1902 |
Avant-garde et masses, lutte économique et politique, conscience et spontanéité... |
Que faire ?
V: PLAN D'UN JOURNAL POLITIQUE POUR TOUTE LA RUSSIE
La plus grosse erreur de l'Iskra sous ce rapport, écrit B. Kritchevski, qui nous reproche de tendre, en isolant la théorie de la pratique, à transformer la première en une doctrine morte (Rab. Diélo, n° 10, p. 30), est son plan d'une organisation générale du parti (c'est-à-dire l'article : Par où commencer ? [1]). Martynov fait chorus avec lui et déclare que la tendance de l'Iskra à diminuer l'importance de la marche progressive de la lutte obscure, quotidienne, par rapport à la propagande d'idées brillantes et achevées....... a abouti au plan d'organisation du parti, proposé dans l'article Par où commencer ? publié dans le n°4 de ce journal (Ibid., p. 61). Enfin, ces tout derniers temps, à ceux qu'indigne ce plan (les guillemets doivent exprimer l'ironie à son égard) est venu se joindre L. Nadiéjdine qui, dans une brochure que nous venons de recevoir : A la veille de la révolution (éditée par le groupe révolutionnaire socialiste Svoboda que l'on connaît déjà) déclare que parler maintenant d'une organisation rattachée par des liens à un journal pour toute la Russie, c'est faire de l'abstraction et un travail de cabinet (p. 126), c'est faire de la littérature, etc.
La solidarité de notre terroriste avec les partisans de la marche progressive de la lutte obscure, quotidienne ne saurait nous étonner : nous avons indiqué les racines de cette parenté dans les chapitres précédents sur la politique et l'organisation. Mais il est à remarquer dès maintenant que L. Nadiéjdine, et lui seul, a tenté consciencieusement de pénétrer le sens de l'article qui lui a déplu et d'y répondre quant au fond, alors que le Rab. Diélo n'a rien dit du fond et n'a cherché qu'à embrouiller la question par une foule de procédés démagogiques indignes. Si peu agréable que ce soit, il nous faut perdre du temps d'abord à nettoyer ces écuries d'Augias.
Citons le bouquet d'expressions et d'exclamations que le Rabotchélé Diélo a abattu sur nous. Ce n'est pas un journal qui peut créer l'organisation du Parti, mais inversement.... Un journal placé au-dessus du parti, en dehors de son contrôle et indépendant du parti grace à son propre réseau d'agents... - Par quel miracle l'Iskra a-t-elle oublié les organisations social-démocrates pratiquement existantes du parti auquel elle appartient ?.... Les posseseurs de fermes principes et d'un plan approprié sont aussi les régulateurs suprêmes de la lutte réelle du Parti, qui lui dictent l'exécution de son plan ... . Le plan renvoie nos organisations vivantes et vitales au royaume des ombres et veut appeler à la vie un réseau fantastique d'agents... Si le plan de l'Iskra était mis à exécution, il aboutirait à effacer entièrement les traces du Parti Ouvrier Social-Démocrate de Russie, qui est en train de se former chez nous.. L'organe de propagande devient un législateur incontrôlé, autocrate de toute la lutte révolutionnaire pratique.. Que doit penser notre parti de sa soumission absolue à une rédaction autonome etc., etc.
Comme le montre au lecteur le contenu et le ton de ces citations, le Rabotchélé Diélo s'est formalisé. Il ne s'est cependant pas formalisé pour lui-même, mais pour les organisations et les comités de notre parti que l'Iskra veut soit-disant renvoyer au royaume des ombres et même en faire disparaître les traces. Quelles horreurs, vous pensez ! Une chose seulement est bizarre. L'article Par où commencer ? est paru en mai 1901; les articles du Rabotchélé Diélo, en septembre 1901; or, nous sommes déjà à la mi-janvier 1902. Durant tous ces cinq mois (avant comme après septembre), pas un comité et pas une organisation du parti n'a élevé de protestation formelle contre cette chose monstrueuse qui veut renvoyer comités et organisations dans le royaume des ombres ! Or, durant ce temps l'Iskra, comme la masse des autres publications locales et non locales, ont publié des dizaines et des centaines d'informations parvenues de tous les points de la Russie. Comment cela s'est-il fait que ceux que l'on veut renvoyer au royaume des ombres, ne s'en soient pas aperçus ni formalisés, - mais qu'une tierce personne s'en soit formalisée !
Cela tient à ce que les comités et les autres organisations ne jouent pas au démocratisme mais font une besogne sérieuse. Les comités ont lu l'article Par où cornmencer ?, et ils ont remarqué que c'était là une tentative de dresser le plan d'une organisation, afin qu'il soit possible de procéder à sa construction de tous les côtés, et comme ils savaient et voyaient parfaitement qu'aucun de ces tous les côtés ne songe à procéder à la construction avant de se convaincre de sa nécessité et de la régularité du plan d'architecture, ils n'ont naturellement pas songé à se formaliser de l'extrême audace des hommes qui avaient déclaré dans l'Iskra : Etant donné l'urgence de la question, nous nous décidons, pour notre part, de soumettre à l'attention des camarades une ébauche du plan que nous développons en détail dans la brochure préparée pour l'impression. Pouvait-on en effet, en s'y prenant sérieusement, ne pas comprendre que si les camarades acceptaient le plan qui leur etait offert, ils le mettraient à exécution non par soumission, mais parce qu'étant convaincus de sa nécessité pour notre cause commune, et que s'ils ne l'acceptaient pas l'ébauche (quel mot prétentieux, n'est-il pas vrai ?) resterait une simple ébauche ? N'est-ce pas de la démagogie, vraiment, quand on fait la guerre à une ébauche de plan, non pas seulement en le démolissant à fond et en conseillant aux camarades de le rejeter, mais encore en dressant les hommes peu compétents en matière de révolution contre les auteurs de l'ébauche pour cela seul qu'ils osent légiférer, se poser en régulateurs suprêmes, c'est-à-dire qu'ils osent préconiser une ébauche de plan ? ? Notre parti peut-il se développer et aller de l'avant, si pour une tentative d'élever les militants locaux à de plus larges conceptions, objectifs et plans, etc. l'on objecte non seulement parce que ces conceptions paraissent fausses, mais aussi parce qu'on se formalise de ce qu'on veuille nous élever ? Ainsi L. Nadiéjdine, par exemple, a lui aussi démoli à fond notre plan, mais il ne s'est pas laissé aller à une démagogie que l'on ne saurait plus expliquer par la seule naïveté ou le caractère primitif des conceptions politiques; il a repoussé délibérément et dès le début l'accusation de se poser en inspecteurs du parti. On peut donc et l'on doit répondre quant au fond à la critique du plan faite par Nadiéjdine, et ne répondre que par le mépris au Rabotchéïé Diélo.
Mais le mépris pour l'écrivain qui s'abaisse jusqu'à crier à l'autocratisme et à la soumission ne nous dispense pas encore de l'obligation de débrouiller lembrouillamini que ces gens offrent au lecteur. Ici, nous pouvons montrer nettement à tous de quel acabit sont ces phrases courantes sur le large démocratisme. On nous accuse d'oublier les comités, d'avoir le désir ou tenter de les renvoyer au royaume des ombres, etc. Que répondre à ces accusations, quand nous ne pouvons raconter au lecteur presque rien de nos rapports réels avec les comités, nous ne le pouvons pour des raisons conspiratives ? Des gens qui lancent une accusation cinglante irritant la foule, nous devancent par leur désinvolture, par le dédain qu'ils ont des devoirs du révolutionnaire qui cache soigneusement aux yeux du monde les rapports et les liaisons qu'il pratique, qu'il organise ou tâche d'organiser. On conçoit que nous renoncions une fois pour toutes à concurrencer ces gens-là sur le terrain du démocratisme. Quant au lecteur non initié à toutes les affaires du parti, le seul moyen de remplir notre devoir envers lui, c'est de raconter non ce qui est ou ce qui se trouve im Werden [2] mais une parcelle de ce qui a été et de ce qui est permis de parler comme d'une chose passée.
Le Bund fait allusion à notre imposture [3], l'Unionrésidant à l'étranger nous accuse de vouloir effacer les traces du parti. Tenez, messieurs, vous aurez pleine satisfaction, dès que nous aurons raconté au public quatre faits tirés du passé.
Premier [4] fait. Les membres d'une des Unions de lutte, qui prirent une part directe à la formation de notre Parti et à l'envoi d'un délégué au congrès du Parti, qui l'a fondé, s'entendent avec un des membres du groupe Iskra pour créer une bibliothèque ouvrière spéciale afin de subvenir aux besoins du mouvement entier. On ne réussit pas à créer une bibliothèque ouvrière et les brochures écrites à son intention Les tâches des social-démocrates russes et La nouvelle législation ouvrière parviennent, par des voies détournées et par tierces personnes à l'étranger, où elles sont imprimées.
Deuxième fait. Les membres du Comité Central du Bund proposent à l'un des membres du groupe Iskra de combiner, comme s'exprimait alors le Bund, un laboratoire littéraire. Et ils rappellent que si cela ne réussit pas, notre mouvement peut marquer un recul sensible. A la suite des pourparlers une brochure parut, intitulée La cause ouvrière en Russie [5].
Troisième fait. Le Comité Central du Bund, par l'intermédiaire d'une petite ville de province, propose à l'un des membres de l'Iskra d'assumer la direction de la Rabotchaïa Gazéta reconstituée; la proposition est naturellement acceptée, et puis elle est modifiée : on propose la collaboration, une nouvelle combinaison étant intervenue avec la rédaction. Et, naturellement, nouvelle acceptation. On envoie des articles (que l'on a pu conserver) : Notre programme, - avec une protestation directe contre la bernsteiniade, le tournant opéré dans la littérature légale et la Rabotchaïa MysI; Notre tâche immédiate (organisation d'un organe du parti paraissant régulièrement et étroitement lié à tous les groupes locaux de l'organe du Parti; les insuffisances du travail artisanal régnant); Question pressante (on procède à l'analyse de l'objection selon laquelle il faut d'abord développer l'action des groupes locaux avant d'entreprendre la création d'un organe commun; on insiste sur la portée primordiale de l'organisation révolutionnaire, sur la nécessité de porter l'organisation, la discipline et la technique conspirative à la plus haute perfection [6]). La proposition de faire reparaître la Rabotchaïa Gazéta n'est point réalisée, et les articles ne sont pas imprimés.
Quatrième fait. Le membre du Comité organisant le deuxième congrès ordinaire de notre Parti, fait connaître à un membre du groupe Iskra le programme du congrès et propose la candidature de ce groupe pour les fonctions de rédacteur de la Rabotchaïa Gazéta reconstituée. Sa démarche pour ainsi dire préalable est ensuite sanctionnée aussi bien par le Comité auquel il appartenait que par le Comité Central du Bund; le groupe Iskra est informé du lieu et de la date du congrès, mais, n'étant pas assuré qu'il pourrait, pour certaines raisons, envoyer un délégué à ce congrès, il rédige également un rapport écrit à l'intention du congrès. Le rapport exprime cette idée que l'élection du Comité Central à elle seule ne nous permettra pas de résoudre le problème de l'union en cette période de pleine dispersion qu'est celle que nous vivons, mais que, dans le cas d'une nouvelle chute rapide et complète, qui est plus que probable dans les conditions non conspiratives actuelles, nous risquons encore de compromettre une grande idée : fonder un parti; qu'il faut donc commencer par inviter tous les comités et toutes les autres organisations à soutenir l'organe commun reconstitué, qui attachera réellement tous les comités d'un lien pratique, préparera réellement un groupe qui assumera la direction de l'ensemble du mouvement; les comités et le parti pourront alors sans peine faire de ce groupe créé par les comités un Comité Central, dès l'instant que ce groupe aura grandi et pris des forces. Le congrès cependant ne peut se réunir à cause des coups durs, et le rapport est détruit pour des raisons de sécurité, après avoir été lu par quelques camarades, y compris le délégué d'un comité.
Que le lecteur juge maintenant de la nature de méthodes, comme l'allusion à l'imposture de la part du Bund ou l'argument du Rabotchélé Diélo prétendant que nous voulons envoyer les comités au royaume des ombres, substituer à l'organisation du parti l'organisation de la diffusion des idées d'un journal. Oui, c'est justement aux comités, après maintes invitations émanant d'eux, que nous avons rapporté sur la nécessité d'accepter un plan déterminé de travail en commun. C'est justement pour l'organisation du parti que nous avons élaboré ce plan dans des articles pour la Rabotchaïa Gazéta et dans un rapport au congrès du parti, cette fois encore après y avoir été invités par ceux qui occupaient une situation si influente dans le parti qu'ils assumaient l'initiative de sa reconstitution (pratique). Et c'est après l'échec définitif de la tentative répétée par l'organisation du parti pour renouveler avec nous l'organe central du parti officiellement, que nous avons jugé de notre premier devoir de lancer un organe non officiel afin que, à la troisième tentative, nos camarades puissent avoir devant eux certains résultats d'expérience, et non pas seulement des conjectures hypothétiques. A l'heure actuelle, certains résultats de cette expérience se trouvent déjà devant tous les yeux, et tous les camarades peuvent juger si nous avons bien compris notre devoir et ce qu'il faut penser de ceux qui cherchent à induire en erreur les personnes ignorant le récent passé, par dépit que nous ayons montré aux uns leur inconséquence dans la question nationale, aux autres l'inadmissibilité des flottements sans principes.
Notes
[1] Voir Lénine : oeuvres, 4° éd. russe, t. 53 pp. 1-12. (N.R.)
[2] En devenir (N.R.)
[3] Iskra n° 8, réponse du Comité Central de l'Union Générale des Juifs de Russie et de Pologne à notre article sur la question nationale.
[4] Nous disposons ces faits à dessein dans un ordre différent de celui qu'ils avaient.
[5] Au fait, l'auteur de cette brochure me prie de faire savoir que, comme ses brochures antérieures, elle a été envoyée à lUnion, dans l'hypothèse que le rédacteur de ses publications était le groupe Libération du Travail (étant donné certaines conditions il ne pouvait, à ce moment, c'est-à-dire en février 1899, supposer un changement de rédaction). Cette brochure sera rééditée incessamment par la Ligue.
[6] Voir Lénine : oeuvres, 4° éd. russe, t. 4, pp. 190-194, 195-200 et 201-206. (N.R.)