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Rédigé début mars 1912. Publié en tract en mars 1912. |
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Lénine La plate-forme électorale du P.O.S.D.R. [1] |
Camarades ouvriers et citoyens de Russie !
Les élections à la quatrième Douma d'État sont toutes proches. Les divers partis politiques, comme le gouvernement lui-même, s'y préparent déjà de toutes leurs forces. Parti du prolétariat conscient, qui par sa glorieuse lutte de l'année 1905 apportait le premier coup sérieux au tsarisme et lui a arraché des institutions représentatives, le parti ouvrier social-démocrate de Russie vous appelle tous, aussi bien ceux qui jouissent du droit de vote que l'énorme majorité des « sans-droit », à participer de la manière la plus énergique aux élections. Tous ceux qui aspirent à voir la classe ouvrière libérée de l'esclavage salarié, tous ceux qui ont à cœur la liberté de la Russie doivent se mettre immédiatement au travail pour que les élections à la quatrième Douma seigneuriale servent elles aussi à réunir et à affermir les partisans de la liberté, à faire progresser la conscience et l'organisation de la démocratie russe.
Cinq ans ont passé depuis le coup d'état du 3 juin 1907, lorsque Nicolas le sanglant, tsar de Khodynka [2] « vainqueur et exterminateur » de la première et de la deuxième Douma, tourna le dos à ses serments, promesses et manifestes, pour s'employer, avec l'aide des propriétaires fonciers Cent-Noirs et des marchand octobristes, à prendre sa revanche de l'année 1905 sur la classe ouvrière et tous les éléments révolutionnaires de Russie, c'est-à-dire l'énorme majorité du peuple.
Toute l'époque de la troisième Douma a été marquée par la vengeance du tsarisme contre la révolution. Jamais encore celui-ci n’avait déchaîné en Russie autant de persécutions. En cinq ans, les potences ont battu le record de trois siècles d'histoire russe. Jamais il n'y a eu autant de politiques en déportation, dans les bagnes et les prisons, jamais les vaincus n’ont été soumis à de telles tortures, à de telles violences que sous Nicolas II. On n'a jamais vu une telle vague de concussion, jamais l'arbitraire et les excès des fonctionnaires - auxquels tout est pardonné pour le zèle qu'ils apportent à combattre la « sédition » - n'ont pas atteint un tel degré, jamais le moindre représentant du pouvoir n'a pu se moquer à ce point des habitants en général et des paysans en particulier. Jamais on n'a persécuté les juifs, et avec eux les autres minorités nationales avec autant de délectation sauvage, de haine et de frénésie.
L'antisémitisme et le nationalisme le plus grossier sont devenus la seule plate-forme politique des partis du gouvernement et le personnage de Pourichkévitch est devenu la seule expression complète, totale, exacte, de toutes les méthodes de gestion des affaires de la monarchie tsariste actuelle.
Et quel est le résultat de cette rage de la contre-révolution ?
Les classes exploiteuses « supérieures » de la société elles-mêmes commencent à réaliser qu'il est impossible de continuer sur cette lancée. Les octobristes, parti qui a dominé la troisième Douma, parti des gros propriétaires et des marchands effrayés par la révolution et qui rampent devant l'autorité, expriment eux aussi de plus en plus dans leur propre presse la conviction que le tsar et les nobles, qu'ils ont servi corps et âme, ont conduit la Russie à l'impasse.
Il fut un temps où la monarchie tsariste était le gendarme de l'Europe, où elle protégeait la réaction en Russie et aidait à écraser par la force tout mouvement en faveur de la liberté en Europe. Nicolas II a poussé les choses à ce point que le tsar n'est plus seulement le gendarme de l'Europe mais aussi celui de l'Asie, qui s'efforce, par l'intrigue, l'argent et la violence la plus bestiale, d'écraser tout mouvement en faveur de la liberté en Turquie, en Perse, en Chine.
Mais les atrocités du tsarisme sont impuissantes à arrêter le développement de la Russie. Ces attardés du servage que sont les Pourichkévitch, les Romanov ou les Markov auront beau la meurtrir et l’estropier, elle ira quand même de l'avant. Et à chaque pas qu'elle fait dans la voie du progrès, l'exigence de liberté politique devient plus pressante. Sans liberté politique, la Russie ne peut pas vivre, pas plus qu'aucun autre pays au XXe siècle. Or est-il pensable d'attendre des réformes politiques de la monarchie tsariste, alors que le tsar a dissous les deux premières Doumas et foulé aux pieds son propre manifeste du 17 octobre 1905 ? Des réformes politiques sont impensables dans la Russie actuelle, alors qu'un ramassis de fonctionnaires se gausse de toutes les lois, sachant bien que le tsar et ses fidèles couvriront tout ? Est-ce que nous ne voyons pas comment, sous la protection du tsar lui-même ou de sa parenté, Héliodore hier, Raspoutine aujourd'hui, Tolmatchev hier, Khvostov aujourd'hui, Stolipyne hier, Makarov aujourd'hui, foulent au pied toutes les lois sans exception ? Ne voyons-nous pas que même les chétives « réformes », ridicules d'insignifiance, de la Douma seigneuriale, destinée à replâtrer et à raffermir le pouvoir tsariste, sont repoussées, dénaturées par le conseil d'État ou par un oukase émanant directement de Nicolas le Sanglant ? Ne savons-nous pas que la bande des assassins Cent-Noirs, qui abattent lâchement par derrière les députés déplaisant à l'autorité, qui ont envoyé au bagne les députés social-démocrates à la deuxième Douma, qui mijotent pogrome sur pogrome, qui volent impudemment le Trésor, jouit de la bienveillance particulière du tsar et en reçoit presque au grand jour aide, orientation et directives ? Regardez ce que sont devenues sous Nicolas Romanov les principales revendications politiques du peuple russe, au nom desquelles les meilleurs représentants de celui-ci ont mené une lutte héroïque pendant plus de trois quarts de siècle, au nom desquelles des millions d'hommes se sont levés en 1905. Le suffrage universel, égal, direct est-il compatible avec la monarchie Romanov, alors que même le suffrage le moins universel, le moins égal, le moins direct à la première et à la deuxième Douma a été piétiné par le tsarisme ? Est-elle compatible avec la monarchie du tsar, la liberté d'association, de coalition, de grève, alors que gouverneurs et ministres réduisent à néant jusqu'à la loi réactionnaire, caricaturale, du 4 mars 1906 [3]? N'ont-ils pas l'air d'une moquerie, les mots du manifeste du 17 octobre 1905 qui parlaient des « assises inébranlables de la liberté civique », de « réelle inviolabilité de la personne », de « liberté de conscience, de parole, de réunion, d'association » ? Chaque jour, chaque « sujet » du tsar le constate.
Non ! Nous en avons assez des mensonges libéraux sur la compatibilité de la liberté et du vieux pouvoir et sur la possibilité de réformes politiques sous la monarchie tsariste. Le peuple russe a payé ces illusions enfantines des dures leçons de la contre-révolution ! Quiconque veut sérieusement et sincèrement la liberté politique doit brandir audacieusement et fièrement le drapeau de la république, et la politique de la bande tsariste et seigneuriale poussera inévitablement sous ce drapeau toutes les forces vives de la démocratie russe.
Il fut un temps - pas si lointain - où le cri de guerre de : à bas l'autocratie ! semblait trop avancé pour la Russie. Mais le parti ouvrier social-démocrate de Russie l’a lancé, les ouvriers d'avant-garde l’ont repris et l'ont fait résonner dans tout le pays ; en l'espace de deux ou trois ans, il est passé dans la langue. Au travail donc, camarades ouvriers et citoyens de Russie qui ne voulez pas que notre pays s'embourbe définitivement dans le marasme, la barbarie, la servitude et la misère effroyable dans laquelle sont plongées des dizaines de millions de personnes ! Les social-démocrates de Russie, les ouvriers de Russie parviendront à faire passer dans la langue le cri de : à bas la monarchie tsariste ! Vive la république démocratique de Russie !
Ouvriers ! Rappelez-vous l'année 1905 : par votre lutte gréviste, vous avez élevé des millions de travailleurs à une vie nouvelle, à la conscience, à la liberté. Et des dizaines d'années de réformes tsaristes n'ont pas donné, ne peuvent donner le dixième des améliorations de votre vie que vous avez alors arraché par votre lutte de masse. Le sort du projet de loi sur l'assurance des ouvriers, dénaturées par la Douma seigneuriale avec le concours des cadets, a montré, s'il en était besoin encore, ce que les ouvriers peuvent attendre « d'en haut ».
La contre-révolution nous a arraché presque toutes nos conquêtes, mais elle n'a pas arraché, elle n'a pu arracher à la jeunesse ouvrière, au prolétariat russe qui grandit et prend force, sa puissance, son élan, sa foi dans sa cause.
Vive la nouvelle lutte pour l'amélioration de la vie des ouvriers qui ne veulent pas rester esclaves du bagne des fabriques et des usines ! Vive la journée de travail de huit heures ! Quiconque veut la liberté en Russie doit aider de son concours la classe qui a creusé la tombe de la monarchie tsariste en 1905 et y précipitera le plus grand ennemi de tous les peuples de Russie lors de la révolution russe de demain.
Paysans ! Vous avez envoyé vos députés troudoviks à la première et à la deuxième Douma parce que vous aviez foi en le tsar est que vous espériez obtenir pacifiquement son accord pour que les terres des propriétaires fonciers sont remises au peuple. Vous avez maintenant pu constater que, pour défendre les propriétaires fonciers et les fonctionnaires, le tsar - qui est le plus grand propriétaire foncier de Russie - ne reculait devant aucun parjure, aucune illégalité, aucune violence, aucune effusion de sang. Faut-il endurer le joug des attardés du servage, supporté sans rien dire les brimades et les insultes des fonctionnaires, et agoniser par centaines de milliers, par millions tenaillés par la faim, terrassés par les maladies qu'engendrent la disette et l'extrême misère, ou bien tomber en combattant la monarchie tsariste et sa Douma seigneuriale, afin de conquérir une vie quelque peu humaine et supportable pour nos enfants ?
Voilà la question qui presse les paysans russes. Et le parti ouvrier social-démocrate de Russie les appelle à lutter pour la liberté complète, pour que toutes les terres des propriétaires fonciers soient remises aux paysans sans aucun rachat. Ce n'est pas par des aumônes que l'on guérira la misère paysanne, que l'on libérera les paysans de la famine. Ce n'est pas la charité que réclament les paysans, c'est la terre, qu'ils ont arrosée pendant des siècles de leur sueur et de leur sang. Les paysans n'ont pas besoin de la sollicitude des autorités et du tsar, ils ont besoin d'être libérés des fonctionnaires et du tsar, d'être libres de régler eux-mêmes leurs affaires.
Que les élections à la quatrième Douma servent donc à éclairer la conscience politique des masses, à les entraîner de nouveau dans une lutte résolue. La lutte électorale se déroule entre trois partis principaux : 1) les cent-noirs, 2) les libéraux, 3) les social-démocrates.
La droite, les « nationalistes » et les octobristes font partie des Cent-Noirs. Tous sont pour le gouvernement, par conséquent, les différences entre eux ne peuvent avoir aucune importance sérieuse. Lutte impitoyable contre tous ces partis Cent-Noirs, tel est notre mot d'ordre !
Les libéraux, c'est le parti des cadets (« constitutionnel - démocrate » ou de la « liberté du peuple »). C'est le parti de la bourgeoisie libérale, qui veut partager le pouvoir avec le tsar et les propriétaires féodaux de manière à ne pas détruire jusqu'aux fondements le pouvoir de ceux-ci et à ne pas donner le pouvoir au peuple. Ils haïssent le gouvernement qui les écarte de la direction, ils aident à le démasquer, ils sont un facteur d'hésitation et de décomposition dans ses rangs, mais ils haïssent incomparablement plus la révolution, ils ont peur de toute lutte des masses, ils font preuve d'une indécision et d'une irrésolution encore plus grandes vis-à-vis de la lutte de libération du peuple, ils se rangent traîtreusement, aux moments décisifs, aux côtés de la monarchie. Pendant la contre-révolution, les libéraux ont repris les rêveries « slaves » du tsarisme, ils ont joué à l'« opposition responsable », se sont mis à plat ventre devant le tsar comme « opposition de Sa Majesté » et, couvrant de boue les révolutionnaires et la lutte révolutionnaire des masses, ils se sont de plus en plus détournés de la lutte pour la liberté.
Le parti ouvrier social-démocrate de Russie a su lever l'étendard de la révolution jusque dans la troisième Douma noire ; même du sein de cette assemblée, il a su aider à l'organisation et à l'éducation révolutionnaire des ouvriers, à la lutte des paysans contre les propriétaires fonciers. Le parti du prolétariat est le seul parti de la classe d'avant-garde, de la classe qui est capable de conquérir la liberté pour la Russie. Maintenant encore notre parti ne va pas à la Douma pour y jouer « aux réformes », pour « défendre la constitution », pour « convaincre » les octobristes ou pour en « chasser la réaction », comme prétendent les libéraux pour tromper le peuple, mais pour monter à la tribune et appeler les masses à la lutte, pour enseigner les conceptions socialistes, pour dénoncer chaque tromperie du gouvernement et des libéraux, pour dissiper les préjugés monarchistes des couches arriérées du peuple et les racines de classe des partis bourgeois, en un mot, pour préparer l'armée et des combattants conscients de la nouvelle révolution russe.
Le gouvernement tsariste et les propriétaires fonciers Cent-Noirs ont apprécié à sa juste mesure la force révolutionnaire que représentait la fraction sociale-démocrate à la Douma. La police et le ministère de l'intérieur consacrent maintenant tous leurs efforts à empêcher qu'il y ait des social-démocrates à la IVe Douma. Unissez-vous donc, ouvriers et citoyens ! Rassemblez-vous autour du P.O.S.D.R. qui, à sa récente conférence, est sorti du désarroi des années terribles, a regroupé ses forces et relevé son drapeau ! Que chacun prenne part aux élections et à l'agitation électorale, et les efforts du gouvernement seront brisés ; déployer à la tribune de la douma, le drapeau rouge de la sociale démocratie révolutionnaire flottera jusque sur cette Russie policière, asservie, ensanglantée, écrasée et affamée !
Vive la république démocratique de Russie !
Vive la journée de travail de huit heures !
Vive la confiscation de la terre seigneuriale !
Ouvriers et citoyens ! Soutenez l'agitation électorale du P.O.S.D.R.! Votez pour les candidats du P.O.S.D.R. !
Le comité central du parti ouvrier social-démocrate de Russie.
Notes
Les notes rajoutées par l’éditeur sont signalées par [N.E.]
[1]. La plate-forme électoral du P.O.S.D.R. fut rédigée à Paris au début de mars par Lénine peu après la conférence de Prague. En Russie elle fut publiée sous forme de tract au nom du Comité central. Ces tracts furent expédiés en dix-huit endroits, parmi lesquels les principaux centres prolétariens. La «plate-forme électoral du P.O.S.D.R.» reprise de l'édition russe fut ajoutée à titre de supplément au n° 26 du Social-Démocrate. Elle fut également reproduite par de nombreuses organisations bolchéviques locales. A Tiflis, elle fut reproduite par le Bureau russe du Comité central du P.O.S.D.R. Lénine a mis en lumière le sens de ce document dans son article «La plate-forme des réformistes et la plate-forme des social-démocrates révolutionnaires». [N.E.]
[2]. Le 18 mai 1896, pour marquer le couronnement du tsar Nicolas II, fut organisée sur la terre-plein de Khodynka (dans les faubourgs de Moscou) une grande fête populaire. En raison de la négligence criminelle des autorités, qui n'avaient pas prévu un service d'ordre suffisant, une bousculade se produisit qui causa la mort d'environ deux mille personnes, plusieurs dizaines de milliers d'autres étant blessées. [N.E.]
[3]. Loi de mars 1906, réglementation provisoire sur les sociétés, les associations et les assemblés, qui autorisait l'organisation d'associations, de sociétés, etc., mais instituait en même temps une série d'obstacles réduisant en fait la loi à néant. Le ministre de l'Intérieur avait ainsi le droit, non seulement de dissoudre à son gré les sociétés et associations, mais aussi de refuser d'en enregistrer de nouvelles. [N.E.]