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Une atmosphère de crainte et d'effroi règne maintenant à Pétrograd, dans des proportions tout bonnement incroyables.

Un petit incident l'a montré, avant le gros incident que fut l'interdiction de la manifestation fixée à samedi par notre parti [1].

Le petit incident fut déclenché par l'occupation de la villa Dournovo : le ministre Péréverzev décida d'abord d'en faire expulser les occupants, puis il déclara au congrès qu'il laissait au peuple même le jardin de la villa, et que les syndicats n'étaient nullement mis en demeure de quitter celle-ci ! Il ne s'agissait, a-t-il dit, que d'arrêter certains anarchistes [2].

Si l'occupation de la villa Dournovo était illégale, on ne pouvait ni laisser le jardin de la villa au peuple, ni laisser les syndicats dans la villa. S'il y avait des raisons légales pour opérer des arrestations, l'arrestation de certaines personnes n'avait rien à voir avec la villa, car elle aurait pu être opérée et à la villa et au dehors. Mais il est advenu que la villa n'a pas été « libérée » et que les arrestations n'ont pas été opérées. Le gouvernement s'est trouvé en proie à la confusion et à la panique. Si ces gens n'avaient pas fait preuve de nervosité, il n'y aurait pas eu d'« incident. », puisque les choses sont de toute façon demeurées en l'état.

Le gros incident est celui de la manifestation. Le Comité central de notre parti décide avec diverses autres organisations, parmi lesquelles le Bureau des syndicats, une manifestation pacifique, un défilé dans les rues de la capitale. L'organisation de semblables manifestations est, dans tout pays où existe une Constitution, le droit imprescriptible des citoyens. Aucune législation ne voit dans aucun pays libre rien d'illégal à une manifestation pacifique dans la rue, avec entre autres mots d'ordre la révision de la Constitution ou la modification de la composition du gouvernement.

Des gens en proie à la confusion et à la panique, la majorité du congrès des Soviets tout particulièrement, font de cette manifestation une « histoire » tout à fait extraordinaire. La majorité du congrès des Soviets adopte contre la manifestation une résolution fulminante où foisonnent à l'adresse de notre parti des expressions d'une violence insensée, et interdit pour trois jours toutes les manifestations, même pacifiques.

Cette décision formelle une fois prise, le Comité central de notre parti décide, le vendredi à deux heures du matin, de décommander la manifestation. Samedi matin, une conférence des représentants des arrondissements, hâtivement convoquée, applique cette décision.

La question demeure : Comment notre second « gouvernement », le congrès des Soviets, explique-t-il son interdiction ? Certes, dans un pays libre, tout parti a le droit d'organiser des manifestations et tout gouvernement celui de les interdire en décrétant l'état d'exceptions ; mais la question politique demeure : pourquoi a-t-on interdit la manifestation ?

Le seul motif politique nettement indiqué dans la résolution du congrès des Soviets, le voici :

« ... Nous savons que des contre-révolutionnaires camouflés comptent tirer parti de votre manifestation (c'est-à-dire de la manifestation organisée par notre parti)... »

Telle est la cause de l'interdiction d'une manifestation pacifique. Le congrès des Soviets «sait» que «des contre-révolutionnaires camouflés » existent, et qu'ils avaient l'intention de «mettre à profit» précisément la manifestation projetée par notre parti.

Cette déclaration du congrès des Soviets est d'une extrême gravité. Et il faut souligner encore et encore une fois cette déclaration, portant sur des faits et qui tranche par son caractère positif sur le flot d'injures qu'on nous adresse. Quelles mesures notre second gouvernement prend-il à l'encontre des «contre-révolutionnaires camouflés ? » Que «sait-il» de précis ? Comment ces contre-révolutionnaires entendaient-ils mettre à profit tel ou tel prétexte ?

Le peuple ne peut pas attendre et n'attendra pas patiemment et passivement que cette contre-révolution camouflée agisse.

Si notre second gouvernement ne veut pas se trouver en posture de gens réduits à dissimuler sous des interdictions et des flots d'injures le fait qu'ils se sont égarés et laissé intimider par la droite, il devra dire bien des choses au peuple sur les «contre-révolutionnaires camouflés» et faire bien des choses pour les combattre sérieusement.

Notes

Les notes rajoutées par l’éditeur sont signalées par [N.E.]

[1]. Il s'agit de l'interdiction par le 1er Congrès des Soviets de Russie de la manifestation que le C.C. bolchévique avait fixée pour le 10 (23) juin 1917.
Au début de juin, la situation à Pétrograd était de plus en plus tendue. La poursuite de la guerre par le Gouvernement provisoire, la préparation de l'offensive sur le front, les difficultés du ravitaillement, tout cela provoquait le mécontentement et l'irritation des ouvriers et des soldats. L'ordre donné par le gouvernement aux troupes d'occuper la villa Dournovo et d'en expulser les organisations ouvrières de l'arrondissement Vyborgski, provoqua une grève. Le 7 (20) juin, 4 usines se mirent en grève, le 8 (21) juin, leur nombre atteignait déjà 28. Les masses descendaient spontanément dans la rue.
Afin de prévenir les provocations éventuelles et les sacrifices inutiles, le 8 (21) juin à la réunion des membres du Comité Central, du Comité de Pétersbourg, de l'Organisation militaire élargie aux représentants des ouvriers des arrondissements et des unités militaires, la décision fut prise, sur la proposition de Lénine, d'organiser une manifestation pacifique et bien ordonnée, qui fut fixée au 10 (23) juin.
La décision prise par le C.C. du parti bolchévique à propos de la manifestation suscita un vif écho parmi les masses et provoqua l'inquiétude aussi bien des milieux gouvernementaux, que des s.-r. et des menchéviks qui voulurent la faire échouer. Le 9 (22) juin, dans la soirée, le congrès des Soviets qu'ils dirigeaient décida d'interdire pendant 3 jours toute manifestation de rue.
Ne voulant pas entrer en opposition avec le congrès des Soviets, le C.C. du parti bolchévique, sur la proposition de Lénine, décida dans la nuit du 9 au 10 juin de contremander la manifestation. Des membres du C.C., du Comité de Pétersbourg, des militants du parti furent dépêchés dans les usines, fabriques et casernes pour exhorter les ouvriers et les soldats à ne pas manifester. Le travail d'explication des bolchéviks donna les résultats escomptés : les ouvriers et les soldats furent d'accord que le moment n'était pas propice pour engager l'action. C'était une preuve de l'influence accrue qu'exerçait le parti sur les masses, de son habileté à maintenir le contact avec celles-ci, de la souplesse des bolchéviks. Deux jours plus tard, la direction socialiste-révolutionnaire et menchévique du 1er congrès des Soviets de Russie fit voter la décision d'organiser une manifestation le 18 juin (1er juillet).
L'offensive des troupes russes sur le front avait été fixée pour ce même jour et les chefs des partis conciliateurs tenaient à montrer la confiance des masses à l'égard du Gouvernement provisoire.
Sous la direction immédiate de Lénine, le Comité Central et le Comité do Pétersbourg déployèrent un immense travail pour que la manifestation reflète le véritable état d'esprit des masses, pour gagner cette importante bataille pacifique contre les menchéviks et les s.-r., dont l'enjeu était l'influence sur les masses. Lénine participa personnellement à la préparation de la manifestation : il formulait les mots d'ordre, vérifiait la préparation des placards et des drapeaux, donnait des instructions aux correspondants, rédigeait les télégrammes adressés aux organisations bolchéviques locales, veillait à ce qu'il y ait suffisamment d'orateurs bolchéviques et s'inscrivit lui-même sur la liste, participait au meeting du Champ de Mars.
Le 18 juin (1er juillet), près de 500 000 ouvriers et soldats de Pétrograd descendirent dans la rue. L'immense majorité des manifestants arboraient les mots d'ordre révolutionnaires du parti bolchévique. Seuls quelques petits groupes affichaient les mots d'ordre des partis conciliateurs faisant confiance au Gouvernement provisoire. La manifestation confirma la montée de l'esprit révolutionnaire des masses et l'immense croissance de l'influence et du prestige du parti bolchévique. Elle montra en même temps la faillite totale des partis conciliateurs petits-bourgeois qui soutenaient le Gouvernement provisoire. Lénine donna une caractéristique de la manifestation de juin dans ses articles «Le dix-huit juin», «Trois crises» et autres. [N.E.]

[2]. Après la victoire de la révolution de Février, les organisations ouvrières de l'arrondissement Vyborgski (le syndicat des boulangers, l'organisation des milices populaires de l'arrondissement Vyborgski, etc.), ainsi que les anarchistes avaient occupé la villa inhabitée de l'ancien ministre Dournovo avec son grand parc de 20 déciatines où la population ouvrière du quartier venait se reposer. Le 7 (20) juin, le Gouvernement provisoire, profitant du soutien de la majorité s.-r.- menchévique au Soviet de Pétrograd, puis au 1er congrès des Soviets de Russie, donna l'ordre de quitter la villa Dournovo. La décision suscita les vives protestations des ouvriers de Pétrograd, surtout dans l'arrondissement Vyborgski. Il y eut des arrêts de travail. Le gouvernement céda mais dans la nuit du 19, un détachement de cosaques et de fantassins vint donner l'assaut de la villa, tuant 2 anarchistes et arrêtant 59 personnes. Comme la majorité des personnes arrêtées n'avaient rien à voir avec les anarchistes, il fallut bien les libérer peu après. Cette grossière intervention suscita une profonde indignation dans les milieux ouvriers.
La presse bourgeoise se saisit de l'affaire pour monter en épingle, des semaines durant, les « horreurs » dont la villa Dournovo était soi-disant le théâtre, s'en servant pour combattre les masses révolutionnaires et les bolchéviks. [N.E.]