1917 |
Le «Rabotchi Pout» n° 11, 28 (15) septembre 1917 |
Lénine Comment assurer le succès de l'assemblée constituante ? (à propos de la liberté de la presse) |
Répondant, au nom des bolcheviks, à cette question : faut-il convoquer l'Assemblée constituante ? J'écrivais au début d'avril :
«Oui, et au plus tôt. Mais la garantie de son succès et de sa convocation réside uniquement dans l'accroissement du nombre et dans la consolidation des forces des Soviets de députés ouvriers, soldats, paysans, etc. ; l'organisation et l'armement des masses ouvrières : telle est la seule garantie.» (Les partis politiques en Russie et les tâches du prolétariat. Bibliothèque à bon marché de Jizn i Znanié, Livre III, pages 9 et 29) [1].
Cinq mois se sont écoulés depuis et la justesse de ces lignes a été confirmée par les retards et les atermoiements apportés à la convocation de l'Assemblée constituante du fait des cadets ; confirmée enfin avec éclat par la rébellion de Kornilov.
Je voudrais maintenant, à l'occasion de la convocation pour le 12 septembre d'une Conférence démocratique, m'arrêter sur un autre aspect de la question.
La Rabotchaïa Gazéta des mencheviks comme le Diélo Naroda ont déploré que l'on fasse si peu pour l'agitation parmi les paysans, pour éclairer cette partie du peuple russe qui constitue réellement sa masse, réellement sa majorité. Chacun reconnaît, chacun admet que le succès de l'Assemblée constituante dépend des lumières qui seront données aux paysans ; mais ce que l'on fait pour cela est dérisoire. La presse jaune pétrie de mensonges, la presse de la bourgeoisie contre-révolutionnaire, comparativement à laquelle la presse des mencheviks et des socialistes-révolutionnaires (pour ne rien dire de celle des bolcheviks) est tout à fait débile - trompe, mystifie, terrorise les paysans.
Pourquoi en est-il ainsi ?
Parce que les partis dirigeants, celui des socialistes-révolutionnaires et celui des mencheviks, sont faibles, indécis, inactifs ; parce que, n'admettant pas la prise de la totalité du pouvoir par les Soviets, ils laissent les paysans dans l'ignorance et l'abandon, les livrent «en pâture» aux capitalistes, à leur presse, à leur agitation.
Tout en qualifiant pompeusement notre révolution de grande, tout en lançant à droite et à gauche des phrases ronflantes sur la «démocratie révolutionnaire», les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires laissent en fait la Russie plongée dans la plus banale, la plus petite-bourgeoise des révolutions qui, après avoir renversé le tsar, maintient tout le reste et n'entreprend rien, absolument rien de sérieux, pour éclairer politiquement les paysans, pour mettre fin à l'obscurantisme des campagnes, ce dernier rempart (le plus puissant) des exploiteurs et oppresseurs du peuple.
Le moment est venu de le rappeler. Le moment est venu où, face à la Conférence démocratique, deux mois avant la date «fixée» (pour être de nouveau reculée) de la convocation de l'Assemblée constituante, il convient de montrer combien il serait facile d'opérer un redressement et combien l'on pourrait faire pour éclairer politiquement les paysans, si... si notre «démocratie révolutionnaire» entre guillemets - était vraiment révolutionnaire, c'est-à-dire capable d'agir révolutionnairement ; et si elle était vraiment une démocratie, en d'autres termes, si elle comptait avec la volonté et les intérêts de la majorité du peuple et non d'une minorité de capitalistes qui garde le pouvoir (gouvernement Kérenski), et avec laquelle les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks veulent continuer à «s'entendre» directement on non, sous une forme ou sous une autre.
Les capitalistes (et, à leur suite, par stupidité ou par inertie, nombre de socialistes-révolutionnaires et de mencheviks) appellent «liberté de la presse» la suppression de la censure et la possibilité pour tous les partis d'éditer des journaux à leur gré.
En réalité, c'est non pas la liberté de la presse, mais la liberté pour les riches, pour la bourgeoisie, de tromper les masses populaires opprimées et exploitées.
Que l'on en juge. Prenez, par exemple, les journaux de Petrograd et de Moscou. Vous constaterez aussitôt que, par leur tirage, les journaux bourgeois, la Retch, la Birjorka, le Novoïé Vrémia, le Rousskoïé Slovo [2] et leurs pareils (car ces journaux sont légion) l'emportent de beaucoup. Sur quoi repose cette prépondérance ? Nullement sur la volonté de la majorité, car les élections montrent que, dans les deux capitales, la majorité (l'immense majorité) est du côté de la démocratie, c'est-à-dire des socialistes-révolutionnaires, des mencheviks et des bolcheviks. Ces trois partis réunissent des trois quarts aux quatre cinquièmes des voix, alors que le tirage global de leurs journaux est certainement inférieur au quart, ou même au cinquième de celui de toute la presse bourgeoise (laquelle, nous le savons et le voyons maintenant, a, directement ou non, défendu Kornilov).
Pourquoi en est-il ainsi ?
Chacun le sait parfaitement. L'édition d'un journal est une grande et lucrative entreprise capitaliste, dans laquelle les riches investissent des millions et des millions de roubles. La «liberté de la presse», dans la société bourgeoise, c'est la liberté, pour les riches, de berner, de pervertir, de mystifier systématiquement, sans arrêt, quotidiennement, à des millions d'exemplaires, les pauvres, les masses populaires exploitées et opprimées.
Telle est la vérité très simple, notoire, évidente, que chacun constate et reconnaît, mais sur laquelle «presque tout le monde» garde «pudiquement» le silence et dont on craint de parler.
Peut, on, se demandera-t-on, combattre ce mal évident et comment ?
Il existe tout d'abord un moyen extrêmement simple, très efficace et parfaitement légitime, que j'ai indiqué depuis longtemps dans la Pravda et qu'il est tout particulièrement opportun de rappeler aujourd'hui, à l'occasion du 12 septembre, moyen que les ouvriers ne doivent jamais perdre de vue, car ils ne sauraient guère manquer d'en user lorsqu'ils auront conquis le pouvoir politique [3].
Ce moyen, c'est la monopolisation par l'Etat de la publicité privée dans les journaux.
Jetez les yeux sur le Rousskoïé Slovo, le Novoïé Vrémia, la Birjovka, la Retch, etc., et vous y verrez une foule d'annonces privées qui rapportent des sommes énormes, constituent même le plus clair des revenus des capitalistes éditeurs de ces journaux. C'est ainsi que la totalité des journaux bourgeois du monde entier font leurs affaires, qu'ils s'enrichissent, qu'ils vendent du poison à l'usage du peuple.
Il existe en Europe des journaux tirant à un nombre d'exemplaires égal au tiers du nombre des habitants de la ville où ils paraissent (par exemple, 80000 exemplaires pour 240000 habitants), et qui, distribués gratuitement dans chaque appartement, n'en rapportent pas moins de beaux revenus à leurs éditeurs. Ces journaux vivent des annonces dont l'insertion leur est payée par des particuliers, et leur livraison gratuite à domicile est le meilleur moyen d'assurer la diffusion de ces annonces.
Pourquoi, se demandera-t-on, une démocratie qui se dit révolutionnaire ne pourrait-elle pas appliquer une mesure telle que la monopolisation au profit de l'Etat, de la publicité dans les journaux ? L'interdiction de publier des annonces ailleurs que dans les journaux édités par les Soviets en province et dans les villes, et par le Soviet central à Petrograd, pour toute la Russie ? Pourquoi une démocratie «révolutionnaire» devrait-elle tolérer l'enrichissement, par la publicité privée, des riches, des partisans de Kornilov, de ceux qui répandent le mensonge et la calomnie contre les Soviets ?
Cette mesure serait incontestablement une mesure juste. Elle procurerait d'immenses avantages aussi bien à ceux qui impriment des annonces privées qu'à l'ensemble du peuple, et notamment à la partie la plus opprimée et la plus ignorante de la paysannerie, qui aurait dès lors la possibilité de recevoir pour un prix infime, ou même gratuitement, les journaux des Soviets avec suppléments spéciaux pour les paysans.
Pourquoi ne pas prendre cette mesure ? Uniquement parce que la propriété privée et l'héritage (des revenus provenant de la publicité) sont sacrés pour messieurs les capitalistes. Et dire que l'on peut reconnaître ce droit comme «sacré» tout en s'intitulant démocrate révolutionnaire au XXe siècle, à l'époque de la deuxième révolution russe !
Mais, dira-t-on, ce serait porter atteinte à la liberté de la presse.
C'est faux. Ce serait élargir et rétablir la liberté de la presse. Car il y a liberté de la presse quand toutes les opinions de tous les citoyens peuvent être librement exprimées.
Or, qu'en est-il à l'heure actuelle ? A l'heure actuelle, seuls les riches détiennent ce monopole, ainsi que les principaux partis, alors que si l'on éditait de grands journaux soviétiques auxquels serait réservée toute la publicité, il deviendrait parfaitement possible d'assurer à un nombre beaucoup plus élevé de citoyens, par exemple à chaque groupe ayant réuni un nombre déterminé de signatures, l'expression de leurs opinions. La liberté de la presse serait réellement rendue beaucoup plus démocratique, incomparablement plus complète, grâce à cette réforme.
Mais, dira-t-on, où prendre les imprimeries et le papier ?
Nous y voilà donc ! ! ! Ce n'est pas de «liberté de la presse» qu'il s'agit, mais de la sacro-sainte propriété des exploiteurs sur les imprimeries et les stocks de papier dont ils se sont emparés ! ! !
Pourquoi devrions-nous, ouvriers et paysans, reconnaître ce droit sacro-saint ? En quoi le «droit» de publier de fausses nouvelles vaut-il mieux que le «droit» de posséder des serfs ?
Pourquoi, alors que les réquisitions de toute sorte - d'immeubles, de logements, de véhicules, de chevaux, de céréales, de métaux - sont partout admises et pratiquées en temps de guerre, celle des imprimeries et du papier serait-elle inadmissible ?
Non ! On peut tromper les ouvriers et les paysans pendant un certain temps en leur présentant ces mesures comme injustes ou difficilement réalisables, mais la vérité finira par triompher.
Le pouvoir d'Etat, sous la forme des Soviets, prendra toutes les imprimeries et tous les stocks de papier pour les répartir équitablement : en premier lieu, l'Etat, dans l'intérêt de la majorité du peuple, de la majorité des pauvres, et surtout de la majorité des paysans, que les grands propriétaires fonciers et les capitalistes ont, des siècles durant, tourmentés, dégradés et abrutis.
En second lieu, les grands partis réunissant, par exemple, 100000 ou 200000 suffrages dans les deux capitales.
En troisième lieu, les partis moins importants et, ensuite, tout groupe de citoyens comptant un nombre déterminé de membres ou ayant recueilli un nombre déterminé de signatures.
Ce serait là un mode équitable de répartition du papier et des imprimeries, qui, le pouvoir appartenant aux Soviets, pourrait être appliqué sans aucune difficulté.
Nous pourrions alors, deux mois avant l'Assemblée constituante, venir effectivement en aide aux paysans, assurer l'envoi dans chaque village d'une dizaine de brochures (ou de journaux, ou de suppléments spéciaux) que chaque grand parti tirerait à des millions d'exemplaires.
Ce serait une préparation «démocratique et révolutionnaire» des élections à l'Assemblée constituante ; ce serait, de la part des ouvriers et des soldats avancés, une aide aux paysans ; ce serait, pour l'Etat, une façon de contribuer à l'éducation, et non à l'abrutissement, à la mystification du peuple ; ce serait vraiment la liberté de la presse pour tous, et non pour les riches ; ce serait la rupture avec ce maudit passé de servitude qui nous oblige à tolérer la mainmise des riches sur cette grande œuvre : informer et instruire les paysans.
Notes
Les notes rajoutées par l’éditeur sont signalées par [N.E.]
[1]. Cf. (Œuvres, Paris-Moscou, t. 24, p. 92. (N.R.)
[2]. «Rousskoïé Slovo» [la Parole russe], quotidien paru à Moscou depuis 1895 (un numéro d'essai avait paru en 1894) et édité par I. Sytine. Nominalement sans-parti, le journal défendait les intérêts de la bourgeoisie russe dans l'esprit du libéralisme modéré. En 1917,
il soutint à fond le Gouvernement provisoire bourgeois et mena une vaste campagne de calomnies contre Lénine et le parti bolchevique
En novembre 1917, ce journal fut interdit pour publication d'informations antisoviétiques calomnieuses. A partir de janvier 1918 reparut pondant un certain temps sous le titre de Novoïé Slovo [la Nouvelle Parole] et de Naché Slovo [Notre Parole]. Fut définitivement interdit en juillet 1918. [N.E.]
[3]. Comment combattre la contre-révolution ?