1917 |
Un bref compte rendu parut le 8 mai (25 avril) 1917 dans le n° 40 de la « Pravda » |
Lénine La conférence de Pétrograd-ville |
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Rapport sur la situation actuelle et l'attitude envers le Gouvernement provisoire. 14 (27) avril
Nous avions défini d'avance, avec beaucoup plus de précision que les autres partis, notre ligne politique, qui a été fixée dans des résolutions. La vie nous a placés devant une situation entièrement nouvelle. La principale erreur que puissent commettre des révolutionnaires est de regarder en arrière, vers les révolutions du passé, alors que la vie apporte tant d'éléments nouveaux qu'il est nécessaire d'incorporer dans la chaîne générale des événements.
Nous avions défini de façon absolument juste les forces motrices de la révolution. Les événements ont justifié nos vieilles thèses bolchéviques, mais notre malheur est que des camarades aient voulu demeurer de « vieux » bolchéviks. Un mouvement de masse ne s'était produit qu'au sein du prolétariat et de la paysannerie. La bourgeoisie d'Europe occidentale a toujours été l'ennemie de la révolution. Telle était la situation à laquelle nous étions accoutumés. Or, les choses se sont passées différemment. La guerre impérialiste a scindé la bourgeoisie européenne, et il en est résulté que les capitalistes anglo-français, en raison de leurs visées impérialistes, sont devenus des partisans de la révolution russe. Les capitalistes anglais ont tout bonnement conspiré avec Goutchkov, Milioukov et le haut commandement. Les capitalistes anglo-français se sont rangés du côté de la révolution. La presse européenne mentionne toute une série de voyages entrepris par des émissaires de la France et de l'Angleterre pour négocier avec des « révolutionnaires » tels que Goutchkov. La révolution a trouvé un allié inattendu. Aussi s'est-elle produite comme personne ne s'y attendait. Nous avons eu pour alliés non seulement la bourgeoisie russe, mais aussi les capitalistes anglo-français. Comme je le disais dans un exposé fait à l'étranger [1], un menchévik me répliqua que nous avions donc eu tort, puisqu'il était prouvé par là que la bourgeoisie était indispensable au succès de la révolution. Je lui répondis que cela avait été « indispensable » uniquement pour que la révolution triomphât en huit jours. Milioukov n'avait-il pas déclaré avant la révolution que s'il fallait, pour vaincre, passer par la révolution, il serait contre la victoire ? Ces paroles de Milioukov, on ne doit pas les oublier.
Ainsi la révolution, à sa première étape, s'est déroulée comme nul ne s'y attendait. A la question : doit-on « défendre la patrie » ? les bolchéviks avaient répondu : non, si la révolution bourgeoise chauvine finit par l'emporter [2] (n° 47 du Social-Démocrate [3]). L'originalité de la situation réside dans la dualité du pouvoir. A l'étranger, où ne parvient aucun journal plus à gauche que la Retch, et où la presse bourgeoise anglo-française parle d'un Gouvernement provisoire entièrement maître de la situation et du « chaos » que représenterait le Soviet des députés ouvriers et soldats, nul ne se fait une idée exacte de ce qu'est la dualité du pouvoir. Nous n'avons appris qu'ici, sur place, que le Soviet des députés ouvriers et soldats avait cédé le pouvoir au Gouvernement provisoire. Le Soviet des députés ouvriers et soldats, c'est la dictature du prolétariat et des soldats ; ces derniers sont en majorité des paysans. Il s'agit donc bien de la dictature du prolétariat et de la paysannerie. Mais cette « dictature » a passé un accord avec la bourgeoisie. C'est sur ce point qu'il faut réviser le « vieux » bolchévisme. La situation qui s'est créée nous montre la dictature du prolétariat et des paysans et le pouvoir de la bourgeoisie étroitement entrelacés. Situation d'une originalité surprenante. Jamais on n'avait vu de révolution où les représentants du prolétariat et de la paysannerie révolutionnaires, étant armés, aient conclu une alliance avec la bourgeoisie et, détenant le pouvoir, l'aient cédé à la bourgeoisie. La force de la bourgeoisie est celle du Capital et de l'organisation. Il est encore étonnant que les ouvriers se soient montrés quand même assez organisés. La révolution bourgeoise est achevée en Russie pour autant que le pouvoir est aux mains de la bourgeoisie. Les « vieux bolchéviks » nous opposent ici un démenti : « elle n'est pas achevée, puisque nous n'avons pas la dictature du prolétariat et des paysans ». Or, le Soviet des députés ouvriers et soldats est précisément cette dictature.
Le mouvement agraire peut se développer de deux façons. Les paysans peuvent s'emparer de la terre sans que la lutte éclate entre le prolétariat rural et le paysan riche. Mais cela est peu probable, car la lutte des classes n'attend pas. Répéter à présent ce que nous disions en 1905 et ne pas parler de la lutte des classes dans les campagnes, c'est trahir la cause du prolétariat.
D'ores et déjà se fait jour, dans les résolutions d'un certain nombre de congrès paysans, l'idée qu'il faut attendre l'Assemblée constituante pour résoudre la question agraire : c'est là une victoire de la paysannerie riche, qui penche vers les cadets. Les paysans prennent déjà la terre. Les socialistes-révolutionnaires cherchent à les retenir, les invitent à attendre l'Assemblée constituante. Il faut rattacher la revendication de prendre la terre immédiatement à la propagande en faveur de la création de Soviets de députés des salariés agricoles. La révolution démocratique bourgeoise est achevée. Le programme agraire doit être appliqué d'une façon nouvelle. La lutte pour le pouvoir, qui à l'heure actuelle met ici aux prises les gros et les petits propriétaires, se produira aussi dans les campagnes. La terre seule ne suffit pas aux paysans. Le nombre des paysans sans chevaux s'est très sensiblement accru. Nous sommes en ce moment les seuls à développer la révolution agraire en disant aux paysans de prendre tout de suite la terre. Il faut la prendre de façon organisée. Sans rien détériorer. Le mouvement agraire n'est donc qu'une prévision, non un fait. La tâche des marxistes est d'expliquer aux paysans le programme agraire dont il faut reporter le centre de gravité sur les Soviets de députés des salariés agricoles. Mais tenons-nous prêts à voir la paysannerie faire bloc, le cas échéant, avec la bourgeoisie, à l'instar du Soviet des députés ouvriers et soldats. Il faut donc encore développer le mouvement agraire. Le paysan cossu penchera naturellement vers la bourgeoisie, vers le Gouvernement provisoire. Il peut se trouver plus à droite que Goutchkov.
La victoire du pouvoir bourgeois est pour le moment acquise. La situation économique des paysans les sépare des grands propriétaires fonciers. Ce dont les paysans ont besoin, ce ne sont pas de droits sur la terre, mais des Soviets de députés des salariés agricoles. Ils trompent les paysans, ceux qui leur recommandent d'attendre l'Assemblée constituante.
Notre tâche est de dégager du bourbier petit-bourgeois notre ligne de classe : la bourgeoisie fait admirablement son travail, prodiguant toutes les promesses que l'on veut, mais pratiquant en fait sa politique de classe.
La situation est telle, dans les Soviets des députés ouvriers et soldats, que ceux-ci remettent le pouvoir au Gouvernement provisoire, les socialistes se contentant, pour leur part, de « commissions de contact ». Ce gouvernement est formé, il est vrai, des meilleurs hommes de confiance de leur classe ; mais c'est tout de même une classe bien déterminée. La petite bourgeoisie a capitulé sans réserve devant eux. Si nous ne dégageons pas la ligne prolétarienne, nous trahirons la cause du prolétariat. La bourgeoisie règne par la tromperie ou par la violence. Aujourd'hui, c'est la flatterie et la tromperie qui règnent et endorment la révolution. Ils font des concessions sur les points secondaires. Ils n'en font aucune sur le point essentiel (la révolution agraire). Qui ne voit pas qu'en dehors des bolchéviks il n'y a en Russie que jusqu'auboutisme révolutionnaire et que celui-ci l'a partout emporté, ne voit pas les faits ; or, ce jusqu'auboutisme révolutionnaire signifie l'abandon de tous les principes socialistes au nom des intérêts rapaces du gros capital, masqués par des phrases sur la « défense de la patrie », la capitulation devant la petite bourgeoisie. Quand je parlais de masses attachées « en toute bonne foi » au jusqu'auboutisme révolutionnaire, je ne pensais pas à une catégorie morale, mais à une définition de classe. Les classes représentées dans les Soviets des députés ouvriers et soldats n'ont aucun intérêt à une guerre de brigandage. La situation n'est pas la même en Europe. Là-bas, on opprime le peuple. Les pacifistes les plus opportunistes y sont souvent plus persécutés que nous autres, partisans de la Pravda. Alors que chez nous le Soviet des députés ouvriers et soldats fait triompher sa politique de jusqu'auboutisme révolutionnaire parce qu'il jouit de la confiance des masses, et non par la violence. L'Europe n'est plus qu'une vaste prison militaire. Le Capital y règne brutalement. Il faut, dans toute l'Europe, renverser la bourgeoisie, et non la convaincre. En Russie, les soldats sont armés : ils se sont laissé paisiblement berner en croyant qu'ils ne faisaient que « se défendre » contre Guillaume. Il n'y a pas, en Europe, de « jusqu'auboutisme révolutionnaire de bonne foi » comme en Russie, où le peuple a cédé le pouvoir à la bourgeoisie par ignorance, par inertie, par habitude du bâton, par tradition. En paroles Stéklov et Tchkhéidzé sont des chefs ; en réalité ils se traînent à la remorque de la bourgeoisie, quelles que puissent être leurs qualités, leur connaissance du marxisme, etc. ; politiquement, ce sont des cadavres. Le pouvoir est chez nous aux mains des soldats, qui sont gagnés au jusqu'auboutisme. La situation de classe objective des capitalistes est une chose. Ils font la guerre pour leur propre compte. Les soldats sont des prolétaires et des paysans. C'est autre chose. Ont-ils intérêt à conquérir Constantinople ? Non, leur intérêt de classe est d'être contre la guerre ! Aussi peut-on les éclairer, les faire changer d'avis. La clé de la situation politique, en ce moment, c'est de savoir expliquer la vérité aux masses. On ne saurait considérer que nous nous « appuyons » sur la masse révolutionnaire, etc. ; et cela, tant que nous n'aurons pas expliqué aux soldats ou aux masses aveuglées la signification du mot d'ordre : « A bas la guerre ! »
Qu'est-ce que le Soviet des députés ouvriers et soldats ? Sa signification de classe, c'est qu'il est un pouvoir direct. Nous n'avons pas, il va sans dire, une liberté politique pleine et entière. Mais il n'existe actuellement nulle part ailleurs une liberté comparable à celle dont jouit la Russie: « A bas la guerre ! » - cela veut dire non pas mettre la crosse en l'air, mais que le pouvoir passe à une autre classe. L'essentiel, dans notre situation présente, est de l'expliquer. Le blanquisme voulait prendre le pouvoir en s'appuyant sur une minorité. Il en va tout autrement en ce qui nous concerne. Nous sommes encore en minorité ; nous avons conscience de la nécessité de conquérir la majorité. A la différence des anarchistes, nous avons besoin de l'Etat pour passer au socialisme. La Commune de Paris nous a donné l'exemple d'un Etat du type des Soviets de députés ouvriers, pouvoir direct exercé par les ouvriers organisés et armés, dictature des ouvriers et des paysans. Le rôle des Soviets, le rôle de cette dictature, est d'user de violence organisée pour combattre la contre-révolution, de défendre les conquêtes de la révolution dans l'intérêt, de la majorité, en s'appuyant sur la majorité. Il ne peut y avoir dualité de pouvoir dans l'Etat. Les Soviets des députés sont un type d'Etat où la police est impossible. Le peuple s'y gouverne lui-même, le retour à la monarchie y est impossible. L'armée et le peuple doivent fusionner, et ce sera la victoire de la liberté ! Chacun doit savoir manier les armes. Pour conserver la liberté, il faut armer le peuple ; tel est le trait essentiel de la Commune. Nous ne sommes pas des anarchistes repoussant tout Etat organisé, c'est-à-dire la contrainte en général et, en particulier, celle exercée par l'Etat des ouvriers organisés et armés, l'organisation de l'Etat s'effectuant par l'entremise de leurs Soviets. La vie a fait que la dictature du prolétariat et des paysans s'entrelace avec celle de la bourgeoisie. L'étape suivante sera celle de la dictature du prolétariat, mais ce dernier n'est pas encore suffisamment organisé et éclairé ; il faut l'éclairer. Des Soviets de députés ouvriers et autres dans tout le pays : voilà ce que la vie exige. Il n'est pas d'autre solution. C'est cela, la Commune de Paris ! Le Soviet des députés ouvriers n'est pas une organisation corporative, comme le voudrait la bourgeoisie. Le peuple considère les choses autrement, et de façon plus juste : ce qu'il y voit, c'est le pouvoir. Il voit que la seule issue à la guerre, c'est la victoire des Soviets de députés ouvriers. Ils sont en effet le type d'Etat qui permet de s'acheminer vers le socialisme. Quand un groupe s'empare du pouvoir, c'est encore peu de chose. La révolution russe s'est élevée plus haut : il ne saurait y avoir d'autre pouvoir que celui du Soviet, et c'est bien ce que craint la bourgeoisie. Tant que les Soviets ne se seront pas emparés du pouvoir, nous ne le prendrons pas. Quant aux Soviets, c'est la vie elle-même qui doit les pousser au pouvoir. Sans quoi nous ne sortirons pas de cette guerre que les capitalistes font en trompant le peuple. Tous les pays sont au bord de l'abîme ; il importe de bien s'en rendre compte ; pas d'issue en dehors de la révolution socialiste. Le gouvernement doit être renversé ; mais c'est une vérité qui n'est pas encore très bien comprise de tout le monde. Le pouvoir du Gouvernement provisoire s'appuyant sur le Soviet des députés ouvriers, on ne saurait le renverser « tout simplement ». On peut et on doit le renverser en acquérant la majorité dans les Soviets. Aller de l'avant, vers le pouvoir total des Soviets des députés ouvriers et soldats, ou faire marche arrière, vers la guerre impérialiste : il n'est pas d'autre voie. Kautsky niait la possibilité d'une révolution pendant la guerre. La vie lui a déjà donné un démenti.
Quant à l'étatisation et au contrôle des banques, c'est chose possible, rien ne s'y oppose au point de vue économique, une fois le pouvoir aux mains des ouvriers. On conçoit qu'avec une telle conception des tâches du prolétariat, il ne puisse même être question de faire l'unité avec les « jusqu'auboutistes ».
A propos de la nouvelle dénomination du Parti : le terme de « social-démocratie » est impropre, scientifiquement inexact. Marx et Engels l'ont maintes fois répété. S'ils ont « toléré » ce terme, c'est en raison de la situation particulière qui s'était créée après 1871 : il fallait préparer peu à peu les masses populaires, la révolution n'était pas à l'ordre du jour. La démocratie aussi est un Etat, mais la Commune de Paris se situe déjà à un degré supérieur. Le monde entier se trouve maintenant placé devant une question pratique : celle du passage au socialisme. Le social-démocrate Plékhanov et autres social-chauvins du monde entier ont trahi le socialisme. Nous devons nous appeler « Parti communiste ».
Notes
Les notes rajoutées par l’éditeur sont signalées par [N.E.]
[1]. Cf. Lénine, Œuvres, Paris-Moscou, t. 23, p. 383. (N.R.)
[2]. Cf. Lénine, Œuvres, Paris-Moscou, t. 21, p. 414. (N.R.)
[3]. Le «Social-Démocrate», organe central du P.O.S.D.R., journal clandestin ; parut de février 1908 à janvier 1917 (58 numéros). Le premier numéro fut édité en Russie, les autres à l'étranger, d'abord à Paris, puis à Genève. Le comité de rédaction était composé, en vertu d'une décision du C. C. du P.O.S.D.R., de représentants des bolchéviks, des menchéviks et des social-démocrates polonais. Le journal était en fait dirigé par Lénine.
Le Social-Démocrate publia plus de 80 articles et notes de Lénine qui combattit, au sein de la rédaction, pour une ligne bolchévique conséquente. Une partie de la rédaction (Kaménev et Zinoviev) avait adopté une attitude conciliante à l'égard des liquidateurs et tentait de contrebalancer l'influence de Lénine. Les menchéviks Martov et Dan, membres de la rédaction, tout en sabotant le travail à l'organe central, défendaient ouvertement des conceptions liquidatrices dans leur journal fractionnel Golos sotsial-démocrata [la Voix du social-démocrate]. La lutte intransigeante de Lénine contre les liquidateurs aboutit au départ de Martov et de Dan qui quittèrent la rédaction en juin 1911. A partir de décembre 1911, la direction du Social-Démocrate fut assurée par Lénine.
Au début de la première guerre Mondiale, après une année d'interruption, Lénine réussit à faire reparaître le journal ; le 1er novembre (nouveau calendrier) 1914 parut le n° 33 du Social-Démocrate avec un manifeste du C.C. du P.O.S.D.R. rédigé par Lénine. Les articles de Lénine au Social-Démocrate pendant la guerre jouèrent un rôle très important dans la lutte pour l'application de la stratégie et de la tactique du Parti bolchévique concernant les problèmes de la guerre, de la paix et de la révolution, dans la dénonciation de la position des social-chauvins déclarés ou honteux, dans le regroupement des éléments internationalistes du mouvement ouvrier mondial. [N.E.]