1926 |
Secrétaire du Parti depuis sa fondation jusqu'en 1917, collaboratrice et compagne de Lénine, Kroupskaïa écrit après la mort de celui-ci ses souvenirs sur leurs années de lutte et de construction du parti bolchévik. |
Vladimir Ilitch1 arriva à Piter2 en 1893, dans le courant de l'automne, mais je ne fis sa connaissance que quelque temps après. J'avais entendu dire à des camarades qu'un certain marxiste très érudit venait d'arriver de Volga, puis on m'apporta un cahier intitulé Des marchés, qui paraissait avoir été lu et relu. On y trouvait, d'une part, les points de vue de notre marxiste pétersbourgeois, le technologue Hermann Krassine ; de l'autre, ceux du nouveau venu du Volga. Ce cahier était plié en deux dans le sens de la longueur ; sur l'une des moitiés, H. Krassine avait exposé ses idées d'une écriture désordonnée, avec force ratures et intercalations ; sur l'autre, le nouveau venu avait inscrit soigneusement, d'un seul jet, ses remarques et ses objections.
Nous tous, jeunes marxistes, nous nous intéressions alors au plus haut point à la question des marchés.
Un courant particulier s'était déjà cristallisé à cette époque dans les cercles marxistes pétersbourgeois. Ses représentants considéraient les processus du développement social comme quelque chose de mécanique, de schématique. Avec une semblable conception du développement social, le rôle des masses, du prolétariat, disparaissait complétement. La dialectique révolutionnaire du marxisme était balayée sans cérémonie, seules demeuraient les mortes « phases du développement ». Evidemment, chaque marxiste saurait maintenant réfuter ce point de vue « mécanique », mais, alors, nos cercles marxistes de Piter étaient fortement agités à ce sujet. Nous n'étions pas encore assez bien armés pour la controverse ; ainsi bon nombre d'entre nous ne connaissaient de Marx que le premier tome du Capital et n'avaient même jamais le Manifeste communiste ; seul l'instinct leur faisait sentir que ce « mécanisme » était directement opposé au marxisme vivant.
La question des marchés était étroitement liée à cette question générale de la conception du marxisme, et elle était habituellement traitée d'une manière fort abstraite par les partisans du « mécanisme ».
Plus de trente ans se sont passés depuis.
Le cahier dont il est question n'a malheureusement pas été conservé.
Je ne puis parler que de l'impression qu'il produisit sur nous.
Le nouveau venu traitait la question des marchés d'une manière archiconcrète, il la liait aux intérêts des masses, l'imprégnait d'un marxisme réellement vivant, envisageant les faits dans leur milieu concret et dans leur développement.
J'éprouvais le désir de connaître plus intimement le nouveau venu et ses points de vue.
Je ne vis Vladimir Ilitch qu'à l'époque du carnaval. L'ingénieur Klasson, un des plus éminents marxistes pétersbourgeois, avec lequel je m'étais trouvée deux ans auparavant au cercle marxiste, avait décidé d'organiser chez lui, dans le quartier d'Okhta, une conférence de quelques marxistes de Piter avec le nouveau venu. En l'honneur de la conspiration, on avait fait des crêpes. Outre Vladimir Ilitch, cette entrevue réunissait Klasson, J. Korobko, Sérébrovsky, St. Radtchenko et quelques autres ; Potressov et Strouvé devaient s'y trouver également, mais je crois qu'ils ne vinrent pas. Un fait est demeuré gravé dans ma mémoire. On parlait des moyens à prendre, et l'on n'arrivait pas à s'entendre sur ce sujet. Quelqu'un — Chevliaguine, me semble-t-il — vint à dire que l'action dans le comité de l'alphabétisme avait une grande importance. Vladimir Ilitch eut un rire sec et mauvais que je ne lui entendis jamais plus par la suite.
« Bah ! S'il y en a qui veulent sauver la patrie par le comité de l'alphabétisme, à leur aise, nous ne les en empêcherons pas. »
Il convient de dire que notre génération avait été témoin dès l'adolescence de la lutte des membres de la Narodnaïa Volia avec le tsarisme, qu'elle avait constaté que la « société » libérale, après avoir accordé toute sa faveur à ce parti, avait prudemment tourné casaque après sa dissolution et, craignant le moindre bruit, s'était mise à prêcher les « œuvres minimes ».
La boutade acerbe de Vladimir Ilitch était compréhensible. Il était venu s'entendre avec les camarades afin de marcher tous ensemble à la lutte, et on lui répondait par un appel à la diffusion des brochures du comité de l'alphabétisme.
Plus tard, lorsque nous fîmes plus ample connaissance, Vladimir Ilitch me raconta un jour comment la « société » s'était comportée lors de l'arrestation de son frère aîné. La famille des Oulianov3 se vit abandonner par tous ses amis ; même le vieil instituteur, qui venait le soir faire sa partie d'échecs, cessa ses visites. A cette époque, il n'y avait pas encore de chemin de fer à Simbirsk, et la mère de Vladimir Ilitch devait prendre la diligence jusqu'à Syzrane pour se rendre à Piter où son fils était incarcéré. On envoya Vladimir Ilitch à la recherche d'un compagnon de route pour elle, personne ne voulut voyager avec la mère d'un détenu.
D'après Vladimir Ilitch, cette lâcheté générale produisit sur lui une forte impression.
Et cette impression de sa jeunesse mit indubitablement son empreinte sur les rapports de Vladimir Ilitch avec la « société », avec les libéraux. Il apprit de bonne heure à connaître le prix du verbiage libéral.
Dans le courant de l'automne de cette même année 1894, Vladimir Ilitch écrivait dans son article « Le contenu économique du populisme et sa critique dans le livre de Monsieur Strouvé » : « La bourgeoisie règne dans la vie et dans la société. Il semblerait qu'il y a lieu de se détourner de la société et d'aller à l'antipode de la bourgeoisie. »
et plus loin :
Vous [populistes]... attribuez l'intention de défendre les bourgeois à celui... qui exige des idéologues de la classe laborieuse une rupture complète avec ces éléments et un culte exclusif à celui qui « est différencié de la vie » de la société bourgeoise.
On connaît le point de vue de Vladimir Ilitch sur les libéraux, sa méfiance à leur égard, son acharnement à dévoiler leur conduite... Je n'ai cité que quelques passages ayant trait à l'année où eut lieu la conférence chez Klasson.
Au cours de la soirée des crêpes, on n'arriva pas, bien entendu, à trouver un terrain d'entente. Vladimir Ilitch parlait peu et observait surtout ceux qui l'entouraient. Ces hommes, qui se targuaient de leur marxisme, se sentirent quelque peu gênés par ses regards inquisiteurs.
Je me souviens qu'au retour, en longeant la Néva, on me parla pour la première fois du frère de Vladimir Ilitch.
Ce dernier avait une grande affection pour son frère. Ils avaient beaucoup de goûts communs, tous deux éprouvaient le même besoin de solitude prolongée leur permettant de concentrer leur esprit. Ils demeuraient ordinairement ensemble, à un certain moment dans un pavillon séparé, et lorsque quelqu'un de leurs nombreux cousins ou cousines venait les voir, les jeunes gens les accueillaient avec leur phrase favorite : « Votre absence me ferait le plus grand plaisir. » Les deux frères avaient le goût du labeur acharné, tous deux étaient animés du même esprit révolutionnaire. Mais la différence d'âge se faisait vraisemblablement sentir. Alexandre Ilitch n'abordait pas tous les sujets avec Vladimir Ilitch.
Celui ce me rapportait ce fait :
Son frère étudiait les sciences naturelles. Pendant le dernier été qu'il passa chez ses parents, il prépara une dissertation sur les vers annelés et dut se servir continuellement du microscope. Pour utiliser le maximum de lumière, il se levait à l'aurore et se mettait aussitôt au travail. « Non, se disait en lui-même Vladimir Ilitch, jamais mon frère ne fera un révolutionnaire, car un révolutionnaire ne saurait consacrer autant de temps à l'étude des vers annelés. » Il devait bientôt s'apercevoir qu'il s'était trompé.
Le sort de son frère eut sans nul doute une profonde influence sur Vladimir Ilitch. Le fait que celui-ci réfléchissait déjà beaucoup à cette époque et résolvait pour sa part la question de la nécessité de la lutte révolutionnaire joua également un rôle considérable dans ce sens.
S'il en eût été autrement, le sort de son frère ne lui eût probablement causé qu'une peine profonde ou, dans le meilleur des cas, l'eût poussé à marcher sur les traces de son aîné. En l'occurrence, il aiguisa le travail de sa pensée, développa en lui un bon sens extraordinaire, lui apprit à regarder la vérité en face, à ne pas se laisser entraîner un seul instant par la phrase, l'illusion, et lui inculqua la plus grande loyauté dans l'étude de toutes les questions.