1902 |
Avant-garde et masses, lutte économique et politique, conscience et spontanéité... |
Que faire ?
III : POLITIQUE TRADE-UNIONISTE ET POLITIQUE SOCIAL-DEMOCRATE
Nul n'ignore que l'extension et la consolidation de la lutte économique [1] des ouvriers russes, ont marché de pair avec l'éclosion de la "littérature" de dénonciation économique (concernant les usines et la vie professionnelle). Les "feuilles volantes" dénonçaient principalement le régime des usines, et bientôt une véritable passion pour les divulgations se manifesta parmi les ouvriers. Dès que ces derniers virent que les cercles social-démocrates voulaient et pouvaient leur fournir des feuilles volantes d'un nouveau genre, disant toute la vérité sur leur vie misérable, leur labeur accablant et leur asservissement, ils firent en quelque sorte pleuvoir les correspondances des fabriques et des usines. Cette "littérature de dénonciation" faisait sensation non seulement dans la fabrique dont la feuille volante fustigeait le régime, mais dans toutes les entreprises où l'on avait eu vent des faits dénoncés. Or, comme les besoins et les souffrances des ouvriers des différentes entreprises et professions ont beaucoup de points communs, la "vérité sur la vie ouvrière" ravissait tout le monde. Une véritable passion de "se faire imprimer" s'empara des ouvriers les plus arriérés, noble passion pour cette forme embryonnaire de guerre contre tout le régime social actuel basé sur le pillage et l'oppression. Et les "feuilles volantes" étaient réellement dans l'immense majorité des cas, une déclaration de guerre, parce que leurs divulgations excitaient vivement les ouvriers, les poussaient à réclamer la suppression des abus les plus criants et à soutenir leurs revendications par des grèves. En fin de compte, les usiniers eux-mêmes furent si bien obligés de voir dans ces tracts une déclaration de guerre que, fréquemment, ils ne voulurent pas attendre la guerre elle-même. Comme toujours, par le seul fait de leur publication, ces révélations acquéraient de la vigueur, exerçaient une forte pression morale. Il n'était pas rare que la seule apparition d'un tract fît obtenir aux ouvriers satisfaction totale ou partielle. En un mot, les divulgations économiques (d'usines) étaient et restent encore un levier important de la lutte économique. Et il en sera ainsi tant qu'existera le capitalisme, qui pousse nécessairement les ouvriers à l'autodéfense. Dans les pays européens les plus avancés, il arrive maintenant encore que la dénonciation des conditions scandaleuses de travail dans un "métier" désuet ou dans une branche de travail à domicile oubliée de tous, donne l'éveil à la conscience de classe, à la lutte syndicale et à la diffusion du socialisme [2].
L'immense majorité des social-démocrates russes a été ces derniers temps, presque entièrement absorbée par l'organisation de ces divulgations d'usines. Il suffit de songer à la Rabotchaïa Mysl pour voir jusqu'où allait cette absorption; on oubliait qu'au fond cette activité n'était pas encore en elle-même social-démocrate. Les divulgations concernaient uniquement les ouvriers d'une profession donnée avec leurs patrons, et n'avaient d'autre résultat que d'apprendre à ceux qui vendaient leur force de travail, à vendre plus avantageusement cette "marchandise" et à lutter contre l'acheteur sur le terrain d'une transaction purement commerciale. Ces divulgations (à condition d'être convenablement utilisées par l'organisation des révolutionnaires) pouvaient servir de point de départ et d'élément constitutif de l'action social-démocrate; mais elles pouvaient aussi (et elle devaient, si l'on s'inclinait devant la spontanéité) aboutir à la lutte "uniquement professionnelle" et à un mouvement ouvrier non social-démocrate. La social-démocratie dirige la lutte de la classe ouvrière, non seulement pour obtenir des conditions avantageuses dans la vente de la force de travail, mais aussi pour la suppression de l'ordre social qui oblige les non-possédants à se vendre aux riches. La social-démocratie représente la classe ouvrière dans ses rapports non seulement avec un groupe donné d'employeurs, mais aussi avec toutes les classes de la société contemporaine, avec l'Etat comme force politique organisée. Il s'ensuit donc que, non seulement les social-démocrates ne peuvent se limiter à la lutte économique, mais qu'ils ne peuvent admettre que l'organisation des divulgations économiques constitue le plus clair de leur activité. Nous devons entreprendre activement l'éducation politique de la classe ouvrière, travailler à développer sa conscience politique. Sur ce point, après la première offensive de la Zaria et de l'Iskra contre l'économisme, "tous sont d'accord" maintenant (accord parfois seulement verbal, comme nous le verrons plus loin).
La question se pose : en quoi donc doit consister l'éducation politique ? Peut-on se borner à propager l'idée que la classe ouvrière est hostile à l'autocratie ? Certes, non. Il ne suffit pas d'éclairer les ouvriers sur leur oppression politique (comme il ne suffisait pas de les éclairer sur l'opposition de leurs intérêts à ceux du patronat). Il faut faire de l'agitation à propos de chaque manifestation concrète de cette oppression (comme nous l'avons fait pour les manifestations concrètes de l'oppression économique). Or, comme cette oppression s'exerce sur les classes les plus diverses de la société, se manifeste dans les domaines les plus divers de la vie et de l'activité professionnelle, civile, privée, familiale, religieuse, scientifique etc., etc., n'est-il pas évident que nous n'accomplirons pas notre tâche qui est de développer la conscience politique des ouvriers, si nous ne nous chargeons pas d'organiser une vaste campagne politique de dénonciation de l'autocratie ? En effet, pour faire de l'agitation au sujet des manifestations concrètes d'oppression, il faut dénoncer ces manifestations (de même que pour mener l'agitation économique, il fallait dénoncer les abus commis dans les usines).
C'est clair, je pense. Mais il s'avère justement que la nécessité de développer dans tous les sens la conscience politique n'est reconnue "de tous" qu'en paroles. Il s'avère ici que le Rabotchéïé Diélo, par exemple, loin de se charger d'organiser lui-même une vaste campagne de dénonciations politiques (ou de prendre l'initiative en vue de cette organisation) s'est mis à tirer en arrière l'Iskra qui s'était attelée à cette tâche. Ecoutez plutôt : "La lutte politique de la classe ouvrière n'est que (justement elle n'est pas que) la forme la plus développée, la plus large et la plus effective de la lutte économique" (programme du Rabotchéïé Diélo, RD., n° 1, p. 3). "Maintenant il s'agit pour les social-démocrates de savoir comment donner à la lutte économique elle-même, autant que possible, un caractère politique" (Martynov, dans le n° 10, p. 42). "La lutte économique est le moyen le plus largement applicable pour entraîner les masses dans la lutte politique active" (résolution du congrès de l'Union et "amendements" : Deux congrès, pp. 11 et 17). Le Rabotchéïé Diélo, comme on voit, depuis sa naissance jusqu'aux dernières "instructions à la rédaction", a toujours été pénétré de ces thèses, qui toutes expriment évidemment un point de vue unique sur l'agitation et la lutte politique. Considérez ce point de vue sous l'angle de l'opinion qui règne chez tous les économistes : l'agitation politique doit venir après l'agitation économique. Est-il vrai que la lutte économique soit en général [3] "le moyen le plus largement applicable" pour entraîner les masses dans la lutte politique ? C'est absolument faux. Toutes les manifestations, quelles qu'elles soient, de l'oppression policière et de l'arbitraire absolutiste, et non pas seulement celles qui sont liées à la lutte économique, sont un moyen non moins "largement applicable" pour un pareil "entraînement". Pourquoi les zemskié natchalniki et les punitions corporelles infligées aux paysans, la corruption des fonctionnaires et la façon dont la police traite le "bas peuple" des villes, la lutte contre les affamés, la campagne de haine contre le peuple aspirant aux lumières et à la science, l'extorsion des impôts, la persécution des sectes, le dressage des soldats et le régime de caserne infligé aux étudiants et aux intellectuels - pourquoi toutes ces manifestations de l'oppression et mille autres encore, qui ne sont pas liées directement à "la lutte économique", seraient-elles en général des moyens et des occasions moins "largement applicables" d'agitation politique, d'entraînement de la masse à la lutte politique ? Tout au contraire : dans la somme totale des occasions quotidiennes où l'ouvrier souffre (pour lui-même ou pour ses proches) de son asservissement, de l'arbitraire et de la violence, les cas d'oppression policière s'appliquant précisément à la lutte professionnelle ne sont, certainement, que peu nombreux. Pourquoi alors restreindre à l'avance l'envergure de l'agitation politique en ne proclamant "le plus largement applicable", qu'un seul moyen à côté duquel, pour le social-démocrate, il devrait y en avoir d'autres qui, d'une façon générale, ne sont pas moins "largement applicables" ?
A une époque depuis longtemps révolue (il y a un an de cela !...) le Rabotchéïé Diélo écrivait : "Les revendications politiques immédiates deviennent accessibles à la masse après une ou, en mettant les choses au pire, après plusieurs grèves", "dès que le gouvernement a lancé la police et la gendarmerie" (n° 7, p. 15, août 1900). Cette théorie opportuniste des stades a été dès maintenant repoussée pour l'Union qui nous fait une concession, en déclarant : "il n'est nul besoin, dès le début, de faire de l'agitation politique uniquement sur le terrain économique" (Deux congrès, p. 11). Cette seule négation par l'"Union" d'une partie de ses anciens errements, montrera au futur historien de la social-démocratie russe mieux que toute sorte de longues dissertations, à quel abaissement nos économistes ont conduit le socialisme ! Mais quelle naïveté ç'a été de la part de l'Union d'imaginer qu'au prix de cet abandon d'une forme de rétrécissement de la politique, on pourrait nous faire accepter une autre forme de rétrécissement ! N'aurait-il pas été plus logique de dire ici encore qu'il faut soutenir une lutte économique aussi large que possible; qu'il faut toujours l'utiliser aux fins d'agitation politique mais qu'il "n'est nul besoin" de considérer la lutte économique comme le moyen le plus largement applicable pour entraîner la masse à la lutte politique active ?
L'Union considère comme chose d'importance le fait d'avoir remplacé par l'expression "le moyen le plus largement applicable", l'expression "le meilleur moyen", qui figure dans la résolution correspondante du IV° congrès de l'Union ouvrière juive (Bund). A la vérité, nous serions embarrassés de dire laquelle de ces deux résolutions est la meilleure : à notre avis elles sont plus mauvaises l'une que l'autre. L'Union comme le Bund dévie (peut-être même en partie inconsciemment, sous l'influence de la tradition) vers une interprétation économiste, trade-unioniste de la politique. Que la chose se fasse au moyen des mots "le meilleur" ou "le plus largement applicable", au fond, cela ne change rien à l'affaire. Si l'Union avait dit que "l'agitation politique sur le terrain économique" est le moyen le plus largement appliqué (et non "applicable"), elle aurait raison pour une certaine période de développement de notre mouvement social-démocrate. Elle aurait raison précisément en ce qui concerne les économistes, en ce qui concerne beaucoup (sinon la plupart) des praticiens de 1898-1901; en effet, ces économistes-praticiens appliquaient l'agitation politique (si tant est qu'ils l'aient appliquée d'une façon quelconque), presque exclusivement sur le terrain économique. Comme nous l'avons vu, la Rabotchaïa MysI et le "Groupe de l'autolibération" admettaient, eux aussi, et même recommandaient une agitation politique de ce genre ! Le Rabotchéïé Diélo devait condamner résolument ce fait que l'agitation économique, utile en elle-même, était accompagnée d'un rétrécissement nuisible de la lutte politique; or au lieu de cela, il proclame le moyen le plus appliqué (par les économistes) comme le plus applicable ! Il n'est pas étonnant que, lorsque nous donnons à ces hommes le nom d'économistes, il ne leur reste plus rien à faire que de nous traiter à fond et de "mystificateurs", et de "désorganisateurs", et de "nonces du pape", et de "calomniateurs [4]", de se lamenter devant tout un chacun que nous leur avons infligé un sanglant affront, et de déclarer presque en jurant leurs grands dieux : décidément, aujourd'hui aucune organisation social-démocrate n'est coupable d'économisme [5]". Ah, ces calomniateurs, ces méchants politiciens ! N'ont-ils pas fait exprès d'inventer tout l'économisme pour infliger aux gens, du seul fait de leur haine de l'humanité, des affronts sanglants ?
Quel est dans la bouche de Martynov le sens concret, réel, de la tâche qu'il assigne à la social-démocratie : "Donner à la lutte économique elle-même un caractère politique" ? La lutte économique est la lutte collective des ouvriers contre le patronat, pour vendre avantageusement leur force de travail, pour améliorer leurs conditions de travail et d'existence. Cette lutte est nécessairement une lutte professionnelle parce que les conditions de travail sont extrêmement variées selon les professions et, partant, la lutte pour l'amélioration de ces conditions doit forcément être menée par profession (par les syndicats en Occident, par les unions professionnelles provisoires et au moyen de feuilles volantes en Russie, etc.). Donner "à la lutte économique elle-même un caractère politique", c'est donc chercher à faire aboutir les mêmes revendications professionnelles, à améliorer les conditions de travail dans chaque profession, par des "mesures législatives et administratives" (comme s'exprime Martynov à la page suivante, page 43 de son article). C'est précisément ce que font et ont toujours fait tous les syndicats ouvriers. Lisez l'ouvrage de savants sérieux (et d'opportunistes "sérieux") comme les époux Webb, et vous verrez que depuis longtemps les syndicats ouvriers d'Angleterre ont compris et accomplissent la tâche qui est de "donner à la lutte économique elle-même un caractère politique"; que depuis longtemps ils luttent pour la liberté de grève, la suppression des obstacles juridiques de tout genre et de tout ordre au mouvement coopératif et syndical, la promulgation de lois pour la protection de la femme et de l'enfant, l'amélioration des conditions du travail par une législation sanitaire, industrielle, etc.
Ainsi donc, sous son aspect "terriblement" profond et révolutionnaire, la phrase pompeuse : "Donner à la lutte économique elle-même un caractère politique" dissimule en réalité la tendance traditionnelle à rabaisser la politique social-démocrate au niveau de la politique trade-unioniste ! Sous couleur de corriger l'étroitesse de l'Iskra, qui préfère - voyez-vous cela ? - "révolutionner le dogme plutôt que de révolutionner la vie [6]", on nous sert comme quelque chose de nouveau la lutte pour les réformes économiques. En réalité, la phrase : "Donner à la lutte économique elle-même un caractère politique" n'implique rien de plus que la lutte pour les réformes économiques. Et Martynov lui-même aurait pu arriver à cette conclusion bien simple s'il avait médité ses propres paroles : "Notre parti, dit-il en braquant son arme la plus terrible contre l'Iskra, pourrait et devrait exiger du gouvernement des mesures législatives et administratives concrètes contre l'exploitation économique, le chômage, la famine, etc." (Rabotchéïé Diélo, n° 10, pp. 42-43). Revendiquer des mesures concrètes, n'est-ce pas revendiquer des réformes sociales ? Et nous prenons une fois encore à témoin le lecteur impartial : calomnions-nous les rabotchédiélentsy (que l'on me pardonne ce vocable disgracieux en usage !) en les qualifiant de bernsteiniens déguisés lorsqu'ils prétendent que leur désaccord avec l'Iskra porte sur la nécessité de lutter pour des réformes économiques ?
La social-démocratie révolutionnaire a toujours compris et comprend toujours dans son activité la lutte pour les réformes. Mais elle use de l'agitation "économique" non seulement pour exiger du gouvernement des mesures de toutes sortes, mais aussi (et surtout) pour exiger de lui qu'il cesse d'être un gouvernement autocratique. En outre, elle croit devoir présenter au gouvernement cette revendication non seulement sur le terrain de la lutte économique, mais aussi sur le terrain de toutes les manifestations, quelles qu'elles soient, de la vie politique et sociale. En un mot, elle subordonne la lutte pour les réformes, comme la partie au tout, à la lutte révolutionnaire pour la liberté et le socialisme. Martynov, lui, ressuscite sous une autre forme la théorie des stades et s'efforce de prescrire à la lutte politique de prendre, sans plus, une voie, pour ainsi dire, économique. Préconisant, lors de la poussée révolutionnaire, la lutte pour les réformes comme une "tâche" soi-disant spéciale, il tire le parti en arrière et fait le jeu de l'opportunisme "économiste" et libéral.
Poursuivons. Après avoir pudiquement dissimulé la lutte pour les réformes sous la formule pompeuse : "Donner à la lutte économique elle-même un caractère politique", Martynov a mis en avant, comme quelque chose de particulier, les seules réformes économiques (et même les seules réformes à l'intérieur de l'usine). Pourquoi l'a-t-il fait ? Nous l'ignorons. Peut-être par mégarde ? Mais s'il n'avait pas songé uniquement aux réformes "usinières", toute sa thèse, que nous venons de citer plus haut, perdrait son sens. Peut-être parce qu'il ne juge possibles et probables de la part du gouvernement que les "concessions" dans le domaine économique [7] ? Si oui, c'est une étrange erreur; les concessions sont possibles et se font aussi dans le domaine législatif, quand il s'agit de verges, de passeports, de rachats, de sectes, de la censure, etc. Les concessions (ou pseudo-concessions) "économiques" sont évidemment les moins chères et les plus avantageuses pour le gouvernement, car il espère par là gagner la confiance des masses ouvrières. Mais c'est précisément pourquoi nous, social-démocrates, ne devons en aucune façon et en rien donner lieu à cette opinion (ou à ce malentendu) que les réformes économiques nous tiennent le plus à cur et que nous les considérons comme les plus importantes, etc. "De telles revendications - dit Martynov parlant des revendications législatives et administratives concrètes qu'il a posées plus haut - ne seraient pas un son creux, parce que, promettant des résultats tangibles, elles pourraient être activement soutenues par la masse ouvrière"... Nous ne sommes pas des économistes, oh, non ! Simplement, nous rampons devant la "tangibilité" des résultats concrets aussi servilement que le font MM. Bernstein, Prokopovitch, Strouvé, R. M. et tutti quanti ! Simplement nous laissons entendre (avec Narcisse Touporylov) que tout ce qui ne "promet pas de résultats tangibles" n'est qu'un "son creux" ! Simplement nous nous exprimons comme si la masse ouvrière était incapable (et n'avait pas dès à présent prouvé sa capacité, en dépit de ceux qui rejettent sur elle leur propre philistinisme) de soutenir activement toute protestation contre l'autocratie, même celle qui ne lui promet absolument aucun résultat tangible !
A ne citer que les exemples rappelés par Martynov en personne, relatifs aux "mesures" contre le chômage et la famine. Tandis que le Rabotchéïé Diélo travaille, à en croire ses promesses, à élaborer et à mettre au point des "revendications concrètes (sous forme de projets de loi ?) concernant les mesures législatives et administratives", "promettant des résultats tangibles", - pendant ce temps l'Iskra, qui "préfère invariablement révolutionnariser le dogme plutôt que de révolutionnariser la vie", s'est attachée à expliquer la liaison étroite entre le chômage et tout le régime capitaliste, avertissait que la "famine est en marche", dénonçait la "lutte contre les affamés" engagée par la police et le scandaleux "règlement provisoire de servitude", pendant ce temps la Zaria lançait en édition spéciale, à titre de brochure de propagande, une partie de l'"Aperçu de la situation intérieure [8]", consacré à la famine. Mais, grand Dieu, combien "unilatéraux" étaient en ces cas les orthodoxes incorrigiblement étroits, les dogmatistes sourds aux injonctions de la "vie même" ! Aucun de leurs articles ne contenait - ô horreur ! - aucune, vous vous rendez compte : absolument aucune "revendication concrète", "promettant des résultats tangibles" ! Les malheureux dogmatistes ! Les envoyer à l'école des Kritchevski et Martynov pour les convaincre que la tactique est un processus de croissance, de ce qui croît, etc., et qu'il faut conférer à la lutte économique elle-même un caractère politique !
"Outre son importance révolutionnaire directe, la lutte économique des ouvriers contre le patronat et le gouvernement ("la lutte économique contre le gouvernement" !!) a encore l'utilité de faire penser constamment les ouvriers qu'ils sont frustrés de leurs droits politiques" (Martynov, p. 44). Ce n'est pas afin de répéter pour la centième ou la millième fois ce que nous avons dit plus haut que nous citons cette phrase, mais afin de remercier tout particulièrement Martynov de cette nouvelle et excellente formule : "La lutte économique des ouvriers contre le patronat et le gouvernement." Quelle merveille ! Avec quel talent inimitable, avec quelle magistrale élimination de tous les différends partiels, de toutes les variétés de nuances entre économistes, se trouve exprimée ici, en une proposition brève et limpide, toute l'essence de l'économisme, depuis l'appel conviant les ouvriers à la "lutte politique qu'ils mènent dans l'intérêt général en vue d'améliorer le sort de tous les ouvriers" [9]; en passant par la théorie des stades, pour finir par la résolution du congrès sur le "moyen le plus largement applicable", etc. "La lutte économique contre le gouvernement" est précisément la politique trade-unioniste, qui est encore très, très loin de la politique social-démocrate.
Notes
[1] Afin d'éviter tout malentendu, nous faisons remarquer que, dans l'exposé qui va suivre, nous entendons toujours par lutte économique, (selon le vocabulaire en usage chez nous), la "lutte économique pratique" qu'Engels, dans la citation donnée plus haut, a appelée la "résistance aux capitalistes" et qui, dans les pays libres, est appelée lutte professionnelle, syndicale ou trade-unioniste.
[2] Dans ce chapitre, nous parlons uniquement de la lutte politique et de la façon plus ou moins large dont on la conçoit. C'est pourquoi nous ne signalerons qu'en passant, à titre de curiosité, le reproche que, fait le Rabotchéïé Diélo à l'Iskra de "réserve excessive" à l'égard de la lutte économique (Deux congrès, p. 27, rabâché par Martynov dans sa brochure Social-démocratie et classe ouvrière). Si MM. les accusateurs mesuraient (comme ils aiment le faire) en kilos ou en feuilles d'impression la rubrique de la vie économique de l'Iskra pendant l'année dernière, et la comparaient à la même rubrique du Rabotchéïé Diélo et de la Rabotchaïa MysI réunis, ils constateraient sans peine que, même sous ce rapport, ils sont en retard sur nous. Chose évidente, c'est que le sentiment de cette simple vérité les fait recourir à des arguments qui montrent nettement leur trouble. "Qu'elle le veuille ou non (!), écrlvent-ils, l'Iskra est obligée (!) de tenir compte des besoins impérieux de l'existence et d'insérer tout au moins (!!) des correspondances sur le mouvement ouvrier" (Deux congrès, p. 27). En fait d'argument-massue contre nous, c'en est un !
[3] Nous disons "en général", car le Rabotchéïé Diélo en l'occurrence, traite des principes généraux et des tâches générales de l'ensemble du parti. Certes, pratiquement, il est des cas où le politique doit venir après l'économique, mais il n'y a que des économistes pour parler de cela dans une résolution destinée à toute la Russie. Il y a aussi des cas où l'on peut, "dès le début", mener une agitation politique "seulement sur le terrain économique"; néanmoins, le Rabotchéïé Diélo a été amené à conclure que "cela n'est nullement nécessaire" (Deux congrès, p.11). Dans le chapitre suivant, nous montrerons que la tactique des "politiques" et des révolutionnaires, loin de méconnaître les tâches trade-unionistes de la social-démocratie, est seule capable d'assurer l'accomplissement méthodique de ces tâches.
[4] Les vrais termes de la brochure Deux congrès, pp. 31, 32, 28 et 30.
[5] Deux congrès, pp. 32.
[6] Rabotchéïé Diélo, n° 10, p. 60. C'est la variante apportée par Martynov à l'application de la thèse : "Chaque pas du mouvement réel importe plus qu'une douzaine de programmes", application faite à l'état chaotique actuel de notre mouvement, et que nous avons déjà caractérisée plus haut. Au fond, ce n'est que la traduction russe de la fameuse phrase de Bernstein : "Le mouvement est tout, le but final n'est rien".
[7] p. 43 : "Si nous recommandons aux ouvriers de présenter certaines revendications économiques au gouvernement, dit Martynov, c'est évidemment parce que, dans le domaine économique, le gouvernement autocratique est prêt, par nécessité, à faire certaines concessions."
[8] Voir Lénine : oeuvres, 4° éd russe, t. 5, pp. 231-251 (N.R.)
[9] Rabotchaïa Mysl, "Supplément spécial", p. 14.