1917 |
La «Pravda» n° 83,
29 (16) juin 1917 |
Téléchargement fichier zip (compressé) Cliquer sur le format de contenu désiré |
Lénine De quelle classe viennent et «viendront» les Cavaignac ? |
«Quand viendra un vrai Cavaignac, nous combattrons avec vous, à vos côtés», nous disait dans son n° 80 la Rabotchaïa Gazéta, organe de ce même parti menchévique dont un membre, le ministre Tsérétéli, en est arrivé à formuler dans un discours tristement célèbre la menace de désarmer les ouvriers de Pétrograd.
Cette affirmation de la Rabotchaïa Gazéta met bien en relief les erreurs fondamentales des deux partis dirigeants de la Russie, le parti menchévique comme le parti socialiste-révolutionnaire. Aussi mérite-t-elle de retenir l'attention. La phrase de l'organe ministériel signifie ceci : en parlant de Cavaignac, vous vous trompez d'époque ou de lieu.
Souvenons-nous du rôle de classe de Cavaignac. La monarchie française avait été renversée en février 1848. Les républicains bourgeois étaient au pouvoir. Comme nos cadets, ils voulaient l'«ordre», appelant de ce nom la restauration et la consolidation des instruments monarchiques d'oppression des masses : police, armée permanente, corps de fonctionnaires privilégiés. Détestant le prolétariat révolutionnaire avec ses aspirations «sociales» (c'est-à-dire socialistes) alors encore très confuses, ils entendaient, comme nos cadets, mettre un terme à la révolution. Comme nos cadets, ils vouaient une haine sans merci à la politique de diffusion de la révolution française par toute l'Europe, de transformation de la révolution française en une révolution prolétarienne mondiale. Comme nos cadets, ils surent exploiter habilement le «socialisme» petit-bourgeois de Louis Blanc, en faisant de ce dernier un ministre et en le transformant de chef des ouvriers socialistes qu'il voulait être, en un auxiliaire, un valet de la bourgeoisie.
Tels étaient les intérêts de classe, l'attitude et la politique de la classe dirigeante.
La petite bourgeoisie représentait une autre force sociale d'une importance capitale, mais hésitante, terrorisée par le spectre rouge, influencée par les clameurs élevées contre les «anarchistes». Rêveuse dans ses aspirations et éprise de rhétorique «socialiste», se qualifiant volontiers de «démocratie socialiste» (jusqu'à ce terme qui est repris textuellement aujourd'hui par les socialistes-révolutionnaires conjointement avec les menchéviks !), la petite bourgeoisie craignit de faire confiance à la direction du prolétariat révolutionnaire, sans comprendre que cette crainte la condamnait à faire confiance à la bourgeoisie. Car il ne peut pas y avoir de ligne « moyenne » dans une société au sein de laquelle la bourgeoisie et le prolétariat se livrent une lutte de classe acharnée, surtout quand cette lutte est inéluctablement aggravée par la révolution. Or, le propre de l'attitude de classe et des aspirations de la petite bourgeoisie, c'est de vouloir l'impossible, de rechercher l'impossible, bref cette ligne « moyenne ».
Le prolétariat était la troisième force de classe décisive, aspirant non à une «réconciliation» avec la bourgeoisie, mais à la victoire sur cette dernière, à la progression hardie de la révolution, et ce, sur un plan international.
Voilà les circonstances historiques objectives qui engendrèrent Cavaignac. La petite bourgeoisie fut «écartée», par suite de ses hésitations, de tout rôle actif et, mettant à profit la crainte qu'elle avait de se fier au prolétariat, le général Cavaignac, cadet français, entreprit de désarmer les ouvriers parisiens et de les fusiller en masse.
La révolution se solda par ces fusillades historiques ; la petite bourgeoisie, numériquement la plus nombreuse, était et resta politiquement impuissante, à la remorque de la bourgeoisie ; trois ans après, la monarchie césariste était restaurée en France sous une forme particulièrement odieuse.
Le discours historique prononcé le 11 juin par Tsérétéli, manifestement inspiré par les Cavaignac du parti cadet (peut-être directement suggéré par les ministres bourgeois, peut-être indirectement par la presse bourgeoise, par l'opinion publique de la bourgeoisie, ces distinctions sont sans importance), ce discours historique est précisément remarquable, précisément historique, à cause de l'ineffable naïveté avec laquelle Tsérétéli laissa percer le bout de l'oreille et, découvrit la «maladie secrète» de toute la petite bourgeoisie, qu'elle soit socialiste-révolutionnaire ou menchévique. Cette «maladie secrète» consiste en premier lieu dans l'incapacité complète de cette classe à faire une politique qui soit vraiment la sienne ; en second lieu, dans la crainte de se fier au prolétariat révolutionnaire et de le soutenir sans réserve dans sa politique indépendante ; en troisième lieu, et par voie de conséquence, dans l'inévitable assujettissement aux cadets ou à la bourgeoisie en général (c'est-à-dire aux Cavaignac).
C'est là le fond de la question. Ni Tsérétéli, ni Tchernov personnellement, ni même Kérenski, ne sont appelés à jouer le rôle de Cavaignac ; d'autres hommes se trouveront pour ce rôle, qui, le moment venu, diront aux Louis Blanc russes : « Otez-vous de là. » Mais les Tsérétéli et les Tchernov sont les leaders de la politique petite-bourgeoise qui rend possible et nécessaire l'apparition des Cavaignac.
«Quand viendra un vrai Cavaignac, nous serons à vos côtés », excellente promesse, admirable intention ! Regrettons seulement qu'elle manifeste cette incompréhension de la lutte des classes qui caractérise la petite bourgeoisie sentimentale ou apeurée. Car un Cavaignac n'est pas le produit du hasard, sa «venue» n'est pas un cas d'espèce. Cavaignac représente une classe (la bourgeoisie contre-révolutionnaire), dont il fait la politique. Or, c'est justement cette classe, c'est justement cette politique que vous soutenez, dès à présent, MM. les socialistes-révolutionnaires et les menchéviks ! Vous qui détenez en ce moment dans le pays une évidente majorité, vous donnez à cette classe et à sa politique la prépondérance dans le gouvernement, c'est-à-dire une excellente base de travail.
En effet. Les socialistes-révolutionnaires ont presque entièrement dominé la situation au Congrès des paysans de Russie. Au Congrès des députés ouvriers et soldats de Russie, une énorme majorité soutient le bloc des socialistes-révolutionnaires et des menchéviks. De même aux élections des Doumas d'arrondissement de Pétrograd. C'est un fait que les socialistes-révolutionnaires et les menchéviks sont maintenant le parti dirigeant. Et ce parti dirigeant livre de son plein gré le pouvoir (la majorité dans le gouvernement) au parti des Cavaignac ! !
L'occasion fait le larron. L'apparition des Cavaignac est certaine, pourvu qu'il y ait, une petite bourgeoisie hésitante, instable, craignant de voir se développer la révolution.
Il existe maintes différences entre notre révolution actuelle et la révolution française de 1848 : la guerre impérialiste, le voisinage de pays plus avancés (et non plus arriérés comme c'était le cas pour la France, à l'époque), le mouvement agraire et national. Mais ces divers facteurs ne peuvent que modifier la forme, le moment, les mobiles extérieurs de l'intervention des Cavaignac. Le fond des choses ne peut pas en être modifié, il réside dans les rapports des classes.
Louis Blanc était, à l'entendre, aussi éloigné de Cavaignac que le ciel de la terre. La promesse de «combattre» les contre-révolutionnaires bourgeois «aux côtés» des ouvriers révolutionnaires, Louis Blanc la donna, lui aussi, maintes et maintes fois. Et cependant, aucun historien marxiste, aucun socialiste ne se permettra de douter que ce sont précisément la débilité, l'instabilité des Louis Blanc et leur confiance dans la bourgeoisie qui ont suscité Cavaignac et assuré son succès.
La victoire ou la défaite des Cavaignac russes, que l'esprit contre-révolutionnaire de la bourgeoisie russe, cadets en tête, et l'instabilité, la pusillanimité, les hésitations des partis petits-bourgeois socialiste-révolutionnaire et menchévique susciteront infailliblement, dépendent exclusivement de la fermeté, de la vigilance et de la force des ouvriers révolutionnaires de Russie.