1923

Source : num�ros 45, 46 et 47 du Bulletin communiste (quatri�me ann�e), novembre 1923, sous le titre � L'Amour dans la Soci�t� Nouvelle ï¿½ avec l'introduction suivante : � La R�volution fait surgir chaque jour des probl�mes inattendus ou mal approfondis, des l�ches nouvelles. Les questions louchant � la transformation des m�urs, des sentiments, des rapports sexuels, de la vie fami�liale, des relations sociales ne sont pas les moins ardues : le principal obstacle � leur clarification cl � leur solution est l'hypocrisie, la mentalit�, que nous laisse en h�ritage la soci�t� bourgeoise. Le premier m�rite. d'Alexandra Kollonta� est d'aborder la question de l'amour dans le monde nouveau avec franchise et sim�plicit� ; de plus, elle analyse le probl�me en marxiste et avec une belle hauteur de vues. Nous publions ici son article de la Jeune Garde, �crit pour les jeunes communistes russes. Cet article souleva une discussion ardente, fort �lev�e et du plus grand int�r�t en Russie. Si quelqu'un de nos lecteurs d�sire le commenter, le critiquer et le discuter, nous accueillerons avec plaisir leurs r�flexions, pourvu naturellement qu'elles soient ex�prim�es sous une forme digne de l'article de Kollonta�. ï¿½
L'original a paru dans le num�ro 3 de Молодая гвардия (� La jeune Garde ï¿½), mai 1923. Quelques corrections ont �t� apport�es par la MIA � l'aide du texte russe.


Place � l'Eros ail� !
(Lettre � la jeunesse laborieuse)

Alexandra Kollonta�


Format MS Word/RTF Format Acrobat/PDFT�l�chargement
Cliquer sur le format de contenu d�sir�

I - L'Amour, facteur social et psychique

Vous me demandez, mon jeune camarade, quelle place l'id�ologie prol�tarienne r�serve � l'amour ? Vous �tes confondu du fait qu'� l'heure actuelle, la jeunesse laborieuse � est plus occup�e de l'amour et de toutes sortes de questions s'y ratta�chant ï¿½ que d'autres grands probl�mes se posant devant la r�publique des travailleurs. S'il en est ainsi (il m'est difficile d'en juger de loin) cher�chons ensemble l'application de ce fait, la r�ponse � cette premi�re question : quelle place l'id�ologie de la classe ouvri�re r�serve-t-elle � l'amour ?

On ne peut douter que la Russie des soviets est entr�e dans une nouvelle phase de guerre civile. Le front r�volutionnaire a �t� d�plac� ; il passe maintenant dans la lutte entre deux id�ologies, deux civilisations : bourgeoise et prol�tarienne. L'incompatibilit� de ces deux id�ologies appara�t chaque jour plus clairement ; les contradictions entre ces deux civilisations diff�rentes deviennent chaque jour plus aigu�s.

Avec la victoire du principe et de l'id�al communistes dans le domaine de la politique et de l'�co�nomie devait s'accomplir aussi une r�volution dans la conception du monde, dans les sentiments et dans toute la conformation d'esprit de l'Huma�nit� laborieuse. A l'heure actuelle d�j� on remar�que du nouveau dans ces conceptions de la vie et de la soci�t�, du travail, de l'art et des � r�gles de la vie ï¿½ (c'est-�-dire de la morale). Les rapports des sexes sont une partie importante des r�gles de la vie. La r�volution sur le front id�ologique parach�ve le bouleversement accompli dans la pens�e humaine gr�ce � l'existence depuis cinq ans de la r�publique des travailleurs.

Mais au fur et � mesure que devient plus aigu� la lutte entre les deux id�ologies, qu'elle s'�tend � un plus grand nombre de domaines, de nouveaux et de nouveaux � probl�mes de la vie ï¿½ surgissent devant l'humanit�, et seule l'id�ologie de la classe ouvri�re est � m�me d'en fournir une solution satisfaisante.

Au nombre de ces probl�mes figure aussi celui que vous soulevez � � le probl�me de l'amour ï¿½. Aux diff�rentes phases de son d�veloppement his�torique, l'humanit� abordait diff�remment sa solu�tion. Le � probl�me ï¿½ reste, ses clefs changent. Ces clefs d�pendent de l'�poque, de la classe, de l' ï¿½ esprit du temps ï¿½ (c'est-�-dire de la culture).

Chez nous en Russie, tout r�cemment encore, dans les ann�es de l'�pre guerre civile et de la lutte contre la d�sorganisation �conomique, le nombre de ceux que ce probl�me pr�occupait n'�tait pas tr�s �lev�. D'autres sentiments, d'au�tres passions plus r�elles poss�daient l'humanit� laborieuse. Qui donc dans ces ann�es-l� se serait s�rieusement pr�occup� des chagrins et des souffrances d'amour lorsque le spectre d�charn� de la mort guettait tout le monde, lorsqu'il �tait question de savoir : Qui vaincra ? La r�volution, c'est-�-dire le progr�s, ou la contre-r�volution, c'est-�-dire la r�action ?

Devant le visage sombre de la grande r�volt�e � la r�volution, le tendre �ros (� dieu de l'amour ï¿½) dut dispara�tre pr�cipitamment. On n'avait ni le temps, ni l'exc�dent n�cessaire de forces psychiques pour s'adonner aux � joies ï¿½ et aux � tortures ï¿½ de l'amour. Telle est la loi de conservation de l'�nergie sociale et psychique de l'humanit� : Cette �nergie est toujours appliqu�e � poursuivre le but essentiel et imm�diat du moment historique. C'est la toute simple, toute na�turelle voix de la nature � l'instinct biologique de reproduction, l'attraction de deux �tres de sexe diff�rent, qui s'est trouv�e pour un temps ma�tresse de la situation. L'homme et la femme s'unissaient et se d�sunissaient facilement, beaucoup plus facilement que par le pass�.

On venait l'un � l'autre sans grandes secousses dans l'�me, on se s�parait sans larmes ni chagrin.

Dans cet amour qui fut pour moi sans joie
Le moment d'adieu sera sans douleur.1

La prostitution disparaissait, il est vrai, mais par contre augment�rent manifestement les libres relations des sexes sans engagements mutuels et dans lesquelles le moteur principal �tait l'instinct de la reproduction non enjoliv�e par les senti�ments amoureux. Ce fait effrayait certains. Mais les rapports entre les sexes dans ces ann�es-l� ne pouvaient �tre autres. Ou bien le mariage �tait consolid� par un sentiment durable de camara�derie, d'amiti� de plusieurs ann�es, amiti� que le s�rieux du moment raffermissait encore, ou bien les relations matrimoniales surgissaient pour satisfaire un besoin purement biologique, constituaient en somme une passade dont les deux parties se lassaient bien vite et qu'elles s'empressaient de liquider pour qu'elle ne g�ne pas l'essentiel, le travail pour la r�volution. L'instinct brutal de reproduction, la simple attraction des sexes surgissant et disparaissant tout aussi rapidement sans cr�er des liens de c�ur et d'esprit � c'est � l'�ros sans ailes ï¿½ qui absorbe bien moins de forces psychiques que l'exigeant � ï¿½ros ail� ï¿½, l'amour tiss� d'�motions les plus diverses, tant de c�ur que d'esprit. L'�ros sans ailes n'engendre pas les nuits sans sommeil, ne ramollit par la volont�, n'apporte pas de confu�sion dans le travail froid du cerveau. La classe des lutteurs, au moment o� le branle-bas de la r�volution appelait sans interruption au combat l'humanit� laborieuse, ne pouvait se laisser aller � l'emprise de l'�ros aux ailes d�ploy�es. Dans ces journ�es-la, il �tait inopportun de d�penser les forces psychiques des membres de la collectivit� en lutte en sentiments secondaires ne servant pas directement la r�volution. L'amour individuel qui est � la base du � mariage par couple ï¿½ et se concentre sur la personne d'un homme ou d'une femme, exige une d�pense �norme d'�nergie psychique. Cependant le b�tisseur de la nouvelle vie, la classe ouvri�re, �tait int�ress�e non seulement � la plus grande �conomie possible de ses richesses mat�rielles, mais aussi � �pargner l'�nergie psychique de chacun pour l'appliquer aux t�ches g�n�rales de la collectivit�. Voil� pourquoi au moment de la lutte r�volutionnaire aigu�, la place de l' ï¿½ ï¿½ros ail� ï¿½ consumant tout sur son passage fut prise par l'instinct peu exigeant de la reproduction � par l' ï¿½ ï¿½ros sans ailes ï¿½.

Mais aujourd'hui, le tableau change. La R�publique des soviets, et avec elle toute l'humanit� laborieuse, est entr�e dans une accalmie relative. Un travail tr�s compliqu� commence o� il s'agit de comprendre et de fixer d�finitivement ce qui a �t� conquis, atteint, cr��. Le b�tisseur des nouvelles formes de la vie, le prol�tariat, doit tirer un enseignement de tout ph�nom�ne social et psychique ; il doit comprendre ce ph�nom�ne, se l'as�similer, se l'assujettir et le transformer en une arme de plus pour sa d�fense de classe. Alors seulement le prol�tariat, ayant saisi non seule�ment les lois qui pr�sident � la cr�ation des richesses mat�rielles, mais aussi celles qui dirigent les mouvements de l'�me, pourra entrer arm� jusqu'aux dents en lice contre le vieux monde bour�geois. Alors seulement l'humanit� laborieuse vaincra aussi bien sur le front militaire et celui du travail que sur le front id�ologique.

Aujourd'hui que la r�volution en Russie a pris le dessus et s'est consolid�e, que l'atmosph�re du combat r�volutionnaire s'est dissip�e et que l'homme a cess� d'�tre compl�tement pris par la lutte, le tendre �ros aux ailes d�ploy�es, tomb� un temps dans le m�pris, r�appara�t de nouveau et commence � r�clamer ses droits. Il prend ombrage de l'insolent �ros sans ailes � de l'instinct de la reproduction non enjoliv� par les charmes de l'amour. L'�ros sans ailes cesse de satisfaire les besoins spirituels. Il se forme un exc�dent d'�ner�gie psychique que les hommes d'aujourd'hui, m�me les repr�sentants de la classe laborieuse, ne savent pas encore appliquer � la vie intellectuelle de la collectivit�. Cet exc�dent d'�nergie psychique cherche une issue dans les sentiments amoureux. La lyre aux cordes multiples du dieu ail� de l'amour couvre la voix monotone de l'�ros sans ailes� L'homme et la femme ne s'unissent plus aujourd'hui comme c'�tait le plus souvent le cas pendant les ann�es de la r�volution, ils ne nouent plus une liaison passag�re pour satis�faire leur instinct sexuel, mais ils commencent de nouveau � vivre des � romans d'amour ï¿½, avec les souffrances et l'extase amoureuse qui les ac�compagnent.

Dans la R�publique des Soviets, nous sommes incontestablement en pr�sence d'une croissance de besoins intellectuels, on est plus avide de savoir que par le pass�, on s'emballe plus facilement pour les questions scientifiques, pour l'art, pour le th��tre. Cette recherche dans la R�publique des soviets des nouvelles formes � donner aux richesses intellectuelles de l'humanit� embrasse in�vitablement la sph�re des sentiments amoureux. On observe un r�veil d'int�r�t � l'�gard de la psychologie du sexe, du probl�me de l'amour. Ce c�t�-l� de la vie touche plus ou moins chaque individu. On remarque avec �tonnement entre les mains des militants qui auparavant ne lisaient que les �ditoriaux de la Pravda, les comptes rendus des livres o� l'on chante � l'�ros aux ailes d�ploy�es ï¿½.

Qu'est-ce donc ? Une r�action ? Le sympt�me d'une d�cadence dans la cr�ation r�volutionnaire ? Pas du tout. Il est temps de rejeter une fois pour toutes l'hypocrisie de la pens�e bourgeoise. Il est temps de reconna�tre ouvertement que l'amour est non seulement un facteur puissant de la na�ture, non seulement une force biologique, mais aussi un facteur social. L'amour est un sentiment profond�ment social dans son essence. A tous les degr�s du d�veloppement humain, l'amour, sous diff�rents aspects et formes, il est vrai, constituait une partie ins�parable et indispensable de la culture intellectuelle d'une soci�t� donn�e. M�me la bourgeoisie qui reconnaissait en paroles que l'amour �tait une � affaire priv�e ï¿½, savait en r�alit� l'assujettir � ses normes de morale de telle fa�on qu'il assure ses int�r�ts de classe.

Dans une mesure plus grande encore, l'id�olo�gie de la classe ouvri�re doit escompter l'impor�tance des sentiments amoureux, en tant que facteur dont on peut (de m�me que de tout autre ph�nom�ne social et psychique) tirer profit pour la collectivit�. Que l'amour n'est point du tout une � affaire priv�e ï¿½ qui concerne seulement � les deux c�urs ï¿½ qui s'aiment, que l'amour renferme un principe de liaison pr�cieux pour la collectivit�, cela ressort d�j� du fait qu'� tous les degr�s de son d�veloppement historique, l'humanit� a �tabli des r�gles pr�cisant � quelles conditions et quand l'amour �tait � l�gitime ï¿½ (c'est-�-dire r�pondant aux int�r�ts d'une collectivit� donn�e) et quand il �tait � coupable ï¿½, criminel (c'est-�-dire se trou�vant en contradiction avec cette soci�t�-l�).

II - Un peu d'histoire

L'humanit� a commenc� � r�gler non seulement les relations sexuelles, mais aussi le sentiment m�me de l'amour depuis les temps les plus recul�s de notre histoire sociale.

Sous le patriarcat, la supr�me vertu au point de vue de la morale �tait l'amour d�termin� par les liens du sang. En ces temps-l�, la famille ou la tribu aurait d�sapprouv� une femme qui se serait sacrifi�e pour le mari qu'elle aime, mais elle accordait, au contraire, la plus haute valeur aux sentiments � l'�gard du fr�re ou de la s�ur. D'apr�s les anciens Grecs, Antigone enterre les corps de ses fr�res tu�s, en risquant sa propre vie, et cet exploit l'�l�ve au rang d'une h�ro�ne aux yeux de ses contemporains. Un tel acte de la part d'une s�ur (non de la femme) aurait �t� qualifi� de � bizarre ï¿½ dans la soci�t� bourgeoise d'aujourd'hui.

Au temps de la domination du patriarcat et de la cr�ation des formes primitives de l'�tat, c'est l'amiti� entre deux individus d'une m�me tribu qui �tait consid�r�e comme la forme d'amour la plus normale. Il �tait alors tr�s important pour la collectivit�, ayant � peine pass� la phase de l'organisation familiale, et faible au point de vue social, de lier entre eux tous ses membres par des liens du c�ur et de l'esprit. Les �motions psychiques r�pondant le mieux � ce but n'�taient point fournies par l'amour sexuel, mais par l'amour-amiti�. Les int�r�ts de la collectivit� de cette �poque exigeaient la croissance et l'accumulation dans l'humanit� des liens psychiques non entre le couple uni par le mariage, mais entre les individus de la m�me tribu, entre les organisateurs et les d�fenseurs de la tribu et de l'�tat (il s'agit ici �videmment des hommes ; quant � l'amiti� entre les femmes, il n'en �tait point question en ce temps-l� ; la femme ne repr�sentait point un facteur social).

On chantait les vertus de l'amour-amiti� et on le pla�ait bien au-dessus de l'amour entre �poux. Castor et Pollux sont devenus c�l�bres non par leurs exploits et leurs services rendus � la patrie, mais par leur fid�lit� l'un � l'autre, leur amiti� indissoluble. L' ï¿½ amiti� ï¿½ (ou son apparence) obligeait le mari aimant sa femme � c�der sa couche de mari � l'ami pr�f�r� ou � l'h�te avec lequel il fallait se lier d' ï¿½ amiti� ï¿½.

L'amiti�, � la fid�lit� � l'ami jusqu'� la mort ï¿½, �tait consid�r�e dans le monde antique comme une vertu civique. Par contre, l'amour dans le sens contemporain du mot ne jouait aucun r�le et n'attirait pas l'attention des po�tes ou des dramaturges de cette �poque. L'id�ologie qui dominait alors faisait entrer l'amour dans le cadre des sentiments exclusivement personnels avec lesquels la soci�t� n'a pas � compter ; en ce temps-l�, en concluant le mariage, on ne se souciait que des avantages mat�riels qu'il pouvait procurer et l'amour n'�tait point pris en consid�ration. On lui r�servait exactement la m�me place qu'occupaient d'autres distractions : c'�tait un luxe que pouvait se permettre un citoyen ayant rempli tous ses devoirs � l'�gard de l'�tat.

Le � savoir aimer ï¿½, qualit� tant appr�ci�e par l'id�ologie bourgeoise, pour autant que l'amour ne sorte pas du cadre de la morale bourgeoise, n'entrait pas en ligne de compte dans le monde ancien lorsqu'on d�terminait les � vertus ï¿½ et les qualit�s de l'homme. On n'apprenait, dans l'antiquit�, que le sentiment de l'amiti�. L'homme qui accomplissait des exploits et risquait sa vie pour l'ami �tait c�l�br� � l'�gal d'un h�ros et son acte consid�r� comme une expression de la � vertu morale ï¿½. Par contre, l'homme risquant sa vie pour la femme qu'il aime n'encourait que la d�sapprobation g�n�rale, quelquefois m�me le m�pris. Les �crits anciens qualifient d'erreur les amours de P�ris et de la belle H�l�ne, qui ont entra�n� la guerre de Troie, guerre dont le � malheur ï¿½ de tous fut la cons�quence.

Le monde antique ne voyait que dans l'amiti� les sentiments capables de consolider, entre les individus d'une m�me tribu, les liens spirituels qui rendaient plus stable l'organisme social, encore faible � cette �poque. Par contre, plus tard, l'amiti� cesse d'�tre consid�r�e comme une vertu morale.

Dans la soci�t� bourgeoise, b�tie sur des principes d'individualisme, de concurrence effr�n�e et d'�mulation, il n'y a point de place pour l'amiti�, en tant que facteur moral. Le si�cle capitaliste consid�re l'amiti� comme une manifestation de � sentimentalit� ï¿½ et comme une faiblesse d'esprit compl�tement inutile, nuisible m�me pour l'accomplissement des t�ches bourgeoises de classe. L'amiti� devient un objet de raillerie. Castor et Pollux n'auraient provoqu� qu'un sourire condescendant � New York ou dans la City de Londres d'aujourd'hui. Et la soci�t� f�odale non plus ne reconnaissait pas que le sentiment d'amiti� f�t une qualit� � d�velopper et � encourager chez les hommes.

La domination f�odale �tait fond�e sur la stricte observation des int�r�ts des familles nobles. La vertu �tait moins d�termin�e par les rapports des membres de la soci�t� d'alors entre eux que par les devoirs d'un membre de la famille envers celle-ci et ses traditions. Le mariage �tait enti�rement domin� par les int�r�ts de la famille et le jeune homme (la jeune fille n'ayant pas voix au chapitre) qui se choisissait une femme � l'encontre de ces int�r�ts encourait le bl�me le plus s�v�re. Aux temps de la f�odalit�, il ne convenait pas de placer les sentiments personnels au-dessus des int�r�ts de la famille, et celui qui n'en tenait pas compte �tait regard� comme un � paria ï¿½. D'apr�s les id�es de la soci�t� f�odale, l'amour et le mariage ne devaient gu�re �tre une seule et m�me chose.

N�anmoins, c'est au temps de la f�odalit� que le sentiment d'amour entre les �tres de sexe diff�rent acquit, pour la premi�re fois dans l'histoire de l'humanit�, un certain droit de cit�. A premi�re vue, il semble �trange que l'amour ait �t� reconnu en ce temps d'asc�tisme, de m�urs brutales et cruelles, de violence et de r�gne du droit d'empi�tement. Mais, si l'on regarde de plus pr�s les causes qui ont provoqu� la reconnaissance de l'amour comme un ph�nom�ne social non seulement l�gitime, mais m�me d�sirable, il appara�t clairement par quoi cette reconnaissance �tait d�termin�e.

L'amour � dans certains cas et avec le concours de certaines circonstances � peut pousser l'�tre amoureux � accomplir des actes dont il serait incapable dans un autre �tat d'esprit. Cependant, la chevalerie exigeait de chacun de ses membres de hautes vertus, d'ailleurs strictement personnelles, dans le domaine militaire, comme l'intr�pidit�, la bravoure, l'endurance, etc� A cette �poque, ce n'est pas tant l'organisation de l'arm�e que les qualit�s individuelles des combattants qui d�cidaient du sort des batailles. Le chevalier amoureux de son inaccessible � dame de c�ur ï¿½ accomplissait plus facilement des � miracles de bravoure ï¿½, triomphait plus facilement dans les tournois, sacrifiait plus ais�ment sa vie au nom de la belle. Le chevalier amoureux �tait poss�d� par le d�sir de � se distinguer ï¿½, afin de gagner, par ce moyen, les bonnes gr�ces de son aim�e.

L'id�ologie chevaleresque a tenu compte de ce fait, et tout en reconnaissant que l'amour entra�ne chez l'�tre humain un �tat psychologique utile aux t�ches de classe de la classe f�odale, elle lui a donn� n�anmoins un cadre bien d�termin�. En ce temps-l�, l'amour des �poux n'�tait pas appr�ci� ni chant� par les po�tes : ce n'est pas sur lui que reposait la famille vivant dans les ch�teaux-forts. L'amour, en tant que facteur social, n'�tait go�t� que quand il s'agissait des sentiments amoureux du chevalier envers la femme d'autrui, sentiments qui lui faisaient accomplir des exploits. D'autant plus inaccessible �tait la femme �lue, d'autant plus le chevalier devait-il chercher � gagner ses bonnes gr�ces en d�ployant des vertus et des qualit�s requises dans son monde (intr�pidit�, endurance, t�nacit�, bravoure, etc.).

D'ordinaire, les chevaliers se choisissaient une � dame de c�ur ï¿½ parmi les femmes les moins accessibles. C'�tait, le plus souvent, la femme du suzerain, quelquefois la reine. Seul un tel � amour spirituel ï¿½, l'amour sans satisfactions charnelles, qui poussait le chevalier aux exploits h�ro�ques et le for�ait � accomplir des miracles de bravoure, �tait cit� en exemple et consid�r� comme une � vertu ï¿½. Les chevaliers ne choisissaient jamais l'objet de leur adoration parmi les jeunes filles. Quelques haut plac�e que f�t une jeune fille, l'amour que le chevalier �prouvait pour elle pouvait conduire au mariage ; alors disparaissait in�vitablement le moteur psychologique qui le poussait aux exploits. C'est cela que n'admettait pas la morale f�odale. De l� vient que l'id�al d'asc�tisme (d'abstinence sexuelle) voisinait avec l'�l�vation du sentiment amoureux au rang d'une vertu morale. Dans leur z�le de purifier l'amour de tout ce qui �tait charnel, � coupable ï¿½, de le transformer en un sentiment abstrait, les chevaliers en venaient � de monstrueuses perversions : ils choisissaient comme � dame de c�ur ï¿½ une femme qu'ils n'avaient jamais vue, ils s'inscrivaient dans les amoureux de la � vierge Marie ï¿½ï¿½ (On ne saurait aller plus loin.)

L'id�ologie f�odale voyait avant tout dans l'amour un stimulant qui renfor�ait les qualit�s n�cessaires aux chevaliers ; � l'amour spirituel ï¿½, l'adoration par le chevalier de sa dame de c�ur servaient les int�r�ts de la caste f�odale. C'est cette consid�ration qui d�terminait lors de l'�panouissement de la f�odalit�, l'id�e qu'on se faisait de l'amour. Un chevalier, qui n'aurait pas h�sit� � clo�trer ou m�me � tuer sa femme pour une trahison charnelle, pour � l'adult�re ï¿½, �tait extr�mement flatt� lorsqu'un autre chevalier la choisissait comme � dame de c�ur ï¿½ et ne l'emp�chait pas de se constituer une cour d' ï¿½ amis spirituels ï¿½.

Mais tout en chantant et �levant l'amour spirituel, la morale f�odale chevaleresque n'exigeait point du tout que l'amour r�gne dans les relations sexuelles matrimoniales ou autres. L'amour �tait une chose, et le mariage en �tait une autre. L'id�ologie f�odale distinguait entre ces deux notions2. Elles ne furent unies dans la suite que par la morale de la classe bourgeoise qui prit son essor dans les quatorzi�me et quinzi�me si�cles. C'est pourquoi, au temps du moyen �ge, � c�t� des sentiments amoureux �lev�s et raffin�s, nous nous heurtons � une telle brutalit� de m�urs dans le domaine des relations sexuelles. Les relations sexuelles, en dehors du mariage, de m�me que dans le mariage le plus l�gitime, priv�es du sentiment d'amour capable de les transformer, se ramenaient � un simple acte physiologique.

L'�glise avait l'air d'anath�matiser la d�bauche, mais en r�alit�, tout en encourageant en paroles l' ï¿½ amour spirituel ï¿½, elle patronnait les relations bestiales entre les sexes. Le chevalier qui ne quittait pas l'embl�me de la dame de c�ur, qui composait en son honneur les vers les plus tendres, qui risquait sa vie pour m�riter simplement un sourire d'elle, violait tranquillement une jeune fille de la ville ou ordonnait � son g�rant de faire venir au ch�teau les plus jolies paysannes d'alentour, simplement pour se distraire. De leur c�t�, les femmes des chevaliers ne manquaient pas l'occasion de go�ter aux joies charnelles � l'insu du mari avec les troubadours ou les pages, quelquefois m�me elles ne refusaient pas leurs caresses � des valets qui leur plaisaient, malgr� tout leur m�pris pour la � valetaille ï¿½.

Avec l'affaiblissement de la f�odalit� et la cr�ation de nouvelles conditions de vie dict�es par les int�r�ts de la bourgeoisie naissante, un nouvel id�al moral de rapports entre les sexes se forme peu � peu. Rejetant l'id�al � d'amour spirituel ï¿½, la bourgeoisie prend la d�fense des droits de la chair si foul�s aux pieds, et apporte en amour la fusion du principe physique et du principe spirituel.

D'apr�s la morale bourgeoise on ne peut gu�re, � l'instar de la caste chevaleresque, distinguer entre l'amour et le mariage ; au contraire, le mariage devrait �tre d�termin� par l'inclination r�ciproque des �poux. Il est �vident qu'en pratique et pour des calculs mat�riels, la bourgeoisie violait souvent ce commandement moral, mais la reconnaissance m�me de l'amour comme fondement du mariage avait de solides raisons de classe.

Sous le r�gime f�odal, la famille �tait ciment�e � la base par les traditions de la noblesse. Le mariage �tait en fait indissoluble ; sur le couple mari� pesaient les commandements de l'�glise, l'autorit� illimit�e des chefs de famille, l'ascendant des traditions, la volont� du suzerain.

La famille bourgeoise se formait dans d'autres conditions ; sa base n'�tait point la possession des richesses patrimoniales, mais l'accumulation du capital. La famille �tait alors la gardienne vivante des richesses ; mais pour que l'accumulation s'accomplisse plus rapidement, il �tait important pour la classe bourgeoise que le bien acquis par le mari et le p�re soit d�pens� avec � ï¿½conomie ï¿½ et d'une fa�on intelligente ; il fallait que la femme soit non seulement une � bonne ma�tresse de maison ï¿½, mais aussi l'amie et l'auxiliaire du mari.

Avec l'�tablissement des rapports capitalistes, seule la famille dans laquelle il y avait collaboration �troite entre tous les membres int�ress�s � l'accumulation des richesses avait des assises solides. Mais la collaboration pouvait �tre r�alis�e d'autant mieux qu'il y avait plus de liens de c�ur et d'esprit pour unir les �poux entre eux et les enfants aux parents.

La nouvelle structure �conomique de cette �poque � � partir de la fin du quatorzi�me et du d�but du quinzi�me si�cle � donne naissance � la nouvelle id�ologie. les notions d'amour et de mariage changent peu � peu d'aspect. Le r�formateur religieux Luther, et avec lui tous les penseurs et hommes d'action de la Renaissance et de la R�forme (15e-16e si�cles) mesuraient tr�s bien la force sociale que renfermait le sentiment de l'amour. Sachant que pour la solidit� de la famille � unit� �conomique � la base du r�gime bourgeois � il fallait l'union intime de tous ses membres, les id�ologues r�volutionnaires de la bourgeoisie naissante proclam�rent un nouvel id�al moral de l'amour : l'amour qui unit les deux principes.

Les r�formateurs d'alors raillaient impitoyablement � l'amour spirituel ï¿½ des chevaliers qui obligeait le chevalier amoureux � se morfondre dans ses aspirations amoureuses sans espoir de les satisfaire. les id�ologues bourgeois, les hommes de la R�forme reconnurent la l�gitimit� des saines exigences de la chair. Le monde f�odal divisait l'amour en simple acte sexuel (rapports sexuels dans le mariage ou dans le concubinage) et en sentiment � ï¿½lev� ï¿½ platonique (l'amour qu'�prouvait le chevalier pour sa dame de c�ur).

L'id�al moral de la classe bourgeoise faisait entrer dans la notion de l'amour aussi bien la saine attraction charnelle des sexes que l'attachement psychique. L'id�al f�odal distinguait entre le mariage et l'amour. La bourgeoisie liait les deux notions. Pour elle la notion de l'amour et celle du mariage �tait d'�gale valeur.

�videmment, en pratique, la bourgeoisie violait son propre id�al, mais alors qu'� l'�poque f�odale on ne soulevait m�me pas la question d'inclination mutuelle, la morale bourgeoise exigeait que, m�me dans le cas o� le mariage se concluait pour des raisons purement mat�rielles, les �poux aient l'air de s'aimer.

Les pr�jug�s de la f�odalit� quant � l'amour et au mariage ont surv�cu jusqu'� notre �poque et se sont accommod�s pendant des si�cles de la moralit� bourgeoise. Aujourd'hui encore, les membres des familles couronn�es et la haute aristocratie qui les entoure professent ces conceptions. Dans ces milieux-l�, on trouve � ridicule ï¿½ et choquant un mariage d'inclination. Les jeunes princes et princesses doivent encore se soumettre � la tyrannie des traditions de la race et des calculs politiques et unir leur vie avec un �tre qu'ils n'aiment pas. L'histoire conna�t beaucoup de drames semblables � celui du malheureux fils de Louis XV qui allait � son mariage secret malgr� la douleur qu'il �prouvait de la mort de sa premi�re femme ardemment aim�e.

La subordination du mariage � ces consid�rations existe �galement chez les paysans. La famille paysanne se distingue en cela de la famille bourgeoise de la ville ; elle est avant tout une unit� �conomique de travail. Les int�r�ts �conomiques dominent tellement la famille paysanne que les liens psychiques y jouent un r�le tout � fait secondaire. Dans une famille d'artisans du Moyen �ge, il n'�tait point non plus question d'amour lorsqu'on concluait un mariage. Au temps des corporations d'artisans, la famille �tait aussi une unit� de production et reposait sur un principe �conomique de travail. L'id�al d'amour dans le mariage ne commence � appara�tre chez la classe bourgeoise qu'au moment o� la famille cesse peu � peu d'�tre unit� de production pour devenir unit� de consommation et gardienne du capital accumul�.

Mais, tout en proclamant le droit des � deux c�urs aimants ï¿½ � s'unir, m�me � l'encontre des traditions de la famille, tout en raillant � l'amour spirituel ï¿½ et l'asc�tisme, tout en affirmant que l'amour est la base du mariage, la morale bourgeoise lui tra�a n�anmoins d'�troites limites. L'amour n'�tait l�gitime que dans le mariage ; ailleurs, il �tait consid�r� comme immoral. Un tel id�al �tait dict� par des consid�rations �conomiques : il s'agissait d'emp�cher la dispersion du capital parmi les enfants collat�raux. Toute la morale bourgeoise avait pour fonction de contribuer � la concentration du capital. L'id�al d'amour �tait constitu� par le couple mari� s'appliquant � augmenter le bien-�tre et les richesses du noyau familial isol� du reste de la soci�t�. L� o� se heurtaient les int�r�ts de la famille et de la soci�t�, la morale bourgeoise d�cidait en faveur de la famille. (Par exemple : la condescendance non du droit, mais de la morale bourgeoise � l'�gard des d�serteurs, la justification morale d'un administrateur d�l�gu� ruinant, pour augmenter le bien-�tre de sa famille, ses actionnaires qui lui avaient confi� leurs fonds, etc.). Avec l'esprit utilitaire qui lui est propre, la bourgeoisie cherchait � tirer profit de l'amour en faisant de ce sentiment un moyen de consolider les liens de la famille.

Il va de soi que le sentiment d'amour se trouvait bien � l'�troit dans les limites que l'id�ologie bourgeoise lui avait trac�es. les � conflits d'amour ï¿½ naissaient et se multipliaient � l'infini, et ils trouv�rent leur expression dans le nouveau genre litt�raire que la classe bourgeoise fit naturellement dans les romans. L'amour sortait constamment des limites matrimoniales sous forme de liaisons libres ou d'adult�re, que la morale bourgeoise condamnait, mais qui fleurissait en pratique.

L'id�al bourgeois de l'amour ne correspond pas aux besoins de la couche la plus nombreuse de la population � aux besoins de la classe ouvri�re. il ne correspond pas non plus aux genre de vie des travailleurs intellectuels. De l� cet int�r�t, dans les pays au capitalisme tr�s d�velopp�, pour les probl�mes du sexe et de l'amour ; de l� ces recherches passionn�es pour r�soudre cette question angoissante qui date de plusieurs si�cles : comment �tablir les rapports entre les sexes de fa�on � augmenter la totalit� du bonheur humain, sans nuire aux int�r�ts de la collectivit� ?

La m�me question se pose naturellement aussi � la jeunesse laborieuse en Russie. Un coup d'�il rapide sur l'�volution des relations matrimoniales et d'amour vous aidera, mon jeune camarade, � vous p�n�trer de cette v�rit� que l'amour n'est point une � affaire priv�e ï¿½ comme cela semble � premi�re vue. L'amour est un pr�cieux facteur social et psychique que l'humanit� manie instinctivement dans l'int�r�t de la collectivit� durant toute l'histoire. Il appartient � l'humanit� laborieuse, arm�e de la m�thode scientifique du marxisme et mettant � profit l'exp�rience du pass�, de comprendre quelle place, dans les relations sociales, la nouvelle humanit� doit r�server � l'amour. Quel est donc l'id�al d'amour qui r�pond aux int�r�ts de la classe qui lutte pour sa domination ?

III - L'amour-camaraderie

La nouvelle soci�t� communiste laborieuse s'�difie sur le principe de camaraderie, de solidarit�. Mais qu'est-ce que la solidarit� ? Ce n'est pas seulement la conscience de la communaut� d'int�r�ts, mais c'est aussi les liens de c�ur et d'esprit �tablis entre les membres de la collectivit� laborieuse. Le r�gime social b�ti sur la solidarit� et la collaboration exige cependant que la soci�t� en question poss�de � un tr�s haut degr� de d�veloppement � la capacit� potentielle de l'amour ï¿½, c'est-�-dire la capacit� des sensations sympathiques.

A d�faut de telles sensations, la solidarit� ne peut �tre assur�e. C'est pourquoi justement l'id�ologie prol�tarienne cherche � �duquer et � renforcer chez chaque membre de la classe ouvri�re le sentiment de sympathie � l'�gard des souffrances et des besoins de ses camarades de classe, ainsi que la compr�hension des aspirations d'autrui et la conscience de sa liaison avec d'autres membres de la collectivit�. Mais toutes ces � sensations sympathiques ï¿½ � d�licatesse, sensibilit�, sympathie � d�coulent d'une m�me source commune : la capacit� d'aimer, d'aimer non plus dans le sens �troitement sexuel, mais dans le sens plus large de ce mot.

L'amour est un sentiment qui lie les individus entre eux : il est donc pour ainsi dire un sentiment d'ordre organique. Que l'amour soit une tr�s grande force de liaison, la bourgeoisie le comprenait et le saisissait tr�s bien. C'est pourquoi, en cherchant � consolider la famille, l'id�ologie bourgeoise fit une vertu morale de l' ï¿½ amour entre �poux ï¿½ : �tre un � bon p�re de famille ï¿½ �tait, aux yeux de la bourgeoisie, une tr�s grande et tr�s pr�cieuse qualit� de l'homme.

Le prol�tariat, de son c�t�, doit escompter le r�le social et psychologique que le sentiment d'amour, aussi bien dans le sens �tendu du mot qu'en ce qui concerne les rapports entre les sexes, peut et doit jouer pour renforcer des liens, non dans le domaine des relations matrimoniales et de famille, mais dans celui du d�veloppement de la solidarit� collective.

Quel est donc l'id�al d'amour de la classe ouvri�re ? Quels sont les sentiments que l'id�ologie prol�tarienne met � la base des rapports entre les sexes ?

Nous avons d�j� constat�, mon jeune ami, que chaque �poque poss�de son propre id�al d'amour, que chaque classe cherche, dans son propre int�r�t, � mettre dans la notion morale de l'amour son contenu propre. Chaque degr� de civilisation apportant � l'humanit� des sensations morales et intellectuelles plus richement nuanc�es, fait teindre en une couleur particuli�re les tendres ailes de l'Eros. L'�volution dans le d�veloppement de l'�conomie et des m�urs sociales �tait accompagn�e des modifications qu'on apportait � la notion de l'amour. Certaines nuances de ce sentiment se renfor�aient, d'autres, par contre, s'att�nuaient ou disparaissaient compl�tement.

De simple instinct biologique � l'instinct de la reproduction � propre � tous les �tres vivants sup�rieurs ou inf�rieurs divis�s en sexes, l'amour, �voluant depuis les milliers d'ann�es qu'existe la soci�t� humaine, s'enrichissant sans cesse de nouvelles sensations psychiques, devint un sentiment tr�s compliqu�3. De ph�nom�ne biologique, l'amour devint un facteur social et psychologique. Sous la pression des forces �conomiques et sociales, l'instinct biologique de la reproduction qui d�termina les rapports des sexes aux premiers degr�s du d�veloppement de l'humanit� s'est dirig� dans deux sens diam�tralement oppos�s. D'une part, le sain instinct sexuel � l'attraction physique l'un vers l'autre de deux �tres de sexe diff�rent dans le but de la reproduction � sous la pression de monstrueux rapports �conomiques et sociaux, surtout sous la domination du capitalisme, d�g�n�ra en une luxure malsaine. L'acte sexuel devint un but en soi, un moyen de se procurer � une volupt� de plus ï¿½, une paillardise exacerb�e par les exc�s, les perversions, les aiguillons nocifs de la chair. L'homme s'unit � la femme non pas parce qu'un sain courant sexuel l'attire puissamment vers cette femme-l�, mais parce qu'il cherche la femme, sans �prouver aucun besoin sexuel, et il la cherche dans le seul but de provoquer ce besoin, gr�ce � l'intimit� de cette femme. Il se procure ainsi une volupt� par le fait m�me de l'acte sexuel. La prostitution repose l�-dessus. Si l'intimit� de la femme ne provoque pas l'excitation attendue, les hommes, blas�s par les exc�s sexuels, recourent � toutes sortes de perversions.

C'est l� une d�viation de l'instinct biologique vers une luxure malsaine, qui l'�loigne de sa source premi�re.

D'autre part, l'attraction physique des deux sexes s'est compliqu�e, au courant des si�cles de vie sociale de l'humanit� et des changements de civilisation, de toute une gamme de sentiments. Dans sa forme actuelle, l'amour est un �tat psychique tr�s complexe, depuis tr�s longtemps d�j� d�tach� de sa source premi�re, l'instinct biologique de reproduction, et qui souvent se trouve m�me en contradiction avec lui. L'amour est un conglom�rat de toute sorte de sentiments : amiti�, passion, tendresse spirituelle, piti�, inclination, habitude, etc., etc. Il devient difficile, �tant donn�e une telle complexit�, d'�tablir le lien di�rect entre � l'Eros sans ailes ï¿½ (attraction phy�sique des sexes) et � l'�ros aux ailes d�ploy�es ï¿½ (attraction psychique). L'amour-amiti� dans lequel il n'existe m�me pas un atome d'attraction phy�sique, l'amour spirituel envers la cause, l'id�e, l'amour impersonnel de la collectivit� � tout cela t�moigne que le sentiment d'amour s'est d�ta�ch� de sa base biologique et � quel point il s'est id�alis�.

Mais ce n'est pas tout. Souvent, entre les diver�ses manifestations de l'amour, surgit une contra�diction flagrante, la lutte commence. L'amour envers � la cause aim�e ï¿½ (non pas envers la cause tout simplement, mais justement envers la cause aim�e) ne cadre pas avec l'amour envers l'�lu ou l'�lue du c�ur)4 ; l'amour envers la col�lectivit� entre en conflit avec le sentiment d'amour envers la femme, le mari, les enfants. L'amour-amiti� est en contradiction avec l'amour-passion, Dans un cas, l'amour est domin� par l'harmonie psychique ; dans l'autre, il a pour base � l'har�monie des corps ï¿½.

L'amour a rev�tu de multiples aspects. Au point de vue des �motions d'amour, ce que res�sent l'homme d'aujourd'hui chez lequel des si�cles d'�volution culturelle ont d�velopp� et �duqu� les diff�rentes nuances de ce sentiment, se trouve � l'�troit dans ce qu'exprime le mot, trop g�n�ral et vague, d'amour5.

La multiplicit� du sentiment d'amour cr�e, sous la domination de l'id�ologie et des m�urs bour�geoises capitalistes, une s�rie de p�nibles et in�solubles drames moraux. D�j� � partir de la fin du XIXe si�cle, la multiplicit� du sentiment d'amour devint le th�me favori des �crivains psychologues. � L'amour envers deux ï¿½ et m�me � envers trois ï¿½, pr�occupait et embarrassait par son � ï¿½nigme ï¿½ les nombreux repr�sentants r�fl�chis de la culture bourgeoise. Cette complexit� de l'�me, ce d�doublement du sentiment, notre grand penseur publiciste A. Herzen, a cherch� � les �lucider dans les ann�es du si�cle pass�, dans son roman intitul� : A qui la faute ? Tchernychevski, �galement, a cherch� a r�soudre ce pro�bl�me, dans sa nouvelle sociale : Que faire ? . Le d�doublement du sentiment d'amour, sa mul�tiplicit� ont souvent pr�occup� les plus grands �crivains de la Scandinavie : Hamsun, Ibsen, Bj�rnson6, Geijerstam. Ce th�me, on le rencon�tre souvent dans les �crits des litt�rateurs fran�ais du si�cle dernier. Romain Rolland, tr�s proche du communisme, s'en occupe aussi bien que Maeterlinck, tr�s �loign� de nos conceptions7.

Les g�nies po�tiques comme Goethe et Byron et les pionniers aussi hardis dans le domaine des rap�ports entre les sexes, tels que George Sand, ont cherch� � r�soudre dans la pratique de la vie ce probl�me compliqu�, cette � ï¿½nigme de l'amour ï¿½. L'auteur du roman A qui la faute ?, Herzen, s'en est rendu compte � la lumi�re de sa propre exp�rience, ainsi que de nombreux autres penseurs, po�tes, hommes d'�tat� Mais sous le poids de � l'�nigme de la dualit� dans l'amour ï¿½ fl�chissent maintenant des hommes qui ne sont pas � grands ï¿½ du tout, mais qui cherchent vainement la clef de sa solution dans les limites de la pens�e bourgeoise. Et cependant, cette clef est entre les mains du prol�tariat. La solution de ce probl�me appartient � l'id�ologie et au genre de vie de la nouvelle humanit� laborieuse.

Nous parlons, ici, de la dualit� du sentiment d'amour, des complexit�s de � l'�ros aux ailes d�ploy�es ï¿½, mais une telle dualit� ne peut �tre confondue avec les relations sexuelles d'un homme avec plusieurs femmes, ou d'une femme avec plusieurs hommes. La polygamie � laquelle le sen�timent ne participe pas peut entra�ner des cons�quences n�fastes (�puisement pr�coce de l'orga�nisme, augmentation des chances dans les condi�tions actuelles de contracter une maladie v�n�rienne, etc.), mais de telles liaisons ne cr�ent pas des � drames moraux ï¿½. Les � drames ï¿½, les con�flits ne surgissent que lorsqu'on est en pr�sence de l'amour dans toutes ses nuances et manifes�tations diverses. Une femme peut aimer un homme par � l'esprit ï¿½ seulement, au cas o� ses pens�es, ses aspirations, ses d�sirs s'harmonisent avec les siens ; et elle peut �tre attir�e vers un autre par un puissant courant d'affinit� physique. A l'�gard d'une femme, un homme �prouve un sentiment d'une tendresse pleine de m�nagements, d'une piti� pleine de sollicitude, et dans une autre il trouve un appui, la compr�hension des meilleures aspirations de � son moi ï¿½. A laquelle de ces deux femmes doit-il accorder la pl�nitude de l'�ros ? Et pourquoi doit-il s'arracher, se mutiler l'�me si la pl�nitude de son �tre ne peut �tre atteinte que s'il maintient ces deux liens ?

Sous le r�gime bourgeois, un tel d�doublement de l'�me et du sentiment entra�ne d'in�vitables souffrances. Pendant des si�cles, l'id�ologie b�tie sur l'instinct de la propri�t�, inculquait aux hom�mes que le sentiment,d'amour doit avoir comme base le principe de propri�t�. L'id�ologie bourgeoise enfon�ait dans la t�te des hommes que l'amour donne le droit de poss�der enti�rement et sans par�tage le c�ur de l'�tre aim�. Un tel id�al, une telle exclusivit� dans l'amour d�coulait naturellement de la forme �tablie du mariage par couples et de l'id�al bourgeois � d'amour absorbant ï¿½ entre deux �poux. Mais cet id�al peut-il correspondre aux in�t�r�ts de la classe ouvri�re ? N'est-il pas impor�tant et d�sirable au contraire du point de vue de l'id�ologie prol�tarienne que les sensations des hommes deviennent plus riches et plus multiples ? La multiplicit� de l'�me ne constitue-t-elle pas jus�tement un fait qui facilite le d�veloppement et l'�ducation des liens de c�ur et d'esprit par les�quels se consolidera la collectivit� laborieuse ? Plus sont nombreux les fils tendus de l'�me � l'�me, du c�ur au c�ur, du cerveau au cerveau, plus est solide l'esprit de solidarit� et plus faci�lement se r�alise l'id�al de la classe ouvri�re : la camaraderie et l'unit�.

L'exclusivit� dans l'amour de m�me que � l'ab�sorption ï¿½ par l'amour ne peuvent pas, du point de vue de l'id�ologie prol�tarienne, constituer l'id�al d'amour d�terminant les rapports entre les sexes. Au contraire, le prol�tariat en constatant la multiplicit� de � l'Eros aux ailes d�ploy�es  ï¿½ ne s'effraie point de cette d�couverte et n'en �prouve point d'indignation morale � l'instar de l'hypocrite bourgeoisie. Au contraire, le prol�tariat cherche � imprimer � ce ph�nom�ne (qui est le r�sultat de causes sociales compliqu�es) une direction qui corresponde � ses buts de classe au moment de la lutte et de l'�dification de la soci�t� communiste.

La multiplicit� de l'amour n'est pas, par elle-m�me, en contradiction avec les int�r�ts du pro�l�tariat  ? Au contraire, elle facilite le triomphe de l'id�al d'amour dans les rapports entre les sexes qui se forment et se cristallisent d�j� � l'int�rieur de la classe ouvri�re : l'amour-camaraderie.

L'humanit� du patriarcat se repr�sentait l'amour sous forme d'affection entre les parents (l'amour des s�urs et des fr�res, l'amour envers les parents). Le monde antique mettait au-dessus de tout l'amour-amiti�. Le monde f�odal faisait un id�al de l'amour � spirituel ï¿½ du chevalier, amour d�tach� du mariage et qui n'�tait pas li� � la satisfaction de la chair. L'id�al d'amour pour la morale bourgeoise �tait l'amour d'un couple uni par le mariage l�gitime.

L'id�al d'amour de la classe ouvri�re d�coule de la collaboration dans le travail, et de la solidarit� dans l'esprit et la volont� de tous ses membres hommes et femmes, il se distingue naturellement par sa forme et par son contenu de la notion d'amour d'autres �poques de civilisation. Mais qu'est-ce donc que � l'amour-camaraderie  ï¿½ ? Cela ne signifie-t-il pas que la s�v�re id�ologie de la classe ouvri�re, forg�e dans une atmosph�re de lutte pour la dictature ouvri�re s'appr�te � chas�ser impitoyablement le tendre �ros ail� ? Non pas. L'id�ologie de la classe ouvri�re non seulement ne supprime pas � l'�ros aux ailes d�ploy�es ï¿½ mais au contraire, elle pr�pare la reconnaissance du sentiment d'amour en tant que force sociale et psychique.

L'hypocrite morale de la culture bourgeoise arrachait impitoyablement des plumes aux ailes � couleurs chatoyantes de l'�ros en l'obligeant � ne visiter que le � couple l�galement mari� ï¿½. En dehors du mariage, il n'y avait pour l'id�ologie bourgeoise que l'�ros sans ailes, l'�ros d�plum� � l'attraction passag�re des sexes sous forme des caresses achet�es (la prostitution) ou vol�es (l'adult�re).

Au contraire, la morale de la classe ouvri�re rejette nettement la forme ext�rieure qui pr�side aux relations d'amour entre les sexes. Pour les t�ches de classe du prol�tariat il est compl�tement indiff�rent que l'amour prenne la forme d'une union durable ou qu'il trouve son expression sous forme de liaison passag�re. L'id�ologie de la classe ouvri�re ne fixe point de limites formelles � l'amour. Mais par contre elle se soucie d�j� du contenu de l'amour, des nuances de sentiments et d'�motions qui lient les deux sexes. Dans ce sens l'id�ologie de la classe ouvri�re poursuivra bien plus impitoyablement � l'�ros sans ailes ï¿½ (luxure, satisfaction unilat�rale de la chair au moyen de la prostitution, transformation de l' ï¿½ acte sexuel ï¿½ en un but en soi, ce qui le range parmi les � plaisirs faciles ï¿½, etc.) que ne le faisait la morale bourgeoise. � L'�ros sans ailes ï¿½ est en contra�diction avec les int�r�ts de la classe ouvri�re. En premier lieu il entra�ne in�vitablement les exc�s et l'�puisement physique, ce qui diminue la r�serve d'�nergie de l'humanit�. En deuxi�me lieu il appauvrit l'�me en emp�chant le d�veloppe�ment des liens psychiques et des sensations sym�pathiques. En troisi�me lieu il repose sur l'in�galit� des droits dans les rapports des sexes, sur la d�pendance de la femme envers l'homme, sur la fatuit� ou l'insensibilit� de l'homme, ce qui nuit au sentiment de camaraderie. L'action de � l'Eros aux ailes d�ploy�es ï¿½ est tout � fait diff�rente.

�videmment � la base de � l'Eros aux ailes d�ploy�es ï¿½, de m�me qu'� celle de l'Eros sans ailes se trouve l'attraction physique des sexes, mais la diff�rence c'est que dans un �tre �prouvant un sentiment d'amour � l'�gard d'un autre, s'�veillent et se manifestent justement les qualit�s d'�me dont les constructeurs de la nouvelle culture ont besoin : sensibilit�, d�licatesse, d�sir d'aider autrui. L'id�o�logie bourgeoise exigeait que l'homme ou la femme fasse montre de ces qualit�s rien qu'� l'�gard de l'�lu ou l'�lue, � l'�gard d'une seule femme ou d'un seul homme. Ce qui est surtout cher, par contre, � l'id�ologie prol�tarienne, c'est que ces qualit�s-l� soient �veill�es et �duqu�es dans l'hom�me et qu'elles se manifestent non seulement dans ses rapports avec l'objet aim� mais aussi dans ses rapports avec tous les membres de la collec�tivit�.

Les nuances et les sentiments qui pr�dominent dans � l'Eros aux ailes d�ploy�es ï¿½ sont indiff�rents au prol�tariat : que ce soient les tendres tons de la complexion amoureuse ou les chaudes couleurs de la passion, ou la communaut� et l'har�monie d'esprit. Une seule chose importe : c'est que dans toutes ces nuances et manifestations d'amour il existe des �l�ments psychiques qui d�veloppent le sentiment de camaraderie.

La reconnaissance des droits r�ciproques et l'art de respecter l'individualit� d'un autre, m�me dans l'amour, le ferme appui mutuel et le souci d'aspi�rations collectives, tel est l'id�al de l'amour-camaraderie que se forge l'id�ologie prol�tarienne � la place de l'id�al d'amour conjugal � absorbant ï¿½ et �exclusif ï¿½ de la morale bourgeoise.

L'amour-camaraderie, c'est l'id�al dont le prol�tariat a besoin dans la p�riode difficile et grosse de responsabilit� o� il lutte pour instituer sa dictature ou pour la maintenir. Mais on ne peut douter que dans la soci�t� communiste une fois r�alis�e, l'amour, � l'Eros aux ailes d�ploy�es ï¿½, se pr�sentera sous une tout autre forme, rev�tira un aspect tout diff�rent de celui qu'il a aujour�d'hui, un aspect compl�tement inconnu de nous. Les � liens sympathiques ï¿½ entre les membres de la nouvelle soci�t� se d�velopperont et se fortifieront entre temps, la � capacit� d'aimer ï¿½ grandira et l'amour-solidarit� deviendra un animateur, comme la concurrence et l'�go�sme l'�taient pour le r�gime bourgeois. Le collectivisme d'esprit et de volont� vaincra l'individualisme se suffisant � lui-m�me. Le � froid de la solitude morale ï¿½, que les hommes cherchaient souvent � �viter en r�gime bourgeois, dans l'amour et le mariage, dispara�tra : les hommes seront li�s entre eux par d'innombrables fils, tant de c�ur que d'esprit. Les sentiments des hommes se modifieront pour faire place � l'int�r�t grandissant envers la chose publique. L'in�galit� entre les sexes et toutes les d�pendances de la femme envers l'homme dispara�tront sans laisser de traces, compl�tement ensevelies dans l'oubli.

Dans cette soci�t� nouvelle, collectiviste par son esprit et ses �motions et que caract�riseront l'union joyeuse et les relations fraternelles entre les membres de la collectivit� laborieuse et cr�atrice, l'�ros prendra une place honorable en tant que sentiment multipliant la joie humaine. Quel sera cet �ros transfigur� ? La fantaisie la plus hardie est impuissante � en saisir l'aspect. Ceci seul est indiscutable : plus fortement sera soud�e la nouvelle humanit� par des liens durables de so�lidarit�, plus elle sera intimement unie dans tous les domaines de la vie, de la cr�ation, et des rap�ports mutuels, et moins il restera de place pour l'amour dans le sens contemporain du mot. L'amour contemporain p�che toujours par ce fait qu'il absorbe toutes les pens�es et tous les senti�ments des � c�urs aimants ï¿½ et isole et d�tache de la collectivit� le couple aimant. Un tel d�tache�ment du � couple aimant ï¿½, un tel isolement moral deviendra non seulement inutile, mais psycholo�giquement irr�alisable, dans une soci�t� o� les int�r�ts, les t�ches, les aspirations de tous les mem�bres seront intimement li�s. Dans ce monde nou�veau, la forme reconnue, normale et d�sirable des rapports entre les sexes aura probablement pour base la saine, la libre, la naturelle attraction des sexes (sans perversions et sans exc�s) ; elle aura pour base � l'�ros transfigur� ï¿½.

Mais nous sommes au tournant o� se rencontrent les deux civilisations. Et dans cette p�riode transitoire o� les deux mondes s'empoignent chau�dement sur tous les fronts, y compris le front id�ologique, le prol�tariat est int�ress� � faciliter par tous les moyens l'accumulation la plus rapide des � sensations sympathiques ï¿½. Dans cette p�riode, l'id�al moral d�terminant les relations sexuelles n'est point le brutal instinct sexuel, mais les multiples sensations �prouv�es aussi bien par la femme que par l'homme, d'amour-camaraderie. Pour correspondre � la nouvelle morale prol�tarienne qui se forme, ces sensations doivent reposer sur les trois postulats suivants :

  1. Egalit� des rapports mutuels (sans la suffisance masculine et sans la dissolution servile de son individualit� dans l'amour de la part de la femme) ;

  2. Reconnaissance par l'un des droits de l'autre et r�ciproquement, sans pr�tendre poss�der sans partage le c�ur et l'�me de l'�tre aim� (sentiment de propri�t�, nourri par la civilisation bourgeoise) ;

  3. Sensibilit� fraternelle, art de saisir et de com�prendre le travail psychique de l'�tre aim� (la ci�vilisation bourgeoise n'exigeait cette sensibilit� dans l'amour que chez la femme).

Mais, tout en proclamant les droits de � l'Eros aux ailes d�ploy�es ï¿½ (de l'amour), l'id�ologie de la classe ouvri�re subordonne en m�me temps l'amour des membres de la collectivit� laborieuse, les uns envers les autres, � un sentiment plus puissant, � un sentiment de devoir envers la col�lectivit�. Quelque grand que soit l'amour unissant deux individus de sexe diff�rent, quelque nom�breux que soient les liens de c�ur et d'esprit exis�tent entre eux, les m�mes liens avec la collectivit� doivent �tre plus forts et plus nombreux et pour ainsi dire plus organiques. La morale bourgeoise disait : tout pour l'homme aim�. La morale prol�tarienne prescrit : tout pour la collectivit�.

Mais j'entends d�j� votre question, mon jeune ami : Soit, dites-vous, que les relations d'amour sur la base de l'esprit fraternel deviennent l'id�al de la classe ouvri�re, mais cet id�al, cette nouvelle � mesure morale ï¿½ de l'amour, ne p�sera-t-elle pas lourdement sur les sentiments d'amour ? Ne chiffonnera-t-elle pas, ne mutilera-t-elle pas les tendres ailes de � l'ombrageux Eros ï¿½ ? Ayant li�b�r� l'amour des cha�nes de la morale bour�geoise, ne lui en cr�ons-nous pas de nouvelles ?

Oui, mon jeune ami, vous avez raison. L'id�ologie du prol�tariat, tout en rejetant la � morale ï¿½ bourgeoise dans le domaine des relations matrimoniales, se forge in�vitablement sa propre mo�rale de classe, ses nouvelles r�gles des rapports entre les sexes, qui correspondent mieux aux t�ches de la classe ouvri�re, qui �duquent les sen�timents de ses membres et qui par l� constituent, jusqu'� un certain point, des cha�nes pour le sentiment. Dans la mesure o� il s'agit d'amour patronn� par l'id�ologie bourgeoise, le prol�tariat arrachera incontestablement un grand nombre de plumes aux ailes de l'�ros, tel que cette id�ologie se le repr�sente. Mais regretter que la classe la�borieuse marque �galement de son sceau les rapports entre les sexes afin de faire correspondre le sentiment d'amour � la t�che qui est la sienne, ce n'est pas regarder l'avenir. Il est �vident qu'� la place d'anciennes plumes arrach�es aux ailes de l'�ros, la classe ascendante en fera cro�tre d'autres, d'une beaut�, d'une puissance et d'un �clat encore inconnus. N'oubliez pas, mon jeune ami, que l'amour change in�vitablement d'aspect et se transforme avec la base �conomique et culturelle de l'humanit�.

Si dans les rapports d'amour s'att�nue l'aveugle, l'exigeant, l'absorbant sentiment passionnel, si celui de propri�t� y dispara�t, ainsi que le d�sir �go�ste de s'attacher � pour toujours ï¿½ l'�tre aim�, s'il y dispara�t enfin la fatuit� de l'homme et la renonciation criminelle � son � moi ï¿½ de la part de la femme, par contre, d'autres �l�ments pr�cieux de l'amour se d�velopperont. Le respect de la personnalit� d'autrui grandira, l'art de compter avec les droits des autres se perfectionnera, la sensibilit� r�ciproque grandira et se d�veloppera en m�me temps la tendance � manifester l'amour non seulement en baisers et embrassades, mais aussi dans l'unit� d'action et de volont� dans la cr�ation commune.

La t�che de l'id�ologie prol�tarienne n'est point de chasser l'Eros des rapports sociaux, mais simplement de fournir son carquois de fl�ches nouvelles de d�velopper le sentiment d'amour entre les sexes selon la plus puissante force psychique nouvelle : la solidarit� fraternelle.

Maintenant j'esp�re, mon jeune ami, qu'il vous appara�tra clairement que l'int�r�t particulier suscit� par la question d'amour dans la jeunesse laborieuse n'est point un sympt�me de � d�cadence ï¿½. Maintenant, vous pourrez trouver vous-m�me la place que l'amour doit prendre non seulement dans l'id�ologie du prol�tariat, mais aussi dans la vie quotidienne de la jeunesse laborieuse.

Notes

1 Citation d'un po�me de Lermontov, Le pacte (1841).

2 Au XIIe si�cle, sur l'initiative des femmes des chevaliers et des chevaliers eux-m�mes, dont la conduite commen�ait � se trouver souvent en contradiction avec la morale dominante, on en vint � organiser ce qu'on appelait des � tribunaux d'amour ï¿½ o� les � femmes ï¿½ �taient les juges.
Dans un des jugements concernant la question de savoir si le v�ritable amour peut exister dans le mariage, le � tribunal d'amour ï¿½ adopta la d�cision suivante : � Nous ici pr�sents, trouvons et affirmons que l'amour ne peut �tendre ses droits � deux �tres unis par le mariage. Deux amants se donnent librement tout ce qu'ils poss�dent sans y �tre contraints par aucune consid�ration ni par la n�cessit� ; les �poux au contraire, �tant li�s par la maison, sont forc�s de subordonner la volont� de l'un � celle de l'autre, � ne rien se refuser r�ciproquement en vertu de ce seul fait. Que cette d�cision adopt�e apr�s une m�re r�flexion, et exprimant l'opinion d'un grand nombre de nobles dames soit reconnue comme une v�rit� �tablie et indiscutable ï¿½. (D�cision du tribunal en date du 3 mai 1174). (Note d'A. Kollonta�)

3 Une autre source biologique, naturelle, de l'amour est l'instinct de la maternit�, les soucis de l'enfant de la part de la femme, s'entrem�lant et se croisant, entre eux, les deux instincts ont cr�� une base naturelle pour le d�veloppement, � l'aide des relations sociales, des sensations complexes de l'amour. (Note d'A. Kollonta�)

4 Ce conflit a lieu souvent, surtout chez la femme, � l'�poque transitoire contemporaine. (Note d'A. Kollonta�)

5 A la nouvelle humanit� de trouver de nouveaux mots pour exprimer les multiples nuances des sensations psychiques qu'on ne traduit que sous une forme grossi�re par des mots tels que : amour, passion, emballement, complexion amoureuse, amiti�. L'�tat d'�me compliqu� r�sultant du chass� crois� de ces diff�rents sentiments ne s'expriment pas du tout par ces notions et ces vagues d�finitions. (Note d'A. Kollonta�)

6 Halte-Hulda. (Note d'A. Kollonta�)

7 Aglavaine et S�lysette. (Note d'A. Kollonta�)


Archives LenineArchives Internet des marxistes
Haut de la page Sommaire