaire mondial était de 2 347 milliards de dollars.55 Le marché Eurobond a augmenté de 70 % pendant la seule année 1985, avec un total de 134 milliards de dollars.
Parallèlement à la croissance des échanges bancaires internationaux se sont développés d’énormes échanges de devises, ce qui a amené le total quotidien des échanges à 150 milliards de dollars en 1984, deux fois plus que cinq ans auparavant. Une telle expansion des échanges financiers internationaux a rendu de plus en plus vaines les tentatives des gouvernements de contrôler les systèmes bancaires nationaux. La vague de déréglementation des années 80 s’est répercutée sur les systèmes financiers et a encouragé de nouveaux flux internationaux. Ainsi, le Financial Times remarquait au milieu des années 80 : « Alors que la déréglementation et les progrès technologiques unifient le marché mondial des capitaux, les banquiers doivent mettre au point de nouvelles stratégies, qui, pour la plupart d’entre eux, consistent à établir une présence substantielle dans les grands centres financiers comme Londres, New-York, Tokyo, ainsi que dans certains centres secondaires. »56 En avril 1987, le même journal expliquait que « les propos visionnaires sur la « globalisation des marchés », et le fait qu’il faut travailler dans le cadre d’un seul marché mondial paraissent n’être que des paroles en l’air de grands banquiers. En fait, les marchés de capitaux se sont beaucoup plus liés les uns aux autres. La libéralisation a ouvert beaucoup de marchés domestiques à de nouveaux instruments et de nouveaux participants souvent étrangers. Les banques d’affaires ont souligné leur capacité à fournir des services globaux et fourni un gros effort pour se coordonner sur les marchés de Londres, Tokyo, New-York ou ailleurs. »57 Comme les prêts bancaires, les prises de participation se sont aussi internationalisées : « En réalité, personne ne peut dire à combien se montent les prises de participation à l’étranger. Ce qui est évident, cependant, c’est qu’elles augmentent. (...) A la fin de l’année dernière, les fonds de pension américains avaient investi 42 milliards de dollars à l’étranger, près de trois fois plus que deux ans auparavant. »
A la fin des années 80, ce sont les institutions financières japonaises qui sont allées le plus loin. Les achats sont passés de 2 milliards de dollars par an en 1982, à 60 en 1985 et 100 en 1989.58
L’internationalisation massive de la finance, du commerce et de la production s’est reflétée dans la propension qu’ont eue des idéologues bourgeois à parler comme si le système n’avait plus besoin d’Etats. « Mondialisation », « internationalisation » et « privatisation » étaient les termes à la mode. Ainsi, Business Week put proclamer l’ère de « l’entreprises apatride » : « Oubliez les multinationales, les géants d’aujourd’hui bondissent vraiment par-delà les limites ».59
Cependant, à y regarder de plus près, on se rend compte que c’est une vision très exagérée. Il y a certes une tendance à l’internationalisation mais la grande majorité des industries fonctionne toujours principalement à l’intérieur d’un Etat à partir duquel elles se ramifient à l’étranger. Les chiffres mêmes de Business Week le montrent. Le journal recense 47 entreprises qui appartiennent au « monde apatride de l’industrie ». Mais la majorité des parts de chacune sont aux mains de propriétaires à l’intérieur du pays d’origine, six seulement étant possédées à plus de 30 % par des étrangers. Aucune n’était possédée en majorité par des étrangers. De plus, seulement 14 avaient plus de la moitié de leurs avoirs à l’étranger, mais 7 sont basées dans des Etats européens relativement petits (Suisse et Hollande). La grande majorité des firmes japonaises, françaises, américaines, allemandes restent aux mains de propriétaires nationaux et concentre l’essentiel de ses avoirs dans un seul pays.
Il est plus significatif encore de voir ce que cherchent les compagnies dans ces alliances et fusions à l’étranger. A côté de la recherche de l'accès à de nouveaux marchés et à des ressources nécessaires pour suivre l’évolution technologique, on trouve la recherche d’accés à des lieux d’influence : influence sur des hommes d’affaires étrangers et sur des gouvernements étrangers.
Les comptes rendus de fusions et d’accords font toujours allusion à ce genre d’influence, directement ou indirectement. Ainsi par exemple, l’accord entre l’allemand Siemens et l’anglais ICL (avant son rachat par Fujitsu) était pour une large part motivé par le besoin d’accéder au marché de l’autre et aux contrats publics qui en constituent l’essentiel.60 Le nombre grandissant d’accords entre grands groupes européens se fonde sur l’hypothèse que les barrières nationales ne vont pas s’abaisser facilement. « La stratégie de ces nouvelles alliances est de posséder des installations dans les principaux marchés d’Europe au cas où l’Europe ne s’ouvrirait pas. Si par contre elle s’ouvrait, de telles alliances permettraient d’abaisser les coûts par une rationalisation. On admet généralement que les fournisseurs d’équipements peuvent dépenser jusqu’à 30 % de plus en protection de leur marché plutôt que dans une compétition ouverte. »61
Un éditorial du Financial Times se plaignait ainsi que le but d’une alliance entre le français CGE et l’américain ITT dans les télécommunications n’était pas « d’accélérer l’abaissement des barrières impénétrables qui séparent les marchés nationaux (...) mais de les contourner en s’assurant un accès direct aux clients d’ITT, en particulier pour les échanges de téléphones digitaux. Une fois bien retranché à l’abri du rempart des frontières nationales, il y a peu d’intérêt commercial à vouloir les abaisser. »62 L’alliance entre Fiat et la CGE a été en partie motivée par l’imbrication de leurs sphères d’influence.63 Chaque entreprise amène un marché qui dépend des commandes des gouvernements sur lesquels ils exercent une influence. Un des but de Fujitsu en s’emparant d’ICL, le fabricant d’ordinateurs anglais était « d’avoir accès à un réseau de clientèle au Royaume-uni, surtout dans le secteur public ».64 Quand le groupe de détergents allemand Benckiner a pris le contrôle de deux importants producteurs italiens de détergents il a dû « préparer le terrain en (...) parlant à des responsables politiques. ».
En 1990, une étude de la London Business Bchool se plaignait qu’en Europe, « peu de fusions avec des firmes étrangères sont motivées par la recherche d’économies d’échelle. A la différence de fusions purement nationales, la motivation dominante a été l’accès à de nouveaux marchés. »65 Une enquête sur les raisons de l’échec d’une fusion entre des banques hollandaises et belges a montré combien elle dépendait de la capacité à exercer une influence sur les relations Etat-affaires : « Il est extrêmement difficile pour une banque de s’installer sur un marché étranger. Toute banque qui essaie de le faire seule doit rompre des relations locales serrées et se faire un nom ayant suffisamment pignon sur rue pour que des gens lui confient certaines de leurs questions les plus personnelles. »66
En résumé, on peut dire que les relations Etat-capital ne disparaissent pas avec la multinationalisation. Les compagnies géantes ne rompent pas les liens avec l’Etat mais plutôt multiplient les Etats et les réseaux nationaux de capitaux auxquels elles sont liées. Le successeur du capitalisme d’Etat n’est pas le capitalisme sans Etat, (comme le laissent sous-entendre les expressions capitalisme « multinational » ou « transnational »67), mais bien plutôt un capitalisme dans lequel le capital compte autant qu’avant sur l’Etat tout en essayant de se lier à d’autres sections du capital elles-mêmes liées à d’autres Etats. L’expression trans-étatique paraît plus adaptée pour le désigner.
Mais il n’est pas commode d’arriver à cette forme de capitalisme. Bien des tentatives de compagnies liées à des Etats, à des « communautés d’affaires » nationales différentes, d’opérer des fusions, de passer des accords ont échoué. C’est arrivé à un certain nombre de fusions européennes des années 60 et 70 par exemple Hoesch-Hoogovens dans l’acier, Dunlop-Pirelli dans les pneumatiques, VFV-Fokker dans l’aéronautique et cela arrive encore fréquemment. C'est ce qui a fait écrire à The Economist en guise de mise en garde que « pendant que beaucoup d’entreprises passeront les prochaines années à réparer les dégâts causés par les prises de contrôle des années 80, le risque est grand que la fin du siècle soit consacrée à démêler les affaires de mariage aventuristes. »68 La London Business School relève que la plupart des fusions n’ont pas été les succès que l’on attendait.69
Les problèmes rencontrés par ces fusions sont souvent attribués aux cultures différentes qui imprègnent les entreprises voulant former un partenariat.70 Ce que cela signifie en réalité, c’est que des firmes qui grandissent dans des environnements différents développent des structures de management différentes et des manières différentes d’envisager les relations avec l’extérieur. Pour le dire dans les termes de l’analyse présentée précédemment, la structure interne du capital est différente selon qu’il grandit à l’intérieur d’un Etat capitaliste ou d’un autre. L’histoire d’un bloc de capital conditionne en partie son évolution future.
Les quatre fonctions que l’Etat a remplies pour le capital dans le passé continuent de jouer un rôle important :
garantir la formation de la main-d’œuvre,
protéger les marchés locaux,
réguler les relations commerciales avec d’autres blocs de capitaux et constituer des réserves de monnaie stable,
prendre des mesures pour protéger les entreprises de la faillite soudaine de gros fournisseurs ou clients.
et fournir une puissance militaire en tant que protecteur des intérêts en dernier ressort.
Ces fonctions ne s' « éteignent » absolument pas. En réalité, certaines deviennent plus importantes. L’existence de taux de change flottants entre les grandes monnaies signifie que la valeur qu’un gouvernement s’efforce de donner à sa propre monnaie peut avoir des effets énormes sur la compétitivité internationale de firmes qui opèrent à l’intérieur de ses frontières. Les dépenses décidées par le gouvernement jouent un rôle de plus en plus important en fournissant aux entreprises des marchés (télécommunications, routes, armement...). L’Etat, et les institutions semi-autonomes regroupées autour de lui (les banques nationales par exemple), restent le seul pouvoir capable de se porter garant de grandes compagnies qui sans lui feraient faillite en disloquant toute l’économie nationale. En témoigne la manière dont le président Bush a « sauvé » les caisses d'épargne américaines en y injectant 500 milliards de dollars.
Les entreprises qui ont des installations productives sont aussi très conscientes de son importance. Elles savent que pour continuer à faire des bénéfices, il leur faut obtenir de l’Etat qu’il manipule les taux de change comme elles le désirent, qu’il maintienne aussi bas que possible le coût de la main-d’œuvre et les taux d’intérêt, qu’il fournisse de gros contrats pour le secteur public, qu’il les protège de ce qu’elles appellent la concurrence « déloyale » de l’étranger. Elles sollicitent la présence de l’Etat pour défendre leurs intérêts non par nostalgie pour le passé, mais parce que c’est un impératif pour faire face à la concurrence internationale.
D’ailleurs, les choix des multinationales le montrent. Elles ne tournent pas le dos à l’Etat. Bien plutôt, en devenant des entreprises multinationales, il s’agit d’être capables d’étendre leur influence à d’autres Etats qui représentent d’importants marchés. Les firmes américaines ou japonaises investissent en Europe occidentale pour être capables de « sauter » les frontières nationales et pour pouvoir influencer la politique de ces Etats (et de la CEE) de l’intérieur. De là, le spectacle de firmes américaines comme Ford et General Motors qui essaient d’obtenir des gouvernements européens des mesures pour limiter les importations de voitures japonaises. De là aussi le spectacle de constructeurs automobiles japonais négociant des aides de l’Etat britannique pour installer des chaînes de montage.
Un exemple frappant est fourni par le conglomérat anglo-turc Polly Peck, une petite multinationale qui a connu une énorme croissance grâce à la déréglementation et à l’internationalisation des années 80. Lorsqu’elle fut au bord de la faillite en octobre 1990, le gouvernement britannique fit pression sur le gouvernement turc pour sauver l’entreprise : « une lettre très ferme du gouvernement anglais envoyée en Turquie samedi dernier avertissait que PPI était au bord du dépôt de bilan à moins que le gouvernement turc trouve 100 millions de livres sterling d’argent de sauvetage sous 48 heures ».71 Quand le président de la firme, Asil Nadir, fut arrêté par la police anglaise, « lors de son intervention à la télévision turque, le premier ministre turc a déclaré qu'« apparemment ils essaient de le faire tomber », ce qui va certainement provoquer des tensions diplomatiques entre Londres et Ankara. »72
Nadir s’était construit une base à l’intérieur des réseaux capitalistes d’Etat en Turquie, ce qui lui a permis de bénéficier de soutien dans ce moment difficile. Mais il n’avait pas du tout réussi à se construire une base du même genre dans l’Etat et la classe dominante britanniques, ce « ils » dont se plaignait le premier ministre turc. « Ils » l’ont abandonné à son sort. Rarement l’interdépendance du capital multinational et de l’Etat a été si clairement soulignée.
La dépendance du capital par rapport à l’Etat national est confirmée par le comportement du capital argent dans la crise. Historiquement, comme nous l’avons vu, le capital argent a été moins profondément enraciné dans l’Etat national que le capital productif. En outre, pendant la croissance des années 80, il semblait évoluer très rapidement vers la mondialisation. Cependant, la crise financière d’octobre 1987, le krach boursier, et le choc de la récession de 1989 lui ont rappelé très fortement son besoin de l’Etat.
L’intervention de l’Etat, en particulier aux Etats-Unis où l’Etat a injecté des dizaines de milliards de dollars dans le système financier, a été décisive pour empêcher la crise financière de se transformer en une crise de tout le système. De plus, les capitalistes spéculateurs ont réagi à la crise en revenant précipitamment à la sécurité relative de leurs marchés nationaux : « Lors d’une crise, l’instinct de survie pousse à retourner chez soi. Beaucoup de fonds qui ont investi à l’étranger, par exemple les fonds de pension américains, semblent avoir été prêts à se défaire plus volontiers de leurs actions étrangères récemment acquises plutôt que de leurs investissements nationaux. »73
Il y a eu une accentuation de cette tendance avec le début de la crise trois ans plus tard : « Chase Manhattan, Citibank, Bank of America, Chemical se sont retirées récemment des marchés étrangers. La mondialisation qui était un cri de ralliement est devenu un mot tabou. Les banques britanniques par exemple, ont perdu tout appétit d’expansion internationale agressive, la moindre raison n’étant pas que leurs marges de profits domestiques sont deux fois plus fortes qu'à l'étranger. Seules les banques européennes continentales poursuivent leur conquête de marchés étrangers sur une grande échelle. Mais Deutsche Bank, une des plus actives, marque une pause. Son PDG affirme : « Je pense que nous en avons assez à digérer pour le moment. » »74
Même les capitaux japonais, qui continuaient à se déverser à l’étranger après 1987 ont pris le même chemin à l’automne 1990. « Les banquiers japonais de Londres, où les banques nippones réalisent leurs plus grosses opérations à l’étranger, affirment que la croissance de leurs actifs va tomber en dessous de 10 %, avec un plus grand souci de rentabilité. »75 Un approfondissement de la crise, avertissait un commentateur « encouragerait les institutions à réaliser si possible leurs avoirs à l’étranger et à ramener l’argent pour gonfler les bilans ».76
Dans de telles circonstances, il n’est pas étonnant que loin de voir disparaître les Etats, on assiste aujourd’hui, dans le domaine de la réglementation de l’économie internationale, à des négociations prolongées et difficiles entre Etats (cf la succession des sommets économiques du G7, et les débats prolongés de l’Uruguay Round sur la restriction du commerce).
Les éminents idéologues du capitalisme peuvent prêcher en faveur du commerce libre et souhaiter la fin des « ingérences » de l’Etat dans les marchés internationaux. Mais les membres de la classe qu’ils représentent ne sont pas nécessairement d’accord, même s’ils sont de plus en plus impliqués dans des opérations multinationales.
Ainsi, par exemple, fin 1990, trois gros constructeurs automobiles européens, qui tous trois opèrent sur une base de plus en plus internationale, ont réclamé des mesures de limitation des importations japonaises. Une partie du monde des affaires français a pu se joindre au choeur des pleureuses qui se désolait de la « dévaluation irréaliste du dollar »77, « certains contractants britanniques de la défense » pouvaient exprimer des craintes que la nomination d'un australien avec « des contacts bien établis dans l'industrie d'armements américaine » pour diriger les commandes d'armements britanniques entraînerait une « compétition plus rude ».78 Ainsi, quatre dirigeants de banque ont pu avertir la Banque d’Angleterre que « le rôle croissant des banques étrangères à Londres rendrait plus difficile qu’au début des années 90 les éventuelles opérations de sauvetage ».79
Le fait que les plus grands capitalistes comptent en permanence sur l’Etat signifie qu’ils ont des intérêts convergents et divergents avec la bureaucratie d’Etat. Et celle-ci a ses propres intérêts à promouvoir le développement d’une intégration nationale de capitaux. Ainsi, par exemple, quand le Pentagone a cherché à la fin des années 80 à ressusciter une industrie nationale des puces électroniques (qui avait été démolie par la concurrence japonaise) son objectif proclamé était de préserver l’indépendance nationale en matière militaire.80 Et cet objectif répondait aux désirs de certaines sections de l’industrie. « Beaucoup de nouveaux fabricants de puces reconnaissent le besoin de changer fondamentalement les relations entre l’industrie et le gouvernement ». « Le laisser-faire, le libre échange marchaient bien au XIXe et au début du XXe siècle parce que nous vivions dans une économie isolée du reste du monde. Mais dans l’économie globale d’aujourd’hui, une vision globale est nécessaire », selon le PDG de Cirus Logic. « Il faut que quelqu’un ait une stratégie industrielle pour ce pays » dit celui de LSI.81 En Angleterre, « British Aerospace est revenue au secteur privé en 1981 et 1985. Mais le cordon ombilical qui liait BAe au secteur public n’a jamais été vraiment rompu. L’essentiel de l’activité de BA se fait dans l’armement. (...) Les ventes à l’étranger sont inextricablement liées à la politique du gouvernement. Sur un chiffre d’affaires de 5,6 milliards de livres sterling en 1988, on peut supposer que seulement 1 milliard est généré indépendamment du gouvernement ».82
British Aerospace est une entreprise qui aspire de plus en plus à jouer un rôle international, mais ce ne sera pas possible si elle ne garde pas des liens étroits avec l’Etat britannique. C’est tout aussi vrai dans beaucoup de pays du sud de l’Europe où des entreprises dirigées par des capitalistes politiques (les grandes entreprises nationalisées en France ou les diverses filiales de l’IRI et de l’ENI en Italie) continuent de compter sur le soutien de la bureaucratie d’Etat pour les aider à dominer de vastes secteurs de l’économie nationale tout en se ramifiant pour prendre le contrôle de firmes dans d’autres pays.
Le début de la récession pendant l’hiver 1990-1991 a montré que même une multinationale aussi soumise à l’idéologie du marché libre que le groupe de presse de Rupert Murdoch continuait à dépendre de l’Etat ou plutôt dans ce cas, de trois Etats. Il a exercé une pression politique directe sur les gouvernements australien, britannique et américain pour faire disparaître divers règlements considérés comme des obstacles à ses tentatives de rationaliser ses opérations et de se débarrasser d’une partie de sa dette.83 Incontestablement, son influence politique a aussi été utilisée pour convaincre au moins quelques unes des 150 banques créditrices d’accepter une restructuration de la dette de 7 milliards de dollars. En même temps, cependant, le fait que le réseau de créditeurs ne soit pas basé dans un seul Etat a aggravé ses problèmes. Comme l’écrivait le Financial Times : « La diversité géographique des prêteurs a ajouté aux problèmes. Cela signifiait qu’à la différence d’autres restructurations, il n’y aurait pas une autorité unique pour encourager les banques à se joindre à l’accord. Dans les restructurations récentes, pour le groupe Laura Ashley de prêt-à-porter et le groupe de loisirs Brent Walker, l’intervention de la banque d’Angleterre a été importante pour garantir l’accord. »84 Le capitalisme trans-étatique ne nie pas simplement le capitalisme d’Etat. Il le préserve aussi et le porte à un niveau plus élevé de développement. C’est une transformation dialectique du capitalisme d’Etat, et non sa disparition. Une telle transformation n’est pas facile à réaliser. Et elle peut rendre la vie très difficile à la classe dominante. Le processus de changement la tire dans des sens contradictoires.
Comment la question des privatisations se est-elle liée aux changements plus généraux du système ? Dans les années 80, dans beaucoup de pays, un tournant décisif vers la privatisation a été pris, renversant la tendance précédente à un renforcement du secteur étatisé de l’industrie. Ce sont maintenant les pays du Tiers-monde et les ex-pays d’économie planifiée d’Europe de l’Est qui suivent cet exemple.
Une partie de la droite s’est bien sûr toujours identifiée à une vue idéalisée du capitalisme, basée sur la lecture d’Adam Smith. Elle revendique une diminution des interventions de l’Etat dans l’industrie. Leurs idées imprègnent parfois les programmes des principaux courants conservateurs et cela a conduit à la privatisation de secteurs mineurs. Mais, depuis un demi-siècle, du début des années 30 au milieu des années 70, ils nageaient contre le courant du développement capitaliste. Soudain, il y a une quinzaine d’années, leurs idées ont commencé à être mises en œuvre par les gouvernements, non seulement par les conservateurs mais aussi par la gauche, dans des pays comme l’Espagne, l’Australie ou la Nouvelle-Zélande.
Cette soudaine mise en application de projets de la droite traditionnelle a entraîné un important désarroi de la gauche réformiste. La revendication d’un puissant secteur étatisé était un trait caractéristique de la social-démocratie comme du stalinisme. Cela impliquait non seulement de considérer comme allant de soi que les pays de l’Est étaient, fût-ce d’une manière déformée, des pays socialistes, mais aussi de s’identifier avec les secteurs étatisés dans les pays occidentaux ou du Tiers-monde. Le développement du secteur d’Etat à l’intérieur du capitalisme a rendu plus facile de prétendre qu’il pouvait être pacifiquement transformé en un système rationnel, planifié. Le développement des privatisations est alors vécu par la gauche comme par la droite, à l’Est comme à l’Ouest, comme une série de défaites pour le socialisme et les travailleurs et la dénationalisation de l’industrie comme le signe de la contre-révolution.
Mais, si l’on rejette toute identification naïve du capitalisme avec la propriété privée et du socialisme avec la propriété d’Etat, il faut chercher ailleurs l’explication de ce qui se passe. Il faut la chercher dans la perte de confiance de ceux qui dirigent les économies nationales dans la capacité de l’Etat à prévenir les crises. La profonde récession du milieu des années 70 a soudain donné une nouvelle respectabilité à des idéologues de droite marginaux comme Hayek ou Friedman, qui s’accrochaient aux vieilles idées du marché libre. La dénationalisation correspondait à leur revendication générale d’un Etat qui n’étrangle plus l’entreprise. Cette revendication a trouvé un large écho auprès des partisans du système car elle leur fournissait un réformisme inversé : elle promettait une solution magique à la crise sans toucher à la classe dominante.
De même, des sections de la Nomenklatura en Europe de l’Est ont été attirées par l’idéologie du marché et de la privatisation. Des dirigeants comme Boris Eltsine se sont rendu compte qu’ils pouvaient séduire à la fois les directeurs et les travailleurs en rejetant la faute de la crise non sur la hiérarchie de l’encadrement des entreprises mais sur le fait que la propriété avait été aux mains de l’Etat et non de particuliers.
Cependant, la privatisation laisse le pouvoir effectif dans les mêmes mains qu’avant. Ainsi, le ministre tchèque des privatisations, Dušan Tříska, expliquait récemment : « Les gagnants seront les mêmes que ceux qui ont gagné sous l’ancien régime (...) Les directeurs des anciennes compagnies d’Etat, les changeurs de devises illégaux, et d'autres agents (...) Nous devons être aveugles devant cette injustice. ».85
Une fois réalisée, la privatisation remplit une autre fonction idéologique importante pour l’ensemble de la classe dominante. Tant que la propriété du capital est centralisée au niveau de l’Etat, les demandes de tous ceux qui souffrent à cause du système convergent vers lui. La privatisation aide les gouvernements à se défausser sur les forces anonymes du marché de leurs responsabilités dans les souffrances causées par la crise. Gavril Popov le disait clairement dans un article paru à l’été 1990 : « Si nous ne pouvons pas rapidement privatiser, nous serons bientôt attaqués par des vagues de travailleurs en lutte pour leurs intérêts. Cela pourrait briser les forces de la perestroïka et remettre en question son avenir. Il faut accélérer les changements de formes de propriété. »86 Les justifications de la privatisation dans les PNI fournissent une autre variante du même thème. La propriété d’Etat crée soi-disant des obstacles importants à la restructuration et à la rationalisation de l’industrie, l’Etat étant en effet soumis à des pressions des travailleurs et de sa propre bureaucratie qui veut conserver ses postes. En privatisant l’industrie, l’Etat peut se retirer en expliquant qu’il ne fait que se conformer aux besoins de la concurrence.
Ainsi, après la privatisation de la compagnie nationale d’électricité de Côte d’Ivoire, le premier ministre, Alassane Ouattara, expliquait : « On ne peut pas restructurer sans faire mal à des gens. (...) Il nous faut trouver les moyens de relancer la croissance et de rendre notre économie plus compétitive. Nous allons privatiser tous les secteurs de l’économie. »87 Cette évolution a été perçue avec enthousiasme par la communauté internationale : « La compagnie était considérée comme l’une des compagnies nationalisées les plus inefficaces, avec une main-d’œuvre pléthorique, des tarifs exorbitants et la réputation de fournir de fournir de lucratives sinécures à l’élite politique. »88 Cependant, un autre type d’argument est directement lié à l’internationalisation du système. Selon cet argument, il ne peut pas y avoir véritablement de système capitaliste international si de larges sections du système restent aux mains des Etats nationaux. Il s’agit de le remplacer par une classe internationale d’actionnaires.
Il ne faudrait pas déduire de tout ceci cependant, que le processus de privatisation se fait sans hésitation et que s’y opposer est toujours un signe d’opposition au capitalisme en tant que tel. Le capitalisme d’Etat reste bien établi dans de grands pays occidentaux comme l’Italie, la France, l’Autriche, et les capitalistes d’Etat luttent durement pour défendre leurs plates-bandes contre les empiétements des capitalistes privés. Dans l’ensemble de la Communauté européenne, dans les années 80, « les petits groupes sidérurgiques privés ont été chassés du marché par de plus grands groupes soutenus par d’importantes subventions publiques. Aucun indice ne semble indiquer que l’Etat veuille se retirer de la plupart des firmes sidérurgiques d’Europe. ».89
En France, « la plupart des postes de direction au gouvernement, dans l’industrie ou dans la finance, sont toujours aux mains d’une petite élite technocratique soudée, éduquée dans le respect de la tradition, qui reste fermement cramponnée aux centres de décision ».90 En Autriche, « le gouvernement a vendu des parts de beaucoup d’entreprises, notamment Austrian Airlines, de services publics et la compagnie pétrolière OeMV. Mais il en conserve la majorité. »91
Les capitalistes d’Etat ont souvent été en mesure de compter sur leurs Etats pour se protéger de la privatisation. « La décision récente de Leon Brittan de contrôler plus étroitement les industries possédées par l’Etat a mis en colère l’Italie [dont le gouvernement est contrôlé par le parti conservateur Chrétien-Démocrate - CH] et d’autres pays qui trouvent qu’il abuse de son pouvoir. »92 La résistance de secteurs capitalistes d’Etat puissamment établis peut conduire à des anomalies comme celle d’INMOS. A l’origine, cette entreprise a été fondée dans les années 70 par un gouvernement travailliste pour mettre en place une industrie nationale des puces électroniques. Elle a été privatisée par la droite dans les années 80. Puis en 1989, elle a été acquise par le groupe franco-italien SGS-Thomson. Mais : « les actionnaires majoritaires de SGS-Thomson sont Thomson CSF, la firme électronique française et le holding italien IRI/Finmecanica. Toutes les deux sont des entreprises publiques. La volonté du gouvernement anglais de trouver un acheteur privé a conduit finalement à renationaliser INMOS ».93
Le gouvernement britannique prépare par conséquent « une législation pour empêcher des entreprises étrangères contrôlées par l’Etat de s’emparer d’entreprises nationales » ce qui entraîne « la nationalisation par un moyen détourné ».94 Ce n’est pas seulement dans les vieux secteurs solidement établis que le capitalisme d’Etat joue un rôle vital dans le capitalisme moderne. Il est central pour le système dans son ensemble, en particulier pendant une période de crise globale.
La réaction de l’Etat américain à la brutale insolvabilité des caisses d'épargne américaines l’a d’ailleurs bien montré. Plutôt que d’affronter la catastrophe politique et économique qu’aurait représenté la perte de leurs économies par des millions de personnes, l’Etat a pris à sa charge la faillite de ces institutions. Pour cela, des immeubles de bureaux, des golfs, des country clubs, des centres commerciaux, des hôtels sont devenus propriété de l’Etat, même si l’objectif était de les revendre. Certains estiment que le coût pourrait approcher les 500 milliards de dollars.95 Nicolas Brady, le secrétaire d’Etat au Trésor a noté que la Resolution Trust Corporation chargée de gérer les fonds de secours « était déjà plus grosse que toutes les banques américaines à une exception prés (...) On a vu la croissance d'une entreprise énorme dans un laps de temps très court ».96
Quand, fin 1990, début 1991 une crise identique à celle qui avait frappé les caisses d’épargne pouvait frapper aussi les banques, les commentateurs considéraient comme allant de soi que l’Etat allait intervenir de nouveau, comme il le fit quand la Bank of New England fit faillite.97
Les gouvernements ne peuvent pas simplement privatiser des entreprises nationalisées qui perdent de l’argent. Même le gouvernement Thatcher a dû laisser aux mains de l’Etat des entreprises non rentables, jusqu’à ce qu’il ait réussi à mener à bien des fermetures et des réductions d’effectifs à une échelle telle que ça les rende attractives pour le capital privé. C’est ainsi que la vitesse des privatisations a toujours été bien plus lente que ne l’exigeait l’idéologie des privatiseurs : il a fallu 11 ans au gouvernement Thatcher pour privatiser 10 % de l’économie britannique.
La privatisation est souvent un masque utilisé par les classes dominantes qui veulent augmenter le niveau d’exploitation et qui sont dans une situation difficile lorsqu’elles passent d’opérations sur un plan national à des opérations internationales. Mais ce n’est pas une raison pour les révolutionnaires pour s’y opposer en se liant aux vieux capitalistes, en particulier lorsqu’ils conservent d’importantes responsabilités. Au contraire, il nous faut leur opposer la véritable propriété sociale.
J’ai essayé dans de précédents articles de situer les crises dans les Etats de l’Est en termes de développements mondiaux.98 Il suffit ici de rappeler que la crise des pays de l’Est fait partie d’une crise générale des relations entre l’Etat et le capital, à l’heure où le capital agit de plus en plus par delà les frontières nationales. Mais la crise à l’Est est beaucoup plus aiguë pour deux raisons : d’abord parce que la restructuration y a commencé dix ou quinze ans après qu’une restructuration similaire ait commencé à l’Ouest ; ensuite parce que l’industrie et l’Etat étaient beaucoup plus intégrés qu’à l’Ouest, ce qui augmentait les risques de désordres politiques.
Même si les difficultés y sont beaucoup plus grandes cela ne signifie pas qu’il n’y ait rien à apprendre de l’Ouest ou du Tiers-monde pour comprendre comment l’Europe de l’Est va se restructurer ou les profondes contradictions internes du processus.
La principale contradiction réside entre d’une part la nécessité de dépasser les limites de l’Etat national (de restructurer pour faire face à la compétition mondiale) et la dépendance permanente de tout processus capitaliste de production et d’exploitation de l’Etat national.
Les idéologues de la restructuration à l’Est parlent toujours comme si les entreprises qui marchent à l’Ouest étaient celles qui avaient rompu tout lien avec l’Etat. Ils puisent leur inspiration chez les partisans du marché libre les plus radicaux d’occident, dans des groupes comme l’Institut Adam Smith ou les économistes de Harvard qui ont d’abord conseillé les gouvernements du Chili et de Bolivie puis celui de Pologne. Mais cette idéologie ne correspond pas du tout à la réalité pratique du capitalisme moderne à l’Ouest ou dans le Tiers-monde et ne peut pas y correspondre. Les années 80, décennie qu’on associe aux privatisations, a été en fait une décennie pendant laquelle les dépenses de l’Etat ont augmenté sur le plan international. « Les chiffres de l’OCDE montrent que dans le G7, seules l’Allemagne et la Grande-Bretagne ont réussi à réduire les dépenses de gouvernement en pourcentage du PNB entre 1979 et 1989.Dans l’ensemble de l’OCDE, le pourcentage des dépenses gouvernementales est passé de 37,2 % du PNB à 39,8 %. »99
En outre des signes montrent que les années 90 ont commencé par une débauche de dépenses, le déficit budgétaire du G7 grimpant de 1,8 à 3 % en 1989 et continuant à grimper avec le sauvetage des caisses d'épargne américaines, l’unification allemande et une augmentation des dépenses publiques en Grande-Bretagne.100
Ce n’est pas un hasard. La taille même des entreprises capitalistes à l’intérieur d’un pays signifie que si l’une d’entre elles est menacée de faillite, l’Etat est obligé d’intervenir avant que leur effondrement provoque une catastrophe en chaîne. Nulle part, ni en occident ni dans le Tiers-monde, l’Etat n’a voulu simplement se retirer et assister à la destruction d’une partie de la production nationale dans l’espoir que cela relancerait l’accumulation pour le reste de l’économie. L’Etat ou les banques centrales liées à l’Etat considèrent de leur devoir de lancer des opérations de secours pour éviter de telles catastrophes.
Si ceci est vrai à l’ouest, une privatisation totale est impossible en Europe de l’Est. L’Etat va devoir prendre en charge la plupart des entreprises non rentables, pour le moment du moins, ne serait-ce que parce qu’il n’y a pas d’acquéreurs étrangers pour celles-ci. Le ministre tchèque des privatisations, Dušan Tříska, a d’ailleurs reconnu « qu’il ne s’attendait pas à un afflux d’investisseurs potentiels, tchécoslovaques ou étrangers, un nombre important d’entreprises ayant peu de chances de survie. »101
En définitive, même les gouvernements les plus attachés à la privatisation n’ont pu aller aussi vite qu’ils le voulaient. Le premier gouvernement polonais post-stalinien n’a pu privatiser que moins de 20 % de l’industrie en un an. Vers la fin 1991, une série de grosses entreprises sélectionnées ont été privatisées. Les médias ont lancé une vigoureuse campagne de publicité mais « des semaines après, les parts n’avaient pas été vendues (...) Les entreprises choisies étaient honnêtes quant à leurs perspectives. Kable a annoncé s’attendre à une chute des bénéfices cette année et Krosno a avoué que la limitation des livraisons de gaz d’Union soviétique laissait craindre une interruption de la production. »102
Pendant ce temps, « en dehors de l’explosion du nombre de commerces, sex-shops, changeurs, vendeurs ambulants, le nombre de petites entreprises dans la production a décliné puisqu’il y a plus de faillites que de créations. »103 La privatisation est allée beaucoup plus vite en Allemagne de l’Est parceque l’Etat allemand pensait que ses investissements massifs pourraient empêcher un effondrement complet de l’économie, alors que les firmes les moins rentables, impossibles à vendre, faisaient faillite. Mais en réalité, le gouvernement a été obligé de limiter ses prétentions face à la possibilité de voir fermer la moitié des industries de l’Est.
Tout ceci signifie qu’on ne va pas vraisemblablement, dans les anciens pays « communistes », vers une privatisation totale mais qu’on va voir perdurer un gros secteur d’Etat, constitué d’entreprises non rentables, à côté de petites entreprises de commerce de détail, dont les propriétaires privés sont souvent les directeurs des entreprises publiques.104
Les notions anti-interventionnistes, dérégulationnistes, du type « retour à Adam Smith » de ces vingt dernières années sont l’expression idéologique de l'expansion des unités opérationnelles de capital au-delà des limites de l'Etat national. Si elles pouvaient être mises en œuvre, elles mèneraient à un « capitalisme sauvage » sans Etat. Mais cette idéologie ne peut jamais faire plus que partiellement correspondre à la pratique de ceux qui gèrent certaines parties du système. Le capitalisme a besoin des Etats, pour maintenir des monopoles locaux de l’usage de la violence et empêcher que certains capitalistes utilisent une violence de type mafieux, imposer des règles qui empêchent certains capitalistes d'en escroquer d'autres, organiser le marché du travail et empêcher que les récessions tournent à la catastrophe. Plus grande est la peur de la crise, plus grand est le besoin d’Etat. Et cependant, l’échelle internationale à laquelle travaillent les capitalistes signifie qu’ils échappent en permanence à toute possibilité de contrôle par les Etats.
Ceci explique l’émergence d’un second courant idéologique aux côtés du précédent, qui s’y mêle parfois mais qui est le plus souvent en complet antagonisme avec lui. Ce courant prône la création de blocs régionaux d’Etats ou même d’Etats régionaux. L’appui donné à l’unité économique et politique européenne en est l’exemple le plus remarquable. D’autres idéologues prônent le renforcement d’un bloc américain ou d’un bloc Pacifique (sous hégémonie japonaise).
La tendance à la création de super-Etats régionaux paraît souvent une marche irrésistible. Déjà, en 1962, Mike Kidron, rédacteur en chef de International Socialism voyait ainsi la construction européenne.105 Mais, en fait, la création d’un capitalisme européen unifié, ce qui est différent d’un marché commun où les capitaux nationaux sont en compétition, a été un processus très lent.
Bien sur, l’internationalisation du capital a obligé les entreprises à fusionner en plus grosses unités mais, jusqu’à une date récente, cela n’a pas nécessairement signifié la fusion en unités trans-européennes. En fait, dans les années 60 et 70, la tendance était à la concentration à l’intérieur des frontières nationales, avec l’aide des Etats. Entre 1961 et 1969, il y a eu 1896 fusions importantes entre des entreprises d’un même pays contre seulement 257 entre entreprises de différents pays de la communauté européenne106. Comme le montrait une étude de 1970 « les économies européennes n’ont pas été intégrées dans un groupe unique, l’économie allemande en particulier. Celles des entreprises allemandes qui avaient des liens internationaux avaient des liens forts avec un petit nombre d’entreprises hollandaises. »107
La restructuration des années 70 a donné une nouvelle impulsion pour des fusions internationales. Mais il s’agissait autant de fusions entre des firmes européennes et des firmes américaines qu’entre firmes de la communauté. Ainsi, les multinationales qui géraient par dessus les frontières européennes étaient principalement des entreprises américaines dans des secteurs clés comme l’automobile (Ford et GM), le pétrole, l’informatique (IBM). Pendant ce temps, la plupart des premières fusions trans-européennes ont échoué.
Au milieu des années 80, cela a commencé à changer lentement. Pendant les années 1982 à 1984 il y eut 67 acquisitions et fusions importantes à l’intérieur de la Communauté contre 45 à l’extérieur de l’Europe mais c’étaient encore bien inférieur aux 160 accords nationaux.108 En 1987 et 1988, le nombre d’accords inter-européens était encore à peine supérieur aux accords avec l’extérieur et représentait encore les trois quarts des accords nationaux. Ce n’est qu’en 1988-1989 qu’il y eut un peu plus d’accords européens que nationaux.109 Et la plupart des liens n’étaient pas établis entre plusieurs pays mais bilatéraux, entre des firmes de pays voisins : notamment entre la France et la Belgique, et entre l'Allemagne et les Pays-Bas.110 En même temps, les liens avec des firmes non européennes restaient importants dans certaines branches. La fusion entre le britannique ICC et le japonais Fuji, le resserrement de la coopération entre Rover et Honda, et les achats extravagants de firmes américaines par des firmes françaises.
Ainsi, il n’y a pas seulement une tendance à la concentration du capital. Il y a plutôt interaction entre trois tendances : tendance à créer des entreprises plus grosses sur une base nationale ; tendance à créer des firmes européennes, à tisser des liens de partenariat ; tendance à lier et fusionner des firmes nationales européennes avec des entreprises du Pacifique ou d’Amérique du nord.111 Pour ajouter à la complexité, une grande entreprise établie sur une base nationale peut très bien être alliée dans un secteur de production avec une firme européenne et dans un autre secteur avec une entreprise japonaise ou américaine.
La complexité économique s’accompagne d’une complexité politique. Chaque firme fait pression sur l’Etat pour adopter des politiques qui correspondent à sa propre approche des fusions et alliances. Aux trois types de concentration du capital correspondent trois politiques différentes pour l’Etat capitaliste : entre une politique qui favorise la consolidation de blocs nationaux de capitaux, celle qui cherche à former un bloc européen de capital, et celle qui poursuit l’idéal d’un monde où la compétition entre multinationales se ferait sans l’obstacle des frontières. D’où la complexité des arguments politiques sur l’Europe. Il y a ceux qui rejettent la construction européenne afin de défendre ce qu’ils considèrent comme les intérêts des capitalistes nationaux, ceux qui la rejettent comme un obstacle à une véritable internationalisation du système, ceux qui la soutiennent comme le premier pas vers la création d’un capitalisme d’Etat européen, et ceux qui la soutiennent comme un premier pas vers l’internationalisation. En outre, beaucoup de capitalistes individuels et de politiciens bourgeois peuvent adhérer à une de ces versions tant qu’elle correspond à leurs intérêts immédiats, puis en changer sans autre forme de procès. En fait, seule une minorité de visionnaires pousse d’une manière conséquente dans un sens ou un autre.
Le fait qu’il n’y ait pas une tendance claire mais des besoins contradictoires est clairement apparu lors des négociations du GATT de décembre 1990. Beaucoup de commentateurs qui croyaient qu’une option ou une autre devaient prédominer immédiatement ont présenté les négociations comme une question de tout ou rien. Ou bien il y aurait un accord qui ouvrirait une ère nouvelle de circulation libre des marchandises. Ou bien il y aurait une rupture qui conduirait à des guerres commerciales entre le Japon, les Etats-Unis et l’Europe. Finalement, il n’y a eu ni accord sur un commerce sans entrave ni guerres commerciales.
Les vieux liens nationaux et les liens régionaux ont été assez importants pour bloquer toute possibilité d’avènement d’une ère nouvelle de commerce libre mais l’internationalisation était allée assez loin pour empêcher tout retour des guerres commerciales. Pour le moment, les capitalistes sont obligés de lutter dans un monde chaotique qui a commencé à dépasser l’ère du capitalisme d’Etat national mais qui n’est pas encore entré dans celle du capitalisme d’Etat régional ou d’une véritable internationalisation. Un monde dans lequel il y a du commerce libre et du protectionnisme, où on compte sur l’aide de l’Etat et où en même temps on rompt des liens avec lui, un monde où la compétition pacifique entre firmes multinationales coexiste avec des conflits entre des Etats auxquelles certaines sont liées.
Au milieu de toute cette confusion, on peut tout de même tirer certaines conclusions. Aucun capitaliste ne veut affronter seul un monde où la compétition entre entreprises géantes est débridée, un monde où les booms économiques frénétiques sont suivis de dépressions qu’aucune politique ne peut plus prévenir. Un monde de « capitalisme sauvage », abandonné hors de tout contrôle des Etats serait un monde où même les capitalistes les plus puissants pourraient se retrouver à la merci de capitaliste encore plus puissants. Pour cette raison, ils se tournent encore vers l’Etat pour obtenir un soutien. Et il existe donc une forte convergence d’intérêts entre ceux qui contrôlent le capital (productif, marchandise ou d’argent) et ceux qui dirigent des bureaucraties d’Etat.
Si l’Etat fournit une base trop étroite pour les activités capitalistes, il sera nécessaire d’essayer d’élargir cette base par des alliances avec d’autres Etats. Pour cette raison, à long terme, la tendance à créer des blocs régionaux va vraisemblablement être prédominante. Mais, comme le disait JM Keynes, à long terme nous sommes tous morts. Le système devra subir beaucoup de convulsions et de crises, certaines pouvant être fatales avant qu’une réorganisation politique globale puisse être effectuée. L’interaction entre les trois tendances fondamentales signifie que la route de l’avenir ne sera pas un long fleuve tranquille.
Si on considère l’internationalisation du capital comme la simple négation des capitalismes nationaux, la conclusion logique c’est que l’impérialisme, c’est-à-dire la mise de la force armée de l’Etat au service d’objectifs économiques, est une chose dépassée. Ainsi, Nigel Harris par exemple explique que « l’affaiblissement des tendances qui poussent à la guerre fournit une raison d’être optimiste ; avec la dissociation du capital et des Etats, les causes de guerre vont disparaître. »112 Lash et Urry vont même plus loin.113 Leur analyse de ce qu’ils voient comme le monde « postmoderne » du « capitalisme désorganisé » ne comporte aucune mention des dépenses militaires ni de la guerre ! Cependant, la puissance de l’Etat est toujours considérée comme un facteur clé, non seulement par les généraux et les bureaucrates mais aussi par ceux qui gèrent le capital national. On l’a vu clairement lorsqu’en 1989-1990 la classe dominante ouest-allemande a été traversée d’une vague d’euphorie lorsqu’elle a eu la chance historique de pouvoir repousser pacifiquement ses frontières nationales en incorporant l’Allemagne de l’Est. D’ailleurs, c’est la classe dominante internationale dans son ensemble qui a estimé que l’élargissement du cadre national allait donner au capital allemand la possibilité d’une forte croissance.
Ce type d’expansion pacifique n’est pas possible pour la plupart des Etats. Ils peuvent seulement augmenter leur influence géographique en faisant pression sur d’autres Etats. Pour exercer ce type de pressions, disposer de troupes nombreuses et bien équipées est tout aussi indispensable que les moyens « non-violents » que sont l’aide économique, les offres de relations commerciales privilégiées ou la corruption.
La plupart du temps, le rôle de ces forces est passif. Il est inutile de les utiliser tant que personne n’ose s’y confronter. On l’a vu avec « l’équilibre de la terreur » pendant la guerre froide qui a interdit toute incursion dans l’aire d’influence de l’autre. Parfois, la force peut ne jouer qu’un rôle indirect comme on l’a vu lorsque les Etats-Unis ont menacé les Etats d’Europe de l’ouest et le Japon de ne plus les aider militairement s’ils ne répondaient pas positivement à leurs demandes. Mais en tout cas, la violence reste un facteur clé.
Le rôle clé du pouvoir militaire apparaît clairement quand quelqu’un perturbe les aires d’influence existantes. Nous avons vu ce que ceci a donné au Moyen-Orient en 1990-91. Saddam Hussein a essayé d’échapper aux problèmes internes de l’Irak en s’emparant du Koweit. La classe dominante américaine y a vu une menace pour tout le réseau d’influence qui lui permet de contrôler la principale matière première, le pétrole. Il s’en est ensuivi un déploiement massif de forces qui a culminé dans le bombardement et la destruction de la moitié de l’armée irakienne.
Des discussions ont eu lieu dans la classe dominante américaine pour déterminer quelle tactique devait être adoptée à l’égard de Saddam Hussein. En particulier pour savoir si la force devait être utilisée simplement pour bloquer la progression irakienne ou dans le but de livrer une guerre totale. Mais presque personne n’a mis en doute qu’il fallait agir pour protéger les réseaux construits par l’Etat. Et les discussions n’étaient certainement pas entre les représentants du pouvoir d’Etat et les représetnants du capital qui peut se passer de l’Etat, comme le croit Nigel Harris.
Les capitalistes de différentes parties du monde se sont certainement attendus à ce que l’issue de la guerre augmente le poids des entreprises américaines dans les négociations internationales. Ils l’ont vu comme un moyen pour les entreprises US de gagner de l’influence de même qu’ils avaient compris que l’unification allemande donnerait un coup de pouce à l’économie allemande. Et donc, alors que des sections du capital américain espéraient que leur influence accrue sur l’Arabie saoudite et l’exclusivité des contrats pour la reconstruction du Koweit, un éditorial d’un quotidien d’affaires japonais affirmait que « le Japon ne devrait pas rester passif alors que les anglo-saxons créent un nouvel ordre mondial. (...) Le Japon devrait s'intéresser aux sentiments anti-américains, anti-coloniaux et pro-islamiques qui s’expriment dans beaucoup de pays d’Asie. »114
Les bénéfices attendus de la victoire du Golfe, comme de la réunification peuvent ne pas être aussi importants que prévus. Mais il est clair que l’immense majorité des capitalistes voient toujours leur Etat comme un élément essentiel de leurs succès futurs.
La guerre du Golfe ne sera pas la dernière confrontation entre Etats capitalistes. Comme l’ont expliqué Alex Callinicos et John Rees dans cette revue, l’effondrement de l’influence géo-politique de la classe dominante de l’URSS augmente l’instabilité de vastes régions du monde ainsi que la possibilité pour des petits Etats de marcher sur les pieds des grandes puissances et les obliger à utiliser la force. Il est difficile d’imaginer que le Moyen-Orient ou l’Europe de l’Est arrivent à se stabiliser suffisamment pour réduire les chances de conflits régionaux capables d’entraîner les grandes puissances. A peine la guerre du Golfe terminée, George Bush avertissait l’Iran de ne pas intervenir dans le sud de l’Irak. Un peu plus tard, dans une intervention sans précédent, il demandait aux dirigeants de Croatie et de Serbie de ne pas renverser le gouvernement fédéral yougoslave.115 En outre, la disproportion entre l’affaiblissement économique et la force militaire russes pourrait conduire ses dirigeants à intervenir de nouveau dans des conflits proches de ses frontières.
Nous ne sommes plus dans un monde où capital et Etat sont totalement intégrés. Mais nous ne sommes pas non plus dans un monde où le capital flotte librement entre les Etats. C’est un monde hybride où le capital cherche à dépasser les limites de son Etat mais en même temps en dépend plus que jamais. Un monde où les entreprises comptent à la fois sur leurs capacités économiques mais aussi sur l’influence de leur Etat pour perpétuer l’accumulation. Un monde où la lutte pour obtenir de bonnes positions implique non seulement une compétition pacifique mais aussi de passer des alliances politiques, non seulement des discussions pour des accords commerciaux mais aussi le soutien de ces négociations par des démonstrations de force militaire. C’est un monde qui a dépassé l’étape du capitalisme d’Etat mais qui ne peut ni revenir à un pur marché libre ni évoluer doucement vers un nouvel ordre d’Etats régionaux. Bref, un monde traversé de multiples contradictions et amené donc à connaître convulsion politique après convulsion politique.
Notes
1 M Kidron Two insights do not make a theory IS 100 (vieille série) ; C Harman Better a valid insight than a wrong theory, réponse à M Kidron IS 100 et Explaining the crisis chap 3 ; N Harris Of bread and guns et The end of the Third world ; A Callinicos « Imperialism, capitalism and the state today », réponse à The end of the Third World, IS 35
2 H Gulalp fait remarquer à juste titre que la discussion entre Miliband et Poulantzas sur l’autonomie de l’Etat capitaliste accepte la théorie libérale de l’Etat. Tous deux partent d’une distinction entre le politique et l’économique. Ceci les amène à concevoir l’Etat comme une entité indépendante avec un pouvoir indépendant des relations de domination de classe, alors qu’en réalité, l’Etat est chargé de maintenir les conditions de l’accumulation. « Capital Accumulation, Classes and the Relative Autonomy of the State », Science and Society, vol.51 no.3, Fall 1987.
3 Voir R Miliband The State in Capitalist Society, « Reply to Nicos Poulantzas » dans New Left Review N° 59, janvier-février 1970, « Analysing the Bourgeois State », New Left Review N° 82 novembre-décembre 1972, « Debates on the State », New Left Review N° 138 mars-avril 1983.
4 Nicos Poulantzas Pouvoir politique et classe sociale ; « The problem of the Capitalist State », New Left Review N° 58, novembre-décembre 1970 ; « Controversy over the State », New Left Review N° 95, Janvier-février 1976 ; « Dual Power and the State », New Left Review N° 109, mai-juin 1978. C’est ce que je crois être les arguments de Poulantzas mais je dois admettre que la manière d’écrire de Poulantzas est si obscure que je peux me tromper...
5 C’était par exemple le sens des contributions de P Anderson et F Halliday lors de la discussion après la conférence de Robert Brenner en mémoire d’Isaac Deutscher à Londres en 1987.
6 C’est ce que développe A Barnett dans Soviet freedom, 1988.
7 N Harris Socialist worker review, Londres, septembre 1987.
8 Lénine L’impérialisme stade suprême du capitalisme ; Boukharine L’impérialisme et l’économie mondiale et Economique de la période de transition.
9 Le capitalisme d’Etat en Russie T.Cliff
10 La révolution permanente déviée T.Cliff, article paru à l’origine dans International Socialism en 1963.
11 M Kidron Two insights do not make a theory, op cit.
12 C’est une critique que leur fait Colin Barker dans ses articles The state as capital IS 1978 et « A note on the theory of the capitalist state » paru dans Capital and class n° 4, printemps 1978.
13 « Un coup porté au patron est un coup porté à la bombe » était le slogan des International Socialists au début des années 60.
14 C’est exactement ce que développe M Kidron dans Two insights... et qu’on trouve aussi dans S Clarke « Althusser’s marxism » par u dans One dimensional marxism, ouvrage collectif, Londres 1980
15 En fait comme le montre le cas de certains groupes italiens, le spontanéisme se transforme souvent en réformisme. Il en a été de même en Angleterre avec le groupe Big Flame et sa maison d’édition Pluto Press quand elle était dirigée par M Kidron.
16 F Braudel Civilisation matérielle et capitalisme vol II, Les jeux de l'échange, 1980, p. 129.
17 Voir la description de Lille et Leyde au XVIe siècle in R.S. DuPlessis and M.C. Howell, Reconsidering the Early Modern Economy: The Case of Leiden and Lille, Past and Present, février 1982.
18 Le plan esquissé en 1857 par Marx prévoyait un cinquième et un sixième livre sur l’Etat et le commerce international. Mais il n’a jamais eu le temps d’y travailler et dans les parties qu’il a terminées, il a consciemment exclu la compétition sur le marché mondial de son champ d’études. Cf R Rosdolsky, The making of Marx’s Capital, Londres 1980 pp. 14 et 22.
19 Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, volume 3, pp. 427-428.
20 Pour une discussion utile de la bibliographie existante sur ces réseaux voir, J Scott Corporations , class and capitalism, Londres 1985.
21 D Clark Postindustrial America, 1984.
22 C Lorenz Financial Times, 20 juin 1988. La question a été beaucoup discutée récemment autour du livre de R Reich L'économie mondialisée (The Work of Nations: Preparing Ourselves for 21st Century Capitalism). Voir la recension de P Riddell dans le Financial Times, 14 Mars 1991, et la critique du livre par by C Lorenz, Financial Times, 15 March 1991.
23 Financial Times, 13 novembre 1989.
24 K Marx, La guerre civile en France (première rédaction).
25 Dans des pays comme l’Italie ou le Brésil, il peut représenter la moitié de l’investissement productif. Les dépenses d’armement américaines, une forme improductive d’investissement, ont été égales aux dépenses productives pendant de longues périodes.
26 K Marx, Le Capital vol III.
27 Comme Marx le nota dans ses carnets pour Le Capital : « Le capital et le travail salarié n'expriment que deux facteurs de la même relation. Le capitaliste n'est un capitaliste que dans la mesure où il incarne la valorisation de la valeur par elle-même, dans la mesure où il est la personnification de l'accumulation », le travailleur n'est un travailleur que dans la mesure où « les conditions objectives du travail » se confrontent à lui ou elle en tant que capital. (Passages cités traduits de l'anglais, NdT).
28 Pour être complètement exact, c'est le revenu total de l'Etat moins la portion qui retourne à la classe ouvrière sous forme de prestations sociales, subventions, etc. qui fait partie de la plus-value totale ; et la valeur de la force de travail est le total du salaire net plus ces prestations, subventions, etc.
29 Rudolf Hilferding, Le capital financier.
30 R Cornwell, God’s banker, an account of the life and death of Roberto Calvi, Londres 1983, p24
31 Ibid.
32 Ibid. p. 25.
33 Ibid. p. 40.
34 Ibid. p. 113.
35 Ibid. p. 75-6.
36 Ibid. p. 113.
37 Financial Times, 9 mai 1990.
38 Voir par exemple Lénine, L'impérialisme, stade suprême du capitalisme.
39 C Harman, Explaining the crisis, Londres 1984.
40 Selon les calculs de A Winters, Financial Times, 16 novembre 1987.
41 D’après S Kuznets, Financial Times, 16 novembre 1987. WW Rostow fournit des chiffres qui montrent des tendances similaires, avec une production mondiale qui augmente de 80 % entre 1929 et 1950 alors que le commerce mondial baisse de 8 % (cité dans Hobsbawm, The age of Empire, Londres, 1989, p. 349).
42 Financial Times, 28 février 1989.
43 A Winters, op. cit.
44 Financial Times, 28 février 1989.
45 Chiffres donnés par Hobsbawm, Diagramme 28, Industry and empire, Londres 1969.
46 Hobsbawm, Industry and empire, Diagram 34.
47 Pour l’étude de l’activité de ces premières multinationales, voir Report on Unilever, Counter information service, 1972.
48 Chiffres du Financial Times, 12 avril 1988.
49 Financial Times, 9 mai 1990.
50 The Economist, 5 mai 1990.
51 Sur ce processus, voir P Emergenti, Citta futura, Rome, 1973 et mon article, International Socialism (ancienne série) 94 et 95 (1977).
52 Financial Times, 13 juillet 1990.
53 Financial Times, 20 septembre 1990.
54 « Poland - Crisis of state capitalism », International Socialism (ancienne série) 94 et 95 (1977), et The storm breaks, lnternational Socialism 2:46.
55 Financial Times , « Survey, World banking », 22 mai 1986.
56 Financial Times , « Survey, World banking », 22 mai 1986.
57 Financial Times « Survey, International Capital Markets », 21 avril 1987.
58 Chiffres du Financial Times, 21 septembre 1990.
59 Business Week, 14 mai 1990.
60 Financial Times, 4 décembre 1989.
61 Financial Times, 20 janvier 1989.
62 Financial Times, 13 octobre 1986.
63 Financial Times, 5 octobre 1990.
64 Financial Times, 19 juillet 1990.
65 Financial Times, 24 septembre 1990.
66 Financial Times, 19 septembre 1989.
67 Ce sont les expressions utilisées dans l'article précédent, « The storm breaks », op. cit.
68 Economist, 5 mai 1990.
69 Financial Times, 24 septembre 1990.
70 Voir par exemple le Financial Times du 19 mars 1990.
71 Financial Times, 5 octobre 1990.
72 Financial Times, 20 décembre 1990.
73 Financial Times, « Survey, International fund Management », 16 novembre 1987.
74 Financial Times, 24 septembre 1990.
75 Financial Times, 24 septembre 1990.
76 Financial Times, 21 septembre 1990.
77 Financial Times, 29 novembre 1990.
78 Financial Times, 20 décembre 1990.
79 Financial Times, 4 septembre 1990.
80 « Pentagon Takes Initiative in War against Chip Imports », Financial Times, 27 janvier 1987
81 Financial Times, 12 septembre 1990.
82 Independent, 1er décembre 1989.
83 En novembre 1990 Murdoch a tenu par exemple à téléphoner à Margaret Thatcher, alors première ministre, pour l’informer, bien avant que le marché en ait connaissance, qu’il avait racheté la chaîne de télé privée par satellite BSB.
84 Financial Times,3 janvier 1991.
85 Financial Times, 12 novembre 1990.
86 New York review of books, 16 août 1990.
87 Financial Times, 12 novembre 1990.
88 Financial Times, 12 novembre 1990.
89 Financial Times, 31 août 1990.
90 Financial Times, 17 janvier 1990.
91 Financial Times, 25 juin 1990.
92 Financial Times, 22 octobre 1990.
93 Financial Times, 11 mai 1990.
94 Independent on Sunday, 3 février 1991.
95 Financial Times, 8 mai 1990.
96 Financial Times, 8 mai 1990.
97 Financial Times, 7 janvier 1991.
98 Voir « Poland – Crisis of State Capitalism », op cit ; Class strugle in eastern Europe, Londres 1983 ; « Glasnost before the storm » International Socialism 2:39 and « The Storm Breaks », International Socialism 2:46.
99 Financial Times, 4 fevrier 1991.
100 Financial Times, 4 fevrier 1991.
101 Financial Times, 12 novembre 1990.
102 P Kedzierski et A Zebrowski, « Hollow Victory », Socialist Worker Review, Janvier 1991.
103 Ibid.
104 C’est par exemple l’objectif des dirigeants des grosses entreprises d’Etat de Leningrad, qui ont monté leur propre banque pour trouver les fonds nécessaires au rachat de petites entreprises privatisées.
105 « Labour and the common market », IS 8.
106 Layton, Cross frontiers in Europe, cité par Chris Harman dans « The common market », IS 49.
107 J Scott, Corporations, classes and capitalism, p210
108 Financial Times, 5 octobre 1987.
109 Financial Times, 21 septembre 1990.
110 J Scott, op. cit.
111 Par souci de simplicité, j’ai choisi de ne pas évoquer ici une autre série de liens, les liens des entreprises extérieures à la Communauté, en Autriche, en Scandinavie ou en Suisse avec celles qui en font partie, ni ceux entre entreprises de la CEE et entreprises d’Europe de l’Est.
112 N Harris, The end of the Third world, Harmondsworth, 1987, p 202.
113 Lash and Urry, The end of the organised capitalism, Londres 1987
114 Financial Times, 7 mars 1991.
115 The Independent, 29 mars 1991.