1917 |
«Pravda» n° 36, 3 mai (20 avril) 1917 |
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Lénine Comment ils se sont livrés pieds et poings liés aux capitalistes |
La Finansovaïa Gazéta [1], journal des grands capitalistes et des banques, met parfaitement en lumière dans son éditorial du 17 avril un fait de la plus haute importance, à savoir comment les partis socialiste-révolutionnaire, social-démocrate menchévik, etc., se sont livrés pieds et poings liés aux capitalistes par leur fameux « accord » avec le Gouvernement provisoire.
Voici cet éditorial in extenso :
Les gauches et l'emprunt
L'Emprunt de la Liberté, émis par le Gouvernement provisoire, n'a pas suscité dans les milieux de gauche le même enthousiasme que parmi la majorité de la population.
La presse de gauche s'est divisée en trois groupes. La Pravda de Lénine s'est nettement prononcée contre l'emprunt, exprimant ainsi le point de vue des bolchéviks. L'Edinstvo de Plékhanov soutient résolument l'emprunt. Enfin, les autres organes de la presse socialiste : Rabotchaïa Gazéta, Zemlia i Volia, Volta Naroda, adoptent une attitude « intermédiaire », ni chair ni poisson ; ils ne sont pas pour l'emprunt, mais ils ne sont pas non plus contre. C'est aussi l'attitude du Soviet des députés soldats et ouvriers qui, après avoir décidé en principe de soutenir l'emprunt, est de nouveau en proie aux doutes et aux hésitations. Et le Dien avait raison de reprocher récemment à ce groupe centriste, le plus fort, dont font partie les menchéviks et les socialistes-révolutionnaires, son attitude indécise et équivoque.
Comme pour donner une nouvelle preuve du bien-fondé de ce reproche, le Soviet des députés soldats et ouvriers est revenu hier une fois de plus sur la question déjà tranchée de l'emprunt et a de nouveau dit son mot à ce sujet. N. Tchkhéidzé a annoncé que l'on pouvait s'attendre dans les jours qui viennent à une nouvelle déclaration du gouvernement qui éclairerait définitivement son attitude en politique extérieure et intérieure. Il a proposé de ne pas discuter en attendant de l'appui à accorder à l'emprunt.
Cette attitude des gauches nous laisse perplexes, pour ne pas dire plus. Car enfin, il faut bien que quelqu'un gouverne l'Etat et applique les réformes que la Russie martyre attend impatiemment.
De deux choses l'une : ou bien le gouvernement actuel jouit de la confiance des gauches, c'est-à-dire qu'il n'a rien fait jusqu'à présent de contraire à ses engagements ; ou bien cette confiance lui est refusée. Dans ce dernier cas, les gauches, qui retirent leur appui au Gouvernement provisoire, doivent assumer non seulement le « contrôle » de son activité, mais encore tout le fardeau de l'administration du pays et prendre leurs responsabilités devant le peuple et devant l'histoire. Mais s'ils n'ont rien à reprocher au Gouvernement provisoire, ils ne sont naturellement pas fondés à l'attendre à ses déclarations futures et doivent lui accorder un appui sans réserve. Ce qui est, en tout cas, inadmissible, ce sont l'équivoque, l'expectative, les réticences qui, d'une part, ne diminuent en rien les responsabilités du Gouvernement provisoire, lequel ne peut même pas arguer devant l'histoire de son isolement et, d'autre part, le privent en fait de l'appui des larges masses démocrates et le placent dans une situation délicate.
La rectitude a toujours été l'un des mérites des courants socialistes. La politique des partis socialistes a toujours été étrangère aux dérobades, à la veulerie philistine, aux faux-fuyants opportunistes. Les groupes centristes du socialisme russe ont aujourd'hui trahi, dans la question de l'emprunt, ces principes traditionnels et se sont engagés dans la voie de l'équivoque octobriste [2]. L'opinion publique est en droit de les inviter à définir sans biaiser leur attitude à l'égard de l'emprunt, à déclarer honnêtement et franchement s'ils ont ou non l'intention de le soutenir, et à remplir ainsi leur devoir moral envers le Gouvernement provisoire, soit pour lui permettre de s'appuyer sur les tendances de gauche, soit pour constater leur désaccord avec lui.
Les manitous de la banque sont gens pratiques. Ils ne font pas de sentiment en politique : tu as promis ton appui au gouvernement capitaliste (qui poursuit une guerre impérialiste) ; alors, soutiens l'emprunt !
C'est juste ! Les partis socialiste-révolutionnaire et menchévik se sont piteusement livrés pieds et poings liés aux capitalistes. La promesse d'« une nouvelle déclaration du gouvernement qui éclairera définitivement ( !! ? ?), dans les jours qui viennent, son attitude » (on ne peut plus archiclaire !) « en politique extérieure et intérieure » est une promesse sans fondement.
On ne changera rien au fond des choses par des « déclarations » qui se réduisent à des affirmations, à des assurances et à des proclamations. Et le fond des choses, c'est que le gouvernement des capitalistes, le gouvernement de Lvov, Goutchkov, Milioukov et Cie, représente les intérêts du Capital, est lié à ces intérêts, ne peut rompre (en admettant qu'il le veuille) avec la politique impérialiste, avec la politique d'annexions et de conquêtes.
User de phrases qui ne disent rien et n'engagent à rien pour « s'appuyer » sur les courants « de gauche », c'est-à-dire pour cautionner sa politique impérialiste de l'autorité de la gauche sans pour autant s'en départir en rien dans la pratique, voilà ce que se propose notre gouvernement impérialiste, voilà ce que Tchkhéidzé et ses amis l'aident - objectivement - à réaliser.
L'« équivoque octobriste » (le mot fera fortune) : c'est là un jugement à la fois réaliste et parfaitement juste porté sur la politique des socialistes-révolutionnaires et des menchéviks par des hommes politiques qui voient clairement le fond des choses.
Notes
Les notes rajoutées par l’éditeur sont signalées par [N.E.]
[1]. « Finansovaïa Gazéta » [le Journal financier] , quotidien du soir politique, financier, économique, industriel et boursier ; parut à Pétrograd de 1915 à 1917. [N.E.]
[2]. Octobristes, membres du parti des octobristes (ou « Union du 17 octobre »), formé en Russie après la publication du Manifeste du tsar du 17 (30) octobre 1905 ; parti contre-révolutionnaire représentant et défendant les intérêts de la grande bourgeoisie et des propriétaires fonciers de style capitaliste. Il avait pour chefs Goutchkov, industriel connu et propriétaire d'immeubles à Moscou, et Rodzianko, gros propriétaire foncier. Les octobristes soutenaient sans réserve la politique intérieure et extérieure du gouvernement tsariste. Pendant la première guerre mondiale, les octobristes entrèrent dans le «bloc progressiste» d’opposition qui réclamait la formation d’un gouvernement responsable jouissant de la confiance des milieux bourgeois et terriens. Après la révolution bourgeoise démocratique, les octobristes participèrent au gouvernement et luttèrent activement contre la révolution socialiste qui mûrissait en Russie. Le leader du parti des octobristes Goutchkov fut le ministre de la Guerre du premier Gouvernement provisoire. Après la Révolution d'Octobre, les octobristes combattirent activement le pouvoir des Soviets. [N.E.]