1908 |
11 (24) septembre 1908, Proletari. |
Tolstoï, miroir de la révolution russe
Il peut sembler, à première vue,
étrange et artificiel d’accoler le nom du grand artiste à la révolution
qu’il n’a manifestement pas comprise et dont il s’est manifestement
détourné. On ne peut tout de même pas nommer miroir d’un phénomène ce
qui, de toute évidence, ne le reflète pas de façon exacte.
Mais notre révolution est un phénomène extrêmement complexe ; dans
la masse de ses réalisateurs et de ses participants immédiats, il existe
beaucoup d’éléments sociaux qui, eux aussi, ne comprenaient
manifestement pas ce qui se passait et qui, de même, se détournaient des
tâches historiques véritables qui leur étaient assignées par le cours
des événements.
Et si nous sommes en présence d’un artiste réellement grand, il a dû
refléter dans ses œuvres quelques-uns au moins des côtés essentiels de
la révolution.
La presse russe légale, remplie d’articles, de lettres et de notices à
l’occasion du 80e anniversaire de Tolstoï, s’intéresse fort peu à
l’analyse de ses œuvres, du point de vue du caractère de la révolution
russe et de ses forces motrices.
Toute cette presse déborde jusqu’à l’écœurement d’hypocrisie, d’une
double hypocrisie officielle et libérale. La première est l’hypocrisie
grossière des écrivassiers vénaux qui avaient, hier, ordre de traquer L.
Tolstoï et, aujourd’hui, de rechercher en lui le patriote et de tâcher
d’observer les convenances devant l’Europe.
Que les écrivassiers de cette espèce soient payés pour leurs écrits,
tout le monde le sait, et ils ne tromperont personne. Beaucoup plus
raffinée et, par suite, beaucoup plus nuisible et dangereuse, est
l’hypocrisie libérale. A écouter les Balalaïkine de la Riétch, leur
sympathie pour Tolstoï est la plus complète et la plus chaude.
En fait, cette déclamation calculée et ces phrases pompeuses sur
« le grand chercheur de Dieu » ne sont que faussetés, car le
libéral russe n’a ni foi dans le Dieu de Tolstoï, ni sympathie pour la
critique de Tolstoï à l’égard du régime existant.
Il s’accroche à un nom populaire pour augmenter son petit capital
politique, pour jouer le rôle de chef de l’opposition nationale, il
essaie d’étouffer sous le tonnerre et le fracas des phrases le besoin
d’une réponse directe et claire à la question : d’où viennent les
contradictions criantes du « tolstoïsme », quels défauts et
quelles faiblesses de notre révolution reflètent-elles ?
Les contradictions dans les œuvres, les opinions et la doctrine de
l’école de Tolstoï sont, en effet, criantes. D’une part, un artiste
génial qui, non seulement, a peint des tableaux incomparables de la vie
russe, mais qui a donné à la littérature mondiale des oeuvres de premier
ordre. D’autre part, un propriétaire foncier faisant l’innocent du
village.
D’une part, une protestation d’une énergie remarquable, directe et
sincère contre l’hypocrisie et la fausseté sociales ; de l’autre,
un « tolstoïen », c’est-à-dire cet être débile, usé,
hystérique, dénommé l’intellectuel russe, qui, se frappant publiquement
la poitrine, dit : « Je suis un méchant, je suis un vilain,
mais je m’occupe d’auto-perfectionnement moral ; je ne mange plus
de viande et je me nourris maintenant de boulettes de riz. »
D’une part, la critique impitoyable de l’exploitation capitaliste, la
dénonciation des violences exercées par le gouvernement, de la comédie
de la justice et de l’administration de l’Etat, la révélation de toute
la profondeur des contradictions entre l’accroissement des richesses,
les conquêtes de la civilisation, et l’accroissement de la misère, de la
sauvagerie et des souffrances des masses ouvrières ; d’autre part,
l’innocent qui prêche la « non-résistance au mal par la
violence ».
D’une part, le réalisme le plus lucide, l’arrachement de tous les
masques quels qu’ils soient ; d’autre part, la prédication d’une
des choses les plus ignobles qui puissent exister au monde, à
savoir : la religion, la tendance à substituer aux popes
fonctionnaires d’Etat des popes par conviction, c’est-à-dire une
propagande en faveur du règne des popes sous sa forme la plus raffinée
et, par suite, la plus abjecte. En vérité :
Tu es misérable, et tu es féconde,
Tu es puissante, et tu es sans forces,
Mère Russie !
Il est évident qu’avec de pareilles contradictions Tolstoï ne pouvait
absolument pas comprendre le mouvement ouvrier et son rôle dans la lutte
pour le socialisme, ni la révolution russe.
Mais les contradictions dans les vues et les enseignements de Tolstoï ne
sont pas l’effet du hasard, elles sont l’expression des conditions
contradictoires dans lesquelles se déroulait la vie russe durant le
dernier tiers du XIXe siècle.
La campagne patriarcale qui venait seulement de se libérer du servage
avait été livrée au Capital et au fisc pour être littéralement mise à sac.
Les vieux fondements de l’économie paysanne et de la vie paysanne, qui
s’étaient maintenus au cours des siècles, furent démolis avec une rapidité
incroyable.
Aussi faut-il juger les contradictions dans les opinions de Tolstoï, non
du point de vue du mouvement ouvrier contemporain et du socialisme
contemporain (un tel jugement est, certes, nécessaire, pourtant il ne
suffit pas), mais du point de vue de la protestation contre le capitalisme
en marche, contre la ruine des masses dépouillées de leurs terres,
protestation qui devait venir de la campagne patriarcale russe.
Tolstoï prête à rire en tant que prophète qui aurait découvert de
nouvelles recettes pour le salut de l’humanité, - et c’est pourquoi ils
sont vraiment pitoyables, les « tolstoïens », étrangers et
russes, qui ont voulu transformer en dogme le côté justement le plus
faible de sa doctrine. Tolstoï est grand comme interprète des idées et des
états d’âme qui se sont formés chez les millions de paysans russes, à
l’avènement de la révolution bourgeoise en Russie.
Tolstoï est original, car l’ensemble de ses idées, prises en bloc, exprime
justement les particularités de notre révolution, en tant que révolution
bourgeoise paysanne.
Les contradictions dans les idées de Tolstoï, de ce point de vue, sont un
véritable miroir des conditions contradictoires dans lesquelles s’est
déroulée l’activité historique de la paysannerie au cours de notre
révolution. D’un côté, les siècles d’oppression servile et les dizaines
d’années de ruine à marche forcée, consécutive à la réforme, avaient
accumulé des montagnes de haine, de colère et de résolutions désespérées.
Le désir de balayer d’une façon radicale et l’Eglise officielle et les
grands propriétaires fonciers et le gouvernement de ces propriétaires
fonciers, d’anéantir toutes les anciennes formes et coutumes de propriété
foncière, de nettoyer la terre, de créer à la place de l’Etat policier de
classe une communauté de petits paysans libres et égaux en droits, - ce
désir traverse comme un fil rouge toute l’action historique des paysans
dans notre révolution, et il n’est pas douteux que le contenu idéologique
des écrits de Tolstoï correspond beaucoup plus à ce désir paysan qu’à
l’« anarchisme chrétien » abstrait, comme on définit parfois le
« système » de ses idées.
D’un autre côté, la paysannerie, qui aspirait à de nouvelles formes de
communauté, avait une attitude fort inconsciente, patriarcale, une
attitude d’innocents de village à l’égard de ce que devait être cette
communauté, des moyens de lutte par lesquels il lui fallait conquérir sa
liberté, des chefs qu’elle pouvait avoir dans cette lutte, des sentiments
de la bourgeoisie et des intellectuels bourgeois envers la révolution
paysanne, des raisons qui rendaient nécessaire le renversement par la
violence du pouvoir tsariste, afin d’anéantir la propriété foncière des
hobereaux.
Toute la vie passée de la paysannerie lui avait appris à haïr le seigneur
et le fonctionnaire, mais ne lui avait pas appris et n’avait pu lui
apprendre où chercher la réponse à toutes ces questions.
Dans notre révolution, la minorité de la paysannerie a effectivement
lutté, en s’organisant tant soi peu à cette fin, et une partie infime
s’est levée, les armes à la main, pour exterminer ses ennemis, pour
abattre les serviteurs du tsar et les défenseurs des grands propriétaires
fonciers.
La plus grande partie de la paysannerie pleurait et priait, ratiocinait et
rêvait, écrivait des requêtes et envoyait des « solliciteurs »,
- tout à fait dans l’esprit de Léon Nicolaïévitch Tolstoï !
Et comme il arrive toujours dans des cas pareils, l’abstention tolstoïenne
de toute politique, la renonciation tolstoïenne à la politique, l’absence
d’intérêt et de compréhension pour elle ont fait qu’une minorité seulement
a suivi le prolétariat conscient et révolutionnaire, et que la majorité
est devenue la proie de ces intellectuels bourgeois serviles et sans
principes, qui, sous le nom de cadets, couraient, de l’assemblée des
troudoviks, faire antichambre chez Stolypine, mendiaient, marchandaient,
conciliaient, promettaient de concilier, - jusqu’à ce qu’un soldat les
chassât à coups de botte.
Les idées de Tolstoï sont le miroir de la faiblesse, des insuffisances de
notre insurrection paysanne, le reflet de l’apathie de la campagne
patriarcale et de la lâcheté foncière du « moujik aisé ».
Prenez les insurrections de soldats en 1905-1906. La composition sociale
de ces lutteurs de notre révolution c’est le milieu entre la paysannerie
et le prolétariat. Ce dernier est en minorité ; c’est pourquoi le
mouvement dans les troupes ne montre pas, même approximativement, cette
cohésion nationale, cette conscience de parti que manifeste le prolétariat
devenu, comme au signal d’un coup de baguette, social-démocrate.
D’autre part, il n’est pas d’opinion plus erronée que celle qui attribue
l’échec des insurrections de soldats à l’absence de dirigeants officiers.
Au contraire, le progrès gigantesque de la révolution, depuis les temps de
la Narodnaïa Volia, s’est manifesté justement dans le fait que c’est le
« bétail obscur » qui a recouru aux armes contre ses supérieurs
et dont l’indépendance a tellement fait peur aux propriétaires fonciers
libéraux et aux officiers libéraux.
Le soldat était rempli de sympathie pour la cause paysanne ; ses yeux
s’allumaient au seul mot de terre. Plus d’une fois, le pouvoir passa, dans
l’armée, aux mains de la masse des soldats - mais il n’y eut presque pas
d’utilisation résolue de ce pouvoir ; les soldats hésitaient ;
au bout de quelques jours, quelquefois au bout de quelques heures, après
avoir tué quelque chef haï, ils rendaient la
liberté aux autres, entraient en pourparlers avec les autorités et se
laissaient ensuite fusiller, fouetter, se mettaient de nouveau sous le
joug - tout à fait dans l’esprit de Léon Nicolaïévitch Tolstoï !
Tostoï a reflété la haine accumulée, l’aspiration enfin mûre vers un
avenir meilleur, le désir de s’affranchir du passé - et la non-maturité
des rêveries, le manque d’éducation politique, l’apathie en face de la
révolution.
Les conditions historiques et économiques expliquent à la fois la
nécessité de l’apparition de la lutte révolutionnaire des masses et leur
manque de préparation pour cette lutte, la non résistance tolstoïenne au
mal, qui fut parmi les causes les plus sérieuses de la défaite de la
première campagne révolutionnaire.
On dit que la défaite est une bonne école pour les armées. Sans doute,
comparer les classes révolutionnaires à des armées n’est juste que dans
un sens très limité. Le développement du capitalisme modifie et aggrave
à chaque heure les conditions qui poussaient à la lutte révolutionnaire
démocratique les millions de paysans, unis par la haine contre les
propriétaires féodaux et leur gouvernement.
Dans la paysannerie même, l’accroissement des échanges, de la domination
du marché et du pouvoir de l’argent, éliminent de plus en plus les
anciennes moeurs patriarcales et l’idéologie patriarcale tolstoïenne.
Mais il est une conquête des premières années de la révolution et des
premières défaites dans la lutte révolutionnaire des masses qui n’est
pas douteuse : c’est le coup mortel porté à l’ancienne mollesse, à
l’ancienne veulerie des masses. Les lignes de démarcation sont devenues
plus tranchées. Les classes et les partis se sont délimités. Sous le
marteau des leçons de Stolypine, grâce à l’agitation obstinée, organisée
des social-démocrates révolutionnaires, non seulement le prolétariat
socialiste, mais encore les masses démocratiques de la paysannerie
pousseront inévitablement en avant des lutteurs toujours plus aguerris,
de moins en moins capables de tomber dans notre péché historique du
tolstoïsme !