1943

« Le parti devrait dire aux éléments conscients parmi les nègres qu'ils ont été convoqués par le processus historique pour prendre leur place à l'avant-garde de la lutte de la classe ouvrière pour le socialisme. »
Numérisé par l'association Ra.d.a.r,  corrections et formatage HTML par la MIA.

C.L.R. James

La question nègre

II - Le Workers Party et le travail nègre dans le mouvement ouvrier organisé

1943

Le problème du parti se divise donc en deux parties : 1°) les luttes du prolétariat américain pour le socialisme et sus relations avec la lutte des nègres pour les droits démocratiques ; 2°) les luttes indépendantes des nègres pour les droits démocratiques et leur rapport avec la lutte du prolétariat pour le socialisme. Sous aucun prétexte ces deux éléments séparés ne peuvent être confondus et traités ensemble.

Le Workers Party aborde le travail nègre dans les orga­nisations ouvrières en basant son action sur la crise sociale et sur la préparation du prolétariat à la révolution socialiste. Aujourd'hui une des plus grandes faiblesses subjectives du prolétariat américain vient du fait qu'il n'est pas conscient de l'opposition qui existe entre le travail et le capital dans la direction du pays. Ceci étant, om s'ensuit que les autres classes, éléments et groupes opprimés et mécontents n'ont pas encore appris à considérer la classe ouvrière comme possédant la solution radicale ou même « réformiste » à leur problème. Les classes n'apprennent de telles leçons que par des expériences massives à l'échelle nationale, ce n'est qu'aux dernières étapes de la révolution que la paysannerie russe apprit que le prolé­tariat était son leader. Déjà, une action indépendante des masses nègres du Nord éveille enfin les organisations ouvrières et les amènent à la conscience du fait qu'elles doivent aborder le problème nègre non seulement comme syndical mais comme un problème social et national, ce nouveau processus aide a clarifier et à définir les tâches du parti,

Le parti continue, comme il l'a fait dans le passé, à faire de l'agitation pour l'égalité des droits et l'abolition des lois de Jim Crow dans tous les aspects de la vie industrielle et syndicale. Le parti enregistre avec une grande satisfaction les progrès remarquables faits par le C.I.O. dans son apprécia­tion du problème nègre en tant que problème syndical. Le parti lutte contre le Klan et les autres éléments anti-nègres dans les syndicats, mais ne laisse pas les émeutes contre les nègres qui eurent lieu à Detroit, Mobile et ailleurs masquer les progrès dans ce domaine.

Le parti, cependant, va au-delà du simple syndicalisme progressiste. Il place devant le mouvement syndical le grave danger que l'existence même d'une question nègre dans le pays pose pour le mouvement syndical et le pays dans son ensemble.

Le parti prévient le mouvement ouvrier que les éléments fascistes et profascistes, dans leurs efforts pour abattre les organisations ouvrières, ne manqueront pas d'utiliser la ten­sion raciale croissante dans le pays, comme les Nazis ont uti­lisé l'antisémitisme en Allemagne.

Le Parti prévient le mouvement ouvrier que le chômage qui vient créera de graves dangers pour le mouvement ouvrier, en particulier en développant les antagonismes qui existent entre les travailleurs blancs et noirs. Le Parti fait ressortir la situation dangereuse dans le Sud et l'activité réactionnaire et antiouvrière des démocrates sudistes et la base qu'a cette activité dans la dégradation sociale des nègres. Le Parti pro­pose donc au mouvement ouvrier l'adoption de son programme transitoire pour un Labor Party1 comme moyen principal à l'étape présente pour mettre en échec ce danger. Le parti demande hardiment au mouvement ouvrier qu'il sente la néces­sité de démontrer aux nègres que les organisations ouvrières reconnaissent leur responsabilité de résoudre les problèmes nègres par des mesures radicales. Le monde du travail amè­nera ainsi à lui la force militante de la vaste majorité des Nègres opprimés et. accroîtra ainsi sa force sociale et politi­que dans le pays.

Une telle prise en charge de la cause nègre attirera l'attention de tous les autres groupes opprimés dans la société vers le rôle des organisations ouvrières. Elle donnera aux organisa­tions ouvrières une grande confiance en elles-mêmes. Elle crée­ra un sentiment puissant de bonne volonté et de respect envers le prolétariat américain parmi les grandes masses d'Europe, d'Afrique et d'Asie. La propagande du Parti dans ce domaine doit être audacieuse, complète et puissante dans son insistance sur les dangers pour la société et la honte conti­nuelle que constitue le problème nègre, la nécessité d'une solu­tion prolétarienne et les bienfaits directs et indirects qui sui­vront les premiers pas décisifs qu'aura fait le monde du tra­vail dans ce domaine.

Le parti, dans son agitation quotidienne attire l'attention du mouvement syndical sur le danger concret représenté par­les mouvements soudains qui éclatèrent il y a quelques mois et qui, tôt ou tard, recommenceront avec une violence sûrement redoublée. Le parti demande instamment au mouvement syn­dical d'en placer la responsabilité sur les ennemis des Nègres. Il demande instamment aux syndicats de reconnaître que l'esprit d'agressivité du peuple nègre est le résultat de leur oppression interminable. Les organisations ouvrières ne doivent pas décourager mais doivent stimuler cette activité comme étant la plus sûre défense de la démocratie non seulement pour les nègres mais pour les organisations ouvrières elles-mêmes et les classes opprimées.

Le parti demande au mouvement ouvrier de prendre la tête de cette activité et de la lier à la lutte pour la reconstruction de la société, aux ouvriers blancs qui se plaignent des « excès » des nègres, le parti démontrera la grande importance de la lutte des masses nègres et reléguera ces plaintes à la sphère subordonnée qui doit être la leur.

Avant tout, il doit montrer que dans les conflits entre les nègres et les blancs dans la communauté nègre, le mouve­ment ouvrier doit éviter d'apparaître d'une manière ou d'une autre comme « gardien de la paix » soucieux uniquement de restaurer le statu quo. Ce n'est qu'en aidant le mouvement nègre à agir dans des voies efficaces et en mettant en avant d'une manière efficace un programme à la fols immédiat et général pour les nègres en général que le mouvement ouvrier sera effectivement capable d'agir en cas de crise et d'éviter les multiples dangers de la seule action pacifiste dans ce domaine. Dans toutes les manifestations nègres de résistance les organisations ouvrières doivent jouer un rôle dirigeant et actif. Le parti doit sans cesse enseigner au mouvement ouvrier que la meilleure façon de s'assurer que la résistance des nègres est dirigée contre le capital et ses alliés est de l'encourager, de l'organiser et de le soutenir jusqu'au bout.

Le parti se souviendra que la propagande et l'agitation dans ce domaine est d'une importance spéciale, car elle n'est menée par aucun autre groupe. Dans la présente période critique, alors que nombreux sont ceux qui sont poussés à penser au-delà de leurs intérêts immédiats, la question nègre forme un moyen particulièrement précieux d'éducation des ouvriers avancés dans les principes généraux du socialisme et de la lutte révolution­naire des masses. Le parti montrera que parce que les nègres ont persisté dans leur lutte, et grâce à l'attitude sympathique du mouvement ouvrier due au grand nombre de nègres qu'il renferme dans ses rangs, la lutte des nègres à Détroit s'est développée selon sa propre logique. Ceci est le résultat d'une alliance politique aux élections récentes entre les organisations ouvrières et la communauté nègre dans son ensemble. En dépit de l'échec des élections, cette combinaison est une des étapes les plus importantes jamais atteintes dans la lutte des masses ouvrières et des masses nègres pour s'émanciper des maux et des injustices de la société capitaliste. C'est en suivant cette voie et en faisant des efforts actifs des deux côtés que le parti doit chercher, selon sa force, à diriger les luttes qui se déve­loppent. Les organisations ouvrières doivent chercher à gagner, pour leur propre avantage, la conscience et l'organisation radicales croissantes qui accompagnent l'intégration des nègres dans les fonctions sociales de la société capitaliste.

Le Workers Party et le travail nègre parmi les Nègres - La lutte des Nègres pour les droits démocratiques et le socialisme

Le parti fait une propagande puissante et persévérante auprès des Nègres pour leur faire comprendre que la direc­tion des organisations ouvrières est nécessaire et indispensa­ble au succès de leur lutte pour les droits démocratiques.

En particulier, dans cette période de crise, il leur indique le socialisme comme seule solution à leurs problèmes. Il ana­lyse les racines économiques de l'oppression raciale. Il dénonce, avant tout, le rôle de la concurrence entre les membres de la classe ouvrière, qui détruit la solidarité blanche et noire. Il préconise une direction nationale ouvrière sans laquelle l'accomplissement des droits démocratiques est impossible. Il souligne la nature de classe fondamentale de l'oppression ra­ciale et l'unité objective des opprimés dans la lutte pour le socialisme.

En même temps le parti, avec une très grande conscience de la signification des luttes de masses indépendantes des nègres, considère que son principal travail d'agitation parmi les nègres est la stimulation et l'encouragement de ces luttes de masses. Se basant sur les principes les plus fondamentaux du marxisme, le parti reconnaît que c'est seulement sur la base de l'approfondissement et de l'élargissement continuel de sa lutte indépendante de masses que le peuple nègre sera en définitive amené à reconnaître que la classe ouvrière organisée est la vraie alliée de ses luttes et que ses luttes font partie de la lutte pour le socialisme.

Le parti, en stimulant les luttes indépendantes du peuple nègre, lui apprend le marxisme dans les seuls mots dans les­quels il l'apprendra : les mots de ses propres désirs et expériences. Ainsi, à l'étape présente du développement capitaliste en Amérique, le parti cherche où il est possible et opportun de concentrer l'attention des masses nègres sur la responsabilité du gouvernement pour leur condition d'oppri­més. Il apprend ainsi aux nègres d'une manière permanente que l'Etat est le comité exécutif de la classe dirigeante et sur cette base il cherche à les mobiliser dans leurs propres voies et selon leurs propres désirs instinctifs, contre l'État capita­liste et son rôle dominant dans la société contemporaine.

Le parti apporte le marxisme aux nègres en leur montrant que l'émancipation des travailleurs sera l'œuvre des travail­leurs eux-mêmes. Il démontre aux nègres que l'émancipation des nègres ne peut avoir lieu sans la lutte vigoureuse et le sacrifice des nègres eux-mêmes. Il condamne vigoureusement la distorsion de la vérité marxiste qui déclare ou sous-entend que les nègres par leur action indépendante ne peuvent arriver à une première étape sans la direction des organisations ouvrières.

Le parti veille à stimuler et encourager toute tendance instinctive à l'organisation indépendante et à la lutte militante des masses nègres objectivement dirigées contre le capitalisme américain. L'histoire du peuple nègre a démontré qu'il était capable de créer et d'organiser de telles luttes. Et c'est sur la base de l'analyse et de la critique de ces efforts créateurs que le parti cherche à guider et à corriger. Ce n'est que par ce moyen qu'il peut aider à la direction des efforts des masse nègres dans les voies les plus puissantes et les plus profitables pour atteindre leur propre but et celles qui sont les plus capables de développer la lutte générale pour le socia­lisme.

Le parti encourage les masses du peuple nègre à chercher l'aide des organisations ouvrières dans l'organisation de leur propre défense et à toutes les étapes de leur lutte pour les droits démocratiques. Mais, dans son agitation, il les encourage à agir ainsi dans le but spécifique, le premier de tous, d'ob­tenir satisfaction à leurs propres revendications démocrati­ques. Sous aucun prétexte il, ne doit submerger le but spécifique de cette alliance dans l'esprit du peuple nègre sous des termes généraux de lutte pour le socialisme. La recon­naissance par les masses du peuple nègre que les organisations ouvrières sont leurs alliée dans leurs luttes pour les droits démocratiques peut être un plus grand pas en avant vers le socialisme que l'acceptation par quelques nègres des principes théoriques du marxisme. C'est par la reconnais­sance générale par les masses de l'alliance entre la lutte des nègres pour leurs droits démocratiques et les organisations ouvrières que nait la possibilité de gagner à nous, non pas un ou deux, mais des douzaines de militants nègres au parti révolutionnaire.

Le prolétariat nègre

Le rôle du prolétariat nègre fait partie du développement général du mouvement syndical et ouvrier dans son ensemble. Le parti doit être sur ses gardes pour analyser toutes les poli­tiques qui peuvent empêcher le prolétariat nègre dans le mou­vement ouvrier de se considérer comme étant le premier et au premier rang dans la lutte de la classe ouvrière pour les droits ouvriers et pour le socialisme. L'oppression des nègres en tant que minorité nationale prépare spécialement le prolétariat nègre dans le mouvement ouvrier à avoir une place au cœur de l'avant-garde pour le socialisme.

Le prolétariat nègre, cependant, a un rôle spécial à jouer dans la lutte de la communauté nègre pour ses droits démo­cratiques. Le parti doit stimuler le prolétariat nègre à l'inté­rieur de la communauté nègre afin qu'il prenne la tête de la lutte pour les droits démocratiques, en accord avec le rôle des travailleurs dans la société moderne. La communauté nègre et les organisations nègres doivent être stimulées pour utiliser le prolétariat nègre comme représentants auprès du mouve­ment ouvrier organisé dans leurs revendications pour l'assis­tance et l'organisation de la lutte pour les droits démocrati­ques nègres. Le lien dans la lutte pour les droits démocrati­ques nègres réside entre la communauté nègre dans son en­semble et les organisations ouvrières et non entre le proléta­riat nègre seulement et le prolétariat blanc.

A l'étape présente le parti doit conduire jusqu'à la limite de ses ressources une propagande et une agitation vigoureuse et constante selon les orientations exposées ci-dessus. La situation actuelle offre un champ fertile pour un tel travail parmi les masses nègres. L'expérience du parti avec son agitation à la manifestation de Harlem a déjà montré la réceptivité des masses nègres et des éléments prolétariens nègres à une agitation de ce genre.

Le parti est certain de recueillir des résultats concrets car à l'étape présente il n'y a pas une seule organisation ouvrière ou radicale qui considère la manifestation mili­tante des nègres comme autre chose que, au mieux, justifiée par des nécessités malheureuses. Ceci signifie que le parti sera écouté avec attention par les masses nègres.

Le parti a besoin d'analyser soigneusement et de tirer les leçons de tels mouvements comme celui de Harlem. Ce n'est qu'ainsi qu'il sera capable de guider les Nègres et le proléta­riat, de préparer de futurs mouvements conjointement avec eux, et étudier conjointement avec eux le développement révolutionnaire des masses américaines. Toute crise « mineure » dans un état capitaliste, dit Lénine, renferme pour nous en miniature les éléments et les germes de batailles qui doivent inévitablement avoir lieu sur une large échelle dans une époque de grande crise.

La manifestation de Harlem ne fut pas une grève « mi­neure ». Ce fut, comme cela a été démontré, une manifestation organisée, une protestation nationaliste nègre, à une étape beaucoup plus avancée que le Garveyisme, englobant comme participants actifs ou comme sympathisants des dizaines de milliers de personnes. Le jour de la manifestation on pouvait voir d'un côté les masses populaires et de l'autre « maintenant l'ordre » la municipalité locale (La Guardia), la Social-Démo­cratie (Crosswaithe), le Stalinisme (Max Yergan et Hope Stevens), la petite bourgeoisie nègre (Walter White et Grangen). Dewey annonça qu'il tenait en réserve les forces armées de l'État. Ces dernières formaient un groupe unique tandis que les masses se ruaient sur eux.

Le parti doit résolument prendre sa place parmi les masses protestataires et expliquer patiemment l'unité de ceux qui sont rangées en face d'elles. Le parti ne doit pas se borner à expli­quer pourquoi les masses font de telles actions. Il corrige les exagérations et les erreurs des masses, mais comme quel­qu'un qui en fait partie, en prenant part à la lutte avec elles et en cherchant à accroître et à diriger leur colère justifiée dans des voies plus constructives. Selon la tradition marxiste il subordonne tout au fait que les masses ont refusé passive­ment d'endurer l'injustice et ont violemment exprimé leur haine. Le parti propage ces idées et condamne l'attitude juri­dique, explicative ou celles des travailleurs sociaux. Ce n'est que sur cette base que le parti, qui est plus certain alors de gagner l'oreille des masses, peut les aider à comprendre leurs erreurs et les aider à organiser des manifestations plus grandes, plus puis­santes et plus efficaces, susceptibles en évoluant de devenir des mouvements actifs à l'échelle nationale.

Le parti et les mouvements nationalistes nègres

Le parti engage une guerre sans merci contre les mouve­ments nationalistes nègres tels que les organisations garveyistes et pro-japonaises, etc. Il dénonce leurs propositions fantastiques et réactionnaires pour l'émancipation nègre. Il explique en détail l'impossibilité de leur réalisation et, de plus, prend la peine d'expliquer que, même si celles-ci étaient réali­sées, cela ne serait d'aucun bénéfice pour les grandes masses du peuple nègre. Le parti saisit cette occasion d'analyser et de dénoncer l'impérialisme japonais et l'oppression des masses japonaises. Ainsi, avec les mots de la vie et des intérêts des nègres, il construit un sentiment de solidarité des opprimées à l'échelle internationale.

En même temps, cependant, il doit soigneusement étudier ces mouvements pour différencier les dirigeants nationalistes nègres de leur base sincère mais égarée. Il explique aux masses que le désir de voir le Japon victorieux est en réalité un désir de destruction de la force apparemment inébranlable de leur propre oppresseur, l'impérialisme américain. La défaite imminente du Japon brisera bien des espoirs d'aide directe ou indirecte au « peuple de couleur », qu'aurait apportée une victoire japonaise. Les mouvements nationaux, cependant, même avant la défaite du Japon ont utilise le Garveyisme et le sentiment pro-japonais uniquement comme base idéologique pour une politique dirigée vers le renforcement du nationalisme nègre aux Etats-Unis. Les mouvements qui cherchent à « faire sortir les Juifs de Harlem ou du quartier sud » ont une solide base de classe. Ils constituent les réactions du nègre revanchard qui cherche un secours économique et quelques remèdes à son orgueil de race humilié. Que ces sentiments puissent être exploités par des idiots fanatiques, des Nègres antisémites ou Nègres affairistes, cela ne saurait changer leur base fonda­mentalement progressive. Cet aspect progressif ne peut en aucune façon être confondu avec l'insatisfaction de la petite bourgeoisie blanche démoralisée qui cherche un refuge dans le fascisme. La réaction américaine peut financer et financera probablement ou encouragera quelques-uns de ces mouvements (Bilbo et Back to Africa) afin d'alimenter la malveillance. Mais les Nègres sont des prolétaires, des semi-prolétaires et des paysans dans leur composition sociale. Le cours géné­ral de l'histoire américaine est tel que tout mouvement fasciste d'étendue nationale (aussi déguisé soit-il) sera obligé d'attaquer la lutte des Nègres pour l'égalité. Mais la lutte pour l'égalité est la force conductrice principale du mouvement de masse nègre.

Le parti, tout en attaquent énergiquement les mouvements nationalistes, ne le fait pas de la même façon que s'il s'agis­sait d'un mouvement fasciste. Il les attaque sur la base d'un programme pour une lutte nègre comme cela a été indiqué préalablement. C'est l'absence d'un programme et d'une action complète pour les droits nègres et la lutte nègre mise en avant par les organisations ouvrières, c'est la présentation sectaire de la doctrine de lutte nègre comme une lutte de classe qui donne de la force aux nationalistes. La faillite des programmes « magiques » des natio­nalistes pour le salut dans toutes les parties du monde est si évidente que leur force principale, à Harlem par exemple, ne vient pas de leurs programmes, mais du rôle actif qu'ils ont joué dans les protes­tations et les manifestations pour améliorer le sort des Nègres ici en Amérique.

Le parti et la petite bourgeoisie nègre

Un examen économique de l'Amérique, démontrera combien fragiles sont les bases économiques de la petite bourgeoisie nègre. La petite bourgeoisie nègre est, dans sa majorité, un groupe pitoyablement disproportionné d'intellectuels, de per­sonnel domestique bien payé, d'artistes, etc. La société bour­geoise les a rigidement exclus, non seulement du contact social avec les blancs, mais également des positions et des occasions de prendre une part de la plus-value, et d'obtenir un niveau de distinction, qui lient tant de fonctionnaires petits-bourgeois blancs à la société bourgeoise. Ils peuvent faire du mal comme dans le Comité pour une Marche sur Washington, mais leur inca­pacité à retenir les masses nègres lorsque celles-ci veulent bouger, a été démontrée durant la dernière période. Une influence comme celle que la bourgeoisie nationaliste indienne, par exemple, a exercé sur les masses indiennes ne pourra jamais être exercée par la petite bourgeoisie nègre sur les Nègres. Le parti observe que l'instinct des masses nègres pour l'action directe n'a pas prêté attention à la N.A.A.C.P. ou à l'Urban League. Mais le parti garde l'œil ouvert pour entrer dans les nouvelles orga­nisations que les Nègres forment aujourd'hui à profusion, même si parfois ils le font pour des buts limités.

Le parti attaque sans cesse les dirigeants petits bourgeois nègres, mais s'attache à le faire, non pas sur des bases géné­rales, mais parce qu'ils ne mènent pas une lutte militante pour les droits démocratiques et trahissent la lutte à chaque occasion. Sa manière de les attaquer est voisine de celle qu'il emploie vis-à-vis de la direction de la social démocratie.

Les Nègres et le Labor Party

Le parti doit mener une agitation parmi les nègres, en fa­veur d'un Labor Party indépendant. Le fait que le peuple nègre a effectué cas dernières années un changement rapide dans son attitude vis-à-vis des organisations ouvrières est un signe du rôle spécial qu'il joue dans la société américaine et de sa conscience sociale mûrissante. Si les organisations ouvrières mettent en avant un programme d'action en vue de la forma­tion d'un Labor Party indépendant, l'histoire passée des Nè­gres et les indications actuelles montrent que le mouvement nègre sera fort en sa faveur et aura peut-être la force d'un ouragan. Selon toute probabilité, les Nègres joueront un rôle dans l'aile gauche de l'organisation. Mais ici aussi la situation des nègres en tant que minorité particulièrement opprimée doit être prise en considération. Un Labor Party indépendant aux États-Unis, comme dans beaucoup de pays européens, consistera certai­nement en une fédération de différents groupes, dont la base, la force conductrice et la direction seraient fournies par le mouvement syndical.

Le Labor Party indépendant ne tolérera aucune distinction de couleur dans ses rangs. Des organisations locales non syndicales de tous les types chercheront à s'y affilier. Les Nègres devraient être encouragés à se joindre à de telles organisations affiliées. Mais le parti doit faire une agitation vigoureuse parmi les organisations militantes nègres luttant pour les droits démocratiques des Nègres, non seulement pour qu'elles se joignent à l'agitation pour le Labor Party indépendant mais aussi pour qu'elles prennent une part active à sa forma­tion.

A l'étape présente de la crise capitaliste aux États-Unis, ce travail particulier du parti offre-des moyens exceptionnels pour la formation d'un pont entre la lutte indépendante des masses nègres et le problème général de la reconstruction de la société. Les organisations nègres devraient, elles-mêmes, être encou­ragées à formuler des revendications pour leurs propres droits démocratiques et le parti doit insister sur le fait que ni le parti démocrate ni le parti républicain ne sont le type d'or­ganisation capable de donner aux organisations nègres l'occa­sion ds se battre pour ces droits dans un cadre plus large. En même temps, même à la plus nationaliste des organisa­tions nègres, le parti doit poser la question de la formation d'un programme, non seulement pour les droits démocratiques nègres, mais pour le pays tout entier. Les organisations nègres ne doivent regarder ni vers l'impérialisme européen en Afrique, ni vers l'impérialisme japonais, mais vers des alliés en puis­sance dans ce pays, et apporter leur contribution à l'élaboration de ce type d'ordre social dans lequel les nègres trouveraient enfin l'égalité. Ceci doit être présenté de telle façon que les organisations nègres doivent se faire un devoir d'y parvenir. C'est par ce moyen que les nègres, sur la base de leurs pro­pres préoccupations nationalistes, sont amenés à considérer leurs propres problèmes, en relation avec le problème fonda­mental de l'ordre social dans son ensemble. Le parti saisira cette occasion de présenter son propre programme transitoire aux nègres et de le reconsidérer pour eux à la lumière de leur désir intense de solution non seulement immédiate, mais géné­rale à la dégradation dont ils ont souffert depuis tant de siècles. La composition prolétarienne du peuple nègre est telle, ce peuple est si hostile a l'ordre social existant, à cause de l'avi­lissement spécial auquel cet ordre le soumet, que l'organisation politique qui sait comment utiliser ses préoccupations, peut trouver les voies et les moyens pour mener à bien cette propagande pour le socialisme, qui doit toujours constituer l'apogée de l'effort révolutionnaire, particulièrement dans cette période. En partant de la base des luttes indépendantes pour les droits démocratiques et sans jamais cesser de leur prêter attention, le parti trouvera dans les contradictions croissantes de l'ordre social la possibilité d'unir à des niveaux toujours plus hauts de développement le mouvement objectif du prolétariat amé­ricainvers la direction de la nation et le mouvement des masses nègres vers le prolétariat américain.

Le chauvinisme nègre

L'histoire des Nègres aux États-Unis est l'histoire de leur conscience de race croissante, de leur désir croissant de dé­fendre leur passé de race nègre en tant que race. Ceci est l'inévitable résultat de leur position dans la société américaine, du développement de cette société elle-même, et ceci n'est pas seulement un processus puissant, mais encore habituel et fami­lier à toutes tes luttes de groupes nationalement opprimés. Ce phénomène n'est pas moindre en cas de développement social des groupes opprimés et oppresseurs. Au contraire, il s'accroît en fonction directe du développement du capitalisme et des possibilités de libération. Ceci fut reconnu par le Socialist Workers Party à son Congrès de 1939, lorsqu'il adopta une résolution commençant ainsi :

La conscience politique qui s'éveille chez les nègres n'est pas sans prendre tout naturellement la forme du désir d'une action incontrôlée par les blancs. Les nègres ont longtemps senti et sentent même encore aujourd'hui la nécessité de créer leurs propres organisations avec leurs propres dirigeants et affirmer ainsi, non seulement en théorie, mais dans la. pratique, leur désir d'avoir une égalité complète avec les autres citoyens américains. Un tel désir est légitime et même lorsqu'il prend la forme d'un chauvinisme assez agressif, il doit être bienvenu. Le chauvinisme noir en Amérique aujourd'hui est tout simple­ment l'excès naturel du désir d'égalité, alors que le chauvi­nisme américain blanc, expression de la domination raciale est essentiellement réactionnaire.

Ce développement est si clair qu'aujourd'hui même la bourgeoisie le reconnaît. Dans un An American Dilemma de Gurman Myrdal, malgré son attitude humanitariste petite-bourgeoise, il apparaît du moins que l'auteur a fait une étude sérieuse, complète, et qui à beaucoup d'égards fait autorité sur la question nègre. Une de ses conclusions est que « les Nègres commencent à former une nation consciente d'elle-même dans la nation » définissant chaque jour plus clairement ses griefs fondamentaux contre l'Amérique blanche ». Un tel mouvement avec de telles racines historiques doit inévitablement amener des exagérations, des excès, des courants idéologiques que l'on peut seulement qualifier de chauvinisme. Ce courant a indubi­tablement des dangers. Le marxisme a démontré théorique­ment et pratiquement que le seul moyen de le surmonter est de reconnaître la tendance fondamentalement progressive de ce courant et de distinguer nettement entre le chauvinisme des opprimés et le chauvinisme des oppresseurs. Le devoir du parti est non seulement de diriger les aspirations légitimes des masses nègres, mais également d'éduquer les organisations ouvrières dans leur ensemble vis-à-vis de la légitimité de leurs sentiments et de la contribution importante qu'ils peuvent apporter à la lutte pour le socialisme. En dépit des difficultés apparentes, une politique audacieuse et confiante de la part de notre parti a toutes les chances de succès. La raison en est simple. Tandis qu'en Europe, les mouvements nationalistes ont eu généralement pour but la séparation de leur oppresseur, aux États-Unis, la conscience de race et le chauvinisme des Nègres représentent fondamentalement une consolidation de leur force, dans le but de s'intégrer à la société américaine.

La question nègre en tant que question internationale

La question nègre, c'est-à-dire la question de l'esclavage aux États-Unis pendant le 19e siècle a excité l'intérêt et la sym­pathie agissante du prolétariat international. L'émancipation des esclaves nègres et la guerre civile sont indissolublement liées à la formation de la l'Internationale, La IIIe Internatio­nale reconnaissait cet aspect de la question nègre lorsque, dans sa Résolution sur la question nègre au IVe Congrès, non seule­ment elle réitéra le soutien du Comintern aux luttes révolutionnaires noires, mais elle créa une section spéciale justifiée par l'importance du rôle que les nègres des Etats-Unis pourraient jouer dans l'émancipation des nègres du monde entier et surtout en Afrique. Aujourd'hui le processus du développe­ment historique et de la désintégration capitaliste a élevé le problème nègre aux États-Unis à un degré plus élevé dans ses relations internationales. Ce n'est pas seulement chez les masses britanniques que la question nègre occupe une place de choix en tant que témoignage de la démocratie américaine, mais dans le monde entier et particulièrement dans les pays orientaux, la situation et la lutte du peuple nègre des États-Unis sont devenues un des critères grâce auxquels les natio­nalités opprimées pèsent les possibilités de leurs propres éman­cipation.

Les Nègres américains eux-mêmes reconnaissent que le rôle et le sort de l'Inde, de la Chine et de la Birmanie dans leurs luttes émancipatrices sont liés à leurs propres luttes. La presse nègre a voué plusieurs pages aux luttes des peuples orientaux et le « Courrier de Pittsburgh » a deux rubriques hebdomadaires régulières, l'une d'un Indien, l'autre d'un Chinois. Les organi­sations nègres, dans leur manifeste commun aux deux Congrès Républicain et Démocrate de 1944, ont fait de « l'égalité de la Chine avec toutes les nations alliées » une de leurs reven­dications essentielles. C'est le rôle de la IVe Internationale de développer et de clarifier ces efforts instinctifs des peuples vers l'internationalisme. Avec le plus grand sérieux, le parti doit reconnaître et exposer les racines historiques de ce déve­loppement et le diriger vers l'éducation et l'organisation du prolétariat international et de ses alliés actuels dans les luttes pour le socialisme mondial.

Programme d'action

  1. Le premier point est l'éducation systématique du parti sur la question nègre. Dans la période dans laquelle nous entrons, la période des soulèvements mondiaux et des crises raciales en Amérique, les membres du parti doivent d'abord sur cette question difficile et compliquée avoir une claire orientation théorique. Dans la New International et dans les bulletins intérieurs, il doit y avoir une série d'études bien documentées sur les Nègres dans l'histoire des États-Unis De telles études n'existent pas aux États-Unis, sauf quelques débuts d'études par les staliniens. Il est impossible au parti de progresser un tant soit peu dans le travail nègre sans quelque préparation. Pour l'instant signalons quelques points qui mériteraient d'être immédiatement considérés :

    1. Les nègres dans la guerre civile. La guerre civile est l'axe théorique de l'analyse des États-Unis au même degré que la Révolution Française l'est pour l'Europe moderne. Et au centre de la guerre civile est la question de l'esclavage, c'est-à-dire la question nègre.

    2. Les nègres dans le mouvement ouvrier organisé, leur développement historique dans ce mouvement, et la relation de cette communauté nègre avec ces luttes.

    3. Les organisations nègres dans le passé récent et à l'heure actuelle, en particulier le mouvement de Garvey en tant que mouvement des masses nègres, le plus important que l'histoire américaine connaisse.

    4. Les nègres dans l'agriculture sudiste.

    5. Le développement social nègre et les luttes politiques en Afrique et en Amérique.

    6. L'expérience concrète du Workers Party dans le travail nègre.

    Ces études, pour la plupart, concernent tout d'abord des faits positifs, mais elles sont aussi sujettes à interprétation. Elles constituent pratiquement un terrain vierge, non seulement pour le parti, mais pour tous les marxistes des États-Unis. Elles sont donc et seront pendant longtemps des sujets de discussion. C'est au travers de la discussion de ces problèmes que le parti éduquera ses membres et leur donnera la possi­bilité de représenter le marxisme parmi les Nègres et dans les rangs des organisations ouvrières. C'est par ce moyen aussi que le parti sera capable d'influencer et de diriger l'intérêt toujours en éveil d'un peuple nationalement opprimé pour tout ce qui touche à l'oppression nationale, aussi impopulaires et éloignées du sens commun ordinaire que soient par ailleurs les idées générales d'un groupe révolutionnaire.

Comme prémices, il est nécessaire de publier les paroles et les observations de Trotsky sur la question nègre.

  1. Le Comité national doit, en accord avec la tradition au mouvement bolchevique, organiser un rayon spécial nègre s'occupant du travail général parmi les nègres. Ce travail ne doit en aucune façon être subordonné au travail parmi les Nègres dans les organisations ouvrières, travail qui appartient plus spécifiquement au rayon syndical. Le travail des deux rayons doit être coordonné.

    Le rayon nègre devra être responsable d'une rubrique spéciale dans le journal sur la question nègre, et devra inviter les sympathisants en dehors du parti, à participer à son travail théorique.

Note

1 Comme dans les écrits de Trotsky sur cette question, nous n'avons pas traduit l'expression « Labor Party » dont le sens est évidemment particulier et qui n'a pas de véritable équivalent en français. L'expression française qui s'en rapprocherait le plus serait « parti ouvrier ». (Note de la MIA, 2011)

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