1902

Avant-garde et masses, lutte économique et politique, conscience et spontanéité...
L'ouvrage de base du marxisme sur la question du Parti.


Que faire ?

Lénine

TENTATIVE D'UNION DE L'ISKRA ET DU RABOTCHEÏE DIELO

Il nous reste à analyser la tactique que l'Iskra a adoptée et systématiquement pratiquée dans ses rapports d'organisation avec le Rabotchéïé Diélo. Tactique parfaitement exposée déjà dans un article de l'Iskra n°1 sur la ”Scission de l'Union des social-démocrates russes à l’étranger”. Nous nous sommes aussitôt placés au point de vue que la véritable “Union des social-démocrates russes à l'étranger”, reconnue au premier congrès de notre Parti pour son représentant à l'étranger, s'est scindée en deux organisations; que la question de représentation du Parti reste ouverte, n'étant résolue qu'e provisoirement et de façon conditionnelle par le fait qu'au Congrès international de Paris deux membres représentant la Russie ont été désignés au Bureau socialiste International permanent, un pour chaque partie de l'“Union”scindée. Nous avons déclaré qu'au fond le Rabotchéïé Diélo avait tort; délibérément, nous nous sommes rangés en principe aux côtés du groupe “Libération du Travail”, refusant en même temps d'entrer dans le détail de la scission, et nous avons signalé le mérite de l'“Union”, dans le travail purement pratique [1].

Notre position a donc été jusqu'à un certain point une position d'attente : nous avions cédé à l'opinion qui régnait au sein de la majorité des social-démocrates russes, que même les ennemis les plus décidés de l'économisme pourraient travailler la main dans la main avec l'“Union”, celle-ci ayant plus d'une fois proclamé son accord de principe avec le groupe “Libération du Travail”, sans prétendre, paraît-il à affirmer son caractère d'indépendance dans les questions fondamentales de la théorie et de la tactique. La justesse de la position où nous étions a été confirmée indirectement par le fait suivant : presque en même temps que paraissait le premier numéro de l'Iskra (décembre 1900) trois membres s'étaient sépares de l'“Union” pour former ce qu'on 'a appelé le “Groupe d'initiateurs” et adresser : 1. à la section de l'organisation de l'Iskra à l'étranger, 2. à l'organisation révolutionnaire le “Social-Démocrate” et 3. à l'“Union” des offres de médiation dans la conduite des pourparlers de réconciliation. Les deux premières organisations donnèrent aussitôt leur accord, la troisième opposa un refus. La vérité est que lorsqu'un orateur exposa ces faits au congrès d'“unification” de l'an dernier, un membre de l'administration de l'“Union” déclara que leur refus était dû exclusivement au fait que l'“Union” était mécontente de la composition du Groupe d'initiateurs. Jugeant de mon devoir de faire part de cette explication, je ne puis cependant m'empêcher de faire remarquer, de mon côté, que je la considère comme insuffisante : connaissant l'accord de deux organisations pour engager des pourparlers., l'“Union” aurait pu s'adresser à elles par un autre intermédiaire ou directement.

Au printemps de 1901 la Zaria (n°1, avril) et l'Iskra (n°4, mai) engageaient une polémique directe contre le Rabotchéïé Diélo. L'Iskra s'en prit surtout au “Tournant historique” du Rabotchéïé Diélo qui, dans sa feuille d'avril, et donc à la suite des événements du printemps, s'était montré hésitant en ce qui concerne l'engouement pour la terreur et les appels “sanglants”. Malgré cette polémique, l'“Union” accepta la reprise des pourparlers de réconciliation à l'aide d'un nouveau groupe de “conciliateurs”. Une conférence préalable composée de représentants des trois organisations ci-dessus nommées se tint au mois de juin et élabora un projet de traité sur la base d'un “accord de principe” très détaillé, que l'“Union” fit imprimer dans la brochure Deux congrès et la Ligue dans la brochure “Documents du congrès d’unification”.

Le contenu de cet accord de principe (ou des résolutions de la conférence de juin, comme on l'appelle le plus souvent) montre en toute clarté que nous posions comme condition expresse de cette unification la négation la plus décisive de toutes les manifestations d'opportunisme en général et de l'opportunisme russe en particulier. “Nous repoussons, dit le 1° paragraphe, toute tentative pour introduire l'opportunisme dans la lutte de classe du prolétariat, - tentative qui s'est traduite dans ce qu'on appelle l'économisme, le bernsteinisme, le millerandisme, etc.”. “L'activité de la social-démocratie comporte… la lutte idéologique contre tous les adversaires du marxisme révolutionnaire” (4, c); “Dans toutes les sphères du travail d'organisation et d'agitation, la social-démocratie ne doit pas un instant perdre de vue la tâche immédiate du prolétariat russe : le renversement de l'autocratie” (5, a); “l'agitation non seulement sur le terrain de la lutte quotidienne du salariat contre le capital”(5, b); … “sans reconnaître… le stade de la lutte purement économique et de la lutte pour les revendications politiques privées” (5, c);… “nous estimons importante pour le mouvement la critique des tendances qui érigent en principe… ce qu'il y a d'élémentaire… et d'étroit dans les formes inférieures du mouvement” (5, d). Même l'homme absolument désintéressé, qui aura lu plus ou moins attentivement ces résolutions, verra par la façon même dont elles été formulées, qu'elles visent ceux qui se sont montrés opportunistes et “économistes”; qui ont oublié ne serait-ce qu'un instant la tâche qui consiste à renverser l'autocratie; qui ont reconnu la théorie des stades, érigé en principe l'étroitesse, etc. Et celui qui connaît tant soit peu la polémique engagée contre le Rabotchéïé Diélo par le groupe “Libération du Travail”, la Zaria et l'Iskra, ne peut douter un instant que ces résolutions rejettent point par point les erreurs dans lesquelles le Rabotchéïé Diélo est tombé. Aussi, lorsqu'un des membres de l'“Union” eut déclaré au Congrès d'“unification” que les articles insérés dans le n°10 du Rabotchéïé Diélo n'étaient point dus au nouveau “tournant historique”de l'“Union”, mais au caractère démesurément “abstrait [2]“ des résolutions, un orateur eut parfaitement raison de s'en moquer. Les résolutions sont loin d'être des abstractions, répondit-il; elles sont infiniment concrètes : il suffit d'un coup d’œil pour comprendre qu'on voulait ici “attraper quelqu'un”.

Cette dernière expression allait susciter au congrès un épisode caractéristique. D'une part, B. Kritchevski s'est cramponné au mot “attraper”, croyant qu'il s'agissait d'un lapsus qui trahissait une mauvaise intention de notre part (“tendre un piège”), et de s'écrier d'une voix pathétique : “Qui donc voulait-on attraper ici ?”. - “En effet, qui ?” demanda Plekhanov, ironique. “Je vais suppléer au défaut de perspicacité du camarade Plekhanov, répondit B. Kritchevski, - je vais lui expliquer que l'on voulait attraper ici la rédaction du Rabotchéïé Diélo (Rire général). Mais nous ne nous sommes pas laissés attraper !” (réplique à gauche : tant pis pour vous !). D'autre part le membre du groupe “Borba” (groupe de conciliateurs), parlant contre les amendements de l'“Union” aux résolutions et désireux de défendre notre orateur, déclara que l'expression “attraper”, avait sans doute échappé par hasard dans le feu de la polémique.

Pour ma part, j'imagine que pareille “défense” en coûterait à l'orateur qui a fait usage de l'expression analysée. J'imagine que les mots “on voulait attraper quelqu'un” “ont été prononcés pour rire, mais conçus sérieusement” : nous avons toujours accusé le Rabotchéïé Diélo d'instabilité et de flottements. Il est donc tout naturel qu'on ait voulu l'attraper pour rendre les flottements impossibles à l'avenir. Quant à la mauvaise intention, il n'en pouvait être question, car il s'agissait de l'instabilité de principe. Et nous avons pu “attraper” l'“Union” avec tant de camaraderie [3] que les résolutions de juin ont été signées par B. Kritchevski lui-même et un autre membre de l'administration de l'“Union”.

Les articles dans le n°10 du Rabotchéïé Diélo (nos camarades n'ont pu voir ce numéro que lorsqu'ils se présentèrent au congrès à quelques jours de l'ouverture des assises) ont montré nettement que depuis l'été jusqu'à l'automne un nouveau tournant s'était opéré dans l'“Union” : les économistes avaient de nouveau pris le dessus, et la rédaction, obéissant à “l'esprit du temps” s'est remise à défendre “les plus fieffés bernsteiniens” et la “liberté de critique”; à défendre la “spontanéité” et prêcher par la bouche de Martynov la “théorie tendant à rétrécir” la sphère de notre influence politique (aux fins, soi-disant, d'accentuer cette influence). La juste remarque de Parvus s'est une fois de plus confirmée, qu'il est difficile d'attraper un opportuniste dans le piège d'une formule quelconque : il souscrira facilement à toute formule et s'en dédira avec non moins de facilité, l'opportunisme comportant justement l'absence de principes tant soit peu déterminés et fermes. Aujourd'hui les opportunistes répudient tout effort tendant à introduire l'opportunisme; ils répudient toute étroitesse, promettent solennellement “de ne pas oublier un instant le renversement de l'autocratie”, de faire “de l'agitation non seulement sur le terrain de la lutte quotidienne du salariat contre le capital”, etc., etc. Et le lendemain ils changent le moyen d'expression et reprennent les anciennes méthodes sous prétexte de défendre la spontanéité, la marche progressive de la lutte banale et quotidienne, en exaltant les revendications qui laissent entrevoir des résultats tangibles, etc. Continuant d'affirmer que dans les articles du n°10 “l'“Union” ne voyait ni ne voit aucun écart hérétique des principes d'ensemble sur lesquels le projet de conférence est fondé(Deux congrès, p. 26), elle ne fait que manifester par là son incapacité totale ou son refus de saisir le fond des divergences.

Après le n°10 du Rabotchéïé Diélo, il ne nous restait qu'une seule tentative à faire : engager une discussion générale pour s'assurer si toute l'“Union” est solidaire de ces articles et de sa rédaction. Et c'est ce qui la rend particulièrement mécontente de nous : elle nous accuse de vouloir semer la discorde dans l'“Union”, de nous mêler de ce qui ne nous regarde pas, etc. Accusations évidemment gratuites, car avec une rédaction élue, qui “tourne” au moindre petit vent, tout dépend justement de quel côté il souffle, et nous en déterminions la direction en des séances privées où, hormis les membres des organisations qui allaient s'unir, il n'y avait personne. L'apport, au nom de l'“Union”, des amendements aux résolutions de juin, nous enlevait jusqu'au dernier espoir d'une entente. Ces amendements ont confirmé de fait le nouveau tournant vers l'économisme et la solidarité de la majorité de l'“Union” avec le n°10 du Rabotchéïé Diélo de l'ensemble des manifestations d'opportunisme, on éliminait “ce que l'on est convenu d'appeler l'“économisme” (à cause de la prétendue “indétermination du sens” de ces mots - encore que de cette façon de motiver découle la nécessité de définir avec plus de précision l'essence de l'erreur largement répandue); on éliminait aussi le “millerandisme” (encore que B. Kritchevski l'ait défendu dans le Rabotchéïé Diélo n°2-3, pp 83-84, et plus directement encore dans le Vorwaerts[4]). Bien que les résolutions de juin marquent avec précision la tâche de la social-démocratie : «diriger les moindres manifestations de la lutte du prolétariat contre toutes les formes d'oppression politique, économique et sociale”, exigeant ainsi que l'unité et l'esprit de méthode soient introduits dans ces manifestations de lutte, l'“Union” ajoutait encore des mots tout à fait inutiles, disant que “la lutte économique constituait un vigoureux stimulant pour le mouvement de masse” (ces mots en eux-mêmes sont hors de discussion, mais, étant donné l'existence d'un “économisme” étroit, ils devaient forcément donner lieu à de fausses interprétations). Bien plus : dans les résolutions de juin on allait jusqu'à amenuiser la “politique”, en éliminant les mots “un instant” (ne pas oublier l'objectif du renversement de l'autocratie), aussi bien qu'en ajoutant que “la lutte économique est le moyen le plus largement applicable pour entraîner les masses à la lutte politique active” On comprend qu'après l'apport de ces amendements, tous nos orateurs se sont récusés, estimant tout à fait inutile de poursuivre les pourparlers avec des hommes qui de nouveau tournaient vers l'économisme et s'assuraient la liberté des flottements.

Ce que l'“Union” considérait comme le sine qua non de la solidité du futur accord, c'est-à-dire de la conservation du caractère d'indépendance du Rabotchéïé Diélo et de son autonomie, c'est ce que l'Iskra considérait comme une pierre d’achoppement pour réaliser cet accord” (Deux congrès, p. 25). Cela est très inexact. Nous n'avons jamais attenté à l’autonomie du Rabotchéïé Diélo [5]. Nous avons effectivement nié de façon catégorique l'indépendance de son caractère, si l'on entend par là le “caractère d'indépendance” dans les questions de principe en matière de théorie et de tactique : les résolutions de juin impliquent justement la négation absolue d'une telle indépendance de caractère, car cette “indépendance de caractère” a toujours signifié dans la pratique, nous le répétons, toute sorte de flottements et le soutien qu'ils prêtent à l'état de dispersion où nous nous trouvons et qui est insupportable au point de vue du Parti. Par ses articles dans le n° 10 et ses “amendements” le Rabotchéïé Diélo a bien montré son désir de garder cette indépendance de caractère; or ce désir a conduit, naturellement et inévitablement, à la rupture et à la déclaration de guerre. Mais nous étions tous prêts à reconnaître le “caractère d'indépendance” du Rabotchéïé Diélo en ce sens qu'il devait se consacrer à des fonctions littéraires nettement déterminées. La distribution judicieuse de ces fonctions s'imposait: 1. revue scientifique, 2. journal politique et 3. recueils et brochures de vulgarisation. Seul l'accord donné par le Rabotchéïé Diélo à une telle distribution, prouverait son désir sincère d'en finir une fois pour toutes avec les erreurs que visent les résolutions de juin; seule une telle distribution éliminerait les frictions éventuelles et assurerait effectivement la solidité de l'entente, en assignant en même temps une base à un nouvel essor de notre mouvement et à de nouveaux succès.

Il n'est plus un seul social-démocrate russe pour douter que la rupture définitive de la tendance révolutionnaire avec la tendance opportuniste est due, non à des causes d'“organisation” mais précisément au désir qu'ont les opportunistes de consolider le caractère d'indépendance de l'opportunisme et de continuer à jeter la confusion dans les esprits par des raisonnements à la Kritchevski et à la Martynov.

Ecrit en automne 1901-février 1902.


Notes

[1] A la base de ce jugement porté sur la scission, se trouvait la connaissance de la littérature, mais aussi les renseignements recueillis à l'étranger par quelques membres de notre organisation qui y ont séjourné.

[2] L'affirmation a été reprise dans Deux congrès, p. 25.

[3] A la vérité, nous avons dit dans l'introduction aux résolutions de juin que la social-démocratie russe dans son ensemble s'est toujours placée sur le terrain des principes du groupe “Libération du Travail” et que le mérite de l'“Union” a été surtout son activité en matière d'édition et d'organisation. En d'autres termes, nous avons affirmé notre pleine volonté de vouer à l'oubli tout le passé et de reconnaître l'utilité (pour la cause) du travail de nos camarades de l'“Union” à la condition de faire cesser tout à fait les flottements que visait notre attrapage”. Tout homme impartial qui lirait les résolutions de juin, les comprendrait justement ainsi. Si donc l'“Union”, après avoir provoqué la rupture par son nouveau tournant vers l'économisme (dans les articles du n°10 et dans les amendements), nous accuse solennellement de ne pas dire la vérité (Deux congrès, p. 30) pour ce rappel de ses mérites, cette accusation ne peut naturellement que provoquer le sourire.

[4] Dans le Vorwaerts une polémique s'était engagée à ce propos entre sa rédaction actuelle, Kautsky et la Zaria. Nous ne manquerons de faire connaître cette polémique aux lecteurs russes.

[5] A moins que l'on ne considère comme des restrictions à l'autonomie les conférences rédactionnelles tenues à l'occasion de l'établissement d'un Conseil suprême général des organisations unifiées, acceptées en juin par le Rabotchéïé Diélo.


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