1917 |
Le «Rabotchi i Soldat» n° 6, 29 juillet 1917 |
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Lénine Les débuts du Bonapartisme |
L'erreur fatale, l'erreur la plus grande que les marxistes puissent commettre aujourd'hui, après la formation du ministère Kérenski, Nekrassov, Avksentiev et consorts [1], serait de prendre les paroles pour des actes, l'apparence illusoire pour la réalité, ou, en général, pour quelque chose de sérieux.
Laissons cette besogne aux socialistes-révolutionnaires et aux mencheviks, qui commencent vraiment à jouer le rôle de bouffons auprès du bonapartiste Kérenski. N'est-ce pas en effet une bouffonnerie de voir Kérenski, agissant manifestement aux ordres des cadets, constituer avec Nékrassov, Térechtchenko et Savinkov une sorte de directoire secret, passer sous silence la convocation de l'Assemblée constituante et, d'une façon générale, la déclaration du 8 juillet [2], proclamer, dans un appel à la population, l'union sacrée de toutes les classes, conclure un accord dont les clauses ne sont connues de personne avec Kornilov qui lui avait adressé l'ultimatum le plus insolent, et continuer la politique révoltante des arrestations arbitraires, tandis que les Tchernov, les Avksentiev et les Tsérétéli font des phrases et prennent des poses ?
N'est-il pas bouffon de voir, en des heures pareilles, Tchernov convoquer Milioukov devant un tribunal d'arbitrage, Avksentiev déclamer sur l'inopportunité qu'il y aurait à adopter un point de vue étroit de classe, Tsérétéli et Dan faire adopter par le Comité exécutif central des Soviets les résolutions les plus creuses, avec de phrases, rien que des phrases. Cela rappelle les pires moments où la Ier Douma constitutionnelle-démocrate se sentait impuissante en face du tsarisme.
De même que les cadets prostituèrent en 1906 la première assemblée des représentants du peuple de Russie et en firent un lamentable moulin à paroles devant la contre-révolution tsariste qui s'affermissait, de même les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks ont prostitué en 1917 les Soviets en les réduisant à de lamentables moulins à paroles devant la contre-révolution bonapartiste qui s'affermit.
Le ministère Kérenski est incontestablement celui des premiers pas du bonapartisme.
Le principal caractère historique du bonapartisme s'y trouve nettement affirmé : le pouvoir d'Etat, s'appuyant sur la clique militaire (sur les pires éléments de l'armée), louvoie entre deux classes et forces sociales hostiles qui s'équilibrent plus ou moins.
La lutte de classe entre la bourgeoisie et le prolétariat atteint son plus haut degré d'acuité : les 20 et 21 avril, puis du 3 au 5 juillet, le pays a été à un cheveu de la guerre civile. Ce facteur économique et social ne constitue-t-il pas la base classique du bonapartisme ? D'autres, tout à fait connexes, viennent en outre s'y ajouter : la bourgeoisie jette feu et flamme contre les Soviets, mais ne peut pas encore les dissoudre d'un seul coup et les Soviets, prostitués par les Tsérétéli, les Tchernov et consorts, ne peuvent déjà plus opposer à la bourgeoisie une résistance sérieuse.
Les grands propriétaires fonciers et les paysans vivent aussi dans une ambiance de veille de guerre civile : les paysans exigent la terre et la liberté et ne peuvent être bridés - si seulement ils peuvent l'être - que par un gouvernement bonapartiste capable de prodiguer sans vergogne, à toutes les classes, des promesses dont aucune ne sera tenue.
Ajoutez à cela les défaites militaires provoquées par une offensive aventureuse, avec son cortège de plus en plus nombreux de phrases sur le salut de la patrie (qui voilent en réalité le désir de sauver le programme impérialiste de la bourgeoisie), et vous obtiendrez un tableau complet de la situation politique et sociale qui caractérise le bonapartisme.
Ne nous laissons donc pas berner par des phrases. Ne nous laissons pas induire en erreur par le fait que le bonapartisme n'en est encore qu'à ses débuts. Il faut justement savoir discerner ses premiers pas pour ne pas se trouver ensuite dans la situation ridicule du philistin obtus qui se met à déplorer la suite d'une action dont il a encouragé le commencement.
Ce serait vraiment faire preuve d'un philistinisme obtus que de se laisser aller aujourd'hui à des illusions constitutionnelles du genre suivant : le ministère actuel semble bien être plus à gauche que tous les précédents (cf. les Izvestia) ; une critique bienveillante émanant des Soviets est susceptible de redresser les erreurs du gouvernement ; les arrestations arbitraires et les interdictions arbitraires de journaux ont été des cas isolés qui ne se répéteront plus, il faut l'espérer ; Zaroudny est un honnête homme et la Russie démocratique et républicaine peut très bien avoir des tribunaux équitables, devant lesquels chacun est tenu de comparaître, etc., etc.
La sottise de ces illusions constitutionnelles typiquement philistines est trop évidente pour qu'il vaille la peine d'insister spécialement sur leur réfutation.
Non, la lutte avec la contre-révolution bourgeoise veut que l'on soit clairvoyant et que l'on sache voir et dire ce qui est.
Le bonapartisme n'est pas en Russie, l'effet du hasard ; c'est le fruit naturel du développement de la lutte des classes dans un pays petit-bourgeois ayant un capitalisme assez développé et un prolétariat révolutionnaire. Les étapes historiques telles que les journées des 20 et 21 avril, du 6 mai, des 9 et 10 juin, des 18 et 19 juin, du 3 au 5 juillet, sont autant de jalons qui montrent clairement comment s'est faite la préparation du bonapartisme. L'erreur serait très grande de croire que les formes démocratiques excluent le bonapartisme. C'est exactement le contraire ; c'est précisément au sein de la démocratie que naît le bonapartisme (l'histoire de France l'a confirmé à deux reprises), quand certains rapports s'établissent entre les classes et leurs luttes.
Mais reconnaître l'inéluctabilité du bonapartisme, ce n'est nullement oublier l'inéluctabilité de sa faillite.
Si nous nous bornions à dire que la contre-révolution momentanément triomphé en Russie, notre constatation ne serait qu'une fuite devant les responsabilités.
Mais si nous analysons la genèse du bonapartisme et si, sans craindre de voir la réalité en face, nous disons à la classe ouvrière et au peuple tout entier que le bonapartisme a réellement fait son apparition en Russie, nous engageons par là même une lutte sérieuse et opiniâtre, d'une vaste envergure politique, s'appuyant sur de profonds intérêts de classe, pour le renversement du bonapartisme.
Le bonapartisme russe de 1917 diffère du bonapartisme français de 1799 et 1849 à ses débuts par divers aspects, et notamment par le fait que pas un des objectifs fondamentaux de la révolution n'est atteint. La lutte autour des questions agraire et nationale ne fait que s'allumer.
Kérenski et les cadets contre-révolutionnaires qui se servent de lui comme d'un pion sur l'échiquier ne peuvent ni convoquer l'Assemblée constituante à la date fixée, ni différer sa convocation sans approfondir, dans les deux cas, la révolution. Et la catastrophe provoquée par la prolongation de la guerre impérialiste continue à se rapprocher avec une force et une rapidité encore bien plus grandes qu'auparavant.
Les détachements d'avant-garde du prolétariat de Russie ont su sortir de nos journées de juin et de juillet sans avoir subi une grande saignée. Le parti du prolétariat a l'entière possibilité de choisir une tactique et une forme d'organisation - ou plusieurs - de telle sorte que les persécutions soudaines (soudaines en apparence) déclenchées par les bonapartistes ne puissent en aucun cas mettre en péril son existence ou l'empêcher de s'adresser directement au peuple.
Que le parti dise hautement et clairement au peuple la Vérité sans réticences, qu'il dise que nous assistons aux débuts du bonapartisme ; que le «nouveau» gouvernement Kérenski, Avksentiev et Cie n'est qu'un paravent derrière lequel se dissimulent les cadets contre-révolutionnaires et la clique militaire, véritables détenteurs du pouvoir ; que le peuple n'aura pas la paix, que les paysans n'auront pas la terre, que les ouvriers n'auront pas la journée de 8 heures, que les affamés n'auront pas de pain sans liquidation complète de la contre-révolution. Que le parti le dise, et le développement des événements montrera, à chacune de ses phases, que le parti a raison.
La Russie a traversé, à vive allure, une période pendant laquelle les partis petits-bourgeois socialiste-révolutionnaire et menchevique eurent la confiance de la majorité du peuple. Dès à présent, la majorité des masses laborieuses commence à payer chèrement cette confiance.
Tout indique que les événements continuent à se dérouler à très vive allure et que le pays approche de la phase suivante pendant laquelle la majorité des travailleurs se verront obligés de confier leur sort au prolétariat révolutionnaire. Le prolétariat révolutionnaire prendra le pouvoir, commencera la révolution socialiste, ralliera autour d'elle, en dépit de toutes les difficultés et de tous les zigzags possibles du développement ultérieur, les prolétaires de tous les pays avancés et vaincra la guerre et le capitalisme.
Notes
Les notes rajoutées par l’éditeur sont signalées par [N.E.]
[1]. Il s'agit du Gouvernement provisoire de coalition, constitué le 24 juillet (6 août) 1917 et qui comprenait le président et ministre de la Guerre et de la Marine, A. Kérenski (socialiste-révolutionnaire), le vice-président et ministre des Finances, N. Nékrassov (cadet), le ministre de l'Intérieur, N. Avksentiev (socialiste-révolutionnaire) et d'autres. Ce gouvernement, qui résultait d'une coalition des cadets, des s.-r., des mencheviks, des «socialistes-populistes» et de quelques sans-parti affiliés aux cadets, était dominé par les cadets. A la réunion commune du Comité Exécutif Central des Soviets des députés ouvriers et soldats et du Comité exécutif du Soviet des députés paysans qui se tint le 23 juillet. (7 août), les mencheviks et les s.-r. adoptèrent une résolution appelant à soutenir activement le nouveau gouvernement de coalition. [N.E.]
[2]. Il s'agit de la déclaration du Gouvernement provisoire en date du 8 (21) juillet 1917, contenant plusieurs promesses démagogiques par lesquelles il espérait calmer les masses après les journées de juillet, Le Gouvernement, promettait : d'organiser à la date fixée, le 17 (30) septembre, les élections à l'Assemblée constituante, de promulguer à brève échéance l'auto-administration des municipalités et des zemstvos, de supprimer les ordres, de prendre les mesures indispensables pour remédier à la ruine économique, de rendre des lois appropriées sur la journée de 8 heures, la sécurité du travail, les assurances sociales ; de mettre au point un projet de réforme agraire à soumettre à l'Assemblée constituante. Aucune de ces promesses ne fut tenue. [N.E.]