Lénine
Le développement du capitalisme en Russie
Préface à la première édition
Couverture de la première édition
du livre de V. Lénine
Le développement
du capitalisme en Russie. – 1989
Comment se forme le marché intérieur pour le capitalisme russe ? Telle est la question que nous nous proposons d’étudier dans le présent ouvrage. On sait que cette question a été posée depuis longtemps par les principaux représentants de l’idéologie populiste (MM. V. V. et N.-on à leur tête) [1]. Notre tâche sera de faire la critique de leurs conceptions. Nous n’avons pas cru possible de limiter cette critique à une analyse des fautes et des erreurs de jugement de nos adversaires et il nous a semblé que, pour répondre à la question soulevée, il ne suffisait pas de citer des faits montrant qu’il y a formation et croissance d’un marché intérieur. On aurait pu nous répliquer, en effet, que nous avions choisi ces faits arbitrairement et que nous avions laissé de côté ceux qui infirmaient notre thèse. Nous avons donc pensé qu’il était indispensable d’analyser et d’essayer de décrire le processus de développement du capitalisme en Russie dans son ensemble. Il va de soi qu’il s’agit là d’une tâche que ne peut mener à bien une seule personne, à moins d’y apporter toute une série de restrictions. C’est pourquoi, comme l’indique le titre de notre ouvrage, nous considérons d’abord le problème du développement du capitalisme en Russie, uniquement du point de vue du marché intérieur, sans nous occuper du marché extérieur ni des données qui portent sur le commerce extérieur; en second lieu, nous nous limitons à la période qui a suivi l’abolition du servage [2]; tertio, nous prenons principalement et presque exclusivement les données concernant les provinces intérieures purement russes; quatrièmement, nous ne nous occupons que de l’aspect économique du processus. Malgré toutes ces limitations, le thème demeure néanmoins extrêmement vaste. Nous avons conscience de la difficulté et même du danger que représente l’étude d’un sujet aussi étendu. Mais, nous pensons que si l’on veut élucider le problème du marché intérieur pour le capitalisme russe, il est absolument indispensable de montrer la liaison réciproque existant entre les différents aspects du processus qui a lieu dans toutes les branches de l’économie nationale. C’est pourquoi nous nous contenterons d’analyser les caractères fondamentaux de ce processus en réservant aux recherches ultérieures le soin de l’étudier plus en détail.
Notre plan est le suivant : Dans le premier chapitre, nous examinerons le plus rapidement possible les principales thèses théoriques défendues par l’économie politique abstraite à propos du marché intérieur destiné au capitalisme. Cela servira en quelque sorte d’introduction à la partie pratique qui constituera le reste de notre ouvrage et nous dispensera d’avoir à revenir par la suite plusieurs fois sur la théorie. Dans les trois chapitres suivants, nous nous efforcerons de définir l’évolution capitaliste de l’agriculture en Russie, depuis l’abolition du servage. Au chapitre II, nous analyserons les données de la statistique des zemstvos qui portent sur la décomposition de la paysannerie; au chapitre III , les données sur l’état de transition de l’économie seigneuriale sur la substitution du système d’économie capitaliste au système de la corvée; au chapitre IV, nous examinerons les formes dans lesquelles s’opère la formation de l’agriculture commerciale et capitaliste. Les trois chapitres suivants seront consacrés aux formes et aux stades de développement du capitalisme dans notre industrie; au chapitre V nous examinerons les premiers stades du capitalisme dans l’industrie, précisément dans la petite industrie paysanne (dite artisanale); au chapitre VI, les données relatives à la manufacture capitaliste et au travail à domicile pour les capitalistes, et au chapitre VII, les données relatives au développement de la grande industrie mécanique. Dans le dernier (VIIIe) chapitre, nous essaierons d’indiquer le lien existant entre les différents aspects du .processus que nous aurons exposés, et de tracer un tableau d’ensemble de ce processus.
P.-S. [3] Nous
n’avons pas pu, à notre vif regret, utiliser pour le présent
ouvrage l’excellente analyse « du développement de l’économie
rurale dans la société capitaliste » , que donne K. Kautsky
dans son livre : Die Agrarfrage (Stuttgart, Dietz, 1899; 1. Abschn. « Die
Entwicklung der Landwitschaft in der kapitalistischen Gesellschaft » [4], [5].
Ce livre (que nous avons reçu alors que la majeure partie de notre ouvrage avait été déjà composée) constitue après le livre III du Capital, l’événement le plus remarquable de la littérature économique moderne. Kautsky analyse les « tendances fondamentales » de l’évolution capitaliste de l’agriculture; il examine les divers phénomènes de l’économie rurale contemporaine, en tant que « manifestations particulières d’un seul processus général » (Vorrede [6], VI). Il est intéressant de noter que les caractéristiques fondamentales de ce processus sont les mêmes en Europe occidentale et en Russie, malgré toutes les particularités que l’on observe en Russie tant dans le domaine économique que dans les autres. Par ex., ce qui, d’une façon générale, est caractéristique de l’agriculture capitaliste moderne, c’est la division progressive du travail et l’emploi des machines (Kautsky, IV, b, c) : ce sont là deux phénomènes qui attirent également l’attention dans la Russie après l’abolition du servage (voir plus loin chap. III, paragraphes VII et VIII; chap. IV, notamment le paragraphe IX » . Le processus de « prolétarisation de la paysannerie » (titre du chap. VIII du livre de Kautsky) se traduit partout par une expansion du travail salarié, sous toutes ses formes, exempté par les petits paysans (Kautsky, VIII, b); nous observons parallèlement en Russie la formation d’une classe fort nombreuse d’ouvriers salariés pourvus d’un lot de terre (voir chapitre II). Dans toute société capitaliste, l’existence de la petite paysannerie s’explique non pas par la supériorité technique de la petite production agricole, mais par le fait que les petits paysans abaissent leurs besoins au-dessous du niveau des besoins des ouvriers salariés et se surmènent infiniment plus que ces derniers (Kautsky, VI, b; « Le salarié agricole est dans une situation meilleure que le petit paysan » , dit Kautsky à plusieurs reprises : pp. 110, 317, 320) ; il en va de même pour la Russie (v. chap. II, paragraphe XI, B [7]). Il est donc naturel que les marxistes occidentaux et russes portent la même appréciation sur les phénomènes comme les « métiers agricoles exercés au dehors » , pour employer l’expression russe, ou « le travail agricole salarié des paysans errants » , pour employer la terminologie des Allemands (Kautsky, p. 192; cf. chap. III, paragraphe X) ; comme l’exode des ouvriers et des paysans qui quittent leurs villages pour la ville et les fabriques (Kautsky, IX, e; p. 343 surtout, et beaucoup d’autres. Cf. chap. VIII, paragraphe II); comme le transfert de la grande industrie capitaliste à la campagne (Kautsky, p. 187. Cf. chap. VII, paragraphe VIII). Il va sans dire, d’autre part, que marxistes russes et occidentaux portent une seule et même appréciation sur le rôle historique du capitalisme en agriculture (Kautsky, passim, notamment pages 289, 292, 298. Cf. chapitre IV, paragraphe IX); qu’ils s’accordent pour reconnaître le caractère progressiste des rapports capitalistes en agriculture comparativement aux rapports précapitalistes [Kautsky écrit, page 382 : « Si des Gesindes (la domesticité) et der Instleute (« c’est une catégorie intermédiaire entre le salarié agricole et le métayer » ; il s’agit de paysans qui prennent à bail la terre contre prestations de travail) étaient remplacés par des journaliers qui, en dehors du travail, sont des hommes libres, cela représenterait un grand progrès social » . Cf. chap. IV, paragraphe IX, 4]. Kautsky affirme catégoriquement qu’« il ne peut être question » d’un passage de la communauté rurale [8] à une organisation communautaire de la grande agriculture moderne (p. 338 ; que les agronomes qui, en Europe occidentale, demandent le renforcement et le développement de la communauté, loin d’être des socialistes, représentent les intérêts des gros propriétaires fonciers qui désirent s’attacher les ouvriers en leur louant des lopins de terre (p. 334); que dans tous les pays européens, ceux qui représentent les intérêts des propriétaires fonciers désirent attacher à ces derniers les ouvriers agricoles en les dotant de terre et tentent déjà d’introduire des dispositions légales appropriées (p. 162); qu’il faut « mener une bataille sans merci » contre les tentatives visant à aider les petits paysans en implantant des industries domestiques (Hausindustrie) car c’est là la pire forme d’exploitation capitaliste p. 181). Les marxistes occidentaux sont donc entièrement solidaires des conceptions défendues par les marxistes russes. C’est là un fait qui doit être souligné à un moment où les populistes tentent une nouvelle fois de les opposer les uns aux autres (voir la déclaration de M. V. Vorontsov du 17 février 1899 à la Société pour l’encouragement de l’industrie et du commerce russes, Novoïé Vrémia, 1899, n° 8255, du 19 février) [9].
Notes
Les notes rajoutées par l’éditeur sont signalées par [N.E.]
[1] V.
V., pseudonyme de V. P. Vorontsov.
N.-on ou Nikolaï-on, pseudonyme de N. F. Danielson.
Vorontsov et Danielson étaient les grands idéologues du populisme
libéral au cours des années 80 et 90 du siècle dernier.
[N.E.]
[2] Epoque
qui suivit l'abolition du servage en 1861. Cette réforme fut organisée
par le gouvernement tsariste de façon à sauvegarder au maximum
les intérêts des seigneurs terriens possesseurs de serfs.
Cette réforme était nécessitée par toute la
marche du développement économique du pays et par l'extension
du mouvement paysan contre l'exploitation servagiste. La «réforme
paysanne» fut un premier pas dans la voie de la transformation de
la Russie en monarchie bourgeoise. Le 19 février 1861, Alexandre
II signa le Manifeste et les «Règlements» concernant
les serfs émancipés. En tout furent «émancipés» 22
500 000 paysans appartenant aux hobereaux. Mais la grande propriété terrienne
fut maintenue, les terres des paysans furent proclamées propriété des
seigneurs. Le paysan ne pouvait recevoir qu'un lot d'après la norme
fixée par la loi (seulement avec l'accord du seigneur) et qu'il
devait racheter. Cet argent était versé par les paysans au
gouvernement tsariste qui avait payé aux propriétaires la
somme fixée. D'après des calculs approximatifs, après
l'abolition du servage, la noblesse avait en sa possession 7I 500 000 déciatines
de terres et les paysans--33 700 000 déciatines. Grâce à la
réforme, les seigneurs «retirèrent» plus d'un
cinquième (et parfois même près de 25) de terres appartenant
aux paysans.
L'ancien système des redevances avait été ébranlé par
la réforme mais non supprimé. Les seigneurs avaient retiré aux
paysans les meilleures terres (les «otrezki», les bois, les prairies,
les pâturages, les abreuvoirs, etc.) sans lesquelles les paysans se trouvaient
dans l'impossibilité d'avoir des exploitations indépendantes.
Jusqu'à la conclusion de la transaction du rachat, les paysans restaient «temporairement
redevables» et devaient au propriétaire des impôts sous
forme de redevances ou corvées. Le rachat par les paysans de leurs propres
terres constituait tout simplement le pillage de la paysannerie par les propriétaires
et le gouvernement. La dette paysanne devait être remboursée en
49 ans avec versement de 6 %. Les arriérés augmentaient d'année
en année. A eux seuls les anciens serfs des seigneurs versèrent
au gouvernement tsariste, en vertu de l'opération de rachat, 1 milliard
900 millions de roubles alors que la valeur des terres qui leur avaient été attribuées
ne dépassait pas 544 millions de roubles. En fait les paysans durent
payer leur terre des centaines de millions de roubles ce qui aboutissait à la
ruine de leurs exploitations et à l'appauvrissement de masses paysannes.
Les démocrates révolutionnaires russes, Tchernychevski en tête,
critiquaient la «réforme paysanne» pour son caractère
servagiste.
Lénine qualifia la réforme de 1861 de première opération
de violence contre la paysannerie dans les intérêts du capitalisme
naissant dans l'agriculture, de déblayage des terres effectué par
les propriétaires fonciers pour le Capitalisme. [N.E.]
[3] P.-S.
En février ou au début de mars 1899, Lénine reçut à Chouchenskoïé l'ouvrage
La question agraire de Kautsky qui à l'époque était
encore marxiste. A cette date, la majeure partie du Développement
du capitalisme ses Russie était déjà composée à l'imprimerie
et Lénine décida de parler de l'ouvrage de Kautsky dans la
préface. Le 17 (29) mars il envoya un post-scriptum à cette
préface: «S'il n'est pas trop tard, écrit-il, j'aimerais
beaucoup que ce post-scriptum puisse être imprimé... Même
si la préface est déjà composée peut-être
est-il encore possible d'y insérer le post-scriptum ?» Celui-ci
tomba entre les mains de la censure qui y apporta quelques modifications.
Dans une lettre du 27 avril (9 mai) 1899, Lénine parle de ce contretemps: «J'ai
appris, écrit-il, que le P.-S. de la préface est arrivé trop
tard... et qu'il en a semble-t-il «pâti».
(Œuvres, Paris-Moscou, tome 34, p. 29). [N.E.]
[4] La question agraire. (Stuttgart, Dietz, 1899, 1re partie : « Le développement de l’économie rurale dans la société capitaliste » . (N. R.)
[5] Il existe une traduction russe
[6] Introduction. (N. R.)
[7] Lénine ajouta à la deuxième édition du Développement du capitalisme en Russie (1908) de multiples additions, si bien que le numérotage des paragraphes du livre a subi toute une série de modifications. Le passage auquel la note de Lénine fait référence se trouve dans la présente édition au chapitre II, paragraphe XII. C., pp. 147-148. [N.E.]
[8] La
communauté rurale en Russie était un système de jouissance
foncière collective réservé aux paysans et caractérisé par
la rotation obligatoire des cultures et par l'indivisibilité des
forêts et des pâturages. Les traits essentiels de la communauté étaient
la caution solidaire (si les impôts, les redevances de toutes sortes
demandées par l'État et les gros propriétaires fonciers
n'étaient pas payés à temps, tous les paysans devaient
en porter la responsabilité collectivement), la redistribution systématique
de la terre et le fait qu'on n'avait le droit ni de refuser la terre, ni
de l'acheter, ni de la vendre.
La communauté existait en Russie depuis des temps très anciens.
Au cours du développement historique, elle devient graduellement l'un
des fondements du féodalisme. Les gros propriétaires fonciers
et le gouvernement tsariste l'utilisèrent pour renforcer le servage
et pour extorquer au peuple des impôts et des indemnités de rachat.
Dans son essai sur La question agraire est Russie à la fin du XIX, siècle,
Lénine écrit que la communauté «n'a pas empêché le
paysan de se prolétariser et, en fait, elle joue le rôle d'une
barrière médiévale qui sépare les paysans en les
Attachant à de petites associations et à des catégories
qui ont perdu toute «raison d'être» (Œuvres, Paris-Moscou,
tome 15, p. 76).
Le problème de la communauté provoqua de violentes discussions
et engendra une abondante littérature économique. Les populistes
accordaient surtout une attention soutenue à la communauté qui
selon eux ouvrait une voie particulière pour la marche de la Russie
vers le socialisme. En choisissant les chiffres de façon tendancieuse
et en les falsifiant, en calculant «des moyennes» fictives, ils
tentaient de démontrer que la paysannerie communautaire de Russie était
particulièrement «stable» et que la communauté empêchait
la pénétration des rapports capitalistes et «protégeait» les
paysans de le ruine et de la différenciation de classe. Dès les
années 80 du XIXe siècle; Plékhanov avait montré à quel
point le «socialisme communautaire» des populistes était
illusoire et sans fondement. Dans les années 90, Lénine réfuta
définitivement la théorie populiste. En s'appuyant sur une énorme
documentation concrète et statistique, il montra en effet de façon
précise que les rapports capitalistes étaient en train de se
développer dans les campagnes, qu’ils pénétraient
dans la communauté patriarcale et qu'au sein même de cette communauté,
ils provoquaient la décomposition de la paysannerie en deux classes
antagonistes: les paysans pauvres et les koulaks.
En 1906, le ministre tsariste Stolypine promulgua dans l'intérêt
des koulaks une loi qui permettait aux paysans de sortir de leur communauté et
de vendre leur lot. Neuf ans après la promulgation de cette loi qui
marquait le début de la liquidation officielle du régime communautaire,
plus de deux millions de cultivateurs avaient quitté les communautés.
[N.E.]
[9] Le 17 février 1899 eut lieu à la société d'assistance à l'industrie et au commerce russe une discussion sur un rapport sur le suies: «Est-il possible de concilier le populisme et le marxisme?" Des représentants du populisme libéral et des «marxistes légaux>, participèrent à cette discussion. Dans son intervention, V. P. Vorontsov (V. V.) affirma que les représentants du «nouveau courant marxiste» à l'Occident étaient plus proches des populistes russes que des marxistes russes. Un bref compte rendu de cette séance parut le 19 février (3 mars) 1899 dans le Novoïé Vrémia, journal réactionnaire paraissant à Pétersbourg. [N.E.]