1902 |
Avant-garde et masses, lutte économique et politique, conscience et spontanéité... |
Que faire ?
IV: LE TRAVAIL ARTISANAL DES ECONOMISTES ET L'ORGANISATION DES REVOLUTIONNAIRES
Essayons de répondre à cette question en esquissant le tableau de l'activité d'un cercle social-démocrate typique entre 1894 et 1901. Nous avons déjà signalé l'engouement général de la jeunesse studieuse d'alors pour le marxisme. Certes, cet engouement visait non seulement et moins le marxisme, comme théorie, que la réponse donnée à la question que faire ?, que l'appel à se mettre en campagne contre l'ennemi. Et les nouveaux combattants se mettaient en campagne avec une préparation et un équipement. étonnamment primitifs. Dans la plupart des cas, il n'y avait presque pas d'équipement et pas du tout de préparation. On allait à la guerre comme des moujiks qui auraient à peine quitté la charrue, avec simplement un gourdin à la main. Sans liaison aucune avec les vieux militants, sans liaison aucune avec les cercles des autres localités, ni même des autres quartiers (ou des établissements d'enseignement) de sa propre ville, sans coordination aucune des différentes parties du travail révolutionnaire, sans aucun plan d'action systématique à plus ou moins longue échéance, un cercle d'étudiants entre en contact avec des ouvriers et se met à luvre. Le cercle développe progressivement une propagande et une agitation de plus en plus intenses; il s'attire ainsi, par le seul fait de son action, la sympathie d'assez larges milieux ouvriers, la sympathie d'une certaine portion de la société instruite, qui lui fournit de l'argent et met à la disposition du Comité des groupes toujours nouveaux de jeunes. Le prestige du comité (ou de l'Union de lutte) augmente, son champ d'action grandit, et il étend son activité d'une façon tout à fait spontanée : les personnes qui, il y a un an ou quelques mois, prenaient la parole dans les cercles d'étudiants pour répondre à la question: où aller ?; qui nouaient et entretenaient des relations avec les ouvriers, confectionnaient et lançaient des feuilles volantes, établissent des relations avec d'autres groupes de révolutionnaires, se procurent de la littérature, entreprennent l'édition d'un journal local, commencent à parler d'une manifestation à organiser, passent enfin aux opérations militaires déclarées (et cette action militaire déclarée pourra être, selon les circonstances, la première feuille d'agitation, et le premier numéro d'un journal, et la première manifestation). D'ordinaire, ces opérations entraînent dès leur départ l'effondrement immédiat et complet. Immédiat et complet, parce que ces opérations militaires n'étaient pas le résultat d'un plan systématique, médité à l'avance et établi à la longue, plan de lutte opiniâtre et durable, mais simplement le développement spontané d'un travail de cercle conforme à la tradition; parce que la police, il va de soi, connaissait presque toujours tous les principaux dirigeants du mouvement local, qui avaient déjà fait parler d'eux sur les bancs de l'Université, et que, guettant le moment le plus favorable pour elle d'une descente, elle avait, à dessein, laissé le cercle grandir et s'étendre pour avoir un corpus delicti tangible, et laissé chaque fois à bon escient quelques individus connus d'elle pour la graine (c'est l'expression technique employée, autant que je sache, à la fois par les nôtres et par les gendarmes). On ne peut s'empêcher de comparer cette guerre à une marche de bandes de paysans armés de gourdins, contre une armée moderne. Et l'on ne peut que s'étonner de la vitalité d'un mouvement qui grandissait, s'étendait et remportait des victoires malgré une absence complète de préparation chez les combattants. Le caractère primitif de l'armement était, il est vrai, non seulement inévitable au début, mais même légitime historiquement, puisqu'il permettait d'attirer un grand nombre de combattants. Mais dès que commencèrent les opérations militaires sérieuses (elles commencèrent, à proprement parler, avec les grèves de l'été 1896), les lacunes de notre organisation militaire se firent de plus en plus sentir. Après un moment de surprise et une série de fautes (comme d'en appeler à l'opinion publique des méfaits des socialistes ou de déporter les ouvriers des capitales dans les centres industriels de province), le gouvernement ne fut pas long à s'adapter aux nouvelles conditions de lutte et sut disposer aux points convenables ses détachements de provocateurs, d'espions, et de gendarmes, munis de tous les perfectionnements. Les coups de filet devinrent si fréquents, atteignirent une telle quantité de personnes, vidèrent si bien les cercles locaux, que la masse ouvrière perdit littéralement tous ses dirigeants, le mouvement devint incroyablement désordonné, et il fut impossible d'établir aucune continuité ni aucune coordination dans le travail. La désunion extraordinaire des militants locaux, la composition fortuite des cercles, le défaut de préparation et l'étroitesse de vues dans les questions théoriques, politiques et d'organisation furent le résultat inévitable des conditions décrites. En certains endroits même, voyant notre manque de retenue et de conspiration, les ouvriers en vinrent, par méfiance, à s'écarter des intellectuels : ces derniers, disaient-ils, provoquent trop inconsidérément les arrestations !
Que ces méthodes artisanales aient été finalement ressenties de tous les social-démocrates sensés comme une véritable maladie, tout militant tant soit peu initié au mouvement le sait. Mais pour que le lecteur non initié ne croie pas que nous construisons artificiellement un stade particulier ou une maladie particulière du mouvement, nous en appellerons au témoin déjà invoqué une fois. Qu'on ne nous en veuille pas pour cette longue citation :
Si le passage graduel à une action pratique plus large, écrit B.-v dans le n°6 du Rabotchéïé Diélo, passage qui est en fonction directe de la période générale de transition que traverse le mouvement ouvrier russe, est un trait caractéristique... il est encore un autre trait non moins intéressant dans l'ensemble du mécanisme de la révolution ouvrière russe. Nous voulons parler de l'insuffisance de forces révolutionnaires propres à l'action [1] , qui se fait sentir non seulement à Pétersbourg, mais dans toute la Russie. A mesure que le mouvement ouvrier s'accentue; que la masse ouvrière se développe; que les grèves deviennent plus fréquentes; que la lutte de masse des ouvriers se fait plus ouvertement, lutte qui renforce les persécutions gouvernementales, arrestations, expulsions et déportations, ce manque de forces révolutionnaires hautement qualifiées devient plus sensible et n'est sans doute pas sans influer sur la profondeur et le caractère général du mouvement. Beaucoup de grèves se déroulent sans que les organisations révolutionnaires exercent sur elles une action directe et énergique... on manque de feuilles d'agitation et de littérature légale... les cercles ouvriers restent sans agitateurs... En outre, le défaut d'argent se fait continuellement sentir. En un mot, la croissance du mouvement ouvrier dépasse la croissance et le développement des organisations révolutionnaires. L'effectif des révolutionnaires agissants est trop insignifiant pour pouvoir influer sur toute la masse ouvrière en effervescence, pour donner aux troubles ne serait-ce qu'une ombre d'harmonie et d'organisation... Tels cercles, tels révolutionnaires ne se sont pas unis, pas groupés; ils ne forment pas une organisation unique, forte et disciplinée, aux parties méthodiquement développées...
Et après avoir fait cette réserve que l'apparition immédiate de nouveaux cercles à la place de ceux qui ont été détruits, "prouve uniquement la vitalité du mouvement... mais ne démontre pas encore l'existence d'une quantité suffisante de militants révolutionnaires parfaitement avertis, l'auteur conclut :
"Le manque de préparation pratique des révolutionnaires pétersbourgeois influe aussi sur les résultats de leur travail. Les derniers procès, particulièrement ceux des groupes de l' Autolibération et de la "Lutte du travail contre le capital", ont montré nettement qu'un jeune agitateur non familiarisé avec les conditions du travail et, par suite, de l'agitation dans une usine déterminée, ignorant des principes de l'action clandestine et ayant appris (voire ?) seulement les principes généraux de la social-démocratie, peut travailler quelque quatre, cinq, six mois. Après quoi c'est l'arrestation qui entraîne souvent l'effondrement de toute l'organisation ou d'une partie. Un groupe peut-il dès lors travailler avec profit et succès lorsque son existence est limitée à quelques mois ? ... Il. est évident que l'on ne saurait attribuer entièrement les défauts des organisations existantes à la période transitoire... il est évident que la quantité et surtout la qualité de l'effectif des organisations en activité jouent ici un rôle important, et la tâche première de nos social-démocrates... doit être d'unir réellement les organisations entre elles, avec une sélection rigoureuse de leurs membres.
Notes
[1] Tous les passages soulignés le sont par nous.