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Le travail qu’on va lire a paru en une série d’articles dans la Neue Zeit , il y a deux ans, à un moment où l’on discutait avec chaleur en Allemagne la question des rapports entre le parti socialiste et les syndicats. C’est dans tous les pays capitalistes un problème de la plus haute importance que l’établissement de ce modus vivendi , mais la question ne se pose pas de la même façon dans les différents pays, et elle admet les solutions les plus diverses. Il me paraît utile de le constater ici de façon à prévenir tout malentendu. Car ce que je sais des syndicats français suffit pour me prouver que le problème de la neutralité des syndicats est absolument différent en France et en Allemagne : les arguments présentés pour ou contre la neutralité en Allemagne ne valent donc par nécessairement pour la France.
La différence essentielle entre la France et l’Allemagne à cet égard me paraît consister en ce fait qu’en France la neutralité est plutôt une question d’organisation , en Allemagne plutôt une question de propagande .
En Allemagne, sauf une minorité insignifiante, Socialistes et Syndiqués admettant d’un accord unanime que les syndicats en tant qu'organisation doivent être absolument indépendants des groupements politiques du parti socialiste. C’est d’ailleurs là une nécessité, car dans la plupart des états allemands, malgré quelques adoucissements partiels obtenus dans ces dernières années, les lois sur les associations sont encore aujourd’hui très sévères pour les groupements politiques ; on sait que, par exemple, les femmes et les mineurs n’ont pas le droit d’en faire partie. Si les syndicats veulent échapper à toutes ces mesures restrictives, il faut qu’ils restent en dehors de la politique. Mais il y a des considérations de fait qui sont beaucoup plus décisives. La fonction des syndicats est absolument différente de celle des partis politiques ; une union étroite entre les deux organismes les mettrait tous les deux en danger, et rendrait plus difficile à chacun l’accomplissement de sa tâche.
Mais malgré l’organisation tout à fait indépendante des syndicats, il existe entre eux et le parti socialiste l’entente la plus étroite. Ce sont la plupart du temps les mêmes hommes qui se trouvent groupés dans l’une et l’autre organisation. Les socialistes se montrent les meilleurs syndiqués, et presque tous les syndiqués vraiment actifs sont aussi de bons socialistes.
Si la question des rapports d’organisation entre le Parti socialiste et les Syndicats est hors de discussion en Allemagne, il m’apparaît par contre qu’en France cette question est extrêmement controversée. Les solutions les plus divergentes sont proposées ; tandis qu’un grand nombre veut mettre les syndicats dans la dépendance absolue, au point de vue de l’organisation, des groupements politiques socialistes, les autres préconisent non seulement l’indépendance des syndicats vis-à-vis des organisations politiques, mais même l’opposition à celles-ci, et ils ne voient pas dans l’action syndicale et l’action politique comme les deux aspects d’un même phénomène – la lutte de classe du prolétariat – mais deux phénomènes différents et incompatibles.
Examinée au point de vue de la propagande , la question prend un tout autre aspect. Certains syndiqués socialistes allemands ne se content pas de l’indépendance des syndicats vis-à-vis du parti socialiste au point de vue de l’organisation. Ils demandent encore aux syndiqués socialistes de s’abstenir de toute démonstration socialiste à l’intérieur des syndicats, de faire ailleurs leur propagande socialiste, parce que cela éloignerait des syndicats les éléments non socialistes. C’est là le fond de la thèse neutraliste qui est discutée dans ce travail. Je n’ai donc pas à examiner ici les arguments, ni leur valeur. Il me suffit de faire observer qu’à ma connaissance cette question n’existe pas pour les socialistes français. Du moins je ne sais pas de socialistes français qui ait jamais prétendu qu’on devait s’efforcer de gagner les syndiqués jaunes aux syndicats de la lutte de classe en bannissant des syndicats et de la presse syndicale toute propagande socialiste qui serait capable de blesser ou d’effrayer les jaunes .
Sur ce point je crois bien que l’unité la plus complète règne entre les socialistes français.
Et je suis heureux de pouvoir constater qu’en Allemagne aussi la conception de la neutralité qui est combattue dans les pages qui suivent, n’a pas pris racine. Le prolétariat militant d’Allemagne a l’idée socialiste trop dans le sang pour qu’il ne trouve pas à la manifester dans tous ses actes en dépit de tous les accès passagers de tiédeur politicienne. La discussion qui a donné lieu aux articles traduits ici ne date que de deux ans. Mais au récent congrès des syndicats tenu à Stuttgart l’esprit socialiste a dominé aussi complètement et aussi ouvertement que dans n’importe quel congrès du parti socialiste. L’écrasante majorité des congressistes n’a laissé aucun doute à cet égard : pour eux les syndicats n’exerceront une action utile que par une entente harmonieuse avec le parti socialiste. Pour la rendre plus facile le congrès de Stuttgart a transporté le siège du Conseil général de la Fédération des syndicats de Hambourg à Berlin, où se trouve également le siège du Comité directeur du parti socialiste.
En un certain sens, cette brochure est donc vieillie. Les tendances que je combats ici ont perdu beaucoup de terrain et ne jouent plus aucun rôle dans la vie syndicale allemande. Il y a tout lieu d’espérer qu’elles ne reprendront pas de sitôt de nouvelles forces. Les syndicats anglais dont elles se réclamaient ne peuvent plus guère depuis ces dernières années servir de modèles. Eux-mêmes s’efforcent de sortir de cette neutralité où ils s’étaient embourbés. A la vérité il ne leur est pas très facile de s’en dépêtrer, mais plus cela leur est difficile, moins leur exemple peut engager les autres à suivre leurs traces, et à aller consciemment de soi-même se jeter dans le marais.
Malgré toutes les modifications qui se sont produites dans ces deux dernières années, je n’ai rien à changer à ma brochure. Je me trouve dans cette situation particulièrement agréable de voir ces modifications elles-mêmes confirmer purement et simplement la thèse de cette brochure.
Berlin, 21 juin 1902.
Karl Kautsky.
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